Partie deux

Samaël masquait difficilement l'euphorie qui s'éprenait de son être. Il était complètement guéri de la maladie qui l'avait terrassé pendant des jours, mais la sensibilité qui étreignait son corps lui fit craindre le pire. Était-ce une séquelle de la fièvre qui l'avait fait délirer durant des heures ?

Il détaillait les couloirs avec un intérêt véritable. Il masquait à merveille cette curiosité toute naturelle, empruntant une expression détachée, presque nonchalante, à un rien de l'insolence. Une signature qu'il avait confectionnée au cours des années et qui s'avérait des plus utiles.

Les murs étaient nus, mais de couleurs diverses. Samaël remarqua immédiatement l'absence de fenêtres. Se trouvait-il dans un souterrain ? Ou bien ses geôliers avaient-ils pris soin de faire disparaître tout espoir de liberté. Une fois encore, l'ancien monslave voyait sa chère liberté maltraitée, piétinée, injuriée. Il ne saurait le supporter.

Il planta ses pieds dans le sol et, l'instant d'après, le garde jaguarian qui le menait gentiment en un lieu dont son prisonnier ignorait tout, se retournait, une expression courroucée imprégnant ses traits bestiaux :

— Pas d'entourloupe ! Avance, nous n'avons pas de temps à perdre !

— Je ne ferai pas un pas de plus avant que tu ne m'aies pas dit clairement où tu m'emmènes. Et accessoirement où je suis, ça m'arrangerait ! gronda Samaël, entre ses dents.

— Pas question ! Non, mais pour qui te prends-tu ?

Les deux êtres se défièrent. Malgré la lance du garde, l'ancien Chasseur de Nuit était certain de l'emporter sans le moindre effort. Un seul jaguarian l'escortait, ses geôliers le sous-estimaient-ils à ce point ? C'en était presque risible ! Un sourire mauvais, un sourire qui ne laissait rien présager de bon, se dessina sur les lèvres fines de Samaël. Ses yeux luisaient d'une lueur dangereuse et la folie, évadée de sa cage elle aussi, était sur le point d'obtenir ce qu'elle souhaitait le plus : s'enivrer du sang de ses victimes :

— Très bien, je t'aurais prévenu.

Accompagnant la parole, les roches qui couvraient son corps formèrent deux longues armes. L'étonnement et la peur s'inscrivirent sur le visage du malheureux, mais il ne battit pas en retraite. L'avantage de la malédiction qui s'était abattue sur Samaël résidait en cet atout majeur : il n'avait guère besoin de poignard, son corps était une arme à lui seul. Il attendait désormais que le garde vienne faire don de sa vie sur la lame tranchante qui s'était modelée, fuselée, taillée, depuis son avant-bras. L'exaltation anéantissait le moindre remord et il se délectait de ce qui allait suivre.

— Cessez immédiatement ! scanda une voix féroce, tirant Samaël de la folie meurtrière dans laquelle il s'était noyé.

Kel-Cha se dressait à quelques pas, une rage sourde côtoyant le choc de surprendre ce qu'il venait d'interrompre. Il apparut comme à travers un songe, tirant instantanément l'ancien monslave des griffes de sa démence. Il manqua de soupirer de soulagement. La douleur qui irradiait son cerveau venait de le soulager d'un poids immense en disparaissant comme par magie.

Le roi de Jaguarys, dans toute sa splendeur, jeta un regard profondément déçu, blessé même, à celui qui troublait le calme de sa cité. Ses cheveux étaient rassemblés à une natte élégante et ses yeux félins brillaient d'une intelligence saturée d'émotions. Dans sa tunique royale, dans ses plus beaux atours, sa beauté ne saurait être contestée.

Étrangement penaud, Samaël adopta une attitude moins agressive et la pierre retrouva bien sagement sa place initiale sur son corps. Kel-Cha le fusillait du regard et il se sentait comme un enfant pris en faute.

— Vous pouvez nous laisser, je vais l'accompagner moi-même.

— Mais, mon roi, et s'il décide de vous...

— Il ne fera rien s'il tient un temps soit peu à la vie.

Ce qui était loin d'être certain ! Le garde les laissa seuls à contrecœur et le monarque, sans même vérifier que l'intrus suivait son impulsion, prit le chemin des appartements royaux. Samaël lui emboita le pas, n'ayant pas retrouvé son éternelle assurance. Ils n'échangèrent pas une parole avant que Kel ouvre la porte de son bureau et invita implicitement son aîné à y pénétrer. Ce dernier ne se fit pas prier et distingua enfin l'extérieur. Sa respiration mourut à ses lèvres et sa bouche s'ouvrit son l'effet de la surprise.

Sous ses yeux, au-delà de l'épaisse vitre, se dévoilait Jaguarys. Il devinait les habitations dans une architecture riche, mais ancienne, jusqu'à perte de vue. Au centre se dressait une bâtisse en haut de laquelle s'élevait un faisceau de lumière verte. La nuance était identique à celle qui englobait la cité tout entière. Une sorte de barrière protectrice qui conférait à l'ensemble de cette vue un aspect irréel, magique, hors du temps.

— Si j'avais su que la vue de Jaguarys te calmerait, je n'aurais pas tant attendu, sourit Kel, depuis l'imposant bureau derrière lequel il s'était laissé choir.

— Vous avez préféré me garder prisonnier, lança Samaël, pragmatique, mais optant pour le vouvoiement inconsciemment.

— Tu n'es pas mon prisonnier, tempéra l'autre, grimaçant sous cette désagréable impression.

— C'en a pourtant tout l'air !

Un sourire nostalgique, un brin triste, ourla les lèvres de Kel, attirant le regard de son homologue. Ses yeux jaunes se perdirent dans l'immensité d'un souvenir précieux qu'il partageait gracieusement avec son invité d'exception :

— Tu es mon invité.

— Vous ne me le ferez pas gober !

— Tu réagis exactement comme Anoth-Cha.

Le sang de Samaël ne fit qu'un tour : Anoth-Cha, le nom dont ce curieux jaguarian avait affublé Gryfenfer. Il se tendit nettement et Kel sut qu'il venait d'attiser sa curiosité, même au travers du voile de ses pensées teintées de mélancolie.

— Il... Il a réussi à vous retrouver ?

— Oui, il y a de cela quelques mois, nous l'avons retrouvé, lui et ses amis, dans un piteux état. Ils s'étaient perdus dans les montagnes de Lovina en quête de notre refuge.

— Comment se fait-il que personne ne l'est trouvé depuis des siècles ? s'enquit Samaël, sur un ton qui ne laissait suggérer aucune pirouette.

— Je te le dirais uniquement si tu acceptes de me conter ce que tu sais de mon frère.

Samaël serra les dents. Il haïssait les ordres, il haïssait avoir à s'y conformer bien sagement, enfermé dans ce bureau de pacotille. Pourtant, il lisait dans l'attitude de ce roi une singulière vulnérabilité Comme si, derrière ses airs de souverain, se cachait un être terrassé par la vie. L'ancien monslave savait qu'il n'aurait aucun mal à arracher son cœur encore battant de sa poitrine déchirée. Il rejeta pourtant cette idée avec une répulsion qui l'étonna. Comment diable pouvait-il songer à pareille chose ? Kel ne lui inspirait pas un comportement aussi bestial, aussi... inhumain. Samaël se maudit pour voir naître en son sein de telles réflexions.

— Ce que j'ai à vous dire ne vous plaira pas, grogna-t-il, de mauvaise foi.

— Mon frère n'a jamais accepté que je le questionne.

— Il est reparti ? demanda le plus âgé, avec une pointe de déception dans la voix.

— Oui, avec sa nouvelle famille.

Nouveau sourire triste, comme si on lui déchirait le cœur en deux parties bien distinctes. Samaël serra les dents et pria pour que l'humanité qu'il avait crue disparue depuis tant d'années lui épargne cette affligeante sentimentalité. Il se prêta au jeu et conta tout ce que son interlocuteur souhaitait savoir. Depuis sa chaise, Kel ne l'interrompit à aucun moment, mais une tourmente s'éprenait de ses traits félins. Finalement, lorsque celui qui avait endossé le rôle de grand frère en son absence acheva son discours, le roi murmura, troublé :

— J'ignorais que...

— Qu'un tel enfer existait ?

— Comment me l'imaginer ? s'enquit le Jaguarian, le regard rivé sur le bois massif de son bureau.

— Si cet endroit était l'enfer, alors j'en suis le diable.

Kel-Cha s'immobilisa. Son sang venait de se glacer dans ses veines et il coula un regard fait d'épouvantes sur la silhouette de Samaël. Il n'avait pas pris place sur la chaise disponible, mais se jouait de la supériorité que lui conférait cet écart significatif de taille. L'ancien monslave se demanda, au terme d'une réflexion désuète, quel genre d'homme avait été le roi. Il avait devant lui un enfant, le même qu'il était devenu, et son imagination gommait sans mal les détails. Il imagina une stature moins enfantine, une assurance affirmée, une musculature plus dessinée, et l'allure féline de ses pairs. Animal jusque dans la queue qui s'agitait au gré de ses émotions.

— Ne faites pas cette tête, je plaisante !

— Très drôle, bougonna Kel, qui n'appréciait visiblement pas la plaisanterie.

Samaël avait volontairement occulté tout un pan de la vie de Gryfenfer, un pan trop proche de la sienne pour qu'il n'y fasse pas allusion, or il refusait que cet homme découvre quel monstre il était. Il en avait suffisamment vu !

— Que t'est-il arrivé ? renchérit le Jaguarian, comme s'il venait de démêler ses pensées en un regard.

— Rien qui vous intéresse.

— J'insiste. Tu as sauvé la vie de mon frère, tu mérites mon respect et j'aimerais connaître l'homme que je dois remercier.

— Croyez-moi, si je vous en dis trop, vous n'aurez plus la moindre envie de me remercier.

Samaël s'était considérablement tassé, comme incapable de supporter le poids de ses péchés. Le regard attentif de Kel ne put l'éviter et il patienta, une pointe de déception bien visible à la surface de ses yeux aux pupilles verticales. Bien plus rapidement qu'il ne l'aurait cru possible, l'ancien monslave capitula et débita, d'une voix à la fois douloureuse et curieusement détachée :

— J'étais un meurtrier. J'ai tué bien plus de gens que vous ne sauriez en compter. Des dizaines, des centaines, peut-être même des milliers ! Le combat de Dasyatis m'avait laissé un fléau, un fléau auquel je n'ai jamais réussi à me soustraire. Un fléau qui, aujourd'hui encore, n'a pas entièrement disparu.

— Je... Je vois... balbutia Kel.

Samaël eut une sorte de ricanement. Pourquoi avait-il osé croire que cet homme était différent des autres ? Quel idiot !

— Le poison inoculé par ses tentacules en est la raison. Je ne suis pas encore assez inconscient pour ne plus l'admettre : je suis fou, ô mon roi, et je n'attends pas votre clémence. Eloignez-moi de votre paisible cité avant qu'il m'en prenne l'envie de la détruire.

— Tu... Tu cherches à m'effrayer, releva le monarque, après un instant de terreur indescriptible. Pourquoi ?

Samaël grinça des dents. Il passa une main dans ses cheveux avant de pincer l'arête de son nez. La douleur ne le quitterait donc jamais ? Elle précipitait les choses, l'encourageant à dérober la vie et il n'était pas en mesure de lutter. La pulpe de son doigt effleura la roche de son visage, elle qui dévorait ses traits et le conférait cette apparence monstrueuse. Il fuyait consciemment le regard scrutateur de cet inconnu, de celui qui aurait dû rester un simple inconnu.

— C'est une mise en garde, articula-t-il, chassant de son mieux la migraine qui le terrassait.

— Mes médecins t'ont pourtant guéri, murmura Kel, l'attention portée sur la grimace de douleur figée sur les traits de son dangereux invité.

— Vos médecins, aussi bons soient-ils, et ils sont sans doute meilleurs que tous ceux que j'ai eu le malheur de rencontrer, ne peuvent rien faire contre cette douleur-là.

Il ignorait comment ce lieu était resté intact durant des siècles, comment aucun humain n'était parvenu à mettre la main dessus, mais il était persuadé que ce dôme il était pour quelque chose. Sa conscience lui hurlait de quitter ce refuge et d'affronter à nouveau les températures glaciales des montagnes de Lovina. Il ne méritait guère autre privilège.

— Vous devriez me craindre.

— Ai-je une raison ?

— Oui, ma présence menace la vie de vos sujets.

— Cela, ce n'est pas à toi d'en décider.

Ils s'affrontèrent du regard, mais la migraine entraîna les résistances d'ordinaire exceptionnelles de Samaël qui jura entre ses dents.

— Tu devrais te reposer, énonça Kel, avec la douceur d'un monarque patient et brave.

— Vous êtes... pareils !

— Pardon ?

— Vous êtes pareil que cet enfoiré de Gryfenfer ! Une vraie mule !

En vérité, Samaël songeait que la fragilité qu'il lisait dans les gestes de son homologue était bien celle de son frère d'arme, son frère de cœur, à son arrivée dans l'écurie du Seigneur Menthos. Une mauviette ! Gryfenfer avait ensuite subi un rude entraînement qui l'avait endurci et qui avait fait de lui un monslave accompli, un tueur aux redoutables atouts. Kel n'avait pas fait les frais d'une telle cruauté, mais gouvernait cette cité depuis son plus jeune âge. Sa vulnérabilité cachait bien plus qu'une simple faiblesse, Samaël en était intimement persuadé.

— Je vais faire comme si je n'avais rien entendu.

— Si je vous insulte, vous me mettez à la porte ?

— Je te déconseille d'essayer !

— Oh, vous me le déconseillez ?

Un sourire engageant fleuri au creux des lèvres de l'ancien monslave. Un rictus qui devient vite une grimace. Kel se leva, l'or de sa parure réfléchissant les rayons du soleil, lui conférant une allure quasi divine. Il arriva à la hauteur de Samaël, puis atteignit la porte et l'ouvrit.

— Vous me mettez à la porte ?

— Je t'enjoins d'aller vous reposer. Je ne voudrais pas d'un massacre.

— Vous allez encore m'enfermer, pourquoi ?

— Je pourrais être tenté si tu ne m'obéis pas.

Samaël marcha jusqu'au seuil de la porte, mais ne le franchit, par pur esprit de provocation. La douleur ne lui ôterait au moins pas cette touche de caractère personnelle.

— Je vous ai demandé de me faire sortir d'ici.

— Tu me le demandes parce que tu es certain de représenter une menace pour mon peuple.

— Et c'est le cas !

— Tu as sauvé mon frère et ce, de multiples manières. C'est à mes yeux la preuve suffisante qu'il existe une conscience en toi, une humanité que tu refuses d'admettre. J'ai confiance en cette part, même infime, ne me le fait pas regretter.

Il n'y avait pas d'amertume dans ses dires, seulement un subtil espoir qui chamboula les acquis de Samaël. Qui était ce roi pour lui accorder sa confiance ? Le choc qu'il ressentit fut immense et il peina à n'en rien laisser paraître. Son visage demeura de marbre sous le regard attentif de son interlocuteur. Kel était proche comme pour souligner ses paroles, et aucune peur n'irradiait de ses prunelles. Seulement un espoir, et une once de doute.

— Est-ce que je suis libre de mes mouvements ?

Kel, de ses crocs, se mordit la lèvre inférieure, ébranlé par une légère, mais tenace hésitation. La supplique silencieuse qu'il lut dans le regard fascinant de Samaël l'acheva :

— Accordé !





Partie un peu plus longue qui contient, notamment, la première vraie altercation de nos deux protagonistes. J'espère que leurs petites joutes verbales vous auront plu autant qu'à moi ! 

Pas d'illustration cette fois, mais je vais essayer d'en faire une prochainement. Je ne promets rien, mais je peux tenter le coup ;3


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