Punaise ! Cette tâche a bien décidé de me faire la misère mais elle va voir de quoi je suis capable ! J'attrape mon liquide vaisselle préféré, le dépose délicatement sur l'éponge humide un peu abimée, et j'entreprends ce lavage express à l'eau chaude. Au bout de quelques minutes à frotter énergiquement sur la casserole, la tâche disparaît et un cri de joie sort de ma gorge, faisant ronchonner Xavier — mon mari — qui se prélasse dans le canapé devant Star Wars. Je n'ai jamais compris cette lubie qu'il entretient sur cette saga mais soit, chacun ses goûts.

La main dans le cambouis, mon téléphone se met à sonner sur le plan de travail. Je sursaute, panique un peu en entendant ma sonnerie des Totally Spies en attrapant un torchon pour essayer mes mains pleines de mousse, et j'arrive au dernier instant à décrocher sans même regarder l'origine de l'appel. Zut, j'espère que ce n'est pas encore un de ces numéros de merde qui appellent pour un rien quinze fois par jour...

— Oui, bonjour ? Je demande en bougeant mon nez qui me gratte.

— Nora Prevost ?

— Oui, vous parlez bien à la bonne personne, je marmonne en me demandant qu'est-ce qu'il se passe encore.

— Service des ressources humaines de l'ESA au téléphone.

Ma gorge se serre d'un coup, et je crois que mon coeur va éclater. L'ESA est littéralement l'Agence Spatiale Européenne. Oui, vous avez bien lu le mot « spatial ». Depuis plus d'un an que je passe divers tests et entretiens dans le but de devenir une astronaute, j'attendais ce coup de fil comme si j'allais accoucher d'un enfant. Par je ne sais quel miracle, j'ai réussi à finir dans les derniers qualifiés, la dernière ligne droite. Encore maintenant, j'ai du mal à y croire. Sur des milliers et des milliers de personnes, j'ai été dans les meilleures. Si je savais que ce coup de fil pouvait arriver d'un instant à l'autre, tout ça m'était un peu sorti de l'esprit à force d'attendre depuis des jours.

— Voulez-vous toujours devenir astronaute ?

Je crois que je vais vomir mes pâtes au ketchup.

— Oui, pourquoi pas, je réponds un peu paniquée.

— Félicitation, vous avez été sélectionnée !

Je n'en crois pas mes oreilles, je dois être en plein rêve. De base, j'avais postulé pour m'amuser, sur la base d'un délire que je me suis créée seule. Mais j'y suis arrivée. Oui, j'y suis arrivée.

— Merci, je dis, un peu sonnée et chamboulée. Je crois que je ne réalise pas encore... Ce n'est pas une mauvaise blague, hein ?

La femme à l'autre bout du fil ricane avant de reprendre son sérieux.

— Non Nora, ce n'est pas une blague. Prenez note, vous devez nous rejoindre au siège de l'ESA dans deux jours pour la conférence de presse. Ne faites pas fuiter l'information, parlez-en au minimum possible — soit la famille. Bravo, on se revoit à l'ESA.

— Euh... Oui, d'accord, merci encore !

La femme raccroche et je fais tomber mon téléphone par terre. Je me retourne vers Xavier qui ne me voit pas car il est de dos, mais le bruit du portable sur le sol le fait réagir. Il se retourne, ses sourcils bruns sont froncés, et il s'apprête déjà à râler sur le vacarme que je fais. Cependant, l'expression de mon visage doit le surprendre car il s'adoucit d'un coup.

— Nora ? Tout va bien ? Ta mère est morte ? Ou ton père peut-être ? Ce n'est pas grave tu sais, ils sont un peu chiants...

— Je suis prise, j'arrive à articuler, la bouche ouverte.

Je me rends compte que mon bras est encore en l'air comme si je tenais mon téléphone. je vais être astronaute. Je vais aller dans l'espace. Genre, dans le milieu le plus hostile de l'Univers.

Mon mari me regarde longuement sans comprendre, un peu perdu. Il n'a pas dû comprendre, il n'a jamais été très content de tous mes allers-retours dans des pays différents pour les concours. Pour lui, tout ça n'est qu'un caprice idiot que je fais pour me rendre intéressante. Je sais qu'il pense que je ne suis pas capable de réussir de toute façon.

Une larme coule sur ma joue puis c'est le déluge. Je me perds dans un fou rire, prenant mes cheveux dans mes mains pour m'ancrer à quelque chose de réel. Xavier me dévisage comme si j'étais folle.

— Je suis prise, Xavier. Je vais aller dans l'espace !

Cette fois, il comprend car son expression change du tout au tout. Parfois, j'en arrive à regretter nos premiers flirts quand il me regarde de cette façon. Tout à tellement changé en six ans de relation...

— Attends, dit-il en se levant, tu es prise à ton truc là ? Mais l'armée, Nora ? Je croyais que tu avais déjà abandonné ou été disqualifiée de ce truc ! Je ne suis pas d'accord, ce n'est pas stable et puis ça va être quoi ta vie maintenant ? L'armée, c'est quand même plus stable.

Mon euphorie redescend un peu, et je ressens une soudaine douleur dans la poitrine. Mon mari me regarde de haut en bas, un air de dégoût au visage, comme si j'étais la personne la plus irrationnelle qu'il connaisse.

— Chéri, je vais être astronaute. J'ai été sélectionnée parmi des milliers de candidats... Je pense que s'ils m'appellent pour me dire que je suis prise, c'est que j'ai un avenir. C'est stable tu sais, je ne vais pas partir en mission avant quelques années mais je vais avoir un salaire comme toute personne. C'est tout ce que j'ai toujours voulu.

Il secoue sa tête lentement en fermant les yeux comme si je refusais de voir la vérité en face. Mais c'est moi qui la dicte, la vérité. Je comprends que ce n'est pas stable sur le plan physique, que je vais beaucoup voyager, mais est-ce que ça change de ma situation ? Je ne pense pas. Xavier et moi sommes habitués à partir en mission, lui étant dans l'armée de terre et moi de l'air. Nous savons ce qu'impliquent un métier de ce genre et ça nous convient, l'un comme l'autre. Devenir ce pour quoi j'ai travaillé ne change absolument rien à notre relation.

— Tu te comportes comme une enfant égoïste, Nora, il souffle en se retournant.

— Moi ? Égoïste ? C'est de ma vie qu'on parle, de ma carrière ! J'ai le droit de l'être un peu. Je ne vais pas passer mon existence à tourner autour de toi et de tes ambitions, j'ai les miennes.

— Comme tu veux, Nora, il crache en s'asseyant dans son canapé. Mais ne compte pas sur moi pour faire des allers et retours dans tous les sens pour te voir.

Sa remarque me blesse, d'autant plus qu'il s'en fout déjà en mettant un épisode de Rick et Morty.

— Je vais être astronaute que ça te plaise ou non. De toute façon, tu vas faire ce que tu veux comme je dois aller en Allemagne.

Il lève la main et la secoue comme pour me dire « cause toujours ». J'attrape la seule chose qui me passe sous la main, soit la casserole que j'ai nettoyé quelques instants plus tôt, et la balance au-dessus de la télévision, faisant sursauter mon mari.

— PUTAIN !

Il gueule comme un idiot, ahuri par ma violence.

— Va te faire foutre, Xavier.