Chapitre 2

L’ARMÉE DES ENFERS RÔDE

Baji regarda le tag, exaspéré. 

— Encore ? 

Marqué en gras, à côté d’un slogan anti-capitaliste, le même tag que la dernière fois. Sur la devanture d’un quelconque bar-tabac, le graffiti faisait tâche. Ou au contraire, il était à sa place, dans cette rue trop éclairée, qui irradiait de lumière artificielle. Leur peau luisait, comme des étoiles, des étoiles humaines, mortelles.

L’air était frais et chargé de poussières. Il toussa une fois, pour expulser le gris de ses poumons.

— Hé, t’étouffes pas.

— Peut-être que c’est un cri de ralliement de gang, proposa Chifuyu à bout de souffle, sentant sa paume lui piquer et ses poumons brûler.

— Ça pue.

Sous les lumières brûlantes des lampadaires de la ville, le garçon resplendissait. Ses longs cheveux, noirs comme la nuit dans laquelle ils étaient plongés, étaient bien peignés, bien lavés, bien apprêtés. Tout ça pour une sortie sans sens, dans une rue au hasard, dans l’une des plus grandes villes du monde. Il voulait lui demander pourquoi. 

— Faudrait en parler à Mikey.

— Ça sert à rien si on sait pas qui est derrière tout ça, Chifuyu. 

— On peut mener l’enquête. 

Baji le regarda sans rien dire, ses yeux insondables. Après un moment, il prit la parole, la voix lente, détachée :

— Mener l’enquête ? Ensemble ?

— Oui ! Comme dans les séries qu’on regarde !

Il semblait avoir fait mouche, car il ne dit rien après cela. À la place, il se tourna vers le tag. Et, dans une piètre imitation, passa ses doigts sur les différents caractères.

— Attends, comme ça.

Chifuyu prit sa main dans la sienne, en sang, et accompagna son mouvement. Sa main était douce, avec quelques égratignures qu’il pouvait sentir sous son pouce.

— Pour entendre les mots, tu dois d’abord les comprendre. 

Baji hocha la tête, même si ses sourcils froncés montraient qu'il essayait encore de comprendre.

ARMÉE, que ressens-tu ?

— Une immense tristesse, expliqua Baji, je ressens une armée de solitude.

Chifuyu était surpris, mais il essaya de ne pas le montrer, ce qui échoua lamentablement, car aussitôt Baji lui murmura, peiné :

— C’est pas ce qu’il fallait comprendre ?

— Ce… ce n’est pas ce que j’ai ressenti, mais ton interprétation est toute aussi valide que la mienne. 

— Qu’as-tu compris ? 

— J’ai vu de la violence. Mais toi, tu y as perçu un appel à l’aide. Ça ne peut qu’être lié, d’une façon ou d’une autre. Continuons. 

ENFERS. Le visage de Baji se crispa. 

— Soupe. 

— Quoi ?

— Les enfers, c’est de la soupe. 

RÔDE. Il guetta le visage de son ami, à la recherche de la moindre micro-expression, de la plus petite ridule. 

Mais rien. 

— Rien, répéta Baji. 

— Tu… tu ne vois vraiment rien ? 

Il secoua la tête. Une mèche de cheveux lui gifla la joue. 

— Ce n’est pas grave. Peut-être qu’il n’y a rien à comprendre. 

Il abandonna sa main, et rangea la sienne dans la poche de son survêtement. 

— Bon, on fait quoi, maintenant ?

— On traîne, répondit Baji comme si c’était la finalité de toute chose. Traîner dans les rues à pas d’heures, en inquiétant leurs mères.

— D’accord, on traîne.

Et ils traînèrent, dans les rues, à la recherche d’autres tags inquiétants, ou de rien du tout. Leurs pas les menèrent vers des quartiers populaires insalubres, où les gens vivaient les uns au-dessus des autres. Comme chez eux. Sauf que eux, ils n’étaient pas les autres. Ils étaient Chifuyu et Baji, deux gamins des rues perdus dans le labyrinthe de leurs pensées.

— Pourquoi tu voulais qu'on sorte ? osa demander Chifuyu, en s’arrêtant s’asseoir sur un banc sale. Baji s’amusait à taper dans des cailloux, non-loin de lui. 

— J’sais pas. J'avais envie de te voir. 

— Tu me vois déjà tous les jours. 

— J’ai plus le droit de voir mes potes ?

— Non ! Bien sûr que tu peux, c’est juste que… Je me demandais, c’est tout. 

— Tu te poses trop de questions.

Le silence plana un instant entre eux-deux, pendant que les rares passants ne leur prêtaient aucune attention. 

— T’es pas un sale gosse.

Baji releva la tête pour le voir. 

— Comment ça ?

— On est des racailles, personne ne veut de nous, mais toi… tu essaies quand-même d’être bon en classe, je trouve ça admirable, vraiment. 

— Bah… merci, c’est rien, c’est pour ma mère que je fais ça. 

— Tu t’entends bien avec ta mère ?

Silence. Il affronta son regard, avant que Chifuyu ne détourne le sien, par pudeur.

— Ça va. Ça pourrait être pire. Et toi ?

— Ça va, mentit-il.

— C’est bien si ça va. 

— Ouais, c’est cool. 

Baji retourna à ses cailloux, et lui, à son banc. Celui-ci n’était pas en bon état, la peinture s’écaillait par endroits, mais Chifuyu arrivait à le trouver confortable. Réconfortant, même. 

— Tu crois qu’on va finir comme eux ?

Il leva les yeux pour regarder Baji. Il avait amassé assez de cailloux pour créer un petit tas difforme. 

— Comme qui ?

— Comme ces types qui ont le visage creusé par la fatigue et les rêves oubliés. Ceux qui ont plus de dos, bousillé par le travail, ceux qui ont les mains et les dents de travers. 

— On finira pas comme ça, je te le promets. On fera mieux. Tu feras mieux. 

— C’est un pari ?

Il l’avait dit avec le sourire. 

— Si tu veux, ouais.

Baji s’installa à côté de lui, sur son banc décrépi. Chifuyu pensa à ce qu’il devrait dire ensuite, quoi penser de bien, jusqu’à ce qu’une révélation lui vienne en tête :

— On va tous crever. 

Baji le regarda comme si une deuxième tête lui poussait dans le cou. Il sourit une nouvelle fois, sans chaleur. 

— Merci pour l’optimisme, Chifu.

— Nan, ce que je veux dire…

Il déglutit. 

— Est-ce que t’as peur de la mort ?

— Hum… Peut-être.

— Peut-être ?

— J’ai plus peur du pourquoi que du comment.

— Je crois comprendre. 

— Ce dont j’ai surtout peur, c’est…

Il s’arrêta, et Chifuyu devinait qu'il réfléchissait à toute allure, à la manière dont ses yeux se plissaient, dont ses sourcils s’arquaient. 

— C’est de finir ici, à errer comme une ombre, perdu comme ce tag, au milieu de nulle part.

Il voulut rire, mais rien ne sortit. Chifuyu se concentra sur le tas de cailloux que Baji avait créé, plus loin. 

— On n’est pas que des ombres, Baji. 

— C’est ce que tu dis. Peut-être ont-ils raison, que je suis qu’un bon à rien. 

— C’est faux ! 

Le cri lui avait échappé. Il écarquilla des yeux devant sa propre puissance vocale. 

— C’est faux… répéta-t-il, plus doux, dans un murmure.

— Je voudrais te croire Chifuyu, vraiment.

Ils restèrent quelques minutes sur ce foutu banc, dans le silence complet, à admirer leurs erreurs, avant que Baji ne se décide de se lever, claquant la paume de ses mains contre ses genoux.

— Bon, on va pas rester assis comme deux p’tits vieux jusqu’à la fin du monde ! Tu viens ?

Et comme toujours, Chifuyu le suivit.

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