Dixième Matin, partie Une : En forêt
5h30
Il était l'heure. Rose se leva, et secoua June pour la réveiller. Elle plaça la main sur les lèvres de son amie pour étouffer son grognement d'ours, et lui indiqua de conserver le silence. June acquiesça, et se redressa doucement à son tour pour se préparer.
Rose descendit sur la pointe des pieds l'escalier de bois qui menait à la cuisine. Dans un grand sac de toile brune, elle rassembla quelques provisions pour leur expédition, des grosses cordes, des pierres à feu, trois bougies et un pot d'herbes médicinales de sa mère. Elle ouvrit un tiroir, ou était conservé le couteau de chasse. C'était un bel instrument, ouvragé et aiguisé, qu'avait construit Samuel l'ébéniste pour le père de Rose il y a bien longtemps. Elle hésita un instant ; l'arme lui semblait avoir une âme, on aurait dit qu'elle la narguait, la mettant au défi de la toucher. Sauf que les couteaux, aussi affûté soit-il, ne pouvait pas penser, se reprocha Rose en se traitant d'idiote, et elle jeta la lame dans son sac sans plus d'états d'âme.
Avisant une ancienne commande d'herbes qui traînait, elle trouve une plume, retourna le papier et rédigea une note à l'attention de sa mère. Elle ne voulait pas que Démi s'inquiète trop de leur absence.
« Qu'est ce que tu as écrit ? demanda June, qui s'était finalement habillée.
- Un mot pour ma mère. Je lui ai dit de ne pas s'en faire, qu'on partait en expédition pas du tout du côté de la forêt et qu'on serait rentré pour le repas du soir.
- Euh... on va bien du côté de la forêt, non ?
- Oui, mais elle n'a pas besoin de le savoir. Allez, on y va, Tommy doit déjà nous attendre.
Elles sortirent de la chaumière de la Semenceuse par l'arrière, en traversant la serre, puis rejoignirent discrètement le chemin terreux qui reliaient entre elles les maisons du Village. En effet, Tommy était là, adossé contre un arbre. Il portait lui aussi son propre sac en toile, qui avait l'air bien rempli.
« Ça n'a pas l'air léger ! s'exclama June. Qu'est ce que tu as bien pu mettre là dedans ?
- Juste de quoi survivre. Vous avez pris votre temps au fait, ça fait bien vingt minutes que j'attends là !
- Désolée, June est dure à réveiller. Genre, vraiment, vraiment dure. Je suis sûre qu'elle continuerait à dormir même si on sonnait la cloche juste à côté d'elle, et la Lune sait combien cette chose est bruyante, soupira Rose en haussant les épaules.
- Heureusement pour moi que j'ai le sommeil profond, vu comme tu ronfles ! rétorqua June.
- Ouh, ça balance ce matin.
- Elle raconte n'importe quoi, je ne ronfle pas, je respire profondément, c'est tout. On y va ?"
Tommy, June et Rose prirent le chemin qui longeait la forêt. C'était le plus long pour rejoindre la grande place, mais ça n'était pas là qu'ils allaient. Luna et Robin devaient être déjà parti à cette heure ci, et ils ne tarderaient pas à les rencontrer. Et alors ce moment là, ils n'auraient plus réellement de chemin à suivre - au sens propre comme au sens figuré. Si elle avait montré tant d'assurance à ses amis la veille, Rose n'en éprouvait toutefois pas le quart, et elle n'avait aucune idée de ce qui allait leur arriver une fois dans la forêt, hors des sentiers balisés par les Villageois. Elle savait que tous comptaient sur elle, et qu'une fois dans la forêt, elle serait censée les guider, mais elle n'avait aucune idée de ce qu'elle devait faire, et elle commençait un peu - beaucoup - à paniquer.
Ils marchaient depuis moins d'un quart d'heure quand les silhouettes de leurs amis apparurent au détour d'un virage. Le pauvre Robin avait presque l'air aussi épuisé que terrifié, constata Rose avec un pincement au cœur, et elle songea qu'il n'avait certainement pas pu fermer l'œil de la nuit. Peut être n'auraient-ils pas dû mêler le petit garçon à ces histoires, peut être était-il trop jeune, mais quoiqu'il en soit, c'était maintenant trop tard.
Luna portait elle aussi un sac sur son épaule, et Tommy et elle se chargèrent de vérifier qu'ils avaient bien tout ce dont ils pourraient avoir besoin. Debout à côté d'eux, Robin les regardait faire, les bras ballants, et agacée par sa présence Luna finit par l'envoyer chercher quelques bâtons secs pour servir d'aide au combustible aux pierres à feu, au cas où.
Profitant de ce que tous les autres étaient occupés, Rose attrapa la manche de June et l'attira à l'écart des oreilles indiscrètes.
« Qu'est ce qui t'arrive ? lui demanda son amie, surprise.
- Pas si fort ! Écoute, je sais pas du tout ce qu'on doit faire, maintenant. Et il ne faut pas que les autres le sachent, parce que sinon ils voudront peut être abandonner, mais on peut pas laisser tomber maintenant, et on ne peut pas non plus ratisser la forêt en espérant trouver quelque chose... Je ne sais plus quoi faire...
- Ok, calme toi d'abord. Justement, il y avait quelque chose dont je voulais te parler, mais c'est assez... dingue.
- Plus dingue qu'une déesse folle de douleur qui transforme les gens en loups garous en guise de vengeance ?
- Ben, pas loin... Je t'ai expliqué mon rôle, tu sais ? Le soir, si je le demande, je peux découvrir la véritable identité de quelqu'un.
- Oui, tu me l'as déjà dit ça. Comment ça marche ?
- C'est là que ça devient bizarre. Ce sont les esprits des villageois morts qui me visitent, et qui m'accordent de répondre à une de mes questions. Tous les esprits de tous les morts, même ceux des dernières malédictions et qu'on a jamais connu.
- C'est glauque... par contre, c'est pas que ça m'intéresse pas, mais quel est le rapport avec aujourd'hui ?
- Eh bien, hier soir, à cause de la pleine Lune à venir, ils ne sont pas venus, sauf deux. C'étaient... c'étaient les fantômes de Titouan et Evan, chuchota June très vite, et ils m'ont montré comment rejoindre la Caverne de Sélène.
- Quoi ?? Titouan et Evan... quoi ??
- Je t'ai dit que c'était dingue... viens, les autres doivent en avoir finit avec les sacs.
~ ~ ~ ~ ~ ~
7h00
Ils marchaient depuis un petit bout de temps déjà, et la forêt semblait de plus en plus sombre et profonde. Rose restait à côté du petit Robin, qui claquait des dents et tremblait doucement. Elle savait qu'il n'aurait jamais admis avoir peur, alors elle usait de toutes les excuses imaginables pour lui faire la conversation et le rassurer indirectement.
Pourtant, la petite fille n'était pas des plus apaisées non plus ; dans son dos elle sentait peser lourdement le regard de Luna, presque menaçant. Rose n'avait pourtant pas peur de la fille du Boulanger habituellement, mais sans comprendre pourquoi, elle avait comme la certitude que la situation était différente cette fois ci. Peut-être aurait-elle dû aller lui parler, histoire de crever l'abcès, mais Tommy, qui marchait aux côtés de l'adolescente, aurait certainement deviner qu'il y avait anguille sous roche. Ce qui était une bien pitoyable excuse pour éviter la conversation, se reprocha Rose sans toutefois changer d'avis.
Soudain, June, qui guidait la marche, s'arrêta.
"Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda Tommy.
- Elle nous a juste perdu. C'était évident, je ne comprends même pas pourquoi on la suit, railla Luna, sarcastique.
- Non, non, je sais où on est. Mais j'ai cru voir quelque chose bouger.
- Quoi ?? Qu'est ce que tu as vu ? Vous pensez que les loups nous suivent ?
- Mais non, Robin, dit Rose d'une voix apaisante. Il fait jour, il n'y a pas de loup. Ce devait être un lapin, ou juste une ombre.
- Euh, oui, sûrement. J'ai probablement rêvé, désolée... On repart ?
- Non, stop. Avant, je veux savoir pourquoi on te suit et où tu nous emmènes. Je dis pas que je préfères ratisser la forêt comme l'avait suggéré Rose - c'est pas une mauvaise idée, hein, mais ça promet d'être super long - mais je veux quand même savoir ce qu'on fait, là. Et je suis sérieuse.
- Luna a pas tort, hésita June en regardant Rose avec insistance. On peut peut-être leur expliquer...
- C'est toi qui vois.
- Attendez. Rose, tu nous caches un truc ? De quoi elle parle ? demanda Tommy.
- Non, c'est pas Rose, c'est moi... C'est complètement fou, et si je ne vous en ai pas parlé ce matin, c'est parce que j'avais peur que vous refusiez de me croire. Surtout toi, Luna, tu es pas du genre à beaucoup écouter, faire confiance ou ce genre de choses...
- Mais n'importe quoi !
- Pas d'interruptions ! Continue, June, on veut savoir.
- Ok. Donc, je me répètes, c'est un peu dingue, mais le soir, des esprits viennent me voir, et me parlent. Faites pas ces têtes, je vous promets que c'est vrai. C'est... c'est mon "rôle", comme dit Charlotte, à cause de ce qui est écrit sur mon médaillon. Et donc hier soir, les esprits ne sont pas venus, pour la première fois. Sauf deux ; ils prétendaient être les... comment dire... les fantômes de Evan et Titouan.
- Les fantômes de Evan et Titouan ? Et ils seraient venus te voir toi ? Je ne veux pas t'offenser ou quoi, mais Titouan ne t'aimait pas beaucoup, ça paraît surprenant qu'il vienne te parler...
- Je sais, Tommy. Mais peut être que la mort et tout ce qui va avec lui ont fait changer d'avis. En tout cas ils sont venus me voir, et ils m'ont expliqué comment aller à la Caverne. Ils m'ont dit qu'ils essayaient de se racheter des atrocités qu'ils ont commis en étant loups, et qu'ils veulent aider.
- Donc là si je résume, on se balade dans la forêt en suivant la route que t'ont donné nos deux amis morts, coupa Luna. Moi ça me va, on continue ?
- Pas d'autres questions ? demanda Rose. Non ? Super, alors on te suit June.
~ ~ ~ ~ ~ ~
9h30
Ils avaient repris leur marche, et plus le temps passait, plus deux interrogations s'imposaient dans l'esprit de Rose. Premièrement, elle se demandait comment est-ce qu'il était possible que leur forêt d'apparence si petite et si gentille soit en réalité si grande et si sombre, et ensuite, elle ne comprenait pas comment ses pieds parvenaient toujours à avancer alors qu'ils lui faisait si mal. Elle aurait bien voulu s'en plaindre, d'ailleurs, mais le rôle de râleur était monopolisé par Tommy depuis un petit moment déjà.
L'ambiance n'était de toute façon pas des meilleures au sein de leur petite équipe. Robin avait trop peur, ou était trop fatigué, pour desserrer les lèvres, June semblait très concentrée sur le chemin et Rose n'osait pas lui parler de peur de la déranger, et quant à Luna, elle était aussi silencieuse qu'à son habitude, et peut être encore plus intimidante.
Alors Rose avait abandonné l'idée de converser avec ses amis, et elle se contentait de discuter toute seule dans sa tête. Et toute seule dans sa tête, elle ne pouvait s'empêcher de constater les branches derrière eux qui bougeait discrètement pour la énième fois, ou bien l'espèce d'ombre qui semblait encore les avoir dépassé.
Pourtant, ils n'étaient pas suivis ; ils avaient bien pris le temps de s'en assurer avant de pénétrer dans la forêt, et s'étaient immobilisés plusieurs fois depuis leur départ sans que rien ne vienne perturber le silence de la forêt. Ils ne pouvaient pas être suivis, se répéta Rose en tentant de se rassurer. Elle ne devait pas se laisser virer paranoïaque maintenant, alors qu'ils se dirigeaient vers l'antre d'une déesse en colère. Elle aurait tout le temps d'avoir peur une fois sur place.
Justement, June se retourna à cet instant pour murmurer à ses amis : "Je crois qu'on est plus très loin...
- C'est la cinquième fois que tu le dis... râla Tommy. On fait une pause ? J'ai mal aux bras.
- Euh, non. C'est la première fois que je le dis.
- Ah. J'ai du rêver les autres fois, alors.
- Comment est ce que tu peux avoir mal aux bras ? releva Rose. On marche, Tommy. Avec les jambes.
- Ah oui merci, j'avais un doute. Je sais pas pourquoi j'ai mal aux bras. J'ai pas envie d'avoir mal d'abord, c'est pas non plus comme si c'était un choix.
- C'est un débat super intéressant, ça vous dit qu'on fasse vraiment une pause pour que vous continuiez votre conversation ?
- D'accord, Robin, sourit Rose. On fait une pause.
- Pourquoi quand c'est lui qui demande tu acceptes ?
- Mais Tommy, si on t'écoutait toi, on serait rentré mangé des gâteaux à la boulangerie de mon père depuis au moins deux heures, soupira Luna.
- C'est bon les gâteaux, d'abord, se renfrogna le jeune garçon.
Rose ne pouvait pas s'empêcher de se le répéter : l'attitude de son ami aujourd'hui était vraiment bizarre. Normalement, il était plutôt le sage aux bonnes idées, mais là, cet air irresponsable et geignard ne lui correspondait pas du tout. Certes, il était plus drôle ainsi, sauf que ce n'était pas lui.
Décidée à comprendre ce qu'il lui prenait, Rose l'attrapa par le bras et l'emmena à l'écart : "Pourquoi est ce que tu te comportes comme Titouan ?
- Quoi ?!
- Depuis ce matin tu te plains, tu fais des blagues, tu joues à l'idiot. Tu te comportes comme Titouan. Pourquoi ?
- Mais parce que j'ai peur, Rosie. Titouan n'est... n'était pas très malin, mais au moins il n'avait peur de rien. J'essaie d'être comme lui, d'avoir plus d'assurance.
- Tu sais que c'est vraiment nulle, comme idée ?
- Peut être, mais au moins ça fait rire Robin. Et j'aime mieux le Robin qui rie nerveusement que le Robin qui tremble de peur.
- C'est vrai. Mais Tommy... on va arriver à la Caverne. On a besoin de toi.
- Je sais. Je suis là.
~ ~ ~ ~ ~ ~
11h00
Ça avait brisé le cœur de Rose de devoir annoncer la fin de la pause à Robin, mais ils étaient finalement reparti. Ils avaient marché encore un peu, et puis avaient débouché dans une clairière : June n'avait pas menti.
Sauf que dans la clairière, pas de grotte, pas de caverne, rien. Juste des arbres et des rochers. C'était vraiment décevant, et Rose ne voulait pas croiser le regard de ses amis. C'était elle qui les avait entraînés là dedans, et pour apparemment rien. Ils devaient la détester.
Honteuse, elle s'approcha d'un grand roc ovale. Il possédait un renflement au centre, couvert de mousse, et semblait faire partie du décor depuis des lustres. En l'observant, Rose fut assez étonnée ; le rocher avait la même forme que leurs médaillons. Certaines éraflures sur la gauche, qui pouvaient paraître aléatoires, correspondaient exactement aux motifs qui ornaient son pendentif, et même les couleurs, plus claires en bas que sur le haut, étaient semblables. Rose s'approcha du renflement, dont la position était encore exactement la même sur le roc que sur son médaillon, et gratta la mousse qui le recouvrait. Dessous, des runes étaient gravés, et Rose n'eut pas besoin de vérifier autour de son cou pour constater qu'encore une fois, c'était pareil.
La petite fille s'empressa d'appeler ses amis pour leur faire part de sa découverte : elle avait trouver un médaillon géant au beau milieu de la jungle ! Les cinq jeunes tentèrent alors de déplacer la pierre, de la soulever, de la pousser, et même de l'ouvrir pour voir si une inscription similaire aux leurs n'était pas gravée à l'intérieur, mais rien n'y fit : le rocher ne bougea pas d'un pouce.
"Rose, viens voir, finit par appeler Luna qui étudiait le renflement.
- Oui ?
- Regarde là : les runes sont en effet les mêmes que sur nos médaillons, mais en plus grand, d'accord ?
- Oui, c'est ce que je vous ai montré, et donc ?
- Regarde celle du milieu, qui ressemble un peu à un oméga. Contrairement aux autres, si tu la touches, elle n'a pas été gravée de façon... comment dire... de façon continue. Il y a des irrégularités là, et là, par exemple. Et si on enlève toute la mousse à l'intérieur, je pense qu'il y a une sorte de creux. Comme pour placer un objet. Tu voix où je veux en venir ?
- Euh... non, pas du tout, répondit Rose d'une petite voix. Sous le regard perçant de Luna, elle ne parvenait pas à réfléchir, et elle avait un mal fou à se concentrer sur les mots de son amie. Pire, elle s'était mise à rougir.
- C'est pas grave. Ce que je veux dire, c'est que le creux a la même taille que nos médaillons. On devrait tenter d'en placer un.
- Euh, oui. Oui, on peut faire ça.
- À toi l'honneur, alors, lui répondit la jeune fille en souriant.
Rose termina de débarrasser la roche de sa mousse, prit son pendentif et le plaça délicatement dans le creux que lui avait désigné Luna. Au début, rien ne se passa, et elle allait s'éloigner quand un grondement se fit entendre.
Lentement, l'énorme rocher que les cinq enfants n'avaient pu déplacer se mit à pivoter, révélant un escalier tortueux qui s'enfonçait dans les profondeurs.
- Et maintenant, on fait quoi ? demanda Rose.
- Maintenant, on descend, répondit Tommy en s'avançant vers la première marche.
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