Royce

- Alors, le motard ? Tu vas te décider à m'aborder ou pas ? décoche un timbre féminin, tout proche.

Trop proche.

Je prends mon temps pour pivoter le menton de quelques degrés et pose les yeux sur la propriétaire de la voix, à contrecœur. Ah, la rouquine. Je l'avais presque zappée. Je l'ai à peine calculée quand elle a posé son cul à côté de moi en ronronnant comme une chatte en chaleur à la minute qui a suivi le départ forcé de Lily. Je croyais qu'elle avait fini par aller voir ailleurs, mais non.

- Ou pas, je répète d'une voix neutre.

Elle hausse un sourcil gribouillé au feutre sans paraître le prendre pour elle. En principe, les gens captent direct quand c'est pas le moment de me faire la causette. Cette meuf doit être un peu bouchée. Ou juste maso.

Elle est pas désagréable à mater. C'est pas transcendant, mais on va dire qu'elle a ce qu'il faut là où il faut, voire plus. Objectivement, c'est un sept et demi, peut-être huit. Par réflexe plus que poussé par un réel intérêt, je baisse les yeux pour évaluer la marchandise.

Je ne m'en cache pas et elle a pas l'hypocrisie de s'offusquer. On sait tous les deux pourquoi elle est là, si elle voulait taper la causette, elle porterait pas un décolleté pareil. Je lève un sourcil blasé. Y a pas moyen de jouer aux devinettes avec l'échancrure de sa robe, l'imagination a même pas la place pour germer. Au moins, comme ça, tout est clair.

- Tu ne me demandes pas comment je m'appelle ? elle me lance en chopant ma bière pour l'approcher de ses lèvres.

Elle boit pas vraiment, elle essaye juste de me chauffer en ouvrant la bouche sur le goulot. Tant qu'elle y est, elle veut pas tailler une pipe à la bouteille ?

- Non.

J'espérais qu'elle lâcherait l'affaire, mais elle se démonte pas, la salope.

- Okééé. T'as raison, on s'en fout.

- T'es une pute ? je l'interroge de but en blanc en secouant la tête quand elle fait mine de me rendre ma boisson.

Pas maintenant que t'as foutu tes germes dedans.

Pour le coup, elle joue les choquées.

Vas-y, remballe ton cirque.

- La question est simple, je l'accule.

Si c'est une pute, ça dégage. Y en a déjà plus que je peux le supporter autour de cette table, c'est pas le trottoir ici.

- Mais... t'es pas bien ? C'est quoi ton problème, putain ?

- T'occupes pas de lui, la rassure Hunter sur le ton ridicule qu'il utilise quand il veut choper, il a eu quelques petits problèmes de performance récemment et ça le rend grincheux.

J'étrécis les yeux et lui coule une œillade meurtrière.

Sérieux ? C'est tout ce qu'il a trouvé ?

- Oh ! glousse la meuf et la main qu'elle se passe dans les cheveux m'envoie une giclée de son parfum trop sucré et écœurant à la gueule. Bah... c'est pas si grave, ça arrive à tout le monde.

Je me force à étirer les lèvres dans un rictus que je sais plus menaçant qu'engageant. Ensuite je fais taire mon attardé d'ego qui me pousse à raconter de la merde. Si je l'écoutais, j'irais prouver à la rouquine que tout est au point de ce côté-là. Mais l'idée ne m'emballe pas plus que ça, surtout si ça implique de laisser Lily sans surveillance avec l'autre ventouse.

- Je t'assure qu'avec moi, t'auras pas ce genre de problème, susurre la rousse en prenant une intonation suggestive de téléphone rose.

C'est ça ou actrice porno.

Je la scanne avec un peu plus d'attention. Sa tronche me dit très vaguement quelque chose, mais j'ai beau chercher, je la remets pas.

- Je te connais ? je l'agresse presque sans chercher à maquiller mon indifférence.

- Non, mais ça peut s'arranger.

Rêve.

- Tu tapes dans la racaille ? j'insiste en plissant un peu les yeux pour creuser ma mémoire moyennement coopérative.

Je me suis fait pas mal de rousses alors c'est possible que je confonde.

- Pardon ?

- Quoi, t'es sourde ? Est-ce que t'es déjà allée te faire enfiler dans le Nord ? je la presse, déjà lassé de ce petit jeu. Tu baises des gars de là-bas ou pas ?

- Non !

Ok.

J'épargne ma salive. C'est vrai qu'elle a pas trop le profil de l'emploi de toute façon. Maintenant que je fais gaffe, c'est clair que c'est pas une prostituée. Je sais pas comment j'ai pu le manquer, mais elle est pleine aux as.

Les riches dégagent cette empreinte, plus une impression qu'une odeur, qui généralement - à une exception près - me prend direct à la gorge. Celle-là empeste le fric à plein nez. Depuis les bijoux qui encombrent ses doigts et cliquettent de manière bien chiante à chacun de ses mouvements à ses fringues et son sac à main de marque.

La meuf s'est tellement rapprochée que je distingue les limites de son fond de teint et les gouttes de sueur qui s'incrustent dans la raie de ses seins exposés. Je plie le genou et pose ma godasse dégueulasse sur le cuir de la banquette, à quelques centimètres de sa robe nickel.

Reste à ta place.

Je le lui fais comprendre d'un regard. Faut croire que mon avertissement silencieux est pas si clair que ça parce qu'elle pose ses ongles carmin sur mon jeans et tire sur une déchirure.

Elle me veut quoi ? En général, les bimbos pétées de thunes viennent m'accoster quand elles ont envie de faire flipper leurs vieux, quand elles sont en manque de sensations fortes ou qu'elles sont camées. Camées et complètement connes. Celle-là est trop vieille pour chercher à emmerder ses ancêtres. Je parierais sur l'une des deux dernières options. Sinon, c'est une touriste et elle a aucune idée de qui je suis.

Je la toise encore une fois en attendant que les danseuses qui ont pris mon champ de vision en otage se décident à bouger. Elle est vraiment pas dégueu en fait. Y a un mois, j'aurais pas hésité plus de trente secondes. J'irais pas jusqu'à dire que je l'aurais ramassée et emmenée chez moi, mais je l'aurais sûrement laissée me pomper aux vestiaires. Elle a une bouche de suceuse.

Ouais, elle est ok, si on fait abstraction de la teinte artificielle de ses cheveux qui agresse un peu les rétines, de son parfum trop sucré et de son côté salope assumé. Sans parler de son rouge à lèvres liquide qui donne à cette partie de son visage un air gluant. Je suis pas fan, après elles vous en foutent partout. Genre partout. Paraît qu'y en a que ça fait bander, mais c'est pas mon cas.

Lily ne se maquille pas, enfin pas que je sache ou à peine.

Putain, ferme-là.

Ses lèvres sont naturellement roses et quand elle cause ou sourit, on a du mal à décrocher de leurs ondulations. Je parle même pas des fois où elle se lèche une moustache de lait ou de celles où elle réfléchit et que l'envie lui prend de mordiller le goulot d'une bouteille. Ouais, non, mieux vaut pas en parler. Si elle avait juste une vague idée des trucs qui me passent par la tête à chaque fois que j'aperçois sa langue, elle la garderait bien rangée.

Je m'agite en la cherchant du regard. Je l'aperçois toujours pas. C'est peut-être mieux comme ça. Elle est probablement en train de discuter canasson avec son amour de jeunesse et je sais pas comment je réagirais si je la voyais sourire à ce blaireau. Je me fais pas assez confiance pour tenter l'expérience.

- Bon, tu vas faire le difficile longtemps ? boude la chaudasse rousse en pillant mon air.

Je prends pas la peine de relever. Je devrais peut-être aller me commander un truc au bar. J'ai soif.

T'es lourd, mec.

Michael se permet de répondre à ma place quand il devient évident que j'en ai pas l'intention.

-Tu perds ton temps, il les prend au berceau. Reviens avec des barrettes à cheveux et une dégaine d'adolescente, t'auras peut-être ta chance.

Il me les brise, putain !

Je déporte lentement mon attention sur lui. Enfoncé dans le sofa, le visage barré par un sourire vicelard, il m'affronte de son regard fourbe. Je serre les dents et le fixe en attendant qu'il se décide à reprendre sa place.

Vas-y, baisse les yeux.

Il met une éternité avant de plier et ça fait que jeter de l'huile sur le brasier noir qu'est mon humeur. Ces derniers temps, il a tendance à oublier qui commande ici. En principe, je laisse couler parce que j'ai autre chose à foutre que lui remonter les bretelles, mais il force. On dirait qu'il a besoin que je lui rafraîchisse la mémoire.

Presque dix ans qu'il s'est pointé chez nous avec son allure qui balançait entre chat de salon et chat de gouttière pour nous monnayer ses services. Il en fallait une sacrée paire pour se ramener désarmé sur notre territoire, à l'époque. Je lui ai reconnu ça. Notre protection contre sa fidélité, c'était le deal. On se chargeait de garder ce minable en vie pendant qu'il espionnait les déchets du Sud qu'on avait besoin d'avoir à l'œil.

Ceux qui étaient sur la liste.

S'il était pas avec nous, ça ferait un bail que son corps aurait fini de se décomposer dans le caniveau. Dans le Nord, quand on a une grande gueule, mais pas la corpulence qui va avec, on termine au fond d'un fossé, la carotide sectionnée ou le front troué.

Aujourd'hui, il est toujours là. Plus par habitude qu'autre chose. Je sais pas ce qu'il reste de notre entente informelle, mais j'ai pas passé toutes ces années à sauver son cul fragile d'albinos, pour l'entendre me manquer de respect en public. Ça, je vais pas le tolérer très longtemps.

C'est faux.

C'est pas son arrogance que je digère mal. Gérer ses petites crises de rébellion m'a jamais posé de problème, je fais avec. Si j'arrêtais de me voiler la face deux minutes, j'admettrais que je peux pas digérer sa façon de se comporter avec Lily. De la foutre mal à l'aise et de la mettre minable dès que l'occasion se présente. Comme si elle avait besoin de ça. Comme si j'avais besoin qu'on lui file de nouvelles raisons de m'éviter.

- C'est quoi ton problème ? je le confronte sèchement en haussant juste assez la voix pour doubler la musique.

- Quoi ? Comment ça ?

- Qu'est-ce tu cherches à prouver ? T'as une poussée d'hormones, tu veux jouer à qui a la plus grosse, c'est ça ?

Je lève un sourcil pendant qu'il se décompose. De l'autre côté de la banquette, Hunter se bidonne tout seul.

- C'est pas...

- Ça me pose pas de problème. Vas-y, baisse ton froc, je le raille en faisant mine de tirer sur ma braguette.

Les deux autres explosent de rire, la rouquine siffle et s'excite toute seule, mais je continue de défier Michael sans m'attarder sur eux. J'attends de voir s'il s'incline.

Il hésite, tiraillé entre la fierté qu'il peut pas vraiment se payer et son instinct de conservation. Son expression est crispée de haine. J'étire les lèvres, plus amusé qu'autre chose. Je connais ce regard. En ce moment, il se figure ma carcasse amochée dans une mare de sang.

C'est marrant.

Je perçois l'instant exact où il bascule du mauvais côté de la raison.

- Attends que Lily se ramène pour la sortir. Ce sera sûrement ta seule chance de rivaliser avec son jules en Armani, il articule, caustique, en désignant le bar d'un coup de menton.

Mes poumons s'embrasent, le sang se met à me siffler dans les tympans et je me mords la langue jusqu'à sentir un goût de rouille inonder ma bouche. L'autre étudie ma réaction, goguenard. Je suis obligé de m'accrocher de toutes mes forces à l'armature du sofa pour me retenir de le déglinguer. À la place, je propose posément en me passant de transition :

- T'as envie de mourir ?

Le blanc tressaille en captant que je m'adresse à lui. Ça ne l'empêche pas de récupérer son air de casse-couilles la seconde qui suit.

Je vais l'abîmer.

- Précise, il fanfaronne en écartant un peu plus les jambes pour sauver les apparences.

Ce type qui prend des airs de caïd, c'est aussi crédible qu'un chihuahua en survêt qui jappe en dévoilant ses petits crocs.

- Je me pose juste la question, j'énonce placidement. Tu me cherches depuis un moment, alors...

- Je te cherche pas...

- Je parle !

Il la boucle et déglutit sa réplique. Je reprends :

- Tu sers à rien. Tu sers à rien et tu m'emmerdes. Alors je répète : est-ce que tu veux crever ?

Un ricanement forcé lui échappe.

- T'es sûr que c'est toi que j'emmerde ? Ce serait pas plutôt à cause de Li...

- Contente-toi de répondre à la question.

- Mec... t'essayes de convaincre qui, là ? Tu te trouves marrant ? Tu me tuerais pas même si on t'en proposait mille balles.

La bonne blague.

- Je le ferais pour moins que ça, je le détrompe en forçant le rictus.

- Impec. Et tu serais bon pour des vacances à vie en cabane.

Je hausse une épaule. L'idée qu'il gobe mes menaces à deux balles m'éclate. Faut croire que j'ai pas tant que ça perdu la main.

- Je connais du monde. Je laisserais ce plaisir à quelqu'un d'autre et je me contenterais de regarder en prenant mon pied, je bluffe.

Michael recule le menton, troublé. Une bouffée de satisfaction me regonfle les poumons à bloc quand je décèle l'ombre d'angoisse qui retape ses traits tirés par le doute.

- Vous êtes bizarre, c'est un genre délire entre potes, chez vous ? s'incruste la rouge. Les menaces de mort, ça resserre les liens de l'amitié ou c'est comment ?

Personne ne lui répond. Je conclus en vrillant l'albinos d'un regard glacial.

- Tu respires parce que je décide que tu respires. Alors la prochaine fois que t'as une connerie qui te brûle la langue, la prochaine fois que t'as envie de lui balancer une saleté ou de la comparer à une bagnole... penses-y.

Je prends pas la peine de préciser à qui je fais allusion, c'est évident pour - presque - tout le monde autour de cette table.

- Je m'arrache, crache Michael en se levant pour aller aérer sa dignité éclatée.

Personne ne le retient. Il se démerde pour s'extirper de la banquette, se faufile entre la table et les genoux d'Hunter pour éviter de passer devant moi et, alors que je pensais son cas réglé, il s'arrête brusquement.

Il reste planté là, les yeux braqués sur un point x, plus loin dans la foule en bordel. Je le fixe sans comprendre quand il rebrousse chemin et revient poser son cul sur la banquette, les lèvres déformées par un rictus triomphant. Il pue la jubilation.

- Nan, je vais attendre un peu, finalement, il se justifie en posant la cheville sur sa cuisse pour montrer qu'il campe.

Il est bouché ou quoi ?

Il cherche vraiment la merde, c'est pas possible d'être stupide à ce...

Mon petit laïus mental se casse superbement la gueule en même temps que mon rythme cardiaque à l'instant où je repère ce qui fait jouir cette pourriture.

Qu'est-ce que...

Il semblerait que le morceau du moment soit pas plus que ça au goût des clubbeurs. La foule de danseurs s'est mollement dispersée pour aller s'abreuver et recharger les batteries. J'ai à nouveau le bar en visu. Une vue plongeante sur Lily, serrée par deux tocards de pince-culs. Au Mike s'est ajouté une espèce de blondasse en costard. Les deux types la collent de tellement près qu'on croirait qu'ils veulent lui grimper sur les genoux.

Où est passée Lopez, putain ?

Je fouille le bordel de monde qui encombre la zone et la retrouve au milieu d'une bande de fêtards à moitié à poils. Elle s'éclate, la garce. Ça en fera au moins une.

Je reviens très vite à Lily en grimaçant d'irritation. Elle se fait toute petite pour occuper le moins d'espace possible. Elle se laisse bouffer. Je souffle lentement par le nez en essayant de garder mon calme qui me file lentement mais sûrement entre les doigts. Je suis sur la corde raide, là. J'ai intérêt à rester en équilibre dessus parce que tout pourrait dérailler très vite.

Tiens-toi à carreau, Walters.

Ils ont tous les deux étendu les bras sur le dossier de son tabouret, dans un geste de possession que Lily ne doit même pas saisir. Qu'est-ce qu'elle fout, putain de merde ? Elle attend quoi pour les éjecter ? Qu'ils lui montent dessus ? Je ferme les doigts et crispe les poings à m'en déchiqueter les paumes.

Le Mike est presque aussi largué que moi tellement le californien gagne du terrain. Lily a une posture un peu raide, mais elle ne le repousse pas.

Elle ne le repousse pas...

Faudrait qu'y ait un sixième sens pour que les gens sentent si quelqu'un aux alentours fantasme sur leur mort, les imagine en train de crever dans d'atroces souffrances.

S'il savait ce que je suis en train de lui faire en pensée, le blondinet en costume poserait probablement pas sa main entre les omoplates de Lily. S'il savait que je crève d'envie d'écraser sa trachée de ma godasse  jusqu'à ce que son souffle se fasse rare, puis inexistant, il approcherait pas à ce point-là sa bouche de son visage à elle. S'il savait qu'imaginer son haleine contaminer la sienne me donne le goût de lui défoncer le crâne sur l'angle d'un trottoir...

Pourquoi est-ce qu'elle le repousse pas ?

C'est peut-être son genre de mec.

Merde. Les blondinets en plastique, c'est son truc ? Je me crispe encore en passant le gars au scanner. J'arrive pas à croire que j'en suis réduit à ça, mais je le fais. Objectivement, le merdeux n'est pas laid. Y a pire si on est branché poupées. Pour moi, il a l'air tout droit sorti d'un emballage rose pour gamine de douze-treize piges et il y aurait vraisemblablement une zone plate là où devrait se trouver sa teub. Mais je suis très loin d'avoir la psyché d'une ado de dix-huit ans qui croit encore aux contes de fées et pionce dans une chambre de princesse, alors...

- Mec, tu recommences, me fait remarquer Hunter. Tranquille, frérot, ils font que discuter là...

- Pour l'instant, croit bon de préciser Michael. Hé, qui veut relancer les paris ?

À ce stade, je suis trop parti pour prendre la peine de le remettre à sa place. C'est à peine si je l'entends. J'entends rien d'autre que mon propre-sang qui s'affole pour remuer la merde. Ça peut pas se réveiller, pas ici... 

- De qui est-ce que vous parlez ? se manifeste la rousse.

Garde la lumière allumée, Walters. 

- La petite blonde au bar, l'aiguille le translucide. Celle qui est en train de se faire grailler par deux bougs.

Je compte mes inspirations en essayant de garder la main dessus. Je sais très bien ce qu'il se passera si je lâche la bride deux secondes. Je peux pas démarrer maintenant. Impossible.

- Oh, c'est bon, je la vois, s'amuse la salope sur un ton excité, comme si on jouait à une espèce de jeu. C'est quoi l'histoire avec elle ?

Je continue de compter et plie le coude pour agripper ma nuque.

- Pas grand-chose. Walters veut se la faire, mais il a pas les couilles alors il attend qu'un autre la soulève à sa place.

Je vais péter une durite.

Je plante les ongles dans ma peau juste en dessous de mes cheveux. J'appuie fort et m'accroche à l'infime morsure de douleur pour m'ancrer dans la réalité.

- Ah, soupire la meuf, une pointe de déception dans la voix. Elle est mignonne, elle concède quand même après un bref examen.

Sans blague.

Et elle ajoute :

- Cent dollars qu'elle finit dans le plumard du surfeur !

- Évite de parier sur ça, raille Michael. Elle couche pas.

J'ai le bout des doigts mouillé. Je sais pas comment j'ai pu me tailler avec les ongles que j'ai.

- Cállate la boca, coño ! tranche brutalement Diego. Boucle-la, putain !

Les autres la ferment direct et la musique dance devient la toile de fond de mes délires mentaux.

J'ai la rage, mais si c'était que ça, ce serait déjà pas mal. Je me concentre sur la fureur qui me fait gicler le sang, je l'alimente comme je peux, ranime ses braises pour pas m'attarder sur ce qui pourrit en dessous.

Lily boit, le mec continue de se rapprocher alors que je pensais même plus ça possible. Et moi je m'étouffe de fureur. Je suis pas bien. À ce stade, c'est même plus de la colère. La colère, c'est bon. À petites doses, ça requinque. Là, c'est autre chose, un cocktail explosif d'amertume, d'insécurité et de... de... ? J'en sais rien, mais c'est indigeste, à peine endurable.

Un cocktail Molotov.

J'ai en horreur ce qu'elle a fait de moi, putain. Ce type à genoux, suspendu à ses moindres faits et gestes, dépendant de ses réactions. Je hais ce que je suis en ce moment comme jamais je me suis haï et pourtant, j'ai toujours été loin de figurer dans le top cent de mes personnes préférées. Et j'aimerais pouvoir la détester aussi de me mettre dans cette position. Ce serait tellement plus simple si je pouvais diriger ma haine contre elle. Sauf que ça marche pas. J'y arrive pas. 

Des doigts se referment sur mon poignet et écartent de force mon bras de ma nuque en feu. Je m'arrache sèchement à la poigne du Colombien et ne lui accorde qu'un infime coup d'œil meurtrier pour lui signifier de garder ses mains pour lui. Il ne réagit pas et fixe mes ongles en sang, le regard grave.

Lève les yeux, y a rien à voir.

Je croise les bras sur mon torse sans m'attarder sur lui. Je veux la paix, c'est trop demander ? Comme très souvent, il se contrefout de ce que je veux.

- Arrête de te torturer, hermano. C'est Lily, elle...

- Personne t'a sonné alors tu la boucles.

- Tu te fais du mal pour rien...

- Tu veux un conseil de meuf ? chantonne la rouquine qui a pas mis des plombes à retrouver son assurance.

- Non.

- Quand une fille te fait languir, t'en baises une autre, elle débite quand même. Je t'assure, ça nous rend folles et ensuite, on se met direct à genou.

- C'est la base, confirme Michael.

- Va chier, grogne Hunter. Qu'est-ce t'y connais aux meufs, toi ?

- Je suis volontaire, en passant, susurre la rouquine.

Pendant une bonne minute, je les laisse débattre sur la question, comme anesthésié. Ça me le fait parfois. Y a un stade, quand la rogne atteint un certain seuil, où tout se tait. Comme si on avait fermé le robinet et coupé l'eau. Y a un blanc et je me retrouve vide malgré mon palpitant qui tempête encore.

Ça ne dure pas très longtemps, alors j'en profite. Une sensation capte vaguement mon attention. Des doigts fins qui triturent mon genou à travers un trou dans mon fut. Sans vraiment le préméditer, je laisse mon regard coulisser vers la rousse.

Et pendant le court laps de temps que dure l'accalmie, j'envisage la chose. Sans enthousiasme. Juste comme ça, parce qu'elle est là et que "pourquoi pas ?".

Je pèse distraitement le pour et le contre en la matant plus ou moins.

Contre. J'ai la flemme de bouger. Pas envie de lâcher Lily des yeux, ni d'empirer l'image de queutard fini que je dois déjà lui renvoyer après qu'Hunter ait craché le morceau sur nos vieux délires échangistes.

Pour. Je suis à deux doigts de faire une connerie, et si le californien tente un truc devant moi, je réponds plus de rien. La rouquine est assez bonne. Je me suis pas envoyé en l'air depuis un bail et c'est flippant.

Ce serait juste histoire de décompresser deux minutes. De me prouver que la situation est pas aussi terrible qu'elle le paraît. Ça n'aurait pas grand-chose à voir avec les tuyaux foireux qu'on vient si généreusement de me refiler.

Lily est trop occupée pour s'intéresser à ce que je fais de ma queue et puis, c'est pas vraiment son genre. À mon avis, elle se fout pas mal de ces choses-là et s'il y avait une chance pour que ça l'emmerde vraiment comme semblent le penser les autres, je laisserais immédiatement tomber l'idée.

Les tonalités mélancoliques de la voix de Lily s'invitent sans prévenir dans mon crâne.

"Les filles avec qui tu sors. Est-ce qu'elles entrent dans le moule ?"

"Je me demandais si avec toutes les filles avec qui tu es sorti..."

Ces vagues signaux d'alertes se dissolvent d'eux-mêmes quand je me prends un coup de pied droit dans le tibia sous la table. Je me redresse comme un ressort et pivote immédiatement vers Diego en feulant de colère.

Il est pas bien ?

J'attends qu'il s'excuse en le démontant du regard, mais il se borne à me dévisager froidement, les yeux saturés de jugement sous son front strié de rides.

- T'es pas en train de penser à faire ce que je pense que tu penses ? il me confronte en fronçant ses sourcils broussailleux. Dis-moi que t'es pas con à ce point, putain.

- Je t'emmerde, je le jette en me redressant.

- ¿ Eres tonto o..? Eh, reste assis ! Conseil de pote : peu importe ce qui te passe par la tête en ce moment, oublie.

Je lui fais cadeau de mon rictus de connard et me force à fixer la rousse pétée de thune plutôt que Lily. Elle est encore en train de me tripoter. Ses préliminaires à deux balles, elle peut se les garder. Ça me chauffe pas du tout. Pour le reste... Je baisse les yeux sur ses deux arguments exposés au regard en essayant de m'emballer.

- Pendejo ! Déconne pas, merde !

- Toi, surveille ta sœur au lieu de me péter les couilles. Elle est à deux doigts de tailler une pipe à ce mec par erreur, je lui décoche cruellement en désignant mini Lopez qui vide des shots sur les abdos d'un type au milieu de la cohue.

C'était chien. C'est tout moi. Diego se crispe, mais ne suit pas mon regard. Il a probablement déjà remarqué. Il ne se démonte pas, ne m'insulte pas. Je capte pas vraiment comment il peut encore me supporter. Il le fait, c'est tout. Il tire sur le col de ma chemise pour attirer mon attention et m'obliger à l'écouter.

- Je te jure que ce serait une énorme connerie. T'imagines même pas, il lâche à quelques centimètres de mon oreille pour que je sois le seul à l'entendre.

- Tu sais pas de quoi tu parles.

Je m'explique pas pourquoi je continue d'argumenter alors qu'il est déjà clair et net que ma braguette va rester fermée pour la soirée. Il a beau m'emmerder, j'ignore rarement ses conseils, même quand j'en saisis pas le sens.

- Non toi, tu sais pas. Es muy joven. C'est une gamine avec des idées romantiques de gamine, je t'assure qu'elle passera pas au-dessus d'un truc comme ça.

Je me dégage de sa prise et lui ricane au nez en recommençant à fixer la source de tous mes problèmes. Elle s'est retournée pour passer la foule au crible de son regard de petite fille égarée. Sa nouvelle position n'empêche pas les deux sangsues de lui respirer dessus, mais ça me donne au moins un accès à son expression.

- T'occupe. Lily s'en branle de ces conneries, je marmonne vaguement sans prêter sérieusement attention à ce que je dis.

À côté de moi, le Colombien éclate de rire comme si je venais de raconter une blague - chose qui arrive littéralement tous les trente-six du mois. Il se fout de ma gueule, mais je ne réagis pas parce que les yeux de Lily continuent leurs courses et vont forcément buter sur...

Je grince des dents et inspire par le nez quand son regard limpide atterrit sur moi et s'y attarde. Je lui rends la politesse, les molaires tellement serrées que j'ai l'impression de plus être en mesure de les décoller. Et là, elle se décompose. Comme ça, sans prévenir.

J'ai pas besoin qu'ils rétablissent un éclairage normal pour la voir blêmir, même à cette distance. Ses épaules s'affaissent. Qu'est-ce qu'elle a ? Ses grands yeux clairs s'écarquillent, ses jolies lèvres s'entrouvrent et elle me dévisage, muette de... quoi ? Elle a l'air complètement flippée. J'y comprends rien.

Je fronce les sourcils et me concentre sur son air paumé pendant que le pot de glue roux se penche sur moi pour me chuchoter ce qu'elle a envie de me faire - à moi où à une partie bien spécifique de ma personne. J'entends même pas ce qu'elle dit. C'est ce moment que choisit le blondinet pour s'incliner vers Lily.

Une seconde j'ai l'impression qu'il va poser la bouche sur elle et de rage, je me pétrifie sur place. Heureusement pour la sale gueule de ce môme, il se contente de susurrer je ne sais quoi contre sa joue. Lily en profite pour m'échapper. Elle se détourne et parle à son voisin, la tête basse, le menton presque collé à son sternum. J'ai pas la moindre idée de ce que lui répond l'autre, mais elle lève brusquement le nez pour le toiser avec cette mine indignée qu'elle me jette parfois à la figure.

Interdits, on la regarde tous écarter d'autorité le siège du blondinet de mes couilles pour s'éjecter elle-même du sien. Par réflexe, je me redresse quand elle bascule et fait mine d'aller se manger le sol, mais elle réussit à se rattraper toute seule.

Je la suis des yeux pendant qu'elle se mêle péniblement à la foule sur ses jambes instables. Maintenant qu'elle fout de la distance entre elle et ses deux "prétendants", j'arrive à respirer à peu près correctement. Sa démarche incertaine m'amuserait presque si mon cœur cherchait pas toujours à battre le record des cent mètres.

Elle rejoint Mia et sa clique en bringuebalant un peu et la bronzée lui saute dans les bras en se rappelant soudain son existence. Je serre les lèvres. Elles discutent ou s'engueulent, j'en sais rien. J'espère que c'est la deuxième option. Elles ont des mimiques animées, mais ça ne veut pas dire grand-chose. C'est des meufs, les meufs sont comme ça, elles s'agitent.

Je fais pas vraiment gaffe de toute façon. Tout mon être est focalisé sur mon enfer personnel, un poids plume blond tout en fossettes et en regards innocents. Malgré son apparence inoffensive, cette toute petite chose vous lamine en moins de deux. Pire qu'un Smith&Wesson M10. Un sourire, deux trois compliments gratuits et avant que vous vous en rendiez compte, vous vous retrouvez les mains en l'air, doigts croisés derrière la tête à déclarer forfait.

- Je me demande si Chris sait qu'elle est là, commente promptement la rouquine, pour elle-même.

Il me faut une éternité pour tiquer tellement je suis bloqué sur Lily. C'est le discret coup de coude de Diego qui me force à percuter.

Qu'est-ce qu'elle vient de dire, l'autre chaudasse ?

Je pivote vers elle dès que le message d'alerte atteint mon esprit encombré. Elle a dit Chris ? Chris Williams ? Elle fait la cruche depuis tout à l'heure qu'on parle de Lily et elle lâche ça comme ça. Elle pâlit d'un coup sous ses couches de maquillage en comprenant sa gaffe.

- Qu'est-ce que ça veut dire ? je la confronte en la détruisant du regard.

Elle se fait plus petite, tout d'un coup.

Accouche. On va pas y passer la nuit.

- Parle. Tu connais Williams ?

- Je... un peu, elle cède.

La pute.

- Un peu ? je raille. C'est ta façon classe de dire qu'il te baise ?

Elle pince les lèvres sans répondre. Ça me semble plutôt clair. Putain ! Quand je pense que j'ai envisagé de me la faire y' a pas dix minutes alors qu'elle s'enfile... Qu'est-ce qu'elle est venue foutre à notre table, en fait ? Elle cherchait quoi en s'incrustant ?

- Vire, je crache sur un ton sans appel.

Elle se le fait pas redire et déguerpit sans épiloguer. Elle s'est à peine tirée qu'une série de bruits sourds éclatent plus loin dans la boîte, assez fort pour éclipser la musique. Un son de verre pété, une suite de cris, puis le chahut, un déluge de paroles qui s'entrechoquent. Je réagis au quart de tour et me lève pour scruter la masse de jeunes qui s'agglutinent comme des insectes autour du bar.

Je ne trouve pas Lily. Ça gueule, ça chahute, ça bouscule et ça applaudit. J'ai aucune idée de ce qu'il y a et je ne trouve pas Lily ! Je crochète une touffe de cheveux à l'arrière de mon crâne et tire machinalement dessus en continuant de scanner l'essaim humain. Elle est passée où, bordel ?

- Y a quoi ? s'intéresse Hunter, la bouche pleine de je ne sais quoi.

- Chill mec, elle est avec ma sœur, tente de m'apaiser Diego.

Il s'y prend très mal.

- Ça sent la baston, commente l'albinos dans mon dos.

Le cœur au bord des lèvres, je décolle sans un mot, manque de renverser la table basse dans ma précipitation, et trace pour m'insérer dans la cohue. C'est blindé de monde et j'ai les foules en horreur. Vraiment, ça me fout la gerbe. Je serre les dents, raidis le dos et fonce dans le tas. Je joue des coudes, vire les traînards de mon chemin à coups d'épaules et jette par terre le débile qui m'insulte avant même de vérifier à qui il a affaire.

Ça me prend une bonne éternité pour rejoindre la zone d'agitation, infestée de curieux. Je ne la vois toujours pas et je commence à vriller.

- Yo ! Il se passe quoi ? demande un étudiant torse nu sur ma gauche.

Je me concentre pour saisir la réponse blasée de son pote de défonce :

- Sais pas. Y a deux gars qui se tapent dessus pour une histoire de cul, j'crois. Ils ont explosé une bouteille. Eh, viens on s'en fout, y a l'after chez Mindy, ça te dit, on décolle man ?

Je décroche parce que je viens d'apercevoir Lily. J'ai droit à une seconde top chrono de soulagement en constatant qu'elle est ok. Une seconde. Après ça elle pose sa petite paume sur la joue de ce Mike en se hissant sur la pointe des pieds, son visage à quelques centimètres de celui du gars.

Et je déraille.

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