16







De retour à l'étage, j'ai repris ma place entre Laëtitia et Lorenzo. Julien, quant à lui, est apparemment déjà rentré avec sa belle.

— Tu ne vas pas t'étouffer avec la parole, me lance tout à coup mon voisin de table, me coupant dans mes ruminations.

Oui, parce que depuis mon retour, je sirote ma boisson, l'air morose.

— Tant que toi, tu ne t'étouffes pas avec ton arrogance, tout va bien, répliqué-je.

— Et toujours aussi agréable.

Je passe de déprimée à profondément agacée en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. À tous les coups, je dois être sa distraction du soir.

— Tu dois vraiment t'ennuyer pour essayer de faire la conversation à quelqu'un qui n'a pas envie de parler.

Lorenzo m'observe calmement, calé contre le dossier de sa chaise. De toute évidence, il a conscience de sa beauté et il compte en jouer avec moi. Une moue narquoise naît sur ses lèvres juste avant qu'il se penche pour me chuchoter à l'oreille :

— Un petit coup vite fait, ça ne pourrait pas te faire de mal. Tu as l'air sacrément tendue.

Soufflée par sa proposition, je fronce les sourcils de dépit, partagée entre incrédulité et lassitude.

— Tu es vraiment un gros beauf.

Lorenzo s'écarte pour s'adosser à nouveau contre sa chaise en me fixant d'un air amusé. Ses yeux trop bleus me scrutent sans rien perdre de leur éclat ; mes paroles ne l'ont absolument pas blessé.

Afin de récupérer un peu de ma tranquillité, je me réfugie vers le bar. Après avoir vidé un premier verre d'un trait, j'en recommande un autre.

— Je t'ai vexée ? s'enquiert mon ex-voisin de table en me rejoignant.

— Non. Par contre tu es très envahissant.

— Habituellement, ce n'est pas mon genre, admet-il avec l'air de la réflexion. Je crois que c'est ton côté congère qui m'intrigue. J'aimerais bien en apprendre plus sur toi.

Et en plus il possède l'art du compliment.

— Eh bien, il faudra vraiment retravailler ton approche pour dégeler les congères, parce que là, ce n'est pas gagné.

— C'est noté, je vais revoir ma méthodologie, approuve-t-il, l'expression ironique.

Fronçant les sourcils, je le dévisage à nouveau avec étonnement.

— Ou tu peux éventuellement changer de cible ?

— Apprendre à te connaître me parle mieux.

Soupir.

Il s'installe sur le tabouret qui se trouve à côté de moi tandis que je reste debout devant le comptoir, mon verre à la main.

Me sauvant la mise, Laëtitia débarque comme un boulet de canon et interrompt notre semblant de discussion sans le moindre scrupule, à mon plus grand soulagement.

— Je te l'emprunte, lance-t-elle à Lorenzo en me tirant à sa suite.

Il n'aura même pas eu l'occasion de protester.

— Tu viens me secourir ? lui demandé-je avec un sourire  reconnaissant quand nous sommes enfin éloignées.

— Non, en fait... Romain, m'a proposé de poursuivre la soirée ailleurs tous les deux... tu vois ?

Si je suis un peu désolée pour Ben, je n'en demeure pas moins contente pour elle. Au vu de la situation, il me semble judicieux de rentrer le plus tard possible à l'appartement comme ça, Julien pourra avoir un peu d'intimité.

— Qu'est-ce que tu attends, va le rejoindre ! Mais sortez couverts !

— Oui, Maman ! raille-t-elle avant de me plaquer un bisou sur la joue. À demain !

— À demain.

Laëti se hâte de retrouver Romain qui l'attend vers la sortie ; quelques secondes plus tard, ils disparaissent.

Je décide de récupérer mes affaires et de quitter le bar. Je ne sais pas du tout où aller ni comment passer le temps et je commence à y réfléchir en retournant vers le comptoir pour régler ma consommation. Lorenzo est toujours assis sur son tabouret et me fixe avec un sourire en coin.

— Comment s'appelle-t-il ?

J'ai conscience que son regard ne m'a pas lâchée, pourtant je sursaute en entendant sa question.

— Qui ça ? m'enquiers-je, agacée.

Mais pourquoi est-ce que je perds du temps à lui répondre ?

— Le mec qui a blessé ton petit cœur...

Sa phrase me fait l'effet d'une douche glacée. Mon cœur manque un battement, puis mon pouls s'emballe. À l'intérieur de mes oreilles, un bourdonnement, dans mes entrailles, le chaos. En tournant la tête, j'avise les pupilles de Lorenzo braquées sur ma carotide.

— Il t'a laissé tomber ? C'est pour cette raison que tu es aussi agressive ? reprend-il.

Garder le contrôle, le temps que le serveur me permette enfin de régler ma commande.

— Je ne suis pas agressive.

— Non... Bien sûr que non.

Je ne supporte pas de l'entendre parler de toi, encore moins avec ce ton léger, moqueur. Pas alors que la fin de notre histoire m'a brisée.

Alors que je prie pour qu'enfin, on s'occupe de moi, je suis exaucée ; l'addition arrive, en un claquement de doigts ma carte bancaire est débitée et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, j'ai quitté l'établissement. Malheureusement, j'ai à peine parcouru quelques mètres quand j'entends quelqu'un courir derrière moi. Décidée à ne pas me retourner, je presse le pas.

— Jade, attends !

Je marche de plus en plus vite, espérant le décourager, mais il me stoppe dans ma progression en me retenant par le poignet. Faisant immédiatement volteface, je me dégage non sans le foudroyer du regard.

— Désolé, j'ai dépassé les bornes, commence-t-il l'air d'éprouver une certaine culpabilité.

Encore faut-il qu'elle soit sincère.

— Non, tu crois ?

— OK, j'ai voulu la jouer flirt décontracté et ce n'est pas ton truc, j'ai bien compris. Tu as raison, je me suis comporté comme un beauf et je m'en excuse. Mais, malgré ce mauvais départ, je te jure que je suis honnête ; j'aimerais beaucoup apprendre à te connaître. C'est vrai, je n'ai pas essayé de le faire avant, surtout parce que je n'en ai pas trop eu l'occasion. Peut-être que là ce serait le moment ? On pourrait prendre un verre tous les deux ? Ou un autre jour si tu préfères. Ou jamais si vraiment, tu n'en as pas envie. En tout cas, je te promets de ne pas te draguer, de rester correct et de ne pas insister pour te retenir quand tu voudras de partir. Qu'est-ce que tu en dis ?

En réalité, je suis méfiante. Mais son petit discours m'a un peu attendrie. En plus, je suis toute seule jusqu'au matin, il pourrait me tenir compagnie une heure ou deux.

— Je ne te demanderai pas en mariage à la fin de la soirée non plus, ajoute-t-il.

Sa dernière phrase aura au moins le mérite de me faire rire. Malgré son ton détaché, je préfère me montrer claire et insistante :

— Je ne cherche ni coups d'un soir, ni petit-ami.

— J'avais parfaitement saisi.

— OK. Donc c'est un verre amical, on est bien d'accord ?

— On est d'accord.

Le visage de Lorenzo s'adoucit, il semble ravi d'avoir obtenu gain de cause, sans pour autant afficher l'air satisfait de l'homme qui s'apprête à compléter son tableau de chasse.

— On y va ?

— On y va.

*

J'ai laissé Lorenzo choisir le bar et me contente donc de le suivre, n'ayant pas la moindre idée du lieu ou nous nous rendons.

Durant le trajet, je fais l'effort de m'intéresser un peu à lui. J'apprends ainsi qu'il étudie à la fac dans le but de devenir océanologue afin d'œuvrer dans la protection de l'environnement marin, pratique la plongée, est célibataire et n'a vécu qu'une seule relation sérieuse. Il n'obtient pas grand-chose de moi, seulement que je vis avec mes deux meilleurs amis et travaille depuis peu dans une librairie.

— Laquelle ? s'enquiert-il alors.

Encore un chapitre.

Si je fais semblant d'être décontractée avec lui, une part de moi se sent néanmoins confuse d'avoir accepté aussi facilement de l'accompagner alors qu'il m'a agacée une bonne partie de la soirée.

Notre arrivée devant un petit café ne me laisse pas m'attarder sur cette pensée. À l'intérieur, l'ambiance est bien différente de celle du Shadow. Ici la lumière est douce presque tamisée et la musique ne sert que de bruit de fond. Une impression d'intimité et de bien-être se dégage de ce lieu. Je ne suis plus aussi certaine que Lorenzo ait vraiment renoncé à ses ambitions.

Nous nous installons à une table puis commandons chacun à boire avant de nous mettre à discuter de sujets triviaux. Nous parlons de nos passions respectives, de nos amis...

Quand il finit par me demander ce à quoi j'aspire dans la vie, je me retrouve à court de mots. Je ne sais même plus à quoi ressemblent mes rêves. Après avoir brièvement réfléchis, je réponds que je veux seulement être heureuse.

Un court silence accueille ma réponse. Il semble mesurer mes propos, puis avec une certaine hésitation, me demande :

— Tu es seule depuis quand ?

— Mi-août.

— Et ça faisait combien de temps que vous étiez ensemble ?

— Un peu plus de deux ans. Tu es curieux !

— Pas toi ?

Je ne sais pas.

— Alors dis-moi.

— Je ne suis plus avec Cynthia depuis trois ans.

— Elle ou toi ?

— Elle.

Son air soudain moins confiant ne manque pas d'attiser ma curiosité.

— Que s'est-il passé ?

— Tu veux un autre verre de vin ? me propose Lorenzo pour éviter de me répondre.

J'ai conscience d'avoir bien assez bu, pourtant je me vois accepter. L'ami de Julien se lève et m'abandonne pour aller chercher nos consommations. Cela me laisse le temps de réfléchir au déroulement étrange de cette soirée. Il a commencé par me provoquer, m'agacer jusqu'à me faire fuir pour finalement se montrer sympathique, drôle et même un peu mystérieux. Alors malgré tout, ma curiosité commence à être piquée.

Lorenzo revient avec un café et un verre de blanc. Il a choisi de renoncer à l'alcool, contrairement à moi. Je ne sais pour quelle raison, j'apprécie son choix. Après l'avoir remercié, je l'observe, peu encline à faire tomber ma question dans l'oubli étant donné qu'il n'a pas eu le moindre égard à mon encontre.

— Elle m'a trompé, finit-il par avouer entre ses dents serrées.

Ses yeux plongent alors profondément dans les miens, me fixent avec une intensité dérangeante. Derrière le bleu saisissant de ses iris, je perçois une once de colère. Et de douleur. L'histoire ne semble pas être digérée pour lui. Soudain empruntée, je fuis son regard.

— C'est avec mon regard que je les fais toute tomber, plaisante-t-il, me sortant aussitôt de ma transe.

Habile pour noyer le poisson. Cette fois, plutôt que de me sentir agacée, l'envie de rire me saisit. Malgré tout, grâce à lui, j'ai fini par passer une bonne soirée. Afin de ne rien laisser paraître, je termine mon verre puis le repose devant moi. Ma paume enserre le ballon fin comme du papier à cigarette. Il suffirait d'un rien pour le briser.

— Et toi alors, pourquoi tu n'es plus avec ton ex ?

J'aurais dû voir la question arriver, la pente commençait à devenir glissante. Pourtant, j'ai du mal à répondre, ma gorge se contracte, affaiblissant mon souffle. Puis tout à coup, je sens le verre céder dans ma poigne.

— Jade ! s'exclame Lorenzo en se levant d'un bond.

Il demande immédiatement des serviettes en papier au serveur, qui se hâte de les apporter, tandis que je contemple ma main ensanglantée, avec un air hébété. Je n'ai pas eu conscience de l'avoir serré aussi fort.

Lorenzo est déjà entrain d'éponger ma peau et de faire pression sur la plus grosse coupure, située entre mon index et mon pouce. Du peu que j'en ai aperçu, elle m'a parue assez profonde pour être recousue, mais elle pourra aussi bien se refermer toute seule. Pour le reste, j'ai quelques petites éraflures sur la paume, rien de préoccupant.

— Je t'emmène aux urgences.

— Tu as bu, tu ne peux pas conduire, lui fais-je remarquer calmement.

— Contrairement à toi, je n'ai pris que trois verres sur toute la soirée. Et je n'ai pas terminé le dernier.

Un bref coup d'œil me le confirme.

— Je vais chercher ma voiture, elle n'est pas garée loin, j'habite à deux rues. Garde les serviettes sur la coupure, je reviens.

— Honnêtement, je ne veux pas aller aux urgences pour ça, en plus ma mère y travaille alors si jamais elle est de garde, je pourrais la croiser et je n'y tiens pas. Par contre, je veux bien que tu me raccompagnes chez moi...

J'ai légèrement menti puisque en réalité, ma mère ne travaille pas dans l'hôpital prenant en charge les urgences pour adultes. Elle est en néonatologie.

— Tu as besoin d'être recousue !

— Ça se refermera tout seul, ce n'est pas si profond.

Lorenzo m'observe avec un air contrarié avant d'accepter à contrecœur.

— À une seule condition alors, on passe à mon appartement pour que je te fasse un pansement.

— OK, concédé-je dans un soupir.

Il va payer nos consommations tandis que je me dirige vers les toilettes. Je me rince la main en grimaçant au contact de l'eau sur la plaie puis fais à nouveau pression dessus avec le papier du distributeur. Enfin, je retourne dans la salle pour rejoindre Lorenzo et nous quittons l'établissement.

*

L'appartement de Lorenzo est plus petit que le nôtre, mais il a l'avantage d'être moderne. Son sol est carrelé, nous avons du linoléum ; ses murs sont peints dans des tons gris, nous possédons du papier peint défraichi. Même les meubles sont dans l'air du temps. La salle à manger et la cuisine ne forment qu'une pièce, la chambre est isolée derrière une porte juste à côté d'une salle de bains avec des toilettes.

— C'est sympa chez toi, commenté-je après avoir balayé l'espace du regard.

— Merci. Installe-toi sur le canapé, je vais chercher de quoi faire un pansement.

Je lui obéis et attends patiemment qu'il revienne. J'espère qu'il ne tient pas autant à s'occuper de moi pour marquer des points, mais de guerre lasse, je le laisse faire.

Quand mon aide-soignant est à nouveau à mes côtés avec tout le nécessaire pour réaliser un bandage, je ne peux m'empêcher de sourire.

— Ça te plaît de jouer les docteurs ? lui lancé-je en le regardant s'affairer.

Il se fige et lève les yeux vers moi.

— Ce n'est pas ce que je voulais insinuer, reprends-je en levant les yeux au ciel.

— Ça m'a pourtant tout l'air d'être un lapsus révélateur, rétorque-t-il avant de tamponner ma peau avec un coton imbibé de désinfectant.

— Freud, sortez de ce corps !

Lorenzo laisse un rire filer tandis que je grimace un peu sous la piqûre du produit. Le saignement s'est arrêté, c'est déjà ça. Comme je ne sais quoi ajouter, je garde le silence en l'observant s'affairer, un peu crispée. Cette proximité ne me met pas très à l'aise. Quant à la pause dans la discussion, elle offre le loisir à mes pensées de se tourner vers toi.

Encore toi.

Toujours toi.

Et à cet instant face à ma faiblesse, un vif élan de colère monte en moi, me criant de tourner la page. Aussitôt, mes petits démons se glissent dans la brèche et me crachent leur dégoût. Honteuse, coupable, je vois ma fureur disparaître, ne laissant place qu'à une onde de tristesse.

Non, pas question de t'oublier. Jamais.

Pareil à une cicatrice au fond de mon cœur que le temps ne saurait effacer.

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