Chapitre 5

L’ARMÉE DES ENFERS RÔDE

Chifuyu traça de sa main valide les caractères sous sa peau, grimaça face à la douleur de sa brûlure.

— T’as pas changé de pansement.

Il se tourna vers Baji, qui balançait ses pieds dans le vide. Ils étaient assis sur un muret défoncé, dans un quelconque terrain vague.

Ils assistaient avec le Toman à un règlement de compte entre les Trash Panda et les White Tigers, deux gangs féminins qui se partageaient un territoire en bons termes, jusqu’à ce qu'une nana des Trash parte pour les White. Ou l’inverse, il ne savait plus.

Une bataille pour reprendre une membre de gang, Chifuyu trouvait ça beau, poétique même. Cela lui ferait presque oublier sa douleur.

— T’as pas suivi ce que t’as dit le médecin, continua Baji, l’air grave.

— Ouaip. Pas le temps.

C'était un mensonge, et Baji le savait. Il ne dit pourtant rien, comme si cette discussion l’épuisait déjà.

Pour l’instant, les deux capitaines se jaugeaient sans prononcer un mot. Il regarda celle des Trash Panda, avec ses cheveux bicolores, bien coupés en milieu, dans une ligne invisible.

Chifuyu se demanda si sa vie aurait été différente s’il avait été une femme.

Enfin, un cri de guerre, qui sortit des entrailles de la terre. Les deux gangs se jetèrent dessus, se mêlaient dans une marée humaine de violence, de coups, de sang.

Une jeune fille avec un masque recouvrant tout son visage fracassait une autre au sol.

— C'est bizarre de mettre un masque pour se battre, commenta-t-il pour combler le silence entre eux. Il ne savait pas si Baji était concentré sur la bataille, ou s’il était perdu dans ses pensées ; ça lui arrivait de plus en plus souvent.

— Sanzu met bien un masque.

— Oui, mais c’est pas sur tout le visage. Ça doit être inconfortable pour elle, la pauvre.

— C’est elle qui a choisi sa peine.

— On serait encore potes si j’étais une fille ?

Baji tourna sa tête vers lui, surpris. Chifuyu fit mine de se concentrer sur la bataille.

— Pourquoi tu me sors des conneries du genre “tu m’aimerais encore si j’étais un ver de terre” ?

— Je veux juste savoir, c’est tout.

Une ennemie attrapa la jeune fille au masque par derrière, et lui asséna un puissant coup de poing. Elle tomba au sol et manqua de se faire piétiner par la foule.

— Je crois qu’on serait toujours potes, ouais.

— Dans un autre univers je serais une nana.

— T’as quelque chose à me dire, Chifu ? rit Baji, alors que pour Chifuyu, ce n’était pas drôle du tout. C’était une question très sérieuse.

— Et dans un autre univers, peut-être le même, on se serait pas rencontré.

— Mais ce qui compte, c’est cet univers-là.

— Je peux pas m’empêcher de penser à la possibilité que notre rencontre soit une erreur.

Erreur. Le mot était lancé. La jeune fille au masque se relevait péniblement, en sang.

— Pourquoi une erreur ?

Baji ne semblait pas en colère, mais confus. Il ne pouvait pas lui en vouloir, lui-même ne se comprenait pas, parfois. Souvent.

— J’ai l’impression de t’empêcher de brûler plus fort.

— Brûler ?

— Tu aimes brûler les choses, tenta-t-il avec un sourire.

— Tu m’empêches pas de cramer des trucs, mec.

— Je suis heureux de l’entendre, mais ce que je veux dire…

Il chercha ses mots dans les corps qui se percutaient, dans cette jeune fille sur laquelle on s’acharnait au sol.

— Je crois que je te ralentis.

Baji resta silencieux un instant, balançant ses pieds plus fort au-dessus du vide, cognant contre le muret. Il pouvait sentir sa frustration d’ici.

— Chifuyu, qu’est-ce qui se passe dans ta tête ?

Il ne sut que répondre.

-

Il s’allongea sur son lit, Peke J à ses côtés. Il n'avait toujours pas soigné ses blessures.

On toqua à la porte.

— Mon poussin ? Je peux rentrer ?

— Oui.

Sa mère entra dans la pièce. La fatigue se lisait sur son visage. Elle resta dans l’encadrement de la porte.

— J’entre.

Elle fit un pas, puis s’arrêta de nouveau.

— Comment s’est passée ta journée ? demanda-t-elle, lasse.

— Bien.

— Bien comment ?

— Bien bien.

— C’est bien.

— Oui.

Il caressa de sa main blessée Peke J, qui ronronna.

— Tu suis bien les directives du médecin ?

— Oui.

— Tu as bien changé tes pansements ?

— Oui.

— D’accord. Je pars travailler. Sois sage.

Elle quitta la chambre, sans fermer la porte. Chifuyu fut de nouveau seul avec son chat.

Il pensait envoyer un SMS à Baji, quand son téléphone vibra.

Yo, on sort ?

Ouais, j’arrive

-

L’air frais lui fouetta le visage. Baji râlait parce qu’avec ses cheveux longs, il voyait que dalle, qu'ils se mettaient toujours devant ses yeux quand il y avait du vent.

— T’as pas un élastique à me prêter ?

— Si, tiens.

Chifuyu en avait toujours cinq ou six qui traînaient dans ses poches, qu'il savait qu’il ne reverrait jamais.

— Ça te coûte pas trop cher ?

— Nan, je les vole.

Baji rit. Le cœur de Chifuyu se réchauffa.

— Fais gaffe à pas te faire choper.

Chifuyu ne répondit rien, préféra prendre une grande inspiration d’air sale. Baji l’imita.

La rue dans laquelle ils traînaient était petite et insalubre. Des cadavres de canettes de bière traînaient au sol. Baji tapa dans une, qui roula sur l’asphalte défoncé.

— Pourquoi tu changes pas tes pansements ?

— Hé, préviens avant de poser ce genre de question, j’étais pas prêt !

— T’es jamais prêt pour parler de ça.

Chifuyu se mit à marcher, comme pour fuir la discussion. Baji le suivit. Leurs pas résonnèrent dans le silence de la rue.

— Je te l’ai déjà dit, j’aime la douleur.

— C’est pas ça la vraie raison.

— Tu m’as pourtant traité de maso, une fois.

— Ne change pas de conversation.

Son ton était ferme, et Chifuyu dut se plier à son autorité. Après tout, c’était son capitaine, et il n’était que son second.

— J’ai juste… pas envie, c’est tout, souffla-t-il.

— Tu sais que c’est grave, pourtant.

— Je sais.

— T’as pas peur de perdre ta main ?

— Au pire j’aurais une main bionique de robot, ça serait trop cool.

— Chifuyu, la conversation, rappela Baji.

— Je crois que j’ai peur.

Sa phrase vibra dans l’air, et Baji savait qu'il ne parlait pas de sa main.

— Peur de quoi ?

— De cette marque, de ce monde qui ne nous convient pas. Me prend pas pour un dingue, mais je crois que c’est lié.

Son ami plissa les yeux, pensif. Il le laissa continuer.

— On casse des gueules, on se fait casser la gueule, et puis quoi, après ? L’armée des enfers rôde, qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi partout ? On tourne en rond Baji, et je suis fatigué.

— Tu réfléchis trop, Chifuyu. C’est ton plus gros défaut.

Les paroles de Baji lui donnaient envie de sourire et de pleurer. Comme si c’était aussi simple.

— Pour la marque, continua t-il, on va enquêter ensemble, je te le promets. Je te laisserais pas tomber.

Il ajouta, comme s’il se parlait à lui-même :

— Et non, Chifu, tu ne me ralentis pas. Jamais.

Chifuyu sourit, et tenta d’ignorer son cœur qui battait trop fort. Peut-être que tout n’était pas perdu.

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