10




J'ouvre les yeux sur un ciel qui lentement s'éclaircit. Cette nuit, le froid et le désespoir m'ont poussée à me recroqueviller sur moi-même, en position fœtale. Tout en me relevant, je tente de me débarrasser du sable qui colle à ma peau et à mes vêtements puis récupère ma lampe qui ne doit plus fonctionner et mes baskets.

Amère, je rebrousse chemin en direction du parking, percluse de courbatures. Pendant combien de jours, combien de mois, combien d'années encore, je vais rester plantée là, à regarder ma vie défiler devant moi, les yeux rivés sur le sablier géant du temps, qui coule et qui coule à toute vitesse, engloutit les instants, tue les gens pour nous laisser en seules traces de ces moments, des souvenirs grisés ? Je voudrais tant le retourner dans l'autre sens, revivre le passé trop vite écoulé et grossir les grains pour qu'ils ne puissent plus tomber. Être plus forte, plus forte que le destin, plus forte que la vie qui s'enfuit, que ton amour qui s'éteint. Mais je ne suis rien de plus qu'une infime particule dans ce monde immense, je ne laisserai même pas mon empreinte sur toutes les terres que j'ai foulées, sur toutes les choses que j'ai touchées.

De retour auprès de ma voiture, non sans avoir galéré sur les rochers, je récupère mes affaires sèches dans le coffre et me change rapidement. Comme j'ai oublié de prendre une autre paire de baskets, je n'ai d'autres choix que de conduire en chaussettes ou de remettre celles qui sont mouillées. À contrecœur, je me rabats sur la seconde option.

Alors que je m'apprête à m'asseoir sur le siège pour partir, un gémissement plaintif m'interrompt dans mon élan. L'oreille tendue, je perçois nettement quelques cris étouffés. Me penchant vers la boîte à gants, je récupère mon portable où je l'ai laissé hier et le mets en lampe torche. À côté de moi, il y a une poubelle, rien d'autre. Mais de cette poubelle, un sac en plastique dépasse ; tout mon corps se contracte lorsque je m'en empare.

En l'écartant, je découvre les corps de trois chatons ! Sidérée, je le pose doucement au sol pour éviter de blesser quiconque puis m'agenouille. Mon faisceau parcourt les frêles silhouettes duveteuses, malheureusement seul l'un des petits réagit à mon intrusion. Sa tête, minuscule, se dresse vers moi, m'offrant la vision déchirante de ses petits yeux remplis de pus, les poils collés tout autour de son regard. Il tremble frénétiquement. Mon cœur, déjà mis à rude épreuve par l'horreur de son état, finit de se briser au son du miaulement désespéré du chaton.

Une sourde colère monte en moi alors que je retire hâtivement mon pull. Comment un être humain peut-il faire une chose pareille ?

M'emparant de la minuscule créature pour l'enrouler délicatement dans le tissu, je la cale contre moi puis sors ensuite les deux autres. Comme je l'avais deviné, leurs corps sont durs et froids, inanimés à jamais.

Des larmes de rage et de douleur viennent brouiller ma vision et si le survivant ne se tenait pas sur mes genoux, je hurlerai de douleur.

Très vite cependant, le bon sens me rappelle à l'ordre. Il me faut agir rapidement. Après m'être relevée, je me hâte de me rendre à ma voiture tout en frictionnant le chaton en douceur à travers le vêtement. Ouvrant la portière, je dépose le petit animal sur le siège passager puis démarre et laisse tourner le moteur pour chauffer l'habitacle.

L'idée que les deux chatons morts soient jetés à la poubelle comme de vulgaires ordures m'est insupportable, aussi je me hâte d'aller les enterrer dans le sable.

Ma tâche terminée, je retourne à ma voiture. Le petit félin a bougé un peu durant mon absence et n'est plus vraiment blotti dans la chaleur du vêtement. Je le cueille, l'emmitoufle à nouveau puis le pose sur mes jambes. La température n'est pas encore montée, mais ce n'est qu'une question de temps. Un coup d'œil à l'horloge mécanique sur le tableau de bord m'apprend qu'il est huit heures moins le quart. Il me faut trouver un vétérinaire. Quelques recherchent rapides sur Internet m'apprennent qu'un cabinet s'apprête à ouvrir à Brest. Parfait.

Une vingtaine de minutes plus tard, je me gare le long d'un trottoir, attrape mon porte-monnaie et la petite boule de poils grise et blanche restée lovée dans mon pull cette fois, puis sors.

En apercevant mon reflet dans la porte vitrée, j'ai un mouvement de recul. Mes cheveux mouillés sont emmêlés, de gros cernes marquent le dessous de mes yeux et ma peau semble encore plus blanche que d'habitude. J'ai l'air névrosé, mais ça ne m'empêche pas d'entrer. À mesure que j'avance dans le cabinet, mes chaussures gorgées d'eau couinent sur le linoléum. Heureusement, le ridicule ne tue pas.

Une femme très mince, un peu plus de la trentaine, cheveux châtains clairs et yeux bruns, m'accueille avec un sourire, non sans jeter un regard furtif, mais pas moins étonné sur mon allure. Une fille un peu plus jeune se tient assise derrière un ordinateur, en train de pianoter sur un clavier, parfaitement concentrée.

— Bonjour, dis-je en avançant.

— Bonjour, tout va bien ? s'enquiert la plus âgée.

— Oui, je rentre d'un footing, mens-je. En fait, j'ai besoin de votre aide pour ce chaton. En rentrant de ma séance, je l'ai découvert dans une poubelle, près d'une plage. Ces deux autres frères ou sœurs étaient déjà morts. J'aimerais vraiment le sauver...

Question crédibilité, zéro, je songe tout en déposant la petite créature tremblante sur le comptoir d'accueil pour la lui montrer. Mes habits n'ont rien d'une tenue de sport, j'ai la tête d'un vampire en manque d'hémoglobine, pas d'une fille qui vient de courir, et mes cheveux en pagaille ne sont même pas attachés.

— Vous l'avez trouvé où ?

— À Plougastel.

Elle soupire en secouant la tête de dépit.

— On va passer de l'autre côté. Je vais l'ausculter et le peser, m'indique-t-elle.

— D'accord.

Je récupère mon protégé avant de la suivre dans une pièce de soin. Après avoir désinfecté la table, elle me demande de le poser puis commence à l'inspecter. Yeux, oreilles, gueule, poils en terminant par la pesée.

— Alors il s'agit d'une petite femelle de cinq cent trente trois grammes. Ses prémolaires ont poussé, je dirais qu'elle a autour de six semaines. Ses gencives sont saines, elle n'a pas de coryza, mais une grosse conjonctivite ainsi qu'une gale des oreilles. Elle est également dénutrie, infestée de puces et sans doute de vers. On va commencer par nettoyer ses yeux. Il vous faudra la baigner à la maison puis essayer de retirer toutes les puces avec un peigne et les noyer. Elle est trop jeune pour recevoir une pipette d'antipuces et dans son état, je préfère éviter un shampooing traitant. Je vous en donnerai un neutre. Isolez-la dans une pièce et même à l'intérieur d'un grand carton ouvert pour éviter une invasion, le temps d'exterminer les indésirables.

— Pas de problème.

À l'aide d'une compresse stérile et d'un sérum bleu pâle, la vétérinaire se charge d'enlever le pus qui envahit la vision de la chatonne. Elle passe ensuite un peigne dans ses poils afin d'ôter un maximum de puces – et il y a du monde ! – et les noie dans un haricot rempli d'eau.

— Normalement, elle doit déjà commencer à manger de la nourriture solide. Je reviens.

Elle sort de la pièce et réapparaît quelques instants plus tard avec une coupelle dans laquelle elle a déposé des croquettes. La chatonne se jette aussitôt sur la ration, griffes sorties de chaque côté de la porcelaine en signe d'appropriation. Sa vive réaction, primaire, me rappelle sans égards ce qu'elle vient de connaître. La faim, la peur, la solitude, la douleur, le froid. L'abandon le plus total comme tant d'autres avant elle. Et beaucoup n'ont pas la chance de tomber sur une main secourable, comme cela a été le cas pour ses frères et sœurs. Parce que je suis arrivée trop tard pour eux. Mais tout cela ne sera jamais arrivé si les gens étaient responsables de leurs animaux et les faisaient stériliser. J'ai souvent entendu dire « c'est contre-nature ». Peut-être et après ? Ne vaut-il pas mieux opérer son animal que de le savoir se battre et revenir avec des maladies, que de voir la mère subir les grossesses et parfois mourir pendant la mise-bas ? Que de « régler le problème » en se débarrassant des chatons à leur naissance ou plus tard, en les confiant à n'importe qui « contre bons soins » en ignorant si la personne veillera sur le nouvel arrivant et le chérira, le maltraitera, le donnera en repas à son serpent ou l'abandonnera à nouveau à l'arrivée des vacances ou lors du prochain déménagement ? Ne vaut-il pas mieux empêcher ces naissances que de laisser les petits livrés à eux-mêmes pour les retrouver dans des états terribles, à l'article de la mort, dans la misère et la souffrance la plus intense ?

Pour moi, il n'y a qu'une seule réponse. Les chats ne sont pas près de disparaître, leur population grandit d'années en années. Alors stériliser son compagnon c'est le protéger lui, et protéger ses congénères.

Lorsque la chatonne a fini sa dernière croquette, la vétérinaire lui administre du vermifuge à l'aide d'une pipette, directement dans la gueule. Ma nouvelle protégée déteste le goût du médicament blanchâtre et tente d'échapper au traitement en se débattant, griffes plantées sur la peau de sa tourmenteuse. Le produit recraché macule les pourtours de son museau.

La consultation se termine par le nettoyage des oreilles à l'aide d'un coton tige, qui ressort maculé d'un cérumen brun presque noir, puis de l'application d'une crème au fond de chaque conduit auditif, au plus grand désarroi de la petite chatte désormais à bout de patience.

— Il faut bien masser les oreilles pour faire pénétrer le produit en profondeur, m'indique la vétérinaire.

Enfin, nous repassons dans la pièce d'accueil du cabinet. Après m'avoir indiqué la fréquence d'administration des traitements, les quantités, j'achète une caisse de transport et un peigne antipuces puis règle la douloureuse note, sans le moindre regret cependant. Bien au contraire.

Car aujourd'hui, je rentre à l'appartement avec une nouvelle amie.

*

Lorsque j'arrive chez nous, il n'y a personne.

Avant toute chose, il me faut m'occuper des puces avant que nous soyons envahis, même si j'ai mal au cœur de harceler la chatonne à peine arrivée.

M'isolant dans la salle de bains, je remplis un verre et le lavabo d'eau tiède puis récupère ma protégée. Prenant garde à ne pas lui mouiller la tête, j'immerge son corps et tente de la shampooiner avec le produit vétérinaire autant que je le peux. Les miaulements, les coups de griffes, tout son désespoir me touchent au plus profond de moi. Et je crois être aussi soulagée qu'elle quand, une fois rincée, je l'emmitoufle dans une serviette. Assise au sol, je m'occupe d'attraper les puces venues se réfugier sur son crâne à l'aide du peigne et d'une pince à épiler et les noie dans le verre d'eau. Ma tâche terminée, je vide son contenu dans la cuvette des toilettes, tire la chasse, fourre la serviette dans la machine à laver, puis retourne avec ma protégée dans la cuisine. Lorsque je la dépose au sol, elle se réfugie sous la table et, les pupilles dilatées, observe la pièce du regard. Pendant qu'elle découvre son nouvel environnement, je remplis un bol d'eau, une grande sous-tasse de croquettes et mets le tout à sa disposition. Ensuite, je m'occupe de ranger tout ce qui peut être dangereux pour un chaton puis récupère un grand carton dans la chambre de Julien, y dépose un de mes pulls dans le fond pour qu'il soit confortable. Me reste plus que la litière, je vais devoir me rendre à l'épicerie du coin pour acheter le nécessaire. Mais avant tout, ménage. J'enferme la chatonne pour sa sécurité et la laisse dans la cuisine.

De retour dans la salle de bains, j'aspire et lave le sol, désinfecte la caisse de transport ainsi que les sanitaires et fais tourner la machine avec le tapis, les autres serviettes de mes amis et mes vêtements du jour.

Satisfaite, je m'autorise à prendre une douche. Après la nuit que je viens de passer, l'eau chaude sur ma peau est une véritable bénédiction. Me laissant le temps de me réchauffer, j'en profite pour me dresser la liste des courses que je dois faire pour l'appartement, mais aussi ce qu'il me faut acheter concernant le chaton. Les six cent euros que je perçois grâce au chômage sont toujours vite dépensés. Julien paie l'eau et l'électricité, moi, je me charge de la nourriture et nous partageons le loyer.

Une fois propre, j'enfile un jean et un pull noirs puis, vais jeter un coup d'œil à la petite chatonne qui dort dans son carton. Tout va bien.

Une bonne demi-heure plus tard, je sors du commerce avec deux gros sacs de course. Le ciel est encore gris au-dessus de ma tête, les nuages forment un voile opaque, mais rien d'assez menaçant qui annoncerait la pluie.

En entrant dans l'appartement, je suis à nouveau accueillie par le silence. Toujours personne. Tandis que je débarrasse les courses, ma protégée dort toujours, épuisée par tout ce qu'elle vient de vivre.

Le bruit grinçant de la porte d'entrée m'indique l'arrivée d'un de mes amis et au moment où je me retourne, Julien fait irruption dans la cuisine.

— Ah tu es là ! Je me suis inquiété, tu étais passée où encore ? s'enquiert Julien mi-inquiet, mi-autoritaire.

— Chez mes parents. Regarde qui je viens de trouver ! réponds-je en lui désignant le minuscule félin.

— Arrête de me mentir, Jade ! réplique-t-il, l'air agacé.

Il approche du carton et ne peut contenir un sourire en découvrant le petit animal.

— Oh ! Il est adorable ! Tu l'as récupéré où ? Mais il est super maigre... Tu crois qu'il va survivre ? questionne-t-il.

J'adore le voir comme ça, c'est dans ces moments-là que je me rends compte à quel point nous nous ressemblons, lui et moi.

— Je l'espère... En tout cas, je vais tout faire pour. Il était abandonné dans un sac à l'intérieur d'une poubelle avec deux autres petits. C'est le seul qui a survécu...

— Certaines personnes sont vraiment des monstres... gronde-t-il.

Tandis que je nous prépare un café, Julien débarrasse le reste des courses.

— Au fait, où est Laëti ? m'enquiers-je.

— Nous sommes sortis hier soir avec la bande, et la patronne du restaurant Plaisir Gourmand est passée après le service. Romain les a présentées et du coup, elle fait un essai aujourd'hui.

« La bande » se constitue des amis de Julien, que je connais peu, n'ayant pas fait beaucoup de soirées avec eux au lycée – ta jalousie n'y était pas pour rien, Alex – et encore moins depuis mon arrivée à Brest. Je sais par contre que Romain travaille au Plaisir Gourmand.

— Génial ! Je suis super contente pour elle !

Les deux tasses de café servies, nous nous installons à la table de la cuisine. La fin de la matinée s'écoule lentement. Nous discutons de tout et de rien tout en préparant le déjeuner. Julien ne m'interroge pas davantage sur ma nuit passée, sans doute pour éviter une dispute. Puis vient l'heure de déjeuner.

Nous décidons ensuite de passer le dimanche après-midi ensemble, comme au bon vieux temps. Dans sa chambre, allongée sur son lit, j'attends qu'il enclenche un disque de Bob Marley dans le lecteur CD. Lorsqu'il me rejoint, je lui souris avant de fermer les yeux, épuisée. Julien me caresse alors les cheveux, il sait que j'adore ça, et aussitôt je me sens apaisée. La chaleur de la couverture et l'agréable sensation de ses doigts sur mon crâne ne manquent pas de me faire basculer dans le sommeil.

Mais avant de sombrer, je ne peux m'empêcher de penser à mon ami. Il s'inquiète réellement de ce que je fiche ces nuits où je disparais et rentre trempée au petit matin. Et mon apparence ces jours-là à de quoi le préoccuper, je le reconnais. Conscient de mon mal-être, il est angoissé à l'idée que je puisse me nuire.

Pourtant, je ne suis pas suicidaire. Non.

Juste infiniment malheureuse. 

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