20
La grosse secousse provoquée par le corps de Laëtitia qui s'affale sur le matelas m'extirpe du sommeil sans égard.
— Quelle heure est-il ? bougonné-je, agacée par son manque de délicatesse.
— Dix-huit heures trente. J'ai fini plus tard que prévu. Il fallait préparer la salle, elle est réservée pour un anniversaire, il y a quatre-vingts personnes ! Organiser un tel événement un dimanche soir, c'est un peu bizarre non ? Les gens bossent le lundi.
Sans me laisser le temps de répondre, elle ajoute :
— On fait quoi ce soir ?
J'étouffe un bâillement, je donnerais cher pour avoir le quart de son énergie.
— Je n'en sais rien. Qu'est-ce que tu as en tête ?
— Rien. Enfin, je me disais qu'on aurait peut-être pu retourner au bar, histoire de sortir un peu...
Je lève un sourcil circonspect.
— Quoi ? s'indigne mon amie.
— Histoire de sortir un peu ? Dis plutôt que tu veux revoir Romain.
— Non pas du tout !
— Mais bien sûr.
En réponse, je reçois un oreiller en pleine figure. Surprise par son geste, je lui lance un coup d'œil d'avertissement avant d'attraper Isis, allongée sur la couette mais pas endormie et de la déposer doucement au sol.
Saisissant mon propre oreiller, je l'envoie aussitôt dans la poitrine de mon amie. En représailles, celle-ci vient me ceinturer puis, avec son poids, parvient à me clouer brièvement au matelas.
Nous nous affrontons sur le lit, dressées l'une contre l'autre pour nous faire tomber, tels deux gros morses en plein combat. Cette bataille ne connaîtra pas de vainqueur, car au bout d'un moment, essoufflées, nous décidons de déposer les armes en même temps.
Callée contre le dossier du lit à essayer de reprendre haleine, Laëti déclare entre deux inspirations :
— Bon, c'est vrai que je l'aime bien.
— Et Ben ?
— Ben et moi c'est terminé. Je veux tourner la page...
— D'accord.
Laëti m'adresse un sourire reconnaissant en comprenant que cette fois, elle a mon soutien. Puis, fronçant soudain les sourcils, elle me demande :
— Mais au fait, tu as dormi où hier ?
Je me doutais bien qu'elle finirait par me poser la question, mais l'espoir que ça lui sorte de la tête m'avait quand même effleurée.
— Je me suis coupée avec un verre au bar, du coup Lorenzo a voulu jouer au médecin urgentiste avec moi alors je suis allée chez lui et...
— Tu as quoi ? Oh mon Dieu ! Tu t'es tapé le pote sexy de Ju ! s'exclame-t-elle, surexcitée.
— Non, calme-toi. Je me suis juste endormie sur son canapé. J'avais trop bu.
— Pouah, mais tu es sérieuse ? soupire ma meilleure amie, déçue.
— Parfaitement sérieuse.
Elle me balaye du regard à deux reprises avant d'asséner d'un ton faussement inquiet :
— On va bientôt plus rien pouvoir pour toi.
— Possible. Bon, je vais aller me préparer, c'est toujours mieux que cette discussion, asséné-je avec ironie.
— Je vais prévenir Julien pour lui demander s'il veut venir.
— Fais donc ça !
J'attrape mon téléphone tandis qu'elle disparaît dans le couloir. La date sur l'écran m'apprend que décembre approche à grands pas. Bientôt, Noël sera là et je n'ai aucune idée de ce que je pourrais acheter à ma famille et à mes deux amis.
Mais le plus difficile sera de retourner à Plougastel. Car inévitablement, mes parents vont m'inviter à la maison. Et si j'ai hâte de les revoir ainsi que mon petit frère, à la perspective de revenir sur les lieux de ma chute, je sens une peur terrible m'assaillir.
*
Lorsque nous arrivons tous les trois au Shadow, il y a déjà pas mal de monde. Malgré tout, nous parvenons à trouver une table libre. Le serveur vient quelques minutes après notre arrivée.
— Bon alors tu nous racontes ? demandé-je à Julien.
— Qu'il nous raconte quoi ? s'enquiert Laëtitia en se tournant vers moi puis vers lui.
— Il a passé un entretien d'embauche !
— Top bien ! Où ça ?
— À Sportandco.
— Mais c'est génial !
— Carrément !
— Vous me le dites si vous voulez poursuivre la conversation à deux, interrompt Julien, ironique.
— Tu es d'un susceptible ! le taquine Laëti. Bon allez, dis-nous tout.
— Alors j'ai un CDD de six mois et je bosse du mardi au samedi. Mes horaires sont trop cool, je fais huit heures-quinze heures. Tranquille !
— C'est clair ! Et ton salaire ?
— Je suis payé au SMIC. Par contre, j'ai moins trente pour cent sur tout le magasin, tout le temps ! Bye bye les sandwichs !
— Tu m'étonnes ! Les conditions de travail seront mois pénibles ! lui répond ma meilleure amie. Et puis après tu peux monter dans ce genre d'entreprise.
Ils continuent de discuter tous les deux du nouvel emploi de Julien et je me contente de les écouter.
Mon attention est alors captée par l'apparition de Romain qui s'approche de notre table. Laëti ne l'a pas encore vu arriver, mais je sens qu'elle va être heureuse.
— Salut, nous lance-t-il quand il est enfin près de nous. Ça va, Ju ?
— Bien et toi ?
— Tranquille.Ça vous dit de vous poser vers nous ?
— Pourquoi pas ? répond Laëtitia en nous regardant comme pour nous demander notre avis alors qu'elle a déjà accepté.
— Moi je suis d'accord, et toi Ju ?
— Ça me va.
Nous nous levons puis suivons tous les deux Laëti et Romain en mettant un peu de distance entre eux et nous. Julien m'attrape par le bras afin de me demander à voix basse :
— Attends, elle sort avec lui ?
— Bonne question, en tout cas ça a l'air bien parti pour.
— Ah, OK...
Une fois à leur table, je me rends compte qu'il y a les mêmes personnes qu'hier ; Victor, Guillaume, Jean et Lorenzo ainsi qu'une fille que je n'ai jamais vue, nommée Mélanie.
Assise entre mes deux amis, je finis vite par m'ennuyer pour la simple et bonne raison que Laëti est occupée avec son bellâtre et que Julien a tout de suite engagé la conversation avec Mélanie. D'ailleurs, ils ont l'air de bien s'entendre.
Lorenzo, de son côté, discute avec ses potes et met un point d'honneur à m'ignorer. J'ignore pourquoi il est tout à coup si distant, mais décide de ne pas m'en formaliser.
— Justine rentre quand ? s'enquiert soudain Victor.
— La semaine prochaine, pour les fêtes. Elle va devoir dire au revoir à l'Angleterre ! J'en connais un qui va être content, déclare Mélanie en lançant un clin d'œil à Lorenzo.
Ce dernier ne relève pas, puis annonce qu'il va chercher des bières et Victor l'accompagne aussitôt. De mon côté, je suis un peu perplexe. Justine serait-elle sa petite-amie ? Dans ce cas, pourquoi m'avoir si ouvertement draguée à plusieurs reprises ? Bien qu'il ne se soit rien passé entre nous, je ne peux m'empêcher de ressentir de la colère envers son comportement.
Les deux garçons reviennent avec les consommations et les conversations se poursuivent avec entrain. J'ignore pourquoi, mais d'un coup, j'ai la sensation de ne pas être à ma place et éprouve le besoin urgent de quitter les lieux.
J'en informe mes amis en prétextant la fatigue. Ils me laissent m'en aller sans poser de questions, chacun étant occupés.
Une fois dehors, j'apprécie de me retrouver dans l'air frais de la rue. Fermant les yeux, j'inspire profondément et me sens tout de suite beaucoup mieux.
— Pourquoi tu pars dejà ? s'enquiert la voix de Lorenzo. Il n'est même pas vingt-deux heures.
J'ouvre les yeux et accroche aussitôt son regard. Il m'a snobée toute la soirée, qu'est-ce que ça peut bien lui faire ?
— Je bosse demain.
— Et moi je vais à la fac.
Il me fixe intensément. Je me surprends à détailler son visage. Les traits anguleux, les lèvres pleines, la cicatrice sur sa joue, semblable à une fossette, que l'on distingue sous sa barbe de trois jours, une peau très mate avec quelques légères taches de rousseur sur le nez... Je le trouve beau. Et le constater me déplaît.
— Viens avec moi.
Sa phrase me replonge dans la réalité ; je m'arrache à ma contemplation, consternée de l'avoir admiré.
— Certainement pas, sifflé-je en commençant à m'éloigner.
— Pourquoi ?
— Tu as une copine, n'est-ce pas ? Justine ?
Lorenzo attrape mon poignet afin de me stopper. Je m'arrête pour le laisser s'expliquer, mais me dégage de son emprise.
— Nous ne sommes pas vraiment ensemble.
Impossible de retenir un rire désabusé.
— Je vois, il s'agit de ton plan de cul, en somme.
Comme il ne conteste pas, je prends son silence pour un oui. Agacée, je me remets à marcher à vive allure pour le semer.
— Pourquoi tu réagis de cette façon, Jade, tu...
— Parce que je n'étais pas au courant de son existence, que tu avais l'intention de faire pareil avec moi et que je n'aime pas être utilisée !
— Tu n'en sais absolument rien, tu n'es pas dans ma tête !
— Ah oui ? OK ! Donc tu n'as pas envie de coucher avec moi ?
— Je n'ai jamais dit que je n'en avais pas envie, mais je n'ai pas dit non plus que c'était mon seul but !
— Tu vas me faire croire que tu veux plus alors que tu ne me connais pas ?
— J'ai envie de te connaître ! C'est toi qui compliques tout parce que tu as peur !
— Je ne couche pas avec tous les mecs qui me plaisent !
— Encore, une fois, je n'ai pas dit ça ! Je ne te parle pas de sexe là, je veux juste passer du temps avec toi !
Mais qu'est-ce qu'ils Léo et lui ? Les filles déprimées réveillent-ils leur côté Spiderman sauve Mary Jane en détresse ?
— Je ne comprends pas pourquoi d'un coup, je t'intéresse ! Tu m'as déjà vue quelques fois à l'appartement et jamais, avant de récupérer ton téléphone, tu n'as cherché à engager la conversation.
Nous nous sommes arrêtés sur le trottoir et nous nous jaugeons du regard. J'ai le souffle court sous l'effet de la colère. D'ailleurs, je ne comprends même pas pourquoi je m'énerve.
— Pour être honnête, au début je t'ai draguée par jeu et parce que nous étions seuls dans l'appart. Et puis ensuite, je ne sais pas, je ne peux pas l'expliquer, mais tu as commencé à m'intriguer. Sûrement parce que tu me repousses, en fait. Ça n'a rien d'extraordinaire, beaucoup de gens fonctionnent de cette manière.
— Alors je suis une sorte de défi ?
— Non, ce n'est pas aussi réducteur.
Lorenzo se rapproche encore ; je ne peux m'empêcher de reculer pour maintenir de la distance.
— Tu as peur de moi ? demande-t-il d'un ton plus doux.
— Non.
— Je ne te plais pas ?
— Je n'ai pas dit ça.
— Alors qu'est-ce qui te retiens ?
Mon dos heurte le mur en crépis d'un immeuble, m'empêchant de m'éloigner davantage. Les mains de Lorenzo viennent aussitôt encadrer mon visage, m'ôtant toute perspective de fuite. Ma respiration devient heurtée, comme si je venais de courir.
— Je l'aime toujours.
Mes mots ont l'effet cinglant d'une bourrasque. Lorenzo me scrute en silence puis finit par s'écarter. Je prends alors conscience de mon pouls surélevé et des tremblements de mon corps.
— Je vais te raccompagner, je n'aime pas l'idée que tu rentres toute seule dans la nuit.
Après avoir dégluti péniblement, je parviens à marmonner un merci. Nous marchons en direction de l'appartement et durant tout le trajet, je demeure enfermée dans un profond mutisme et Lorenzo, respectueux, ne cherche pas à m'en extraire.
Quand nous arrivons enfin devant le parvis de mon immeuble, je m'apprête à lui dire au revoir, mais il me devance :
— Demain soir, tu es libre ? Je voudrais t'emmener quelque part.
— Tu ne lâches rien, m'étonné-je avec malgré moi, un sourire sur les lèvres.
— Non, jamais. Je ne suis pas du genre à abandonner à la première difficulté.
Ce genre de réplique ne m'étonne même pas venant de lui.
— Et où est-ce que tu voudrais m'emmener ?
— Si je te le dis maintenant, ça n'aura plus le moindre intérêt. Accepte et tu verras.
Je réfléchis à sa proposition, puis peut-être par lassitude ou plutôt par curiosité, je finis par céder.
— D'accord.
— Je viens te chercher à vingt-et-une heures ?
— OK.
Il m'observe un instant avant de me déclarer doucement :
— J'ai hâte d'être à demain...
— N'attends pas trop de ce rencard, tu risquerais d'être déçu.
— Alors je prendrai ce risque. Sinon, c'est de la vie que je serai déçu.
Et sur cette dernière phrase, il se retourne et s'enfonce dans la nuit.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top