Chapitre 1
L'ARMÉE DES ENFERS RÔDE
Chifuyu regarda le tag, les sourcils froncés.
— C’est quoi, l’armée des Enfers ?
— Qu’est-ce que j’en sais moi, grimaça Baji, le nez révulsé par l’odeur de merde.
— Faudrait p't’être qu’on demande. Ça a l’air important.
— Comment tu sais que c’est important ?
— Parce que c’est écrit en gros, en gras, en sale. Y’a des cadavres de bières et des cigares par terre, c’est forcément important.
Il posa sa main sur le graffiti, sentit le béton brut sous sa paume écorchée à vif. Les picotements étaient agréables, comme un millier d'aiguilles qui piquaient sa peau.
— Pose pas ta main partout, tu vas choper un truc.
— C'est pour entendre les mots.
Ses doigts retracèrent les caractères, ligne par ligne, suivant leurs courbes comme un poisson mort suivait le courant de la rivière. ARMÉE, c’était puissant, appelant à la force de milliers d’hommes. Les batailles avec le Toman. Les coups donnés, puis reçus. Le goût du sang dans la bouche.
ENFERS le questionnait. Le mot soufflait, souffrait. L’enfer, c’était le chaud, le froid, l’absence, la surabondance et la privation. C’était les piques de fer aux pieds, la tête dans les nuages. Le miel sur les lèvres au goût de poison.
— Tu rêves, le rappela à l’ordre Baji.
— Oui, désolé.
Il recula d’un pas du mur, chercha à voir le plus grand ensemble : un mur de béton à moitié défoncé, sur un terrain vague, tagué de diverses croix gammées ou de signes de gangs. Puis, au milieu, L’ARMÉE DES ENFERS RÔDE. Trop haut pour être écrit par un humain, ou peut-être avec un escabeau, et encore.
— Bon, on va rester ici longtemps ? râla Baji, impatient.
— On rentre. Merci de m’avoir accompagné.
Il ne dit rien.
Leurs motos les attendaient quelques mètres plus loin, sur le trottoir sale, dans un quartier pourri, avec des catins et des fils de pute, comme Draken.
Ses chaussures s’enfonçaient dans la terre meuble, arrosée de pisse, d’alcool bon marché et de restes de pluie stagnante.
Il ne voulait pas partir.
— On s’en va, répéta-t-il, comme pour se convaincre lui-même.
Il pouvait sentir la fatigue de Baji d’ici, sa colère, mais aussi sa frustration.
— C’est un mur, tu veux pas qu’on l’emmène chez toi non plus ?
— Juste ce tag suffira.
Il soupira bruyamment derrière lui.
— J’me tire.
Il se prépara à entendre le bruit de ses pas s'éloigner, mais rien. Il restait là, comme lui, attendant quelque chose qu’il ne comprenait pas. La main dans sa poche, Chifuyu sortit son téléphone, puis prit une photo.
— Tu vas le mettre en fond d’écran en plus ? fit Baji, moqueur.
— Attends.
Il attendit.
Chifuyu glissa une dernière fois sa main à vif sur le dernier mot, RÔDE.
Une proie.
Cette armée cherchait une proie.
Une proie puissante, qui ne se laisserait pas dévorer sans un combat à mort. Une proie peut-être plus terrifiante encore que l’Armée.
Chifuyu souffla sur sa main douloureuse, y dispersa la poussière de béton qui s'y était installée sur la peau rougie par le sang. Il sentait son pouls battre à travers elle, comme un second organe.
— On peut y aller, lâcha-t-il, au plus grand plaisir de Baji, qui retrouva le sourire.
— Aah, enfin ! On peut sortir de ce trou à rat, avant que je ne brûle une bagnole.
Ils rièrent ensemble, en marchant vers leurs motos.
— Tu veux manger quoi ce soir ?
— Une omelette !
— Ma mère sait bien les faire…
— Pas autant que la mienne !
-
Il regarda son omelette. Sa mère le regarda. Il ne regarda pas sa mère.
— Qu’est-ce que tu as encore magouillé pendant que tu étais dehors ?
Son ton accusatoire ne lui échappait pas. Il tritura son plat avec ses baguettes, chercha une réponse dans les œufs. Est-ce que Baji était dans la même situation que lui ? Ou riait-il avec sa mère ? Parlait-il de la pluie et du beau temps ? Faisaient-ils semblant ?
— On s’est promené. Rien de méchant.
— Ta main, Chifuyu. Elle est…
— Je sais. Je vais la soigner après.
— Tu dis ça à chaque fois, et à chaque fois tu recommences. Je commence à en avoir assez.
— Tu peux pas me surveiller tout le temps.
— Je peux t’enfermer dans l’appartement, rappela-t-elle.
Il ne dit rien. Il n'avait toujours pas touché à son plat.
— Mange avant que ce ne soit froid.
— Oui maman.
Il mélangea l’omelette une dernière fois, puis prit une bouchée tiède.
— C’est bon, dit-il.
— C’est bien.
Ils mangèrent en silence.
-
Il n’avait pas soigné sa main. Seul dans sa chambre, allongé sur son lit, il la regardait. Le sang séché sur sa paume lui paraissait beau. Les lignes de sa main étaient raillées de coupures mal cicatrisées, plus ou moins profondes. Il gratta avec son majeur une croûte qui tentait péniblement de se former. Des gouttelettes de sang s’échappèrent, coulèrent sur sa main comme la pluie.
Il se releva, assez pour s'asseoir, et regarda par la fenêtre. Une nuit sans lune tombait sur Tokyo, noire comme les cheveux de Baji. Les seules étoiles étaient les lumières de la ville, qui brûlaient les yeux quand on les regardait trop longtemps. Des éclats de lumière meurtriers, qui crevaient les ombres et l’obscurité, qui lui crevaient les yeux, au point qu’il dû détacher son regard, les larmes aux yeux.
— Et toi, tu en penses quoi, Peke J ?
— Nya, miaula le chat, étendu à côté de lui, son pelage rappelant une flaque de pétrole.
Il fixa Peke J quelques instants, espérant un signe, un mouvement, quelque chose de plus que ce simple "Nya". Mais le chat resta impassible.
Il passa sa main blessée sur son pelage, laissant une fine traînée de rouge sur les poils noirs. Peke J leva les yeux dans un reproche silencieux, avant de se tourner et de lécher sa patte.
Son front rencontra la fraîcheur de la vitre, qui contrastait avec la chaleur de sa main, la tiédeur de son sang.
— T’es vraiment un mec bizarre, souffla-t-il.
Personne ne répondit.
Il baigna dans le silence comme dans un bain, essaya de regarder sa ville, si froide de nuit, sous ses lumières glaciales. Il glissa son regard en contrebas, dans l’obscurité, pour voir des gens pressés, toujours en retard, toujours à aller ailleurs, jamais à la maison.
Chifuyu se demandait où allaient toutes ces âmes en peine. Au travail ? Rejoindre une maîtresse ? Qui sait. Peut-être étaient-ce des grands enfants qui partaient pour des aventures fantastiques, loin du regard de leurs confrères. Chifuyu allait-il être comme eux, un jour ? À se cacher, à fuir la lumière ?
Il claqua sa langue contre son palais. Ça n’allait pas du tout. Ne pas penser au futur. Le futur, ce n’était qu’une vaste blague, une énième course à avoir l’air, pour ne pas avoir l'air du tout.
Il cogna la vitre de son poing meurtri.
— Je te déteste.
Il cracha.
— JE. TE. DÉTESTE.
Peke J s’enfuit face au bruit, et il ragea. Même son chat en avait marre de lui.
Son téléphone sonna.
Yo, toujours réveillé ? On traîne ?
Il soupira.
Ouais, bien sûr. J’arrive.
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