Partie trois

Depuis lors, le quotidien de Samaël s'était considérablement amélioré. Il était libre de ses mouvements et cette liberté, à la saveur délectable, l'accompagnait au moindre de ses pas. Vivre libre n'était pas un mythe à ses yeux, il l'avait été à l'instant où il avait assassiné ses frères d'arme, puis lorsque les ruines jaguarianes s'étaient écroulées sur son corps mutilé.

Cette fois, la différence ne faisait plus aucun doute. Samaël déambulait avec un sentiment étrange, impalpable, qui comblait son cœur sans qu'il n'ose en faire l'aveu. Les Jaguarians le dévisagèrent, bien sûr, observèrent avec un mélange de curiosité et de crainte cette silhouette imposante et pour le moins inhabituelle. Personne ne tenta d'attenter à la vie de l'invité du roi, ses sujets lui témoignaient un respect étrange, incompréhensible. Jamais l'ancien monslave n'avait connu pareil sentiment. Il revivait, goûtait à la liberté véritable dans l'antre de la cité prospère d'une espèce que tous croyait éteinte depuis des siècles.

Une sorte de quotidien s'installa et, là encore, Samaël découvrait le véritable sens de ce terme. Se réveiller dans une chambre calme, paisible, ne plus courir de danger à chaque instant de sa cruelle existence, il ne réalisait pas l'ampleur du soulagement que cela lui procurait. Le dôme qui englobait la cité semblait le préserver de pire, de lui-même, comme si les montagnes de Lovina veillaient sur cette part quasi démoniaque et que la corne de Sigma avait rendu impossible le passage d'une telle impureté. Samaël existait loin de ses tourments, loin de cette vie qui n'avait jamais eu le privilège d'en être une.

— Ta promenade est agréable ?

L'ancien monslave ne sursauta pas et cacha à merveille la surprise qui s'éprenait de lui. À quelques pas de lui se tenait le roi de Jaguarys en personne, Samaël n'avait guère besoin de se retourner pour en avoir la certitude. Il imaginait la beauté solaire du monarque sans bouger le moindre muscle.

— Votre cité est magnifique, avoua-t-il, sans se retourner.

— Elle a pourtant bien failli sombrer dans l'oubli. Ma civilisation a été au bord de l'extinction autrefois.

Kel-Cha arriva à sa hauteur et lui adressa un sourire discret. Il invita muettement son invité d'honneur à lui emboîter le pas. Ils marchèrent côte à côte, sans un mot. Samaël n'osait demander comment les Jaguarians avaient-ils pu échapper aux chasseurs qui les traquaient comme des bêtes, comment cet endroit n'avait jamais été trouvé par nul de ces humains durant des siècles. Pourtant, il ne souhaita pas abuser de la générosité de celui qu'il lui proposait l'asile.

— Combien de temps puis-je rester ? Soyez sincère, je suis un poids pour votre société fleurissante, dites-moi sincèrement le fond de votre pensée.

— Inutile de me le demander, j'aurais été sincère quoi qu'il arrive.

— Combien de temps ? insista Samaël, sans lui adresser un regard, fuyant consciencieusement tout contact visuel.

— Autant que vous le souhaiteriez. Vous êtes libre de rester ou de partir.

L'ancien Chasseur de nuit se mordit l'intérieur de la bouche. Quel était l'intolérable défaut dont faisait preuve le souverain ? De la bêtise ? De l'aveuglement ? Il ne saurait en déterminer la cause, mais il se sentait comme fébrile face à ces brèves paroles, étrangement démuni. Il n'était pas habitué à s'entretenir courtoisement avec un homme sans autre motif, ni même à se promener tranquillement dans les rues d'un tel paradis terrestre. Cela lui était nouveau, comme issu d'un autre monde.

Kel s'assit sur un banc installé entre les hautes bâtisses de Jaguarys. L'endroit était calme en cette fin d'après-midi, mais Samaël releva le respect et l'affection que vouaient ses sujets à leur roi. Plusieurs d'entre eux s'arrêtèrent quelques instants pour lancer, comme s'ils s'adressaient à un simple seigneur et non à un roi :

— C'est une belle journée, mon roi !

— Nous espérons vous y revoir bientôt !

Devant la moue dubitative de Samaël, Kel-Cha se justifia, sur le ton de la confidence :

— Je préfère être respecté que craint.

— Là-dessus, vous êtes bien différents de votre frère !

— Anoth-Cha a toujours été le plus... caractériel de nous deux.

— Et vous le plus sage. Il aurait eu vite fait de foutre le feu à tout ce joyeux monde.

— Tu exagères, souffla le roi, sans relever le langage pour le moins grossier de l'ancien monslave.

Leurs bras se frôlaient presque et une brise agréable s'emmêlaient dans les cheveux bicolores de Samaël. Il s'imaginait, dans la quiétude de cet instant, les hurlements dont sa vie était faite, les températures glaciales des montagnes. Et dire qu'un endroit existait, qu'il était sûrement à proximité des dizaines et des dizaines de fois au cours de son errance. C'en était presque déloyal !

— Je n'aurais jamais cru qu'un tel endroit existait, dit Samaël, une phrase qu'il n'aurait jamais cru un jour être sienne.

— Notre survie repose sur le fait que les humains ignorent son existence.

— C'est tellement... différent de ce à quoi je suis habitué.

— C'est peut-être ce dont tu as besoin.

Le masque qui couvrait les traits de Samaël se fendit et un trouble infini s'éprit de son visage. La quintessence de son humanité à la surface de son être meurtri. Du coin de l'œil, Kel guetta la tourmente qu'il avait lui-même provoqué. Il comprenait mieux que quiconque les pensées qui s'acharnaient dans l'esprit de son interlocuteur et cela ne s'expliquait pas. Une sorte d'instinct, de certitude absolue que l'homme-bête ne savait nommer. L'autre concéda, d'une voix grave et sourde :

— Peut-être bien.

— Ne gâche pas cette chance.

— Non. Non, aucun risque.

Il mentait, c'était évident ! Bien sûr qu'il restait des risques, des risques énormes, des risques caractérisés par sa présence dérangeante dans ce cocon bienfaiteur. Si Jaguarys prenait l'allure du territoire de sa rédemption, celui que la cité avait aimablement accueilli restait instable, torturé, savamment imparfait. Une personnalité complexe découpée en mille morceaux, en parts distinctes qui ne cessaient de se contredire. Pourtant, Samaël avait le désir d'y croire au ventre, cela lui prenait les tripes et il le souhaitait plus que tout au monde. Cette volonté était presque folle, mais une démence pure, douce, abstraite et louable.

— Faut dire que ça m'change des montagnes, rien que le climat est plus...

— Agréable ?

— Oui, agréable. Je pense que je devrais vous haïr pour garder égoïstement pour vous un tel endroit.

— Nous n'avons pas le choix.

— Je n'ai pas dit que je vous haïssais, simplement que je le devrais sans doute.

— Tu m'en vois rassuré.

Le sourire qui flottait distraitement aux lèvres de Kel s'épanouit lorsque les orbes de Samaël rencontrèrent les siennes. Une sorte d'hilarité s'empara de lui et il pouffa gaiement, comme l'enfant que son corps traduisait, mais que son âme avait depuis longtemps cessé d'être. Il avait lu, dans les yeux orangés et d'une stupéfiante beauté, une sorte d'apaisement. Kel venait, sans le vouloir, d'apposer un cataplasme qui soulageait les maux de son aîné. Il en tirait une fierté grandissante et une joie honnête. Sous ses yeux, dans la lueur immobile du jour qui déclinait lentement, Samaël paraissait moins braqué. Il avait abandonné une part de son attitude détestable, cette ironie lui collait encore à la peau, mais elle faisait partie intégrante de sa personnalité, à n'en pas douter. Le roi se mit à imaginer quel genre d'homme aurait fait son invité s'il avait toujours vécu ici, à ses côtés ? Il aurait été un être foncièrement bon, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute.

— Alors tu ne me hais pas ? insista Kel, tirant sur la corde que son homologue avait laissé pendre par inadvertance.

— Croyez-moi, j'en suis le premier étonné.

— Je suis le frère d'Anoth, la raison est suffisante pour que tu ne puisses me haïr. Tu ne peux pas détester ton bienfaiteur.

— C'est ce que vous êtes, mon bienfaiteur, dit Samaël, insistant sur le terme qu'il considérait comme étrange, comme dénué de sens jusqu'à aujourd'hui, le ton emprunté s'accordant à la raillerie.

— Uniquement si tu veux que je le sois.

— Cela ou toute autre chose ?

Le regard de Samaël se fit plus lubrique, une lueur que son interlocuteur n'avait jamais perçue dans ses multiples œillades. Le sous-entendu était net, presque dérangeant, et son auteur s'en amusait très ouvertement, un fin sourire ébauchant son esprit de badinage au creux de ses lèvres.

Kel-Cha venait de perdre à son propre jeu et il se maudit pour sa crédulité. Il avait vu le piège se refermer sur lui et n'avait pu se détacher de la joute verbale qui l'amadouait. Pas de doute, ce Samaël ne manquait pas d'audace.

Ce dernier se délecta de la légère rougeur qu'il devinait sous le pelage brun qui couvrait l'épiderme de Jaguarian. L'autre ne put détacher son regard de cette pudeur, de cette vulnérabilité qui s'exprimait avec tant de discrétion.

— Très bien, tu as gagné et j'ai perdu, cesse de me dévisager de manière aussi... inconvenante maintenant.

— Ce n'est pas un jeu.

— Justement !

Samaël aimait le voir se dépêtrer tant bien que mal, perdre le contrôle des événements. Il y était bien peu habitué, le roi portait une marque sur toutes les décisions de la cité et voilà qu'un homme, presque un inconnu, parvenait à le déstabiliser. L'ancien monslave laissa s'installer un bref silence, un mutisme qui en disait long, bien plus encore que leurs vaines paroles. Leurs genoux s'effleuraient et Kel ne pouvait détacher son attention de ce contact volé. Son interlocuteur ignorait à quel point sa silhouette singulière et unique hantait ses réflexions. Il ne parvenait guère à s'en défaire et, comme toute chose qui échappait à sa volonté, il s'en sentait effrayé, presque démuni. Aucun dieux d'Alysia n'aurait pu concevoir deux êtres plus différents, alors pourquoi ? Kel se serait giflé si ce geste n'avait pas attiré l'attention sur lui.

— Je voulais vous remercier, articula Samaël, comme si ces paroles lui coûtaient.

— Arrête de te jouer de moi ! pesta Kel, que l'attitude supposément nonchalante de son vis-à-vis mettait au supplice.

— Je ne joue pas ! se scandalisa l'autre.

Encore une fois, à l'image de chacune de leurs rencontres volées, de leurs discussions avortées, le ton montait. Des joutes verbales que Samaël gagnait toujours. Les rues de Jaguarys se désemplissaient lentement et une odeur de nourriture inonda l'air, l'heure du repas sonnerait bientôt et il serait alors temps de rentrer. Kel le refusait tout en y voyant une chance inédite de salut. Cette conversation était née d'un désir impérieux et inévitable, il en ressentait comme un besoin aussi fou qu'injustifié, mais elle l'enfonçait encore davantage dans de puissantes et nébuleuses émotions. Il n'était plus maître de rien, à l'exception de cette magnifique cité baignée d'une lumière vespérale.

Il soupira plutôt bruyamment, un comportement indigne de son statut, mais qui permet à son homologue de comprendre une part de cette lassitude. Le visage de Samaël se fendit d'incompréhension. Lui qui avait si peu l'habitude de côtoyer des humains pour d'autres raisons que pour les tailler en pièces ne pouvait déduire quelles émotions gravitaient autour du cœur du monarque. Lui-même peinait à comprendre et accepter les siennes, le reste lui paraissait inaccessible.

— Je suis désolé de vous avoir causé de la peine. Merci pour votre accueil, merci de m'avoir ouvert les portes de votre cité, je n'aurais pas vécu en vain après l'avoir découverte. J'aurais au moins vécu pour ça !

La dernière phrase fut prononcée sur le ton de la plaisanterie. Une plaisanterie à laquelle Kel ne fut pas sensible. Il se maudissait pour la moue déçue qu'il emprunta et pour cette attitude d'enfant gâté. Un enfant gâté qui s'entichait d'un homme qui, deux semaines plus tôt, n'était guère plus qu'un inconnu, une menace pour la prospérité de ses sujets. Quelle déraisonnable folie !

— Tu pars donc.

— Je n'ai pas de véritable raison de rester, si ce n'est profiter de tout ça. Je ne le mérite pas.

— Tu as une bonne raison de rester, le reprit le Jaguarian, avec insistance.

Samaël coula un regard étonné sur l'intéressé. Il devinait dans les yeux de Kel une supplique qu'il ne s'était jamais autorisé à partager. Pourquoi se permettait-il de telles libertés ? Peut-être parce que, aux côtés de ce criminel, il n'était plus souverain, simplement un être doué d'émotions et d'une immense sensibilité. Un bon roi, un grand homme.

Samaël le sentait à fleur de peau, comme au bord des larmes, et il ne comprit pas ce que cela pouvait signifier. L'écho l'interpela soudain, le reflet de ses propres sentiments, une brusque réaction. La folie se tut véritablement, pour la première fois depuis bien longtemps. Il inspira l'air de ses poumons, s'arma d'un courage inconscient, dénoté de pensées parasites et mortelles, et esquissa un geste. Un premier geste en direction de Kel qui se tendit, mais ne tenta pas de s'y soustraire. La main pâle du monstre atteignit la joue du roi et il caressa presque tendrement l'épiderme, presque plus surpris par cette attention que celui auquel elle était adressée.

— C'est ce que tu penses ?

La parole joignait l'acte et les pensées de Kel ne formèrent bientôt plus qu'un amas indiscernable. Ses oreilles bourdonnaient, il n'entendait plus que le souffle de Samaël sur son visage, l'écho de ses dires y résonnait encore. La paume était ferme sur sa joue rebondie, une caresse véritable, un contact qu'il ne saurait nier et qui le mettait aux émois. Sa respiration mourut au creux de ses lèvres et il cligna des yeux, comme pour ne pas succomber à cette osmose.

— O-Oui.

Samaël sourit face à ce manque d'assurance regrettable pour un monarque. Kel n'eut pas à cœur de le réprimander, craignant que cela n'interrompe l'attention que son aîné lui portait. Le dos des doigts de celui-ci s'attardèrent sur sa joue, la roche incrustée sur ceux-ci raclant les poils sans le blesser. Les cheveux du Jaguarian étaient semblables à des flammes exposés aux lueurs changeantes du crépuscule. Celui-ci se sentait sombrer, plongé au cœur d'un délicieux supplice

Samaël n'était plus si sûr de sa décision, peut-être même l'avait-il annoncée simplement pour pousser Kel dans ses retranchements. Son expression lui prouvait que sa victoire ne faisait pas l'ombre d'un doute, il en aurait tiré un certain plaisir s'il avait été épargné par le fléau qui les ravageait tous deux.

Kel se tira du charme irradié par les orbes brûlants de l'ancien monslave et se dégageant son violence. Il se saisit de la main qui avait su faire preuve de tant de douceur, une main qui avait davantage tué que procuré un tel plaisir, la serra entre ses doigts dans un ultime sursaut d'hésitation. Dans les nuances vermeilles et dansantes qui se mélangeaient avec le vert vif du dôme protecteur, l'allure du monarque côtoyait le divin. Il se leva d'un bond et déclara, d'une voix claire qui dissonait avec l'inconstante de ses pensées :

— Suivez-moi, nous ne pouvons pas rester ici !

Le roi des Jaguarians entraîna à sa suite le diable en personne. Le diable qui voyait naître un tout autre visage. Après tout, Samaël n'était-il pas l'ange déchu, le plus beau d'entre tous, la tentation incarnée, un être à la noirceur séductrice ?


Une troisième et avant-dernière (antépénultième comme dirait une certaine @tcxxiv ) partie de cette courte fanfiction. Je tisse les liens d'une relation sur le point d'évoluer. Le format (fiction courte) m'a forcé à rendre très compact l'ensemble et l'évolution de leur relation. J'espère cependant que ça reste vraisemblable et réaliste et que, en général, la tournure qu'a pris cette ébauche d'intrigue vous a plu ! 

Comme vous le savez peut-être, la communauté des Légenfans est assez mal représentée sur Wattpad. Alors, si vous passez par là et que vous lisez ces lignes, n'hésitez pas à partager cette fanfiction aux potentiels intéressés, vous me serez d'une aide immense et je vous en serais extrêmement reconnaissante :3

Je vous dis à la semaine prochaine pour la fin !

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