~ 3 ~
Je me sens sonné mais j’ai pu me réveiller, c’est déjà ça. Le docteur penche sa tête vers mon visage, je le repousse et me relève précipitamment.
— Yo, doc !
Agir naturellement, agir naturellement.
Je souris comme Emmanuelle le ferait et prends mes affaires pour prendre la fuite hors de cet hôpital de malheur.
— Attendez, m’ordonne le médecin propret.
— Quoi ?! Vous voulez ma photo ? m'exclamé-je d’une voix grave.
Monsieur blouse blanche hausse un sourcil et sourit du coin des lèvres. Il n’est pas tombé sous le charme d'Emmanuelle quand même, si ?
— C’est bizarre, vous ne souhaitez plus de réponse à votre question ?
— Non. C’était une mauvaise idée de venir ici de toute façon.
— Vous êtes différent.
Je tique. Il sait que je suis un mec ? Mais bien sûr que je suis un mec, triple buse, m’insulté-je mentalement.
— Emmanuel ?
— Manu, le corrigé-je par automatisme, avant de me mordre l’intérieur de ma joue.
— Intéressant… depuis combien de temps existez-vous ?
Je le regarde, un brin abasourdi. Je suis sacrément dans la merde, on dirait. Personne n'a jamais réussi à percer notre mystère, comment le pourrait-il aussi rapidement ?
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, éludé-je en balayant l'air de ma main.
— Vraiment ? s'amuse le médecin. Je vais vous poser une succession de questions, vous devrez y répondre sans y réfléchir, le plus rapidement possible, d'accord ?
— J'y suis obligé ? Qu'est-ce que j'y gagne ?
— Oh, je vous laisserai partir juste après, c'est d'accord ?
Je hoche la tête et me concentre à fond. Je ne dois absolument pas me tromper. Puis l'interrogation commence. Il me pose des questions simples, de plus en plus rapidement.
— Prénom ?
— Emmanuel.
Cette fois ci, je parviens à le donner au complet, comme Emmanuelle l'aurait fait.
— Pointure ?
— Quarante.
— Genre de musique préféré ?
— Hard-rock.
Fuck. Il m'a eut. Il n'est pas non plus obligé de savoir qu'Emmanuelle n'aime que le classique.
— Parfum de glace ?
— Chocolat.
Et il continue une série d'une trentaine de questions, sans discontinuer. À la fin, je suis presque en nage tellement je me concentre sur chacune des réponses. Malgré tout, je demeure trop ponctuel pour parvenir à immiscer mes réflexions : je donne là mes véritables goûts. Cet enfoiré m'a eu.
— Bien, maintenant allongez-vous ici. Ce ne sera pas long.
Je l'écoute et m'installe sur un canapé en cuir beige, encadré d'une fausse plante en pot et d'une table basse.
Monsieur blouse blanche continue de me parler et me demande de fermer les yeux. Exténué, je le fais. Sa voix mélodieuse et calme inspire la détente. Je me sens partir. Je m'endors.
***
Je me réveille en sursaut. Je suis sur un canapé. Le psychiatre m'observe de toute sa hauteur.
— Je me suis évanouie... vous m'avez portée jusqu'ici ?
— Bon retour, m'annonce-t-il avec un sourire amusé.
Je cligne des yeux et me redresse. Combien de temps ai-je dormi ?
— Je vais vous poser une série de questions, répondez-y le plus rapidement possible, sans y réfléchir.
J'acquiesce et il appuie sur son dictaphone, avant de se lancer dans une interminable diction.
— Prénom ?
— Emmanuelle.
— Pointure ?
— 39.
— Genre de musique préféré ?
— Classique.
— Parfum de glace ?
— Fraise.
Il continue sur sa lancée pendant quelques minutes, m'énonçant une série de questions simplissime. Une fois l'interrogatoire passé, il se place devant son ordinateur, en écoutant de nouveau mes réponses.
— Que faites-vous ? le questionné-je.
— Un comparatif. J'ai presque fini, je vais aller l'imprimer.
Il se relève et retourne s'asseoir en face de moi.
— Mais avant cela, commence-t-il, je dois vous parler.
Je hoche la tête avec solennité. Que va-t-il m'apprendre, que je suis bonne à interner ?
— Il semblerait, non, je suis certain à soixante-dix pourcent que vous êtes atteinte de trouble dissociatif de l'identité.
— Trouble dissociatif ? répété-je mollement, sans parvenir à trouver un sens à ses mots.
Le médecin - Andrew Shell, selon le nom inscrit sur la plaque qui orne son bureau que je viens de remarquer, pose sa tête sur son poing en me fixant de ses yeux noisettes.
— Je vais vous expliquer. Lors de vos pertes de connaissances, une identité qui dort en vous prend le contrôle de votre corps. Cela peut paraître effrayant, dit de cette manière, mais ne vous affolez pas. Maintenant que l'on a une piste, que l'on a conscience de votre situation, il sera beaucoup plus facile de vivre en harmonie avec vos différentes identités.
Abasourdie, je l'observe de biais. Est-il devenu fou ? J'aurais trouvé plus plausible qu'on m'annonce une tumeur cancéreuse du cerveau en phase terminale.
— Alors, quoi, des gens vivent en moi, je suis possédée ?
Je réalise soudainement que j'ai dit cette phrase à voix haute, en me levant de ma chaise.
— Non, pas du tout. Asseyez-vous, prenons le temps d'en parler.
Je m'asseois de nouveau et le fixe d'un air dubitatif.
— Vous n'êtes pas possédée, bien que le système soit similaire. Vous avez probablement vécu une expérience traumatisante dans votre passé, plus particulièrement dans votre enfance. Vous souvenez-vous de ces années-là ?
Je n'ose plus le regarder. Ses paroles me troublent trop.
— Je ne me souviens de rien jusqu'à mes huit ans.
— Vos parents ?
— Je suis orpheline.
— Une famille d'accueil ?
— À partir de huit ans. Mais même cette période est assez floue.
Le docteur Shell griffonne encore sur son éternel calepin, sûrement pour ne rien manquer de mes bizarreries.
— Nous creuserons ce sujet plus tard. Vos identités ont dû être créées lors de cette période, prenant successivement votre place. Vous les avez créés involontairement pour vous protéger. Mais si vous le souhaitez, je peux vous permettre d'installer la dialogue entre vous, pour vous donner l'occasion de poser des règles, des limites communes.
Je l'écoute mais je n'entends qu'à moitié ce qu'il me dit. Parce que je comprends qu'il a raison, au fond. Je savais que j'avais un problème. Mais ça, c'est dingue. Je suis complètement détraquée.
— Combien ai-je d'identités ? murmuré-je à mi-voix, pas certaine de vouloir le savoir.
— Je n'en ai aucune idée. En moyenne, les femmes atteinte d'un TDI, pardon, d'un trouble dissociatif de l'identité ont quinze identités. Cette dernière heure, j'ai pu en dénombrer sept chez vous. Peut-être huit, mais je ne suis pas sûr de moi pour cette dernière.
J'ai peut-être huit identités différentes qui se partagent mon corps ?
— Je comprends, vous êtes inquiète. Mais sachez que toutes ces identités ne sont pas dominantes et ne prennent pas le contrôle souvent. Si autant d'identités sont sorties, c'est surtout parce que je vous avais mis sous hypnose. Les patients atteints d'un TDI sont très sensibles à cela.
Nous discutons un peu, le docteur Shell apaise un peu mes craintes, bien que les informations qu'il me donnent le fiche encore plus la frousse. Il décide d'aller imprimer sa fameuse fiche, et part la récupérer dans la pièce d'impression au bout du couloir.
En attendant son retour, j'observe mon portable. J’ai reçu des notifications. Un gars de mon groupe de méthodologie a posté une vidéo sur le groupe Facebook dédié à notre promo. On voit un petit amphithéâtre, la scène filmée depuis le haut des gradins.
Puis soudain, je me vois, postée devant le grand tableau blanc. Je parle avec éloquence, présentant le power point qui défile dans mon dos. Elisa poursuit l’exposé, puis Matthieu. Je conclus notre présentation avec entrain et assurance.
Devant mon portable, les mains tremblantes, je suis abasourdie.
Le docteur revient et me trouve tremblante sur son canapé couleur crème. Le cuir colle à mes cuisses, comme je suis en sueur.
— Emmanuel, que se passe-t-il ?
— Je… je n’aurais jamais fait ça. Vous me disiez la vérité ? murmuré-je.
Je lui désigne mon écran, qu’il attrape. Il relance la vidéo, concentré à l’extrême.
— J'avais une hypothèse, qui semble se vérifier...
— Je suis donc bien atteinte d'un trouble dissociatif ?
— Oui... seulement, je viens de comprendre autre chose.
— Quoi ?
— Vous n'êtes pas l'hôte. Je suis presque sûr que vous êtes une huitième identité.
J'avale ma salive péniblement. Mon monde vient de s'écrouler.
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