Neuvième Matin, le Livre
Rose était en pleine introspection. Ce matin, les Thierceloix avaient découvert la mort d'Anaïs l'Institutrice ; ce qui était un choc énorme pour les jeunes du Village. Voir sa maîtresse d'école mourir, la personne qui leur avait tant appris, qui avait tenté au mieux de les réconforter et de les rassurer était terrible pour eux.
Ou du moins, ça aurait dû l'être. Sauf que la mort d'Anaïs ne touchait pas beaucoup Rose. Elle avait vu son institutrice sombrer dans la folie après la mort de son mari Charles, et depuis, plus grand monde n'avait fait attention à elle dans le Village. Finalement, la mort d'Anaïs valait peut être mieux que celle d'un autre Villageois, et même si Rose se haïssait de penser ainsi, il était vrai que l'institutrice ne laissait aucune famille endeuillée derrière elle.
Ce qui n'était pas le cas de Emilie, la teinturière. Son mari, Paul, était effondré, et s'il était toujours difficile de savoir ce que Charlotte ressentait, elle n'avait toutefois pas l'air parfaitement dans son assiette ; c'était un euphémisme. Elle tremblait presque en retirant les médaillons des deux corps, et pour la première fois, sa voix vacilla quand elle annonça que sa mère était une Sœur, et Anaïs une Villageoise. Rose ne voulait donc pas affronter son amie tout de suite, par respect pour le deuil qu'elle portait.
Les Assemblées n'eurent pas lieu ce matin là. Las de tous ces morts, épuisés, les Villageois acceptèrent la proposition que Stéphane le Boulanger leur fit : suivre l'idée qu'avait exposé Rose quelques jours plus tôt et bannir l'Idiot du Village. Ainsi, si Gaël le Planteur perdit son droit de vote, personne ne perdit la vie.
Sur le chemin du retour, Rose se décida à avouer ses soupçons à June ; après tout, elle était maintenant sûre de pouvoir lui faire confiance, et à deux, elles étaient bien plus capables.
" C'est vrai qu'il y a quelque chose de bizarre autour de Charlotte, lui confirma son amie. Hier, quand j'ai demandé aux esprits qui elle était, ils se sont évaporés sans me répondre.
- Mais ça n'était jamais arrivé avant ?
- Non, jamais. C'est grâce à eux que j'ai su qui tu étais, et que j'ai découvert que ma mère et Titouan étaient comme eux.
- C'est vraiment très étrange. Ça ne fait pas d'elle un loup, puisque les "esprits" t'ont dénoncé ta mère et Titouan, mais à mon avis, il y a quelque chose de pas net qui se trame.
- Quelle superbe déduction, bravo Rose ! Sinon, plus sérieusement, qu'est ce que ça pourrait vouloir dire ? Elle serait quelqu'un - ou quelque chose - d'encore plus puissant qu'eux ?
- Mais qu'est ce qu'il y a de plus puissant qu'eux ?
- Aucune idée. Je pense que, deuil ou pas, on va devoir aller lui parler. Il n'y a pas d'autre solution...
- Ou peut être que si, sourit Rose.
Elle venait d'avoir une idée. Une idée peut être particulièrement mauvaise, surtout si Charlotte avait autant de pouvoir qu'il y paraissait, mais une idée qui pouvait marcher.
- Arrête le suspens, à quoi tu penses ? s'impatienta June.
- On pourrait lui voler le Livre des Textes Anciens.
~ ~ ~ ~ ~ ~
- Vous voulez voler le vieux grimoire qui a l'air de détenir tous les secrets de l'Univers ? répéta Tommy, incrédule. Vous êtes complètement folles. J'en suis.
- Attendez, attendez, pourquoi est-ce que vous voulez voler quelque chose à Charlotte ? Pourquoi est ce qu'on ne lui demanderait pas de nous le prêter, plutôt ?
- Simplement, Robin, parce que Charlotte fait aussi partie des méchants de l'histoire, et que étonnement, le méchant ne te prêtera pas l'arme pour le tuer, lui répondit Luna en prenant son ton le plus condescendant possible.
- Pas la peine d'être méprisante, Luna, lui reprocha Rose. C'est difficile pour tout le monde.
Il se passa alors quelque chose d'incroyable : l'intarissable Luna rougit sous la remarque, et, penaude, baissa la tête sans même répondre. Personne d'autre que Rose ne semblai avoir remarquer le trouble de l'aîné du Boulanger, et la petite fille se demanda si elle n'avait pas rêver.
- Bon, écoutez le plan, maintenant, ordonna June. L'essentiel est d'éloigner Charlotte, donc Rose, Robin et moi nous irons la voir pour lui présenter nos condoléances, et lui proposer de lui changer les idées. Pendant ce temps, Tommy et Luna irons dans sa chambre récupérer le Livre. Tommy, tu connais bien la maison, ça devrait être facile. Elle ne sera pas surprise de nous voir, Rose et Robin sont les plus gentils du Village, ils auraient certainement fait la même chose sans le plan. C'est bon pour tout le monde ?
- Et si Paul est dans la maison ? demanda Tommy.
- Tu lui dira que tu es venu récupérer un truc dans la chambre de ta cousine, ça n'aura rien de suspect. Enfin, peu importe, tu improvises.
- Ok. On fait ça quand alors ?
Rose échangea un regard avec June. Elles y croyaient, ça aller marcher.
- Maintenant."
~ ~ ~ ~ ~ ~
Rose s'assit dans l'herbe et fit signe à Charlotte de poser sa tête sur ses genoux. Elle se sentait terriblement manipulatrice d'agir ainsi, mais la fille des Teinturiers avait eu l'air si heureuse de les voir que ça n'était peut être pas si mal.
- Regarde, ce nuage là, on dirait un bateau, montra Rose.
- Un tout petit bateau, alors. Celui ci ressemble à un canard, continua Charlotte en se prenant au jeu.
- Et celui là ressemble à... euh, à un nuage, finalement.
- Super June, quelle créativité ! se moqua Rose.
- Merci, vous trois. Vous êtes gentils, de vouloir m'aider.
- C'est normal, lui assura Robin. On sait ce que tu traverses, en tout cas June et moi. Tu n'es pas seule.
- Je sais, sourit gentiment Charlotte. Mais chaque mort, chaque deuil, est différent. Vous avez perdu vos parents par un triste jeu du sort. Moi, je ne cesse de me répéter que j'aurai pu éviter ça. Que quelque part, c'est de ma faute.
- Moi, c'est complètement de ma faute. Mon père a emmené ma mère avec lui dans la mort pour me protéger d'elle. Il savait, à cause de moi en plus, qu'elle était ... qu'elle était un loup garou, se lamenta June.
- Et moi, j'aurai pu détourner ma mère de Gilles, pour qu'elle ne l'aime pas. Si elle ne l'avait pas aimé, elle ne serait pas morte...
- Tout ça n'est pas de votre faute, enfin. Vous avez tous les deux voulu bien agir. Vous n'êtes que des enfants...
- Tout comme toi, Charlotte, remarqua doucement Rose qui était jusque là rester silencieuse.
Que d'étranges propos, une fois encore. Rose sentit le regard de June sur elle ; aucun doute, son amie pensait à la même chose qu'elle : Charlotte semblait de plus en plus coupable. Mais coupable de quoi ?
- Vous m'accompagnerez sonner la cloche, tout à l'heure ? demanda la petite rousse. Il y a quelque chose important que signale les Textes Anciens que je dois annoncer au Village.
- Qu'est ce que c'est ? demanda Robin, curieux.
- Demain soir, la Lune sera pleine. Ce qui signifie que ni ce soir, ni demain matin, il n'y aura de morts.
- Mais c'est une excellente nouvelle, s'exclama June.
- Pas vraiment, soupira Charlotte, la mine sombre. Parce qu'en contrepartie, la nuit de pleine Lune sera un véritable carnage...
~ ~ ~ ~ ~ ~
Rose, June et Robin attendaient, assis sur la barrière derrière l'école. Ça n'était peut être pas le meilleur endroit pour une réunion secrète, parce que tout le monde savait qu'ils se retrouvaient ici, mais ils n'avaient pas vraiment chercher plus loin.
Il était tard ; le soleil disparaissait déjà derrière les champs, et les ombres grandissaient. Plus que quelques heures, et la Lune ferai son apparition.
"Bouh ! fit une voix surgissant de nul part. Surpris, Robin sursauta et tomba de la barrière où il était assis.
- Luna, il aurait pu se faire mal ! s'exclama June en se retenant de rire.
- Alors, vous l'avez trouvé ? demanda Rose, impatiente.
- Oui, regarde, lui montra Tommy. On a vraiment cru qu'elle l'avait caché ailleurs, parce qu'on avait vraiment tout retourné. Et puis j'ai remarqué que la latte grinçante, que mon oncle Paul promettait de réparer depuis des lustres, ne grinçait plus. Donc on la trouve, on la dévisse, et là, bingo ! En dessous se trouvait le Livre.
- Super, montre le nous !
- Mais il y a un tout petit minuscule léger problème. On a déjà jeté un coup d'œil, et le Livre n'est pas écrit normalement. Il n'y a que de vieilles runes bizarres à l'intérieur...
- Et personne ne part le vieille rune bizarre, par hasard ? demanda June.
Rose refusait d'y croire. Elle avait mis tant d'espoir dans ce stupide livre, elle refusait que ça se finisse ainsi. Pour Rose la rationnelle, il y avait forcément une solution, un moyen d'éviter tout ça, et si personne ne l'avait encore découvert, c'était parce que personne ne l'avait suffisamment cherché.
- Laisse moi regarder, Tommy. Il doit bien y avoir quelque chose dont on pourrait se servir ! lui demanda la petite fille.
Son ami haussa les épaules, et sortit le vieux grimoire de sa sacoche. Il n'avait pas menti : à l'intérieur se trouvaient des pages et des pages d'un langage inconnu. Ou du moins, incompréhensible, parce que ces signes ne paraissaient pas si nouveaux à Rose.
La jeune fille se saisit de son médaillon, et contempla l'inscription qui était gravée au dos. Les signes correspondaient ! Ceux qui avaient écrit ces textes étaient également les créateurs de leurs médaillons, et leur langue perdue semblait être la clef.
Toute excitée de sa découverte, Rose continua à feuilleter le Livre, pleine d'espoir. Grand bien lui en prit, car elle finit par tomber sur une page des plus intéressantes.
" Regardez, là ! C'est une sorte de schéma de nos médaillons !
- C'est fou, ils expliquent tout le mécanisme ! Regarde, ça, ça ressemble un peu à la façon dont marche les horloges, avec une sorte de micro pendule en bas. Par contre, je ne vois pas du tout à quoi sert cette espèce de vérin, là, montra Tommy.
- Woaw, tu t'y connais ! siffla June, admirative.
- J'ai passé pas mal de temps avec Hans, l'horloger. Au début c'était pour qu'il m'aide à construire un cadeau pour Enzo, et puis ça m'a plu, alors j'ai fait une partie de mon apprentissage avec lui. D'ailleurs, on devrait peut être lui montrer ça.
- Mauvaise idée. On lui fait pas confiance, asséna Luna.
- Bah, si tu le dis...
Sans trop prêter attention à ce que disaient ses amis, Rose continua à tourner les pages. Il y avait des schémas, des plans, des diagrammes... Le Livre ressemblait moins à la Bible sacré qu'imaginaient les Villageois mais plus à une sorte de mode d'emploi, un peu comme celui qu'avait écrit Camille la menuisière, la mère de June, pour accompagner le petit train qu'elle lui avait offert à ses huit ans.
Alors qu'elle tournait les pages de plus en plus vite, moins persuadée de trouver quelque chose d'intéressant, un fin parchemin glissa d'entre les pages. Rose s'empressa de le dérouler, et dessus, miracle ! plus de runes. Le texte était écrit dans un alphabet compréhensible.
" Ecoutez ! cria-t-elle pour attirer l'attention de ses amis qui se disputaient. J'ai trouvé ça, dit elle en secouant le parchemin, et c'est écrit dans notre langue. Je vous le lis, ne m'interrompez pas.
Rose s'éclaircit la voix, et commença : "Il était une fois, dans une contrée fort lointaine, un Village. Ce Village se nommait Thiercelieux, et était peuplés d'humbles hommes et femmes...
~ ~ ~ ~ ~ ~
... et au fond de sa caverne, la belle Sélène attend toujours d'être réveillée."
Quand Rose eut fini de lire, personne n'ouvrit la bouche. Par respect pour la gentille déesse que leurs ancêtres avaient lâchement trahis, par stupéfaction devant la cupidité des Thierceloix de l'époque et l'arrogance du dieu soleil, les cinq petits Villageois observèrent quelques secondes de silence. Un silence que l'impulsive June ne tarda toutefois pas à briser :
" Woaw. Super histoire. Et sans vouloir blasphémer éhontément, quel enfoiré ce Aton !
- Toujours très constructive et perspicace, June... soupira Luna.
- Si cette histoire est vrai, il faut qu'on fasse quelque chose ! s'exclama Tommy. Sélène est décrite comme la plus juste des dieux ; on doit lui parler, elle comprendra que la malédiction a trop duré.
- Minute. Vous croyez vraiment à tout ça ?
- Et pourquoi est ce qu'on y croirait pas, Luna ? demanda Robin.
- Mais parce que les dieux soleil, les déesses folle-dingues, tout ça, ça n'existe pas ! Ce sont des contes de fées que l'on raconte aux enfants !
- Sur le concept, je suis plutôt d'accord, mais en l'occurrence, la malédiction existe, alors pourquoi pas le reste, intervint Rose.
Elle savait qu'elle marquait un point, et en effet, Luna ne répondit pas. Robin non plus ne parlait plus ; le pauvre était finalement très jeune par rapport à eux, et toutes ces révélations étaient trop pour lui. À cette heure-ci, il aurait déjà dû être couché. À côté de lui, June et Tommy faisaient les cent pas, essayant de réfléchir aux nouvelles informations.
" Il faut qu'on fasse quelque chose ! répéta Tommy, pour la deux-cent quarante-troisième fois en cinq minutes.
- Oui. On va aller à la Caverne.
Surpris, les quatre jeunes Thierceloix se tournèrent vers Rose.
- Aller à la Caverne ? Mais quand ?
- Demain matin, répondit Rose. On partira aux aurores, avant que le Village ne se réveille. C'est le meilleur moment, puisqu'il n'y aura pas de mort.
- Mais comment ? On ne sait même pas où elle est !
- Non. Mais ce n'est pas grave. On ratissera toute la forêt s'il le faut, mais demain, nous irons à la Caverne. Il est temps de réveiller Sélène.
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