Royce

C'est pour ça que laisser un bout de meuf à peine majeure me récurer le cerveau était une idée de chiottes, pour ça qu'il fallait pas lui servir de chauffeur et encore moins m'approcher de sa bouche aux allures de fruit mûr.

J'aurais dû m'écouter, ça m'aurait évité de me retrouver en plein milieu de la nuit à jouer les pisteurs dans un camp de gipsys parce que mademoiselle est pas foutue de faire ce qu'on lui demande ou de se tenir à carreaux deux minutes.

Ça en fait dix que j'écume le terrain en guettant un éclat blond dans la pénombre. La pénombre est la meilleure pote de mon espèce, mais là, elle devient mon ennemie. Lily s'habille tout le temps dans des couleurs de filles repérables à trois bornes et le jour où ça m'arrangerait qu'elle porte ses sapes de gamine heureuse, il a fallu qu'elle se fringue en noir.

J'ai pas la moindre putain d'idée d'où elle a pu décamper. C'était quoi l'objectif, en fait ? Tester les limites de mon indulgence inexistante ? Elle est en pleine partie de son jeu de prédilection : « comment faire disjoncter Walters ». Là, elle vient de pulvériser son record.

Elle me les brise.

Zéro blague, elle va le sentir passer dès que j'aurais mis la main sur elle, pompette ou pas.

Les filles avec lesquelles - dans lesquelles - je traine peuvent être quinze fois moins attirantes que ce spécimen-là, quand tu leur dis « assis », elles s'asseyent. Rachel compte pas, elle me hait trop pour obéir, même si ça l'empêche pas de me laisser lui passer dessus quand je suis d'humeur.

Je presse le pas, plus gavé par cette traque improvisée à chaque minute qui file, à chaque enjambée qui m'enfonce dans le sable. Le sable me fait chier. Le morceau de rap grésillant qui s'échappe d'un mobile home et me pollue l'audition me fait chier. Lily me fait chier. Je suis gavé.

Le mot que tu cherches, c'est stressé.

Je me contrefous d'être mauvaise langue.

Rien à cirer que cette ado soit la meuf la moins contraignante ou la plus supportable que j'ai jamais croisé dans toute ma pathétique existence. Tant que je rumine contre elle, tant que je prépare le savon que je vais lui passer, j'ai pas à me la figurer en train d'errer seule dans ce camp de clodos avec un taux d'alcoolémie à quatre.

J'ai à peine pensé « alcoolémie » que je double un ivrogne titubant aux allures de serpillère. Je le vois se bidonner tout seul en galérant à s'allumer une clope et ma tension artérielle fait une embardée. Je voudrais m'en griller une aussi, mais je suis trop mal pour faire autre chose que serrer et desserrer les poings.

Cette zone craint moins que d'autres. On est encore loin des coupe-gorges cartographiés dans les profondeurs du Nord. N'empêche, si cet endroit est comme je m'en souviens, c'est ici que les fournisseurs moyens stockent la came. Ça bicrave fort et la racaille y prolifère comme ailleurs.

Et comme les cauchemars, c'est la nuit que cette racaille prend son pied, quand les ombres sont assez épaisses pour garder le secret de leurs vices. Je le sais, je faisais partie de ces mecs que personne n'a envie de croiser dans une ruelle déserte passé minuit.

Les gens veulent pas plus te croiser de jour que de nuit, ducon.

J'essaye de la voir à travers les yeux du type lambda qui pourrait tomber sur elle entre deux caravanes isolées. Coup de pression. L'exercice me force à accélérer. Elle porte une connerie en or autour du poignet, je l'ai repérée ce matin à la seconde où elle s'est pointée dans mon champ de vision.

Ça m'arrange pas du tout. Je suis pas bijoutier, mais je serais pas surpris que le prix de ce bidule affiche trois zéros au compteur. Minimum. Je l'aurais croisée y a quelques années avec ce truc, je me serais servi sans me poser de question. Réflexe.

J'aurais refermé ma main sur son bras en resserrant la prise pour concentrer son attention sur ce point, et j'aurais déclipsé le fermoir de la décoration avec l'habileté fourbe du voleur trop expérimenté. Elle aurait même pas eu le temps de flipper que j'aurais déjà été loin, la poche plus lourde de quelques milliers de dollars.

L'idée qu'un mec lui pose les doigts dessus, même si c'est juste pour lui chourer ce bijou de merde, allume une flamme noire au centre de mon thorax.

Elle est passée où, putain de merde ?

Mes cheveux font les frais de mon agitation, j'y fous le même bordel que celui qui fait sa loi sous mon crâne. Mes cheveux et la glacière oubliée au milieu du chemin dans laquelle je me prends le pied. D'un franc coup de botte, je l'envoie embrasser la base d'un palmier déshydraté.

Je passais une bonne partie de mon temps dans ce ghetto bien avant le bahut, j'ai distribué mes premières beignes dans le coin, mais même à l'époque où je pesais pareil qu'un pneu de tracteur moyen, l'endroit me paraissait pas aussi vaste qu'en ce moment.

Ça irait plus vite de retrouver Lily dans un labyrinthe. Le boxon se multiplie sur ma route, comme balancé là exprès pour me faire péter une durite. Je contourne et enjambe enrouleurs électriques, palettes de bois, parasols, tabourets, bouteilles de gaz et réchauds de camping en essayant de penser comme une lycéenne éméchée.

J'ai du mal.

Elle serait pas sortie du périmètre habité ?

Tout à l'heure, elle voulait se baigner. L'espace d'une seconde atroce qui me détraque la chaîne respiratoire, je la vois sourire en grand dans le noir, prendre son élan et se jeter dans les vagues toute habillée. Étouffée et aspirée par un océan impitoyable.

Ma vue se brouille. Pour ma santé mentale, je décide qu'elle est pas conne à ce point.

Ça m'apprendra. Je l'aurais larguée à l'hôtel comme elle le réclamait, ça l'aurait privée de l'occasion de m'emmerder et ça m'aurait fait des vacances. C'est ce qu'il fallait faire. Mieux : l'éjecter devant le portail de son oncle et refourguer à ce salopard le fruit humain de sa faiblesse et de son manque de retenue.

Je repense au scandale de la matinée en continuant de fouiller les ombres à la recherche de la fille. Un coup de pute dans le genre, ça s'invente pas. Chapeau bas, Williams. Même moi, je me connais pas l'âme assez chienne pour l'imiter.

J'ai pas de frangin, mais si Diego - ce qui se rapproche le plus d'un « proche » - commettait l'erreur de s'enticher d'une greluche, je préfèrerais me boire cul sec un shot de vis d'assemblage que d'aller lui niquer son coup - littéralement en l'occurrence.

Quand je pense que si ce connard huppé avait pas géré la meuf de son jumeau comme le dernier des enfoirés, y aurait pas de Lily. Du tout. Elle serait rien, encore moins que l'ombre d'une pensée dans mon esprit tordu.

Cette idée m'a à peine foulé la cervelle que mes lèvres se tordent involontairement de désaccord. J'y peux rien, juste de me dire que sa naissance est aussi accidentelle qu'un carambolage, qu'elle tient à quasiment rien et que j'aurais très bien pu ne jamais la croiser, me fait légèrement débloquer. Le dispositif qui gouverne à l'intérieur de mon torse grince en rébellion.

Fallait remercier le géniteur au téléphone au lieu au lieu de le menacer de déchirer sa progéniture.

C'est vrai que j'ai fait ça.

Est-ce que Lily a été témoin de ce petit dérapage ? Pas que ça me dérange ou quoi, mais... Si, clairement, ça m'emmerderait. Je me suis vanté de l'avoir encouragée à se bourrer la gueule pour pouvoir la coucher, on fait plus reluisant.

Elle goberait ça, déjà ? Elle aurait de quoi, en vrai. C'est pas comme si je faisais le mec intègre, même devant elle je me donne pas la peine de jouer cette comédie. Je saoule pas les meufs pour planter le javelot dans la moquette, mais c'est pas comme si ça m'avait déjà rebuté de me les faire ivres ou défoncées.

C'est simple, t'as juste à garder tes mains pour toi jusqu'à demain. Tu t'en sens capable, Casanova ?

Faudrait déjà que je sache où elle s'est tirée. En fait, j'ai merdé et c'est juste le Karma qui me fout dans la merde en représailles. Le Karma est une sale garce et il est forcément de son côté à elle, comment il pourrait lui résister si même moi, j'ai coulé cette tâche.

Il doit pas avoir fini de régler ses comptes avec moi si je me fie au ballon de basket que je manque me manger en pleine face. Je le chope à deux mains avant qu'il me pète le nez. Je joue pas, mais j'ai toujours eu de bons réflexes et j'ai peaufiné mon temps de réaction en cabane, histoire de pas me faire défigurer quand ça faisait voler les chaises et les assiettes dans le réfectoire.

Le préado qui vient de me shooter dessus lève la main pour s'excuser. Dix secondes après, il abaisse lentement le majeur avec un sourire canaille. Il doit pas me remettre de là où il est. Si je m'amusais à lui rendre sa passe, je pourrais le foutre dans le coma.

Je sais pas si ça vaut le coup, je me tâte. Je suppose que la petite troupe de rigolos éparpillés sur des chaises de plages tout autour sont ses frères et qu'ils manqueront pas de montrer les crocs pour défendre la demi-portion.

Gabarits dans la moyenne, pas de quoi avoir honte, mais pas balaises non plus. Les mecs comme ça, je les éteins pour le fun. Un autre jour, je me serais peut-être laissé tenter, mais j'ai nettement plus urgent.

Ils sont quatre - et demi si on compte l'avorton - posés devant un barbecue éteint. À en juger par l'odeur de beuh qui flotte autour de leur vieille caravane, ils ont fini les grillades et sont passés au dessert.

Ils ont peut-être vu Lily. Ça coute rien de vérifier, même s'il y a peu de chance. Ils lui auraient sûrement pas permis de filer sans la plumer. Je l'ai laissée porter son sac à dos comme un gros con et j'imagine qu'il y a son portefeuille obèse à l'intérieur. Putain de merde.

Je rejoins les couche-tard en quatre enjambées sans m'arrêter au hoquet de surprise du gamin ou à son mouvement de recul instinctif.

Le périmètre est craignos.

Derrière le parfum du shit, ça empeste le poisson pas frais. Des lignes de pèche sont alignées contre leur bicoque amovible. La roulotte est contaminée par la rouille et une mauvaise herbe grimpante. Ils ont essayé de se faire une espèce de palissade à base de grillage déchiqueté. Quand je l'enjambe, ils se remettent presque tous sur leurs pieds comme de bons petits soldats.

C'est de leur coin pourri que provenait la musique. Couchée dans le sable, une ghetto blasters des années 90 vomit sa daube non-stop. Fort.

J'endure trente secondes de ce rap à deux balles, l'occasion pour la pseudo caillera au micro de raconter qu'il a mis de la Molly dans le verre d'une meuf pour la ramener chez lui et comment il a kiffé ensuite. Après, je fais taire la radio préhistorique en enfonçant sèchement le talon dans l'une des deux enceintes.

Un silence grésillant, limite choquant, remplace les bavardages du rappeur.

- Quoi, t'aimes pas Rick Ross ? fait le gosse au ballon qui reprend plus vite la confiance que les autres.

Un puceau de douze-treize piges qui a encore l'âge d'être Alcatraz. Ça le dissuade pas de rouler des mécaniques en arrachant le bédo tournant des mains d'un de ses frangins pour tirer une latte. C'est presque drôle quand il se met à tousser. Je ris pas.

Le plus vieux de la clique l'agrippe par le débardeur et le pousse sec vers la caravane pour le mettre hors de ma portée avant de s'adresser à moi sur un ton stressé.

- On veut pas d'emmerdes, mec.

Il doit approcher les trente balais. Sa tête de baltringue m'est pas complètement étrangère, pas familière non plus mais... J'en sais rien. Il fait trop sombre.

Il me présente ses paumes ouvertes en signe d'apaisement, j'en profite pour lui refourguer le ballon. Quelqu'un s'agite dans la caravane, une silhouette de meuf. Quand elle allume, la fenêtre ouverte crache sur la petite troupe une lumière faiblarde et expose visages luisants de crasse et dégaines de branleurs.

Si ces mecs ont pas mis deux secondes à m'identifier, j'ai tardé à les reconnaître. Quand je finis par réaliser, mes poils se hérissent de mépris, au garde-à-vous sur mes bras et ma nuque. Des bouclettes brunes de tafioles, des tronches osseuses, imberbes, des petits yeux de fouine et un bronzage de saleté.

Profil familier.

Des Foster.

Je savais que Nolan avait pas mal de cousins, même si j'avais zappé qu'ils vivaient là. On les croisait de temps en temps sans trop les calculer. À l'époque, la plupart avaient une dizaine d'années, d'autres moins. Les hommes aiment bien jouer les étalons reproducteurs dans cette famille.

Je suis presque sûr que c'est pour sauver le cul de cette bande d'apaches que Nolan a continué de cirer les pompes du Russe, même après qu'il a embroché sa femme. Il jurait que le reste de son arbre généalogique était pas dans le sale, mais si j'en crois les quelques scorpions tatoués que je repère sur les biceps mal développés de ces tocards, il s'est planté. Ou alors ceux-là n'ont décidé de prostituer leurs âmes que récemment.

Peu importe. Je les connais pas, mais je peux déjà pas les saquer.

- Je cherche une meuf, j'abrège, pressé de laisser ces chiens galeux derrière moi.

Un sentiment d'urgence grandissant continue de me pomper l'hémoglobine avec vigueur, mais je la joue calme. Mains dans les poches, poing refermé sur mon canif rétractable à moitié ouvert.

- On cherche tous une meuf, commente le seul à être resté assis en posant les coudes sur ses genoux écartés.

Pertinent.

Celui-là doit avoir mon âge, pas mal de poudre dans les narines et quelques cartilages mal ressoudés. Le nez tordu et un œil au beurre noir. C'est surement ce genre d'attardé qui pense qu'avoir la gueule amochée leur donne l'air dur, mais ça fonctionne pas de cette façon. Les types qui se laissent cogner au visage sont que des salopes.

Et cette salope-là est pas nette. Même en faisant abstraction de son débardeur plus sanglant qu'un steak cru, il a une bonne vieille face de psychopathe.

Tacle pas trop sur les troubles mentaux, c'est l'hôpital qui s'fout de la charité.

C'est pas la même espèce de fêlé du bocal que moi, lui c'est plutôt le genre fou de la gâchette qui s'astique devant des snuff movies.

- Elle a quelle tête, ta gonzesse ? embraille le plus vieux en attaquant du regard celui de ses cadets qui vient de l'ouvrir.

Je cille comme un con et perds légèrement le fil, juste parce qu'il a dit « ta » comme si Lily était à moi.

Prends pas tes rêves pour la réalité.

- Yo, mec, me rappelle l'autre.

Focus, ducon.

Je me contente d'arquer un sourcil.

- La fille. À quoi est-ce qu'elle ressemble ?

Blonde. Trop pure pour cette terre. Trop jolie pour ma sérénité.

- Blonde. Bien sapée. Un peu allumée, je débite froidement.

- Tu parles de la fille Williams, s'incruste à nouveau le psychopathe en récupérant le joint pour tirer dessus et gicler la fumée par le nez. Tu peux le dire, c'est bon, tout le monde sait que tu te l'enfiles à volonté.

Ça me plait pas du tout, mais c'est ce que je craignais. Est-ce que Lily entend ce genre de merde ? Je me demande si des habitants de l'île ont déjà soufflé ce genre d'accusation à gerber près de ses oreilles innocentes.

Ce serait la meilleure, la meuf avait jamais roulé de pelles y a deux semaines et maintenant, c'est la fille qui se fait « enfiler » par le déchet carcéral numéro un de l'archipel. Dingue, je l'ai même pas touchée pour de vrai, mais j'ai quand même réussi à la ternir avec mes sales pattes.

- Ces meufs dégoutent trop, ajoute Mr. Cocard en ramassant sur le grill une brochette probablement froide pour détacher avec ses dents un bout de viande calcinée. Elles font les gentilles, mais au final elles veulent toutes les bites des plus gros chiens de la casse.

J'imagine que je suis le « plus gros chien de la casse », dans l'histoire.

C'est marrant le petit ton supérieur qu'il emploie, comme s'il avait la science infuse, c'est le genre de con qui va te lâcher un « les meufs, ça me connait » avec le sourire à l'envers du mec en chien. Il connait que dalle. Lily veut pas de bites et encore moins la mienne, ce mot fait même pas partie de son lexique.

Y a un truc qui passe pas chez ce type. Il a la langue trop bien pendue, mais c'est pas que ça. Il ressemble trop à Nolan, même petite mèche de fiotte qui lui rentre dans les yeux, mêmes oreilles décollées, même rictus arrogant qui demande qu'à se faire démonter.

Ça multiplie par dix la démangeaison qui veut que je l'aplatisse pour rentrer son nez cassé dans le chiffon puant qui lui sert de cervelle. Son cousin avait tendance à déclencher les mêmes pulsions peu charitables chez moi, déjà dans le temps où il faisait encore office de «camarade ». Je peux pas voir cette famille en peinture.

L'animosité qui suinte par tous les pores de celui-là quand il s'adresse à moi fait qu'exciter la violence jamais complètement endormie sous mes côtes. Le plus prudent des cinq doit le sentir parce qu'il s'interpose, cognant le crâne de son frère avec la balle de basket :

- Javon, c'est bon. Ecrase. Désolé, mec, il est défoncé.

Il s'appelle Javon. Chaud.

Quand on porte le nom de la caisse dans laquelle sa timpe de mère s'est faite mettre en cloque, on ferme sa gueule, Walters.

Ouais. Je devrais sans doute m'estimer chanceux, Billie aurait pu se faire sauter sur la banquette arrière d'une Buick.

- T'as la rancune tenace, non ? s'entête « Javon » en me fixant droit dans les yeux sans remarquer derrière mes vitres le monstre shooté au stress qui rêve que de lui déchirer la gorge pour abréger. Cette gamine est trop loin des frappes que tu lèves normalement, on sait tous pourquoi tu la niques.

Je me fige, aux aguets. Dans ma poche de jean, la lame de mon jouet m'entaille le pouce quand je serre trop fort. Le pincement est moins qu'insignifiant comparé à la pression d'alerte qui me serre le thorax. Je sais pas ce qu'il insinue, mais la façon dont il parle de ma... de Lily avec ses grimaces d'obsédés fait rugir quelque chose de dangereux au fond de ma cave intérieure.

Je sais pas non plus où est Lily, ça me donne l'impression de rien contrôler, et je commence à avoir les oreilles qui sifflent comme des bouilloires. Très mauvais signe pour le toxico qui veut la jouer « qui pisse le plus loin » avec moi. Je crève d'envie de lui enfoncer mon couteau dans le gosier.

- Sois précis ou ferme ta gueule, je siffle sans lever le ton.

- T'as toujours pas réglé ton problème avec les neuf ? Ouais, je suis au courant pour ta petite liste noire. Nolan m'avait déballé ta fixette bizarre sur ces mecs de la haute.

Il croit qu'il parle à qui, ce bâtard ?

Je lui fais même pas le plaisir de cligner des yeux. Je moufte pas, je garde les sourcils neutres.

- Il est dans le coin ? je demande, soulé au dernier degré par cette discussion qui mène à rien.

Pas sûr que la réponse m'intéresse. À part depuis que cette sale histoire avec sa Bianca est ressortie, je pense jamais à Nolan. Il a disparu de mes radars depuis un bail, la dernière fois que je l'ai vu remonte à... Je sais même plus.

Sûrement un peu avant que je me fasse définitivement embarquer, au cours de cette semaine absurde pendant laquelle j'ai cru pouvoir échapper aux keufs. La coke et l'indifférence ont tout liquidé, mes derniers souvenirs de liberté sont qu'un tissu fumeux de couleurs et d'échanges verbaux insipides. Quand j'essaye vite fait de me creuser la mémoire, je me ramasse un mur en tôle.

- Qui ? s'étonne le plus dérangé des cinq en donnant une pichenette à l'anneau métallique qui lui relie les deux narines.

Est-ce qu'ils se servent de ce truc pour l'attacher ? Ils devraient.

- Ton cousin.

Silence. Je crame des échanges de regards ambigus ou paumés, peu importe. Je suis tout près de tourner les talons et de me tirer de là.

- Attends, t'es premier degré là, ou tu nous fais marcher ? fait mine d'halluciner Javon, la bouche détraquée par une espèce de sourire ahuri.

- Nolan est mort, abrège un des deux jeunes qui avaient pas ouvert leurs gueules jusqu'ici. Ça fait des années qu'il est mort.

- Ok.

Je dirais bien « paix à son âme », mais il devait pas lui en rester un gros morceau. Le Nord te la grignote comme une colonie de termites.

- Tu sais vraiment pas, en fait, je me trompe ? Si c'est pas drôle, ça...

Il a pas l'air de trouver ça drôle du tout et il utilise ce ton gonflé de suspens en me voyant déjà mordre à l'hameçon comme un des poissons puants qu'ils pèchent entre eux. Ça prend pas avec moi.

Leurs histoires, j'en ai strictement rien à battre et je me contrefous de savoir si le cousin s'est fait buter à la hache ou s'il s'est électrocuté avec sa brosse à dent électrique. Remettre la main sur ma fugueuse, c'est tout ce qui me préoccupe.

- Nolan a dû...

- Javon ! Ferme-la, putain ! Écoute mec, reprend précipitamment le presque trentenaire en me désignant du pouce le gamin du groupe. Y a un quart d'heure, Jessi jurait que Joaquim et lui ont vu un ange faire du trampoline. Y a moyen que ce soit la minette que tu cherches ?

On peut être soulagé et blasé à la fois ?

J'ouvre la bouche pour exiger qu'on me localise ce putain de trampoline quand le Javon semble décider qu'il en a assez de vivre. Suicidaire, il se relève sous les regards flippés de ses frères, tangue pitoyablement et fait le pas de trop dans ma direction pour lâcher, limite théâtrale :

- Alors, elles sont comment dans le Sud ? Plus serrées que les nôtres ou elles se la pètent pour rien ? La petite Williams est loin d'être dégueu pour une salope à fric. Bonne pêche, mec. Je l'ai aperçue à la course, elle a l'air d'un petit agneau égaré, du coup t'as forcément envie de l'écarteler...

Je suis lucide.

Aucune explosion de fureur me détruit la poitrine, la rage m'ébouillante pas, elle est froide, presque rafraichissante. L'esprit clair, je décide en moins d'une seconde que je vais pas m'abimer les mains sur ce morveux - Lily le remarquerait direct et mes jointures ont pas besoin de ça pour être un carnage, c'est déjà un miracle qu'elle me laisse la toucher avec des pattes aussi amochées.

J'avais déjà la main sous mon tee-shirt pour décoincer mon calibre de ma ceinture quand il a susurré «Williams » et je lui fracasse la tempe avec la crosse de l'arme bien avant qu'il boucle sa phrase.

À moitié sonné, il s'effondre comme une tour après avoir repeint de son jus le métal de mon révolver. Quand il donne l'air de vouloir se relever, je lui bousille la face avec la semelle crantée de ma rangers droite. Il est plus à ça près. Je me penche un peu :

- Vas-y, termine, qu'est-ce t'allais dire ? Ça m'intéresse, je l'encourage, le bout de ma botte pressé contre son menton pour lui clouer la tête dans le sable.

Autour, les autres perdent rapidement leurs burnes. Je les sens plus que je les vois reculer se mettre à l'abri. Le plus vieux se dépêche de calmer le jeu :

- Eh, eh, eh, man ! Tranquille, on veut pas d'embrouilles, je t'ai dit ! Il sait pas ce qu'il raconte, y a pas de quoi s'énerver...

- Mais là, je suis pas énervé. Je l'éduque.

- Allez, Walters. Tu devrais pas aller retrouver ta copine ? Laisse-la pas trop longtemps toute seule ou il pourrait lui arriver des bricoles.

Il est fûté, ce connard. Je retire ma godasse du mec par terre. Il s'agite comme un lombric jusqu'à ce que je l'attrape par la gorge et le relève sans ménagement pour le basculer vers son frère ainé.

- Vire-moi ce truc de là avant que l'envie me prenne de lui plomber la cervelle.

Je joue avec le cran de sécurité de mon flingue pour leur foutre un peu la pression. Ça marche.

- Javon, dans le mobil-home. Tout de suite, putain !

- Ouais, vas-y Javon, tu fais chier, panique le prépubère qui doit finalement pas être si bouché que ça.

Javon recule vers l'entrée de leur boîte de conserve taille humaine, le visage froissé comme celui d'un chiard capricieux qui a pas l'attention qu'il réclame. Il crache au sol avant d'agresser sa troupe :

- Vous savez que c'est à cause de lui, non ? Joe aurait jamais fait ce qu'il a fait si Nolan avait pas dû...

- Nolan s'en est pris à la mauvaise personne, coupe l'ainé. Ça sert à rien de ressasser le passé, rentre dans la caravane !

Le cocaïnomane secoue la tête comme un môme. Je souffle par le nez, de plus en plus lassé par leurs conneries.

- C'est pour lui que Nolan...

- Javon ! Jake, virez-le de là !

Empoigné par deux de ses reufs, l'emmerdeur se fait trainer de force dans leur caravane.

- C'est bon, mec, range ton gun, fais le plus âgé quand la porte de la roulotte claque.

- Demande au gosse où il a vu la fille, j'ordonne en replaçant l'arme au chaud contre mon dos.

- Jessi ?

Le jeune répond de loin, les omoplates scotchées à la façade décolorée de leur grosse cabine, en s'adressant seulement à son frère :

- C'était euh... sur l'aire de jeu derrière la caravane du vieux fou, juste là-bas. Joe voulait la garder pour lui, il m'a pas laissé rester.

Joe voulait quoi ?

- C'est qui, Joe ?

- Notre frère.

Je leur offre brutalement mon dos et m'arrache sans un mot de leur coin de misère.

Elle est avec un mec.

Le cerveau parasité par la colère, je m'engouffre entre deux caravanes serrées comme des sardines et prend la direction qu'a indiqué le jeune. Le terrain de jeu dont il a parlé est planqué derrière un mobil-home en très sale état, tatoué de dessins loufoques et enfantins à moitié effacés.

Ça se résume à un coin sombre encombré d'un panier de basket pour enfants, d'une balançoire écaillée, d'une vieille table de ping-pong et d'un énorme trampoline en dessous duquel deux paires de semelles me saluent.

Je repère vite celles de Lily, petite pointure impeccable de propreté. Et juste à côté, beaucoup trop près, les talons boueux de deux bottes de motards taille quarante. Ça va pas le faire. Ça va pas le faire du tout.

Ils sont à plat ventre par terre, en pleine discussion. Je sais pas ce qu'ils disent, y a que leurs jambes qui dépassent, mais je les entends causer. J'hallucine, putain. Une demi-heure que je m'emmerde à courir après cette emmerdeuse et pendant ce temps, elle fait mumuse avec le premier bouseux de passage.

Une fureur absurde, mais puissante me cloue les pieds au sol quelques secondes. Passé l'instant choc, je m'approche pour empoigner l'armature circulaire qui tient les ressorts du trampoline et expédie le jouet plus loin.

J'aperçois vaguement un animal de type rongeur décamper, mais je suis trop concentré sur le pélo étendu près de Lily et le contrôle monstrueux que ça me demande pour ne pas lui défoncer le crâne à coup de rangers.

- T'as fait fuir l'écureuil, m'accuse Lily, détournant mon attention de son nouveau « pote ».

Je lui adresse un regard gelé qu'elle ignore souverainement, focalisée sur l'endroit où l'espèce de rat a disparu. Ses grands yeux choqués convergent quand même vers moi quand je m'adresse à l'intrus d'une voix de maton :

- Tu dégages.

Le mec se redresse sur les genoux. Il ressemble aux autres Foster sans leur ressembler, la teinture blonde qui repeint ses boucles lui donne l'air d'une anomalie, mais c'est pas ce qui me fait le plus tiquer au moment où sa sale gueule m'apparaît.

Je l'ai déjà vu. Pendant la dernière course de motos, il avait proposé à Lily d'être sa siamoise. Ça me donne encore plus envie de le mettre en pièces. Les poumons brûlants de haine, je le regarde se relever et s'épousseter le jean comme une fille. Je lui donne à peine dix-huit ans.

La zone de peau où devrait se trouver son tatouage de scorpion est bouffé par une espèce de motif tribal dégueulasse, le genre de bouse que t'es obligé de te taper quand tu veux cacher un ancien motif.

- Chill, mec. Elle était perdue et je lui ai tenu compagnie, il se défend avec l'élocution d'un mec stone.

- Noble de ta part. Maintenant, disparais.

- Je sais que c'est pas ta régulière, donc arrête de faire croire à tout le monde qu'elle t'appartient.

Je prends une profonde inspiration pour me contenir. Il a envie de mourir, je vois rien d'autre. Si Lily était pas assise en tailleur en train de nous épier de son regard candide, il serait déjà en train de saigner. Là, je suis pieds et poings liés.

Je fais deux pas vers l'ordure blonde qui gratte mon territoire pour pas avoir besoin d'élever la voix quand je l'avertis :

- Je sais où t'habites, donc m'oblige pas à venir te fumer pendant que tu dors.

Il essaye de garder la face, mais sa pomme d'Adam cafouille un peu et il finit par reculer à une distance raisonnable de mes poings serrés. J'ai toujours envie de le cogner, l'impression qu'on m'a craqué une allumette dans la poitrine. Qu'est-ce qu'ils se sont raconté de beau pendant presque une demi-heure ?

- Tu lui voulais quoi ? je le presse en le toisant avec mépris.

- Rien. J'étais curieux.

- Curieux de quoi ?

Il secoue la tête en rétrogradant encore.

- Ça te regarde pas.

J'ai les phalanges qui bourdonnent. Il ferait mieux de se tirer tout de suite. En s'éloignant à reculons d'un mètre supplémentaire, il commente :

- Je te conseille de mieux surveiller tes affaires. T'es pas le seul monstre qu'on croise la nuit dans les environs.

- Barre-toi.

Son attention se déporte une seconde vers la balançoire en ruine comme s'il y voyait un fantôme. Il décampe dans le noir sans rien ajouter. Quand il s'est complètement évaporé et qu'y a plus rien à dépecer des yeux, je baisse le menton pour regarder la meuf assise pas loin de mes pieds.

Elle en a littéralement rien à battre, elle a pas notre temps. Elle a baissé son petit nez truffé de taches de rousseurs et elle dessine dans le sable avec l'index. Je la regarde s'appliquer comme une écolière en essayant de retenir ma mauvaise humeur qui s'échappe comme un banc de poissons dans un filet percé. Son autre main est occupée à porter à sa bouche une briquette de jus.

Où est-ce qu'elle a trouvé ça ? Il était fermé, au moins ? C'est dur à dire, mais j'espère que c'est l'autre connard qui le lui a filé et qu'elle l'a pas ramassé par terre. Elle finit par écarter la paille de ses lèvres pour me parler, mais je lui laisse pas l'occasion de m'attendrir :

- Tu la fermes, je veux pas t'entendre, je la remets sèchement à sa place.

Un jet de lune tape dans ses billes turquoise qui s'agrandissent de surprise. Je crispe les mâchoires. Elle hausse les épaules sur un « d'accord », se relève tranquillement, laisse sa boisson sur la table de ping-pong pour aller se poser sur l'un des deux sièges de la balançoire.

La construction a vraiment pas l'air stable, ça grince dès qu'elle commence à faire bouger l'assise. J'ai envie qu'elle descende de là, sauf que je viens de l'envoyer chier donc je ferme ma gueule et je la regarde pousser sur ses pieds.

Je devrais l'ignorer pour la frayeur et le sale quart d'heure qu'elle vient de me faire passer, mais je tombe par hasard sur les gribouillis qu'elle a tracés dans le sable et y a écrit « Royce » en majuscules. Je bloque dessus dix secondes. Dix secondes de trop. Elle casse les couilles.

Mon degré d'irritation fait du saut en parachute, je prélève le peu qu'il m'en reste pour grincer :

- Tu t'es bien amusée ?

Je sais pas si elle est trop partie pour tenir une conversation normale avec un autre humain ou si elle est juste en train de me snober, mais elle serait sourde, ce serait la même. Elle continue de se balancer de plus en plus haut en faisant légèrement tanguer la structure métallique. Je reste planté devant elle, droit comme un piquet.

- Je t'ai posé une question.

Elle retrouve sa langue et me fait remarquer :

- Tu viens de dire que tu ne voulais pas m'entendre.

La chieuse : 1. Toi : 0.

- Joue pas avec mes nerfs. Je t'avais dit de pas bouger !

- Et alors ? elle m'oppose sans prendre la voix ou l'expression impertinente qui devrait accompagner son insolence.

Je suis pas sûr de comprendre. Elle est juste saoule ou shootée au kérozène, là ? Je plisse les yeux, menaçant, pendant qu'elle me mitraille le jean de sable à chaque aller-retour.

- Regarde mon cou, elle m'invite sans aucune cohérence en basculant la tête en arrière pour m'exposer sa gorge pâle.

Le plus fou, c'est que je m'exécute comme un abruti.

- Est-ce que tu vois un collier de chien ? Est-ce que je ressemble à un Berger allemand, dis ? Je bouge si je veux bouger, elle conclue calmement.

Dans ta gueule, connard. La chieuse : 2. Toi : 0.

- C'est pour ça que t'as décidé d'aller te planquer avec ce péquenaud ? je lui renvoie sèchement la balle.

- Il s'appelle Joaquim et il a un écureuil domest...

- Je m'en branle.

- Il est très gentil.

Gentil, hein ? Manquait plus que ça.

Elle m'épuise.

J'ai envie de ricaner. Et en même temps, pas du tout. Mon rictus de salaud trouve quand même son chemin jusqu'à mes lèvres. Je l'appâte en plongeant les mains dans les poches :

- Tu veux que je te dise un secret ?

Les yeux pétillants, la bouche entrebâillée de surprise, elle freine la balançoire avec ses pieds et me dévisage en hochant énergiquement la tête, les doigts toujours enroulés autour des chaines.

- Les mecs qui sont gentils veulent juste entrer dans ta culotte, je lui décode sans y mettre les formes.

Si le malaise avait une tronche, ce serait celle qu'elle affiche en ce moment. Son visage s'est vivement coloré de gêne, sa jolie bouche rose forme un pli outré et elle plisse le nez comme pour échapper à une odeur dérangeante.

- Et ceux qui sont méchants comme toi, qu'est-ce qu'ils veulent ?

Cash. Elle : 3. Toi : 0. Réponds, tu veux quoi, Walters ?

C'est pas mon jour, putain.

Pas ton jour. Pas ta semaine. Pas ton siècle.

Pour le coup, elle m'a coupé la chique. Ma répartie se fait la malle, je toise la fille en silence. Faut croire que l'alcool fait pousser des crocs, ça fait trois fois qu'elle me rembarre en moins de cinq minutes.

Je la regarde défaire ses lacets et balancer ses converses plus loin pour pouvoir tremper ses chaussettes dans le sable et je m'adosse au panier de basket à moitié déraciné, pas loin de l'endroit où elle a abandonné son sac en forme d'ourson.

Diego est peut-être arrivé, même s'il aurait sûrement fait sonner mon portable. Je suis pas encore prêt à aller me clôturer dans sa cabane stérilisée. Il me faut de l'air.

Avoue que t'as pas envie de la partager avec les latinos et basta.

Deux aimants fous, mes yeux mettent pas longtemps à retourner braquer leur cible de prédilection. Elle s'est remise à faire couiner le tas de ferraille.

Elle se balance doucement en matant le ciel avec un air idiot et lucide à la fois, comme si elle en savait beaucoup plus que tout le monde. Elle est simplement déchirée, faut pas chercher plus loin.

C'est pas ce qui l'empêche de ressembler à une putain d'huile sur toile avec son regard de rêveuse compulsive, sa face de poupée cassable et ses boucles volantes sur tapisserie nocturne. Je connais que dalle à l'art, mais si c'est pas ça, je rate rien du tout.

Elle reluque les étoiles, je reluque ses jambes nues. Avant de trouver des raisons de m'en empêcher, je suis le dessin discret de ses muscles d'un œil aiguisé.

Contrairement à son âme trop propre, ses jambes font leur âge sans problème. Atrocement sexy, fuselées et un peu dorées par le mois qu'elle vient de passer sous le soleil, le genre que n'importe quel mec voudrait voir enroulées autour de sa taille.

Charognard en plus du reste. Tente ta chance, non ? C'est toi qui as dit qu'après dix verres, elles deviennent dociles et elles supplient.

Je me cogne l'arrière du crâne contre le poteau de basket pour écraser mes dernières pensées et fouille en vitesse mes poches jusqu'à mettre la main sur mes clopes.

- Ne fume pas, s'il te plaît.

Dans le silence relatif de ce coin tranquille, sa voix nique pas l'ambiance comme le font les caquètements sans fin des autres meufs, elle sympathise avec le calme, pas plus dérangeante qu'un son de ruisseau au milieu d'une forêt.

Tu débloques complet, mon gars.

C'est sa voix, elle est trop polie et trop...

J'ai juste envie qu'elle la boucle. Une minute. Une putain de minute sans qu'elle squatte ma tête, c'est trop demandé ?

- Occupe-toi de ce qui te regarde. Je suis pas d'humeur, je l'envoie bouler en renversant le paquet de cigarettes dans ma paume pour en prélever une.

Je sais qu'elle a un problème avec la fumée, mais je suis pas assez près pour que les relents de tabac puissent l'emmerder.

- Tu n'es jamais d'humeur, de toute manière, elle balaye en collant la tempe à l'une des deux chaînes qui retiennent son siège. T'es toujours... Tu fronces toujours les sourcils, tu fais toujours la tête et t'es tout le temps, tout le temps, en colère contre moi.

Ça va, tu gères ?

Je cherche à accrocher son regard pour déterminer à quel point elle est sérieuse, mais c'est la clope que je viens de tirer de la boîte qui remporte toute son attention.

Pendant une seconde déroutante, j'essaye de me mettre à sa place et de me demander ce que ça doit être de se farcir quelqu'un comme moi à longueur de temps. Une espèce de plombeur d'ambiance qui ne rend ni compliments, ni sourires, qui aspire ta vitalité et ta bonne humeur comme une putain de sangsue, passe la moitié du temps à te descendre et le reste à prétendre te tolérer sans plus.

L'expérience me laisse un sale goût au fond de la gorge, mais la nicotine devrait le faire passer.

Lily se gourre sur un truc, par contre. Je suis jamais en colère contre elle et même quand j'essaye de me convaincre du contraire, c'est à peine crédible. Au lieu de tirer ce point au clair, je coince la cigarette entre mes lèvres.

- Ça va te faire mourir, elle continue de protester, les coins des lèvres alourdis par une naïve désapprobation.

Et ? C'est pour ça qu'on est là, non ? On nait, on crève. C'est le deal, peu importe ce qui se passe entre les deux et le temps que ça dure. J'exhume mon briquet comme si elle avait pas ouvert la bouche et au moment où je fais bondir la flamme miniature, elle remet ça :

- J'aime beaucoup moins ton odeur quand tu as fumé, je l'entends bougonner.

Le bout de feu retourne se terrer quand je relâche la molette. Qu'est-ce je dois comprendre ? Que le reste du temps, je sens la rose ? Elle a l'odorat qui déconne, la miss, je passe les trois quarts de mes journées à suer dans le cambouis et la pisse de moteur.

J'ai l'air d'un gros con à hésiter avec ma sèche éteinte entre les lèvres et mon briquet suspendu pas loin. Qu'est-ce que ça peut me foutre qu'elle aime ou non, mon odeur ?

Je devrais fumer cette clope, juste pour le principe. C'est pas comme si y avait un échange de salive au programme, elle est complètement pétée et après les foutaises que j'ai balancées à son oncle, hors de question de la toucher comme ça.

Je peux même pas expliquer pourquoi je range mes Camel et mon briquet, c'est inquiétant. À ce stade, autant déposer mes bijoux de famille sur un plateau et lui en faire cadeau. Impossible de savoir si elle vient d'être traversée par la même image que moi - peu probable- en tout cas, elle a retrouvé le sourire.

Ses sourires sont de ceux qui te scient le ventre. Elle se balance plus haut, fout du sable partout et me dévoile ses dents flippantes de perfection, de la lumière dans les yeux. Je serre les molaires en la dévisageant avec la sensation tenace qu'elle va se dissoudre d'une seconde à l'autre comme une vision.

Je prends des clichés sans y penser. Juste avec mes yeux assoiffés, je cligne des paupières et je grave tout derrière à l'arrache, juste au cas où. Les mains figées au fond des poches, je mitraille comme un de ces gars louches qui photographient l'objet de leur obsession pour tapisser leurs murs, sauf que j'ai pas d'appareil et que je vais rien tapisser d'autre que mes rétines.

J'enregistre sa gueule d'ange, ses traits taillés pour mettre à genoux, les grains à peine visibles éparpillés sur son nez, le bleu trop bleu qui détonne avec ses pupilles, les reflets de lune paumés dans ses cheveux, ses lèvres comestibles, ses sourcils clairs...

Walters, le sentimental. Bois de l'eau, tu me fais gerber.

En désignant le siège libre à côté du sien, la modèle lance :

- Tu devrais essayer !

C'est elle que j'ai envie d'essayer. J'ai envie de l'essayer comme t'essayes une Kawasaki dernier cri avec moteur quatre cylindres et compresseur volumétrique.

J'assassine cette pensée aussi vite qu'elle a poussé. En ce moment, elles poussent comme de la mauvaise herbe, je les arrache à la chaîne. Plus je respire son air, plus j'ai envie de l'avoir comme ça. Faut vraiment que je me calme parce que c'est pas près d'arriver.

Je suis pas bouché au point d'ignorer le gros déphasage. Même si je décidais de me comporter comme le fils de pute que je suis et de tenter ma chance, ça mènerait à rien. Ça m'étonnerait vachement qu'on soit sur la même longueur d'onde à ce sujet. C'est ce qui se passe quand tu fantasmes sur une meuf qui n'est majeure que sur le papier, tu te retrouves seul dans tes délires non partagés et ça devient glauque.

Et même si par miracle l'idée la branchait ne serait-ce qu'un tout petit peu, les filles comme elles naissent pas pour n'importe qui - moi, je suis cent fois pire que n'importe qui. Ma main à couper que ses vieux la réservent pour une espèce de peigne-cul de la haute qui aura envie de l'inaugurer.

Ça me débecte et c'est certainement pas ce qui me retient de tenter ma chance. Le problème, c'est quand elle finira par tomber raide-dingue d'un type, mais qu'elle sera plus en mesure de lui offrir ça parce qu'un enfoiré de passage se sera déjà servi.

Faudra que je me contente des Rachel et des « 1, 2, 3, 4... » qui polluent ma liste de contact, je serais vraiment gonflé de viser plus haut.

- Royce ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top