22




La voiture de Marissa finit par se garer devant la librairie aux alentours de midi et demi. À travers la vitrine, je l'aperçois qui descend du véhicule avant de récupérer un gros carton. La voyant ainsi chargée, je me hâte d'aller lui ouvrir la porte.

— Merci, Jade ! Oh mon Dieu, si tu savais comme je suis immature à mon âge ! m'avoue-t-elle avec un air vaguement coupable.

— Ah bon, pourquoi ?

— J'ai craqué. J'ai tout simplement été incapable de résister ! Lorenzo n'est pas là ?

— Non, il est passé, mais a dû repartir pour être à l'heure en cours.

— Il faut dire que j'ai beaucoup tardé...

D'un mouvement du menton, elle me désigne le carton. Je me penche vers son chargement pour voir ce qu'il contient et, en le découvrant, ne peut m'empêcher de fondre à mon tour.

— Oh ! Marissa, il est trop mignon !

Un grand sourire étire ses lèvres puis met le feu à ses pommettes. Ses yeux brillent de joie, ils ressemblent à deux grands soleils dont les petites rides au coin forment les rayons.

Un minuscule chiot est roulé en boule dans une fine couverture où il dort. Marissa m'explique que sa cliente avait des labradors à vendre et qu'elle a été tout à fait séduite par celui-ci en particulier.

— Elle était toute folle et me suivait partout ! Oh si tu savais à quel point elle m'a rappelé mon passé... Je ne me suis pas sentie capable de repartir sans elle !

Les yeux de Marissa sont baignés d'émotion. Avec une douceur extrême, elle pose le carton derrière la caisse et se retourne vers moi.

— Tu peux m'aider à débarrasser le coffre ?

— Je vais m'en charger toute seule, reste ici.

— Quelle employée modèle !

— Je fais ça pour avoir une augmentation, ne te leurre pas !

— Bien sûr, cela va de soi.

J'apprécie la complicité qui s'est naturellement installée entre Marissa et moi. Travailler à ses côtés est une chance dont je suis très reconnaissante.

Parvenue jusqu'au coffre de la voiture, je ne peux contenir une exclamation de surprise. Elle a littéralement dévalisé le rayon animalerie ! Il va me falloir un sacré moment pour tout débarrasser, mais ce n'est pas grave, ça me fait plaisir de pouvoir lui rendre ce service.

Au fur et à mesure que je rentre les affaires, Marissa les entrepose dans la réserve. Tout au fond de cette pièce, il y a une porte qui mène à un escalier, lequel conduit à son appartement situé juste au-dessus du magasin.

Une fois le coffre vide, il est presque treize heures. Marissa décide de fermer pour que nous puissions installer le chiot chez elle. L'appartement dans lequel elle m'invite à entrer est assez ancien, meublé avec du mobilier foncé et tapissé par de vieux papiers peints aux couleurs criardes. L'espace est parfaitement ordonné, il y règne une propreté à faire rougir une fée du logis. Pas un grain de poussière ne traîne, pas une tâche ne macule le sol. L'arrivée du chiot risque d'apporter quelques bouleversements.

Marissa me verse le thé qu'elle a préparé pendant que nous montions les affaires et nous nous installons à la table de la cuisine. Comme je sens qu'elle a envie de discuter, je décide de lancer la conversation sur la chienne.

— Alors, que t'a-t-elle rappelé de ton passé ? demandé-je en désignant la boule de poils beige.

La grand-mère de Lorenzo sourit en contemplant ses mains qu'elle a croisées devant elle. Dans ses yeux, je vois son esprit remonter le temps, exactement comme le ferait le retourneurd'Hermione dans Harry Potter.

— Une époque de mon existence dans laquelle j'étais heureuse. Tu sais, si ma famille me rend souvent visite et que mon commerce me fait côtoyer beaucoup de gens au quotidien, il n'en demeure pas moins que je suis seule.

« À mon âge, il n'y a plus de rêves à réaliser, plus de buts à atteindre. Et mon temps, je l'écoule à me remémorer le passé.

Marissa marque une pause, le temps de reprendre ses esprits et d'organiser ses pensées. À cet instant, son désespoir m'est presque palpable. La peine de vivre dans un appartement vide, de manger seule le soir, de se coucher dans un grand lit froid. Le besoin de casser cette monotonie, cette routine et cette lassitude, revenir dans le monde des vivants. J'ai l'impression de tout ressentir comme si ses sentiments m'appartenaient.

— J'ai juste envie de goûter à nouveau au bonheur. Un bonheur simple, qui me laisserait accueillir les souvenirs avec paix et gratitude, reprend-elle d'un ton chaleureux. Bien sûr, il va me falloir m'habituer à ce petit être plein d'entrain qui va bousculer mon quotidien. Mais c'est justement ce dont j'ai besoin.

— Je comprends...

Alors que le silence retombe entre nous, la phrase qu'elle a prononcée peu de temps après notre rencontre me traverse à nouveau l'esprit.

— Au début où nous avons fait connaissance, tu m'as dit que je te faisais penser à toi lorsque tu étais plus jeune. Je me demandais en quoi.

Marissa me scrute pensivement de ses yeux clairs, l'air d'hésiter entre se lancer dans les explications ou bien renoncer. Un bref sourire vient étirer ses lèvres, puis elle hausse les épaules avant de commencer :

— Je me suis mariée à dix-neuf ans avec Alfredo. Nous nous connaissions depuis l'enfance, nos parents s'étant liés d'amitié en France où ils avaient émigrés à l'entre-deux guerre.

« Toute sa vie, Alfredo a été un homme remarquable. Droit, honnête, travailleur, respectueux, d'une grande bonté et toujours d'humeur égale. Il faisait partie de ses maris sur lesquels une femme peut se reposer. Avec lui, j'ai connu la sécurité, la stabilité, la paix. Et un amour serein. Employé dans une banque, il passait beaucoup de temps au bureau avec en objectif : gravir les échelons afin d'assurer notre avenir.

« En remarquant mon ennui cependant – même si je voyais ma famille plusieurs fois par semaine – et, me sachant passionnée par les livres, il a décidé de m'ouvrir une librairie en ville. Pas celle-ci bien sûr, nous habitions Paris à l'époque. Toutes nos économies y sont passées ! J'étais tellement effrayée par la confiance qu'il avait en moi ! Pas une seule seconde, Alfredo n'a douté de mes capacités à tenir un commerce ! Est-ce que tu te rends compte ? Il a investi toutes nos économies ! Lui qui avait travaillé si dur afin de placer chaque franc ; en veillant tout de même à m'assurer un grand confort, investissait jusqu'au dernier centime pour me voir jouir de ma propre liberté. C'était le plus beau cadeau qu'il aurait pu m'offrir à cette époque de ma vie et je lui en étais infiniment reconnaissante. Je lui en suis toujours infiniment reconnaissante...

« Mon quotidien était donc bien rempli désormais. Les journées, rythmées par les horaires d'ouverture et de fermeture du magasin, passaient à une vitesse folle ; le soir, je tombais de fatigue. Le reste du temps, les réunions familiales, les tâches ménagères, la lecture et la comptabilité ne laissaient plus aucune place à l'ennui. Durant plus de deux ans, je me suis sentie comblée...

Marissa reprend brièvement son souffle, le regard dans le vague avant de continuer :

— Et puis... Julia... Julia a commencé à fréquenter ma boutique. Je ne l'ai pas remarquée toute de suite ; au départ elle n'était qu'une cliente parmi les autres. Mais comme ses visites se sont faites de plus en plus régulières, nous avons fini par sympathiser.

« Ses achats n'étaient constitués que de romans. Pas de poésies, pièces de théâtres, essais ou témoignages. Lorsque je lui en avais fait la remarque, elle avait simplement déclaré « les romans sont mes voyages ».

Marissa marque une nouvelle pause, comme si elle réfléchissait à la manière de poursuivre, se demandant peut-être si elle doit me raconter son histoire en intégralité ou au contraire, omettre certains détails. Moi, je la regarde sans rien dire, impatiente de savoir la suite.

— Il s'est alors produit quelque chose d'étrange. Peu à peu, je me suis mise à guetter ses venues, à espérer la voir franchir le seuil de ma boutique dès que la porte s'ouvrait. J'avais envie de passer du temps à ses côtés, d'apprendre à la connaître, de parler de littérature avec elle. À mesure que nous sympathisions, ses visites se prolongeaient et bientôt, je pris même l'habitude de lui offrir le café afin de transformer l'instant en moment.

Marissa se lève, marche jusqu'à la haute fenêtre de la cuisine puis l'ouvre en grand, comme si soudain, l'air lui manquait. Une épaule appuyée à l'encadrement, les yeux baissés vers la rue en contre-bas, la libraire semble écrasée sous le poids de la lassitude. Et de la tristesse.

— Julia avait emménagé dans la capitale pour suivre ses études vétérinaires, reprend-elle doucement, la voix emprunte de nostalgie. Comme tu peux t'en douter, celles-ci occupaient presque toute la place dans sa vie. Julia aimait tellement les animaux, il était logique qu'elle ait voulu consacrer son existence entière à les soigner.

« En dehors des cours, elle travaillait aussi dans un restaurant pour subvenir à ses besoins et le peu de temps libre qui lui restait était partagé entre son adorable chienne labrador et la lecture. Et bientôt, moi aussi, je pus obtenir une place dans son quotidien déjà bien chargé.

« Chaque matin, avant l'ouverture de la boutique, je l'accompagnais promener Calypso, c'était devenu une sorte de rituel. De son côté, Julia venait à la boutique quand elle avait une heure de disponible.

« Nous étions si jeunes à l'époque, à peine vingt-trois ans pour moi, vingt-six pour elle. Le champ des possibles s'offrait à nos pieds, illimité et infini.

« Au fur et à mesure qu'une confiance mutuelle s'installait entre nous, nous avons commencé à évoquer des sujets plus personnels. Ainsi, j'appris que Julia était célibataire et n'avait plus aucun contact avec sa famille. Elle n'a jamais vraiment voulu s'étendre sur la question, mais j'ai fini par comprendre le motif de cette rupture plus tard. De mon côté, je lui parlais d'Alfredo et de nos familles respectives.

« Durant à peu près six mois, notre amitié s'est consolidée. Puis il y a eu cette semaine où mon mari a dû participer à un séminaire pour son travail. Le vendredi soir comme Julia ne travaillait pas ce jour-là, nous avons décidé de sortir ensemble pour la première fois. Nous sommes allées dîner dans un petit restaurant avant de partir danser.

« Tous les hommes venus tenter leur chance auprès de mon amie se sont vu gentiment, mais fermement repoussés. À mon grand désarroi, j'en ai éprouvé un curieux sentiment de soulagement et de satisfaction mêlés. Car malgré moi et depuis quelques temps déjà, je sentais naître au fond de mon cœur, une autre forme d'affection. Une forme révoltante, qui m'effrayait.

« Au moment de rentrer, Julia m'a proposé de prendre un verre dans son minuscule appartement. J'ai accepté. Je me souviens de l'accueil de Calypso à mon arrivée. Sa joie, si intense, que je n'ai pas eu l'impression de rentrer chez mon amie, mais de rentrer chez nous.

« Chaque détail demeure imprimé dans ma mémoire, comme si c'était hier... Julia a enlevé ses chaussures puis abandonné ses bijoux sur la table basse du salon. Ensuite, elle a dénoué ses longs cheveux bruns ; je me suis surprise à les admirer. Mon trouble continuait de s'accentuer... Il m'était soudain impossible d'ignorer la courbe de ses épaules que son haut laissait dénudées... les lignes fascinantes de ses clavicules saillant sous sa peau dorée par le soleil de l'été.

« Je la désirais...

« Oui, j'éprouvais du désir pour une personne de mon sexe. Et la honte me dévorait. La honte de souiller Julia par mes pensées impures. La honte de leur simple existence.

« Calypso est restée à mes côtés, calée contre mon mollet. Mes doigts caressaient nerveusement sa fourrure, son contact m'apaisait. J'avais besoin d'occuper mes mains tremblantes, d'étouffer le malaise qui naissait en moi au fur et à mesure que l'envie me submergeait. Je ne savais plus où j'en étais, pourquoi j'avais accepté d'entrer dans cet appartement. Et je ne savais pas comment en sortir décemment.

« Puis Julia s'est tournée vers moi et m'a regardée longuement. Alors, dans l'éclat luisant de ses prunelles, j'ai compris qu'elle ressentait exactement la même chose à mon encontre. Elle aussi, me désirait.

Marissa inspire, émue à l'évocation de son passé, puis poursuis dans un tremblement :

— J'ai senti la chaleur que dégageait son corps, près de ma peau. Et j'en ai frissonnée. Avec toute l'appréhension du monde, j'ai guetté son prochain geste. J'ignorais ce que j'espérais, tout me semblait confus dans mon esprit agité.

« Pourtant quand Julia s'est penchée vers mes lèvres pour m'embrasser, plus rien d'autre n'avait d'importance...

Sa dernière phrase reste quelques secondes en suspens avec que Marissa reprenne le fil de son récit :

— Au petit matin, je me suis sentie affreusement mal et gênée. Dans un premier temps, j'avais trompé mon mari ; dans un second, j'avais fait l'amour avec une femme. Au sein de ma famille, l'homosexualité était vue comme une abomination. Si les miens apprenaient ma transgression, il n'y répondraient que d'une seule façon : je serais reniée.

« Julia et moi avons passé les jours suivants à parler de l'avenir. Sa propre famille l'avait déjà rejetée, elle comprenait mes craintes. Elle ne voulait pas me voir renoncer à mes proches pour être avec elle. Cette décision me revenait. En attendant, nous pouvions toujours vivre notre histoire à l'abri des regards, si je le souhaitais. Et c'est ce que nous avons fait.

« Si dans ses bras je goûtais à un bonheur qui m'était jusqu'alors inconnu, je découvrais aussi en moi une part monstrueuse dont je n'avais jamais soupçonné l'existence. Une part de moi qui me dégoutait.

« Je trompais mon mari, lui mentais, jouais mon rôle, comme si rien n'avait changé. Mais j'étais une imposture qui n'avait pas le courage de renoncer à mes élans ou de le quitter.

« Vivre mon amour au grand jour avec Julia me tétanisait. L'idée d'être reniée par mes proches m'était insupportable. Je redoutais également le rejet de la société, les quand dira-t-on. De vivre dans la crainte d'une agression, de devoir supporter chaque jour le regard désapprobateur des gens, de me sentir constamment épiée, en insécurité permanente.

« J'étais lâche.

« Puis, inévitablement, il y a eu ce jour où je n'ai plus eu d'autre alternative que de prendre une décision.

« Alfredo, ayant fini par remarquer mon changement d'attitude, avait décidé de me suivre sans que je ne m'en aperçoive. Il avait donc découvert et mon infidélité et mon homosexualité. Mais il m'aimait. Plus que tout.

« Il m'a dit sans la moindre colère, presque avec tendresse : « On peut tout reconstruire ailleurs, Marissa. Ou tu peux aller vivre avec elle. Ce sera ton choix.

Marissa s'interrompt, les larmes aux yeux. Je suis moi-même très émue par son récit.

— Le champ des possibles n'était plus qu'une terre de peur et de désespoir, emprisonnée entre quatre clôtures. Effrayée, j'ai rompu avec Julia. Ça a été terrible. Il n'y a eu ni cris, ni larmes, ni reproches. Seulement un silence oppressant qui m'a poussée à partir.

« Il n'a pas fallu plus de deux semaines à Alfredo pour obtenir une mutation dans une autre banque et trouver un logement loin de Paris. C'est ainsi que nous sommes arrivés en Bretagne. Il m'a d'abord envoyée ici, il fallait agir vite, nous étions dans l'urgence, puis il m'a rejointe quand il a pu prendre son nouveau poste et s'est occupé lui-même de vendre ma boutique...

La libraire soupire profondément, les yeux humides. Toute son histoire me bouleverse.

— Je suis tellement désolée pour toi, Marissa... finis-je par murmurer d'une voix nouée.

— Ne le sois pas. Je me suis créé mon propre malheur. Si j'avais fait le choix d'affronter mes peurs, je ne serais pas passée à côté de l'amour de ma vie...

— Tu as déjà essayé de la retrouver ?

Une larme saute de sa paupière et roule sur sa joue.

— J'ai appris qu'elle était décédée il y a quelques années.

Ma gorge se noue et face à l'émotion de Marissa, je sens à mon tour les larmes me monter aux yeux.

Afin d'alléger un peu le chagrin de la libraire, je décide donc de revenir sur le chiot.

— Voilà donc pourquoi tu as craqué sur cette chienne...

— Oui. Je l'ai appelée Calypso.

— C'est un bel hommage...

Soudain, je perçois un petit gémissement, suivi d'un bâillement plaintif. Le petit labrador est sorti de son carton de fortune et regarde autour de lui, avide de découvrir son nouvel environnement.

Marissa se lève pour le cueillir et le serre doucement contre sa poitrine.

— Je crois que je devrais la sortir avant d'avoir des surprises, annonce-t-elle en redéposant la petite créature au sol.

Et il est temps pour moi de prendre congé.

Quelques minutes plus tard, alors que nous sommes dans la rue, j'aperçois Laëtitia sur le trottoir d'en face qui semble m'attendre. Je salue Marissa et la rejoins.

— Ça va ? lui demandé-je.

— Crevée, mais ça va. Pour une fois j'ai terminé à l'heure et toi ?

— Je meurs de faim ! Au fait, tu as dormi où hier soir ? Chez Romain ?

— Pourquoi, tu vérifies mon alibi ?

— Tout à fait.

— Oui, chez Romain... me glisse-t-elle avec un sourire empli de malice.

— Alors c'est officiel, on peut dire que vous êtes ensemble ?

— Avec ce qui s'est encore passé hier, j'espère bien ! Je verrai bien comment il va réagir de toute façon !

Son visage rayonne, je suis contente pour elle.

Durant l'heure et demie qui suit, nous mangeons des sandwichs que nous avons pris au drive dans la voiture de Laëti, sur le parking du centre commercial, puis faisons quelques courses.

De retour à l'appartement, après avoir rangé nos achats, nous nous installons dans ma chambre avec Isis. La petite chatte vient aussitôt se blottir entre nous et nous la caressons ensemble.

— J'ai vu Lorenzo ce matin et devine quoi : Marissa, la libraire chez qui je bosse, c'est sa grand-mère ! lancé-je, amusée.

— Sérieux ? Le monde est petit...

— Hum...approuvé-je. Sinon Lorenzo m'a invitée à sortir ce soir...

— Ah ouais ? Tu as raison d'en profiter, il est super beau en plus ! Mais avec Léo c'est fini ?

— C'était terminé avant d'avoir commencé...

— Je vois... Et donc, qu'est-ce qui te bloque avec Lorenzo ?

Il n'y a vraiment rien que je puisse cacher à Laëtitia...

— Il n'est pas Alex.

— Personne ne sera jamais Alex, Jade.

— Je sais...

Ma meilleure amie m'observe avec un air désolé.

— Tu ne fais rien de mal à vouloir tourner la page, tu sais. Ou du moins à essayer.

— Je n'ai pas envie de tourner la page.

— Il faudra pourtant que tu ailles de l'avant. Quand tu sauras prête, bien sûr. Car si tu vis dans le passé, tu ne pourras jamais être heureuse.

Une certaine forme d'indignation monte en moi tandis que mes yeux se mettent à me piquer. Elle ne peut pas comprendre ce que je ressens, personne ne le peut, songé-je, braquée.

Sentant qu'elle s'est approchée trop près de la zone rouge, Laëti reste silencieuse et me laisse à mes pensées. Le temps s'écoule lentement, ma meilleure amie finit par s'endormir et moi je retourne à nos souvenirs.

Je songe à nous, à nos moments passés ensemble, aux après-midis d'été au bord de la plage, nos batailles de boules de sable, les pêches aux crabes échoués que nous relâchions dans l'océan...

Un sourire se dessine sur mes lèvres tandis que je me remémore le jour où tu as essayé de déloger ce gros tourteau marron caché sous un rocher. Je me souviens combien j'ai ri en le voyant sortir de son abri pour t'attaquer alors que tu le poussais avec l'épuisette. Le crustacé avançait ses pinces dans ta direction, hostile. Tu as répondu à sa manœuvre d'intimidation en maniant le manche comme une épée, avec douceur cependant ; soucieux de ne pas le blesser et as clamé : « Tu... ne passeras... pas ! ». Le tourteau, furieux de l'affront, s'est alors précipité vers toi, prêt à pincer, et tu as sauté du rocher à tout allure en poussant un cri suraigu au moment où tu trébuchais sur le sable. Moi, j'avais le souffle coupé par mon fou rire.

Tu sais, Alex, le plus douloureux dans cette histoire, c'est qu'en dépit de ma volonté à te garder, plus le temps passe, plus ma mémoire oublie. Le souvenir s'efface lentement à mesure que je le retiens. Chaque jour, le présent grignote un morceau du passé que je ne pourrai jamais récupérer. Parfois, je me surprends à réinventer les traits de ton visage. Parfois, j'ai du mal à me rappeler clairement le son de ta voix. Et le plus souvent, j'ai peur. Peur de continuer à perdre ce qu'il me reste de toi.


« Vous ne passerez pas ! » réplique de Gandalf dans le seigneur des anneaux. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top