17
L'éclat du soleil filtre à travers les volets, mettant en lumière les grains de poussière en lévitation dans la pièce. Depuis quelques secondes mes yeux sont figés sur ces particules, hypnotisés par le phénomène. Je ne sais même plus comment je me suis endormie. Lorenzo aussi a dû sombrer dans le sommeil sans se sentir partir, car comme moi, il se trouve toujours dans le canapé, sauf que lui est encore assis, la tête penchée sur le côté. Cette vision me fait sourire.
Essayant de ne pas le réveiller, je me lève avec précaution. Après avoir passé ma cape, j'attrape mes chaussures et sors sans bruit. Sur le palier, j'enfile mes talons puis descends les escaliers sur la pointe des pieds.
Quand enfin la rue froide et silencieuse m'accueille, une sensation de soulagement m'envahit. N'ayant pas envie de marcher jusqu'à l'appartement, l'idée de prendre le bus pour rentrer me séduit. Tandis que je me rends jusqu'à un arrêt, le sentiment de mélancolie qui ne manque jamais de m'assaillir le dernier jour de la semaine vient se manifester.
Les dimanches m'ont toujours déprimée.
Peut-être parce que plus jeune, cela signifiait la fin du week-end avec mes amis et le retour en cours le lundi.
Peut-être parce qu'aujourd'hui, les magasins étant fermés, il m'est impossible de fuir ce sentiment de solitude qui à tout moment se permet de me happer et me plonge dans le désespoir. Ces jours-là, il me faut juste une échappatoire. Me plonger dans la foule, le bruit, au milieu d'inconnus, dans l'ignorance la plus totale. Car j'ai besoin de tuer le silence en silence. Sans conversation. Sans amis. Et de croire à l'illusion que tout va bien.
La vitrine particulièrement alléchante d'une boulangerie m'arrache brièvement à mes ruminations, je décide donc de rapporter le petit-déjeuner à mes amis. Les croissants achetés, je poursuis mon chemin, mon écharpe remontée sur le nez pour me protéger du froid.
Alors qu'une voiture ralentit près de moi, j'accélère le pas, pensant être importunée par un gros lourd, jusqu'à ce que la voix de Léo me parvienne :
— Je te ramène ? me propose-t-il depuis le siège conducteur.
— Avec plaisir. Merci.
Il se penche pour m'ouvrir la portière et je me glisse aussitôt sur le siège passager.
— Ça va ? demande-t-il.
— Oui, juste un peu fatiguée.Et toi ?
— Ça va.
Après un court silence, il ajoute :
— Pourriez-vous m'indiquer la destination, Mademoiselle ?
Je ne peux m'empêcher de sourire ; il ne m'en veut même pas pour hier soir. Nous traversons le centre-ville dans un mutisme que seules les indications concernant le trajet viennent interrompre.
— Moi aussi, j'ai connu une déception amoureuse, tu sais, reprend Léo. Une vraie déception. Du genre, ta femme te trompe avec un connard et tombe enceinte de lui dans la foulée...
Sa voix, devenue un peu rauque sous l'émotion, ses mains crispées sur le volant et sa mine sombre sont autant d'indices que cette histoire n'est pas encore derrière lui. Et cette soudaine vulnérabilité ne manque pas de me toucher.
— Je suis sincèrement désolée pour toi, Léo.
Toute trace de fragilité disparaît à la seconde où je termine ma phrase, comme si elle n'avait même pas existé. Léo ne répond pas et continue de conduire, concentré sur le trajet. Lorsqu'il se gare devant l'appartement, son aveu de faiblesse n'a pas quitté mon esprit. Et j'ai soudain envie d'essayer de l'aider un peu, comme il a pu le faire avec moi.
— Tu montes ?Je dépose les croissants à mes colocs, passe rapidement sous la douche et après on peut aller prendre un petit-déjeuner au café si tu veux, lui proposé-je.
Il marque un instant d'hésitation avant de finalement accepter.
Nous sortons de la voiture et il me suit dans l'escalier. En ouvrant la porte, je tombe sur une paire de talons qui n'appartient ni à Laëtitia, ni à moi, m'apprenant ainsi que Julien est toujours accompagné.
— Tu veux boire quelque chose en attendant ?
— Je veux bien un café, merci.
En pénétrant dans la cuisine, je suis accueillie par une Isis ravie de me voir, qui patientait derrière le battant fermé. Son minuscule miaulement m'attendrit, je la cueille dans mes bras puis la maintiens contre ma poitrine en embrassant sa petite tête.
— Installe-toi, indiqué-je à mon invité entre deux baisers sur le petit crâne duveteux.
Une fois la séance de torture terminée – la petite chatte me fait bien comprendre qu'elle a eu sa dose et que je suis en train d'abuser de sa patience – je la repose au sol puis prépare le café. Sous les crachotements de l'appareil, je change les gamelles d'Isis et les lui remplis à nouveau.
La boisson prête, je sers Léo, l'invite à prendre un croissant puis file dans la salle de bains. Après une douche rapide, je suis de retour auprès de lui.
— Je suis prête.
— Tu n'as pas été longue ! s'étonne-t-il.
Serait-il déçu de me voir sans maquillage ? Possible. En ce qui me concerne, je m'en passe régulièrement sans que cela me pose le moindre problème. Ou bien il est seulement surpris de voir que toutes les femmes ne passent pas des heures dans la salle de bains contrairement à certaines idées reçues.
— Oui, je ne voulais pas te faire attendre trop longtemps.
— Parfait, alors allons-y !
J'embrasse Isis, endormie sur une des chaises, avant de partir.
Nous choisissons un bistrot dans la rue parallèle, l'air frais nous incitant à retrouver la chaleur d'un intérieur au plus vite. L'endroit est assez fréquenté, des habitués-retraités boivent leurs verres de blanc au comptoir, d'autres personnes prennent un café, seules, en lisant le journal ou en consultant leur téléphone. Il y a aussi ceux qui sont venus à plusieurs pour prendre leur petit-déjeuner ensemble, comme nous nous apprêtons justement à le faire.
Après avoir passé commande, nous nous installons à la table la plus isolée pour pouvoir discuter en paix.
— Tu veux en parler ? lui demandé-je, reprenant la conversation là où nous l'avons laissée.
— Je ne sais pas. Par moments, j'ai envie de comprendre, d'avoir un avis. Mais la plupart du temps, je veux juste oublier.
— Oui, je comprends.
Il semble réfléchir un instant puis finit par se lancer.
— Mais bon je t'ai parlé d'apprendre à nous connaître et, même si tu n'es pas prête pour une relation, ça me semble important que tu sois au courant.
« Nous étions ensemble depuis cinq ans et ça faisait un moment qu'elle me parlait de concevoir un enfant. L'idée me plaisait, bien sûr, mais je ne me sentais pas encore prêt. Mon boulot n'était pas encore stable à mon sens, je venais de m'associer dans un cabinet et étant diplômé depuis peu, il fallait que je bosse beaucoup pour faire mes preuves. Je devais aussi faire attention à éviter les erreurs qui auraient pu détruire mes perspectives de carrière et me bâtir une bonne réputation.
« J'ai essayé de la satisfaire au maximum en lui offrant le mariage dont elle rêvait, puis on a acheté la maison qu'elle désirait, mais je n'étais pas assez présent et ce reproche revenait constamment.
« Ensuite, elle a rencontré ce type, prof d'EPS dans un lycée... Il doit bosser vingt heures par semaine alors forcément, il est bien plus disponible. Je savais pertinemment qu'elle couchait avec lui. Au début j'étais furieux et puis j'ai compris. J'envisageais vraiment de lui pardonner, de passer l'éponge sur cet écart pour repartir sur de bonnes bases. À ce moment-là, l'idée de la perdre était inconcevable, j'étais prêt à bousculer mes plans, à avoir un enfant avec elle. Sauf qu'elle était déjà enceinte et ce n'était pas moi le père.
— Je suis vraiment désolée...
C'est sûrement la phrase la plus bateau que je pouvais prononcer. Comme s'il ne voulait pas laisser de place au doute, Léo ajoute :
— J'étais tout à fait certain qu'il n'était pas de moi, on n'avait plus de rapports depuis un bon moment. Quand je rentrais du bureau, j'étais si exténué que je tombais comme une masse. En fait, je n'ai tout simplement pas compris ni comblé ses attentes. J'ai voulu lui offrir le confort au détriment de l'affection. Résultat, c'est lui qui a su la rendre heureuse et elle est partie. Voilà, fin de l'histoire.
Un instant je crois voir des larmes luire dans les yeux verts de Léo, mais il tourne la tête et quand il me fait de nouveau face, il a repris contenance.
— Ça fait combien de temps qu'elle est partie ?
— Depuis fin septembre.
— C'est encore très frais...
— J'ai l'impression que c'était hier. J'aimerais bien tirer un trait sur tout ça, passer à autre chose. Mais je suis tellement en colère.
Et je comprends trop bien ce qu'il vit. Moi aussi, j'ai l'impression que c'était hier. Aujourd'hui, la douleur m'apparaît toujours aussi prégnante. Intacte.
Comme beaucoup de personnes, j'ai souvent entendu dire que le deuil était constitué de cinq étapes, qu'il fasse suite à un décès ou à une rupture amoureuse. Déni, colère, marchandage, dépression et acceptation. Pourtant, je ne me suis pas retrouvée dans cette logique.
Oui, je me souviens avoir cherché à refuser la situation le jour où tu m'as quittée. Je ne pouvais pas, ne voulais pas le croire. Mais ensuite, tout s'est mélangé. J'ai ressenti la colère, la tristesse et je les ressens encore aujourd'hui. Je ne suis pas passée d'un état à l'autre comme le schéma le prédit. Parfois ces deux émotions m'assaillent, ensemble. Parfois c'est l'une puis l'autre, parfois une seule domine pendant des semaines. Par moments, quand l'envie d'aller de l'avant me submerge, j'ai l'impression de me résigner. J'ai bien compris que nous deux, c'était du passé. Ton absence, le manque, la solitude, chacune de ces sensations n'a cessé de me le rappeler. Alors quelque part, je crois avoir « accepter » le fait que tu ne reviendras pas. Mais l'amour que je te porte est toujours là et je suis bien obligée de vivre avec.
— Au début, j'ai eu l'impression que tout s'effondrait, qu'après notre rupture, je ne pourrais plus jamais être heureuse, commencé-je d'une voix tremblante. J'en voulais même aux autres de continuer à vivre, à se projeter alors que mon existence se trouvait soudain sur pause, que plus rien n'avait de sens. Maintenant, je ne ressens plus cette amertume envers les gens, en revanche, comme toi, je suis constamment partagée entre la colère et la tristesse.
— Et tu voudrais ne plus l'aimer...
— Oui... Je voudrais...
— Tu finiras par te réveiller sans avoir mal, Jade.
Je déglutis péniblement avant d'admettre :
— Est-ce que, toi aussi, tu as parfois l'impression d'avoir déjà vécu tes plus belles années ?
J'ai de plus en plus de mal à contenir mes émotions. Depuis la fin de notre histoire, c'est la première fois que je parle si ouvertement de toi et je suis loin d'être à l'aise avec ce sujet. Si Léo n'était pas dans le même état de tristesse que moi, j'aurais déjà pris la fuite depuis longtemps.
— Je ne l'espère pas. Le temps passe trop vite pour ne vivre que de remords et de regrets, souffle-t-il.
Nous échangeons un long regard. Léo pose alors sa paume sur ma joue et doucement, du bout du pouce, recueille une petite larme qui perle au ras de mes cils. Son geste me donne envie de pleurer, mais je ne tiens pas à me laisser aller.
— On finira par s'en sortir, tu verras, me murmure-t-il avec un doux sourire.J'ai toujours entendu dire que la vie reprenait ses droits. Ça doit sûrement être vrai, après tout ; on n'est pas les seuls à s'être fait larguer !
Sa dernière phrase, ironique, m'arrache un rire. Léo libère mon visage et me déclare en se levant :
— Je vais devoir y aller, j'ai quelques dossiers à étudier pour demain et une longue journée m'attend.
— Ça m'a fait plaisir de parler avec toi, Léo.
— Moi aussi...Je te raccompagne ?
— Non, merci, je vais rester encore un peu.
— Comme tu veux. Je vais payer la conso, tu pourras partir tranquille.
— C'est gentil, merci.
Il me dépose un baiser sur la joue et s'en va. Je regarde l'écran de mon téléphone qui affiche dix heures et quart. Lorsque je décolle les yeux de mon appareil, je tombe immédiatement sur un visage familier.
Ben.
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