~ 5 ~
Deux mois plus tard
Je ressors du vingt-cinquième rendez-vous avec le docteur Shell. Depuis que nous avons commencé ces discussions, je suis moins présente.
Petit à petit, les souvenirs que je retenais me sont revenus. À travers moi, Emmanuel vivait une vie simple et heureuse, sans souvenirs de son douloureux passé. Mais à présent, je sens la douleur me revenir, quand les flashs de mémoire me cueille.
Je me souviens d'hommes imposants, venus brutaliser le père d'Emmanuel, lui réclamant l'argent qu'il n'avait pas.
Puis je revis avec violence les coups que son père a distribué. Blessé à son orgueil, abîmé par la vie, il avait blessé ceux qu'il disait aimer.
Je revois sa mère se faire couvrir de bleus, sa lèvre ouverte saigner, son corps blessé se recroqueviller de jour en jour.
Je peux l'apercevoir, caché dans une armoire, les hommes imposants revenir et battre ses parents. Ils ont emporté sa mère. Ils ont tués son père sous ses yeux d'enfant. Tremblant, il était resté dissimulé dans l'ombre, au milieu des vêtements, sur ses propres excréments, plusieurs jours durant.
Un matin, la police était venue. Sa mère avait été tuée, elle aussi. Et lui avait été emporté par les services sociaux.
La violence dont il avait été témoin a fracturé son identité.
Il avait huit identités. Il en existait six parmi les moins possessives.
Louise, une dame d'une trentaine d'années, représentait sa mère disparue tragiquement.
Christian, un homme mûr et bagarreur, semblait pouvoir se mesurer à son père et protéger Emmanuel des situations dangereuses.
Emma, une douce artiste, qui passait son temps à lire des livres à l'eau de rose.
Noah, un enfant de quatre ans, sourd et muet. Dès qu'il prenait le contrôle, il s'enfermait dans un endroit exigu comme un placard ou une armoire, se balançant à un rythme qui le calmait.
Calvin, du même âge qu'Emmanuel, se passionnait de la pêche. Fervent catholique pratiquant, il apparaissait chaque dimanche à l'aube et se rendait à l'église. C'était la seule identité qui n'était pas athée.
Robert, soixante-dix ans, avait des douleurs musculaires, peinait à se déplacer. Il était dur de l'oreille et parlait fort. Son vocabulaire était un mélange de patois de campagne et de vieilles expressions.
Ces six identités avaient finit par se dévoiler au docteur Shell et à Emmanuel. Tous avaient fini par faire la paix avec leur hôte, même s'ils surgissaient toujours à certains moments.
Je ne suis pas comme eux. Je pensais être une personne à part entière. À présent, je commence à disparaître. Je le sens.
De plus en plus souvent, je me confonds avec Emmanuel. Il commence à m'accepter, c'est peut-être une bonne chose. Tant que je suis là, je profite de chaque instant. Mais plus le temps passe, plus je me fais à l'idée d'intégrer son existence.
Je ne vais pas vraiment disparaître... seulement changer un peu.
C'est ainsi que j'ai disparue. Emmanuelle a été gommée de notre collectivité.
***
Un mois plus tard
— Doc, je dois vous avouer un truc.
— Qu'y a-t-il, Manu ?
Je rougis. Il n'y a que lui qui sache immédiatement me reconnaître. Mon amie Elisa sait pour notre TDI, mais elle peine à jongler entre nos différentes identités. Elle est la seule au courant, en dehors du Doc, évidemment. Elle à la confiance de toute la collectivité. Nous avons choisi de la mettre dans la confidence.
— Doc, non, Andrew, avant de partir, je devais absolument vous le dire...
Il hausse un sourcil, la tête penchée, la mine interrogatrice. Oh seigneur, qu'il est craquant. Au moins je peux me passer de ces immondes lunettes qui obstruant auparavant ma vue. Emmanuelle est partie il y a un mois. Nous avons gardé sa paire de lunettes, qui ornent notre table de nuit. Parfois, sa timidité naturelle me manque. Bientôt, je la suivrai dans son voyage.
— Oui ? répète-t-il encore.
— Je vous aime, doc. Enfin, je ne compte pas sortir avec vous. Je voulais juste... que vous le sachiez, avant que je m'en aille.
Les yeux hébété, il semble sous le choc. Imperceptiblement, il reprend contenance et me sourit aimablement.
— Tu ne vas pas vraiment disparaître, tu le sais, n'est-ce pas ? En tout cas, merci de me l'avoir dit, bien que je ne puisse répondre à tes sentiments.
— Lucie, hein ? lui demandé-je.
J'éprouve un pincement au coeur, une petite jalousie pure, même si je sais que je ne peux lui en vouloir : il n'aime même pas les hommes, comment pourrait-il être attiré par moi ?
Il hoche la tête, admettant mon hypothèse. Il m'a confié que Lucie était tombée dans un profond coma, dont elle s'est réveillée au bout de deux ans d'attente. Il vit avec elle depuis maintenant cinq ans.
Lucie n'a jamais pu reprendre une vie normale. Alitée et réduite à un état convalescent proche de la déficience, elle ne peut s'occuper d'elle-même.
Andrew et Lucie, fiancés pour le reste de leur vie, ne se sont jamais mariés.
Est-ce égoïste et méchant de ma part d'espérer qu'il retrouve quelqu'un qui saura lui redonner le goût de vivre ?
— Lucie aura toujours besoin de moi. C'est de ma faute, je ne la laisserai pas seule.
— Je comprends. Je ne sais pas comment j'aurais agit à ta place, toutefois... j'espère que tu parviendras à être heureux. Je te souhaite sincèrement tout le bonheur que l'on pourra t'offrir. À présent, je vais devoir te laisser. Je sens que les autres veulent passer du temps à profiter de la vie, eux aussi.
Je lui souris et me lève du canapé beige, où j'ai passé des heures en sa compagnie, ses trois derniers mois.
Au revoir, mon premier et mon dernier amour.
— Manu, attends ! s'exclame Andrew. Merci pour tous ces instants. D'avoir été, tout ce temps, mon ami et mon confident. Sincèrement. Merci.
Il marche dans ma direction et sans crier gare, il m'enveloppe dans ses bras. Je me sens si bien, entouré de son corps chaud et musculeux. Une larme, la dernière que je verserai, m'échappe.
À cet instant, je suis le plus heureux des hommes. Je l'aime, je l'admire et je le remercie.
Adieu, Doc. Mon Andrew.
***
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top