Sixième Matin, Discussions


Il n'y eut pas de pleurs, ce matin là. Les trois corps lynchés au sol ne provoquèrent aucun cri. 

Hans l'horloger garda un visage dur, froid, les yeux rivés sur un point imaginaire le plus éloigné possible du cadavre de sa femme. En même temps, la mort de Lavande était prévisible ; depuis le tout premier meurtre, la Joaillière jouait avec le feu en excitant la flamme vengeresse de chacun par ses vaines véhémentes accusations. 

La famille des Planteurs était anéantie. Ils avaient perdu un fils la veille, un frère, et assistaient maintenant à l'agonie d'un père, d'un grand père. André le Doyen n'était plus, il avait, comme tant d'autres Thierceloix avant lui, succombé à la malédiction. 

Cependant, c'était la mort de Salvador qui choquait finalement le plus. Le Saltimbanque avait levé la voix la veille ; il avait voulu agir, faire avancer les choses, mais cela n'avait pas plu aux loups. Rose le voyait comme l'avertissement qu'il était : parlementer, discuter n'était pas autorisé sous le règne des lycanthropes. 

Sauf que le règne de l'ignorance et de l'individualisme n'aurait pas lieu, grâce aux jeunes du Village. Les assemblées l'empêcheraient ! tentait de se convaincre Rose, avec plus ou moins de succès.

Une nouvelle fois, Charlotte s'approcha des corps. Pourquoi ce rôle macabre lui revenait-il ? Et pourquoi est ce que tout le monde semblait trouver cela normal ? Elle n'y comprenait rien. Une petite fille qui ausculte des cadavres, c'était une chose hautement répugnante pour Rose la rationnelle, mais une fois encore, il lui semblait être la seule dotée de raison dans ce Village de fous. 

" Aujourd'hui sont morts Lavande la Joaillière, qui était une simple Villageoise, Salvador le Saltimbanque, le Confesseur, et André le Doyen, qui était un simple Villageois, annonça Charlotte en récupérant les trois médaillons. Notre maire est mort, et ses blessures ne lui ont guère laissé le temps de désigner un successeur. Quelqu'un souhaite-t-il hériter de cette fonction ?"

Personne ne lui répondit. Ce n'était guère très étonnant, songea Rose :  après tout, deux maires morts en moins d'une semaine devaient très certainement calmer toute envie de pouvoir. 

"Mais il nous faut pourtant un Maire... bégaya Charlotte, l'air, pour la première fois, de ne pas vraiment savoir quoi faire.

- Les enfants ont-ils le droit de se présenter au poste ? demanda Tommy, le fils des cordonniers.

- Selon les anciennes traditions, c'est autorisé...

- Ne raconte pas n'importe quoi, Charlotte ! la coupa rapidement Démi. Les derniers jours nous ont certes montré que les jeunes de Thiercelieux étaient très capables, mais aussi à quel point le rôle de maire est exposé. Et il est hors de question que nous mettions nos enfants au devant du danger de la sorte. Avons nous même réellement besoin d'un nouveau maire ? Les Assemblées ont été crées. Je suis certaine qu'elles peuvent suffire, du moins jusqu'à ce que tout rentre dans l'ordre... 

- Bien, mais sans Maire, qui se chargera de concevoir les Assemblées ? questionna Stéphane.

- Nous n'avons qu'à nous répartir localement, comme ça les débats pourront avoir lieu le soir, et ne pas empiéter sur le temps de travail, proposa Henry le cordonnier. Ainsi il y aurait d'un côté ceux qui vivent près de la grande place, Stéphane, Mary et Anaïs, avec ceux des Jolis Pavillons, Margaret et Hans. D'un autre côté ceux de l'orée de la forêt, et enfin nous qui vivons à l'intérieur. 

- Et nous, vous ne comptez même pas nous y inclure ? s'offusqua Tommy. Est ce que c'est une blague, papa ?!

- Mais si, bien sûr que vous participerez. Vous pouvez constituer un groupe des plus âgés d'entre vous, qui aura également sa voie lors du débat. Séparons nous maintenant, pour pouvoir déjà voter ce matin ! 

Et ainsi il fut fait. La mère de Rose s'en alla de son côté avec leurs voisins, les deux Planteurs et Manuela la Guérisseuse. Pour la jeune fille, il y avait quelque chose de triste en cette séparation locale : même à effectif si réduit, on sentait un décalage entre les citadins moyens de la grande place et les forestiers, les Jolis Pavillon-nais gardaient leur air supérieur et ceux de l'orée leur sobre discrétion. Mais en même temps, la création même des Assemblées était déjà en soit un grand changement, il ne fallait pas trop se lamenter.

Rose rejoignit le petit groupe de jeunes qui commençaient à se former à côté de la route vers les champs, derrière l'école. Les plus petits étaient rentrés, et ils n'étaient plus que huit. 

- Hey, Rosie. J'ai piqué de l'alcool de blé chez Gilles - bon, il me l'a donné, mais personne ne doit être au courant - tu en veux ? proposa June. 

- Euh non, merci. Ce truc a vraiment un goût horrible.

- Regardez moi cette innocente adorable petite, qui refuse de la contrebande... N'est elle pas trop mignonne ?

- Et toi, tu as surtout trop bu, Luna chérie, rétorqua Tommy.

- Est ce qu'on pourrait quand même faire ce qu'on est venu faire initialement ? Délibérer pour être utiles ?

- Oui, bien sûr Lillian, désolée, s'excusa June en baissant la tête.

Sans vraiment comprendre pourquoi, Rose elle aussi se sentait coupable. Peut être parce que Lillian était si triste, ou qu'elle se reprochait de rire aux singeries de Tommy, alors qu'elle ne pourrait plus jamais rire à celles de Gaëtan. Toujours était-il qu'elle se sentait coupable.

- Vous pensez vraiment que c'est utile, ce qu'on fait là ?

- Mais Robin, c'était ton idée !

- Oui, c'est vrai. Mais comment est ce qu'on peut se faire confiance ? Les adultes préfèrent se cacher de la vérité, mais pour autant que je sache, n'importe lequel d'entre vous peut être coupable. Et on n'arrivera jamais à avancer comme ça.

- Peut être qu'on pourrait tous se montrer nos médaillons ? En gage de bonne foi ? suggéra June.

- Non, on ne peut pas se montrer nos médaillons m'a dit ma mère, sinon on meurt.

- Rose a raison. C'est interdit par les textes anciens, ajouta Charlotte. 

- Mais toi, tu ne sais vraiment rien ? Je veux dire, je ne t'accuse pas du tout, loin de moi l'idée, assura Titouan, mais tu as toujours l'air si... au courant. Tu peux aider.

- Je ne sais rien. Et il n'y a même rien de gravé sur mon médaillon, ce qui n'arrive que très, très peu souvent. Et au début, c'était assez vexant, de ne rien avoir, d'être comme... exclu. Je voulais un rôle, moi aussi. Mais j'ai lu les textes anciens, et j'y ai appris beaucoup sur la Malédiction. Et sur le Guide. C'est ce que je fais : je vous Guide, du plus que je le peux avec mes maigres théories et dans le respect des textes. Sauf que,bon, ça ne sert pas à grand chose, désolée...

- Mais alors qu'est ce qu'on fait ? Je veux dire, les plus coupables me semblaient être Lavande et André, mais ils sont tous les deux morts, alors...  dit Tommy.

- Je sais pas. En tout cas, s'il y en a une dont la mort n'a rien d'étonnant, c'est bien Lavande. Je me demande si ça rassure Anna que cette affreuse mégère - paix à son âme - ait succombé.  D'ailleurs, où est Anna ? " demanda Robin. L'absence de la petite orpheline était en effet étonnant. 

Si Anna était certes muette depuis la mort d'Oscar, elle n'en était pas moins Anna - la fougueuse, forte Anna, la petite tornade rousse au caractère bien trempé et à la langue autrefois trop pendu. Que les petits comme Juliette et Nolan soient partis n'ait rien d'étonnant, tout comme l'absence de Enzo, qui avait toujours été très discret, voir complètement effacé. Mais Anna, tout de même... Rose ne pouvait s'empêcher de se demander si, peut être...

- Vous pensez que... vous pensez que Anna en est un ? chuchota Titouan, comme s'il disait une énormité - ce qu'il faisait, en fait, se dit Rose. Est ce que vous pensez que c'est elle qui a tué Oscar, et qu'elle est devenu muette par culpabilité ? 

- Mais c'est n'importe quoi ! s'exclama Robin. Enfin, Anna n'est pas comme ça, pas comme... pas comme eux, jamais elle n'aurait fait ça !

- Peut-être qu'elle n'a pas eu le choix, rétorqua June, sur la défensive. Ma mère était une des personnes les plus gentilles et douces du monde, et pourtant elle était un... elle était l'un d'entre eux.

- Parce que tu prends leur défense, maintenant ! On ne sait rien, peut être que c'est héréditaire, comme caractère. Peut être que tu en un, comme ta mère ! l'accusa Titouan. C'est pour ça que tu es là à discutailler avec nous, et c'est pour ça que tu n'es pas si triste d'avoir perdu tes parents... Parce que c'est toi qui les a tués !

- Comment oses tu ? Je vais te - je vais te... hurla June en se jetant sur le fils des cordonniers. Tu n'es qu'un menteur, un lâche, un imbécile, et l'un d'eux ! C'est pour ça que tu nous accuses tous de la sorte ! asséna-t-elle en appuyant chaque mot d'un coup de poing. 

Toute cette scène était incompréhensible aux yeux de Rose. Était-ce une comédie ? Une blague ? Ou bien ces deux là avaient réellement oublié qu'ils étaient amis ? Se rendaient-ils seulement compte que, ironiquement, ils se comportaient comme les adultes ? Rose n'en pouvait plus. Il n'y avait eu que trop de mort, cela devait cesser.

- Stop !! cria-t-elle, ce qui eut le bénéfice de calmer les coups qui pleuvaient sur Titouan. Vous deux, vous arrêtez tout de suite, vous êtes ridicules et vous me faites hontes. Charlotte, continua-t-elle en se tournant vers son amie, n'y a-t-il aucune façon autorisée par les textes anciens de ne pas tuer quelqu'un lors du Vote ?

- En fait, si. Si l'Idiot du Village est désigné, le village peut révoquer son choix et simplement bannir l'Idiot - c'est à dire, lui retirer son droit de participation au Vote. Et il n'y a pas de mort.

- Et bien, c'est parfait. Nous proposerons ça, d'accord ? Je serai l'ambassadrice.

~     ~     ~     ~     ~     ~ 

Ils firent selon la volonté de Rose. La jeune fille, toute heureuse de cette alternative, la présenta au Village, puis chacun vota. Rose était persuadé de passer une bonne journée : personne ne mourrait. On désignerait Gaël le Planteur, qui s'était présenté comme l'Idiot, et il serait épargné.

Sauf que le Village en décida autrement. Margaret, la femme du feu Maire, fut exécutée. 

Elle était une Simple Villageoise.

~     ~     ~     ~     ~     ~







Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top