Royce

Je suis à treize. Sur une échelle de un à dix où un est l'extase et dix le niveau "je pourrais buter quelqu'un à mains nues", je suis à treize. En général, je carbure à huit, sept les meilleurs jours. Là c'est treize, comme dans "t'as treize putains de secondes pour lever les yeux avant que je t'éclate les incisives sur le bar".

Bordel, y a trente-six mille décolletés dans ce club, trente-six mille paires de seins - la plupart en plastoc, mais bref - et c'est sur ceux de Lily que ce petit merdeux a décidé de bloquer. Je l'ai vue faire sauter deux boutons tout à l'heure, et je savais que ce serait la merde.

C'est compréhensible comme geste, on crève tellement de chaleur dans ce four, que c'est tout juste si j'ai pas les poumons qui me dégoulinent entre les côtes. Elle l'a fait sans même s'en rendre compte, sans aucune arrière-pensée. C'est Lily. Elle fait ce genre de trucs et l'idée que les connards environnants auront envie de se rincer l'œil l'effleure même pas une seconde.

T'es dans le lot, Walters.

Vrai.

Évidemment, quand elle était posée à côté de moi, limite soudée à mes flancs, c'était loin de m'emmerder. Y a même moyen que j'ai passé cinq minutes à jouer à "devinez ce qu'il y a là-dessous" en me contentant des discrets indices qu'elle m'a filés sans le savoir.

Ouais, y a grave moyen que j'ai fait ça. Cette fille peut sourire de toutes ses fossettes et me faire autant de regards de biche effarouchée qu'elle veut, elle reste une meuf de dix-huit piges avec un corps de meuf de dix-huit piges et moi, je reste un mec - et pas le meilleur spécimen.

Je grince des dents quand je vois dégringoler une nouvelle fois le regard de ce petit bâtard en smoking. Mike. Mike de mes deux. Il fait semblant de checker sa montre, l'enculé. Cette technique est grillée depuis des siècles, on la connaît tous. Tous sauf Lily, évidemment, qui ne se rend compte de rien, trop occupée à admirer les lumières au plafond.

L'estomac essoré par une fureur irrationnelle, j'étrangle mon verre de scotch d'une poigne de fer en la regardant tanguer sur son tabouret. De mon point de mire, je la vois très bien ramasser le dernier cocktail qu'on a posé devant elle. C'est quoi... le troisième ? Le quatrième ? Sans même parler des trois shots que les gars l'ont poussée à s'enfiler.

Elle bascule la tête en arrière pour vider sa boisson, elle en fout la moitié à côté. Un autre jour, dans un autre contexte, j'aurais probablement trouvé ça marrant. Je me serais un peu foutu de sa gueule. Là je me contente de fixer l'autre mec en essayant de contrôler mon expression faciale pendant qu'il lui tend un kleenex.

Bien fait pour ta gueule, connard.

Ouais. Je l'ai pas volée, celle-là. Comme pour remuer le couteau, le gars se penche en avant pour lui souffler un truc à l'oreille, sûrement en utilisant la musique comme prétexte. Je lui ai livré la fille sur un plateau d'argent comme le dernier des bouffons, bordel.

Je siffle mon propre verre sans les quitter des yeux. Je suis tellement focalisé sur mes envies de meurtre que je perçois à peine la morsure du whisky. Je sens juste le liquide me mouiller la gorge, mais les sensations de l'alcool sont noyées dans le chaos des autres, plus fortes, moins supportables. Même la musique de jeunes, répétitive et assommante, que dégueulent en boucle les baffles du club, passe à la trappe. Tout ce qui est pas elle se rétracte, relégué à l'arrière-plan par mon esprit malade.

Enfin, y a elle et y a la rage qui se déchaîne comme un cyclone entre les barreaux de ma cage thoracique. Si en général, ça se limite à un bruit de fond, une démangeaison supportable, là en l'occurrence, c'est à deux doigts de me rendre cinglé.

- Il fait quoi à votre avis ? se marre Hunter, à ma gauche, en claquant plusieurs fois des doigts devant mon regard fixe.

Je ne cille pas, je me contente d'ignorer son existence du mieux que je peux comme je l'ai fait les dix dernières minutes qu'il vient de dilapider à me taper sur le système. Molaires fermement emboîtées, je reste scotché au show qui continue de se dérouler plus loin.

- Il essaye de développer des skills de boucher à distance, répond Diego après avoir mastiqué un morceau de l'énorme burger qu'il est en train de s'enfiler. Là, dans sa tête, il est en train de démonter le portrait de ce pauvre gosse.

Pas loin.

Je ne rétorque rien parce que l'autre avorton est en train d'approcher avec une nonchalance vachement mal feinte ses doigts du tabouret de Lily. Les poings serrés à m'en faire sauter les tendons, je le fixe alors qu'il s'agrippe au dossier comme si de rien était, son pouce à quelques centimètres du dos de sa cible.

Vas-y. Vas-y, touche pour voir.

- Ah ouais... eh mec, doucement sur le regard de serial killer, tu fais peur à bébé, lance Hunter en foutant sa langue dans le cou de la meuf qui squatte ses genoux.

Je me retiens de faire remarquer que "bébé" numéro trois devrait plutôt s'inquiéter du fait que les doigts de ce con ressortent à peine de "bébé" numéro un et deux. Après tout, "bébé" numéro trois vient probablement de s'enfiler "client numéro quatre" et "client numéro cinq" en entrée avant d'atterrir sur Hunter.

- T'es pas censé être gay ? j'ironise froidement sans décrocher mon regard des boucles pâles de Lily qui ondulent contre sa chemise à chaque fois qu'elle gigote.

Michael me déconcentre une seconde en recrachant sa gorgée de gin sur son T-shirt. Mais comme un putain d'aimant, mon attention retourne se coller à la fille quand l'albinos se met à cracher ses poumons.

- Quieres un ba... Tu veux un bavoir ? déconne le latino.

Le translucide le calcule pas.

- C'est quoi ces conneries ? je l'entends vaguement beugler sur Hunter.

L'autre rectifie calmement en s'adressant à moi :

- T'as pas compris. J'ai jamais dit que j'étais gay. J'ai juste demandé si tu m'aimerais toujours si je l'étais, c'est tout.

Si je... quoi ?

Sans commentaire.

- Tu ferais mieux de fermer ta gueule, toi, se charge de le faire taire l'albinos.

- Je voulais juste...

- Je m'en branle, tu la fermes !

Je suis déjà plus avec eux. Le Mike a encore gratté du terrain et Lily le regarde... Elle le regarde et...

Bien sûr qu'elle le regarde, ducon. C'est ce que font les gens qui causent...

Elle le regarde.

Elle... est-ce qu'il lui plaît ? La question éclate comme un pétard fumant entre mes deux oreilles et mon cœur déconne ferme quand je considère l'hypothèse. Est-ce qu'il y a moyen que cette espèce de minus tiré à quatre épingles lui fasse de l'effet ?

Merde.

J'en sais rien.

- Cligne des yeux au moins, tout le monde va cramer que t'es pas humain, suggère le blond en faisant clignoter ses propres paupières pour me montrer l'exemple.

- Eh cabron, tu fous quoi avec ta main, là ? Prends un break, je mange là, bougonne Diego pour détourner son attention de moi en louchant sur le poignet du blond, planqué sous la jupe de numéro trois.

- Je fais rien, t'inquiète.

- Montre voir, lève le jupon.

La porteuse du jupon en question ne bronche même pas. Faut lui reconnaître ça, elle est pas envahissante. Les meufs qui ont la boutique grande ouverte mais en font quand même payer l'entrée, ça m'excite pas plus que le porno trash qu'Hunter se mate sur mon canap'. Au moins, celle-ci sait fermer sa gueule. Je suppose que ça fait partie de ses attributions, elle est livrée avec la fonction " pas trop emmerdante". Après, tant qu'à faire, y'a les poupées gonflables aussi, ça coûte moins cher et c'est le même service.

- Ça va pas ? s'indigne Hunter à la place de sa marionnette de chair. Respecte, mec !

- Quoi respecte ? Toi, respecte mon repas ! Doigte pas pendant que je bouffe, joder de mierda !

- Mais, je te dis que je fais rien.

- Arrête de te foutre de moi, elle fait que couiner depuis cinq minutes. Y a des chiottes pour ça !

- Ouais, et profites-en pour te laver les mains, marmonne Michael d'une voix absente pendant que son regard erre sur la foule.

- Occupez-vous de vos culs où c'est dans vos daronnes que ma main va finir. Sinon, vous avez vu le match, hier ?

- No, j'ai manqué un truc ?

- Ouais, y a quand même eu des actions de fou. Et Benintendi... putain, ce mec est un Dieu. Quand il entre sur le terrain, c'est genre... pfff ! En plus il est chaud bouillant, je trouve. Eh, t'en dis quoi, Micky ?

- J'en dis, si tu veux jouer les pédales, vas le faire à une autre table, cingle l'albinos.

J'écoute leurs bavardages sans intérêt d'une demi-oreille à peine attentive.

Au bar, le môme débite je ne sais quelle connerie et je crois que Lily hoche la tête. Depuis ma place, impossible de lire ses expressions, même quand elle me tourne pas complètement le dos. Qu'est-ce qu'il lui dit, ce con ? Je me crispe dans la banquette. Qu'est-ce que je peux faire d'autre ? Ça fait déjà vingt minutes que dure ce manège, vingt putains de minutes que je ronge mon frein, les nerfs laminés. Lily a pas l'air particulièrement réceptive aux avances du gosse. C'est minable, mais c'est le détail qui me retient de merder en beauté.

Celui-là, je l'avais pas vu venir. Je croyais avoir anticipé tout ce qui pourrait déconner au cours de la soirée, mais j'avais certainement pas envisagé l'option du presque-ex qui débarque comme une fleur avec sept piges de retard, son smoking de pingouin et sa Rolex en or au poignet. Si au moins, il avait une sale gueule. Mais non, avec sa tronche d'enfant de chœur, il a l'air de s'être échappé d'une gravure de mode, l'enculé.

Faut positiver, ça reste moins mauvais que le scénario que Mia m'a balancé à la tronche tout à l'heure. J'ai pris la douche froide de ma vie quand elle a lâché cash être tombée sur l'ex de Lily. J'ai vrillé.

Lily a pas d'ex, putain. Elle a jamais été à personne. Aucun mec ne l'a touchée, aucun mec ne lui a posé les doigts ou la bouche dessus, aucun mec ne sait ce que ça fait de la sentir frissonner comme une feuille juste parce qu'on l'effleure. Aucun sait ce que c'est que d'avaler ses soupirs à la source. Aucun à part moi. J'ai besoin de ça, merde ! J'ai besoin de m'accrocher à cette certitude, ne serait-ce que pour ma tranquillité d'esprit.

Nouveau cocktail qu'on pousse vers elle. La barmaid sait y faire, elle a cerné la clientèle en moins de deux et elle y met la forme. Toutes les merdes qu'elle sert à Lily sont des trucs hyper colorés, limite fluos, truffés de petites décos qui donnent aux boissons des airs faussement innocents. Elle l'appâte comme une gosse avec des cerises et des parasols miniatures. Y a que Lily pour tomber dans le panneau.

Je grince des dents quand elle se remet à siroter sans même vérifier le contenu de son verre. Ça me bute qu'elle soit influençable à ce point. Avec ce genre d'attitude, j'ai du mal à capter comment elle a pu traverser ses dix-huit petites années à esquiver la case "mec", pas que je m'en plaigne. Elle est tellement peu sûre d'elle qu'elle ferait littéralement tout ce qu'on lui demande du moment qu'on lui présente ça comme "normal".

"C'est normal de faire la teuf avec des étudiants éméchés et en rut, tu sais pas ce que tu rates". "Sortir en boîte pour se déchirer la gueule et se faire draguer au bar par des petites bites, tout le monde le fait". Dans ma tête, c'est la voix de Mia qui est sur play et débite ces conneries. Après, ce sera quoi ? "S'envoyer en l'air dans les chiottes avec un inconnu, c'est tranquille" ?

Je fais craquer ma nuque raidie en deux mouvements pour éradiquer la violente tension qui cueille tout mon corps. Lily continue de boire. Ça la foutrait mal que je me lève maintenant pour aller la mettre à l'eau ?

Évite.

Fait chier. Contrairement à ce que j'ai essayé de lui faire gober, je suis pas en mission babysitting. En général, les babysitteurs ont pas envie de se taper le poupon, pas que je sache en tout cas. Et je suis pas son paternel non plus, c'est pas mon rôle. Elle veut se payer une cuite d'enfer, qu'elle se paye une cuite d'enfer. C'est son problème après tout, pas le mien.

En parlant de paternel, je suis pas con. Je sais très bien pourquoi elle picole sans frein depuis tout à l'heure. Je suis pas certain qu'elle en ait conscience, mais moi je sais. Sa mémoire se brouille au fur et à mesure qu'elle ingère ses boissons de meufs. Ses problèmes la bouclent, elle déguste de moins en moins à cause de ce qu'il s'est passé ce matin. Si ça se trouve, elle a déjà oublié. Ce qu'elle comprend pas encore, c'est que ça va pas durer. Les effets vont se dissiper et ce sera là au réveil, comme une merde de chien qui t'attend aux pieds du lit. Ça va lui revenir à la gueule bien salement.

La "musique" change. On passe d'un morceau merdique à une bonne grosse bouse auditive. Les tonalités grondent et deviennent encore plus agressives, au point que je les confonde avec des coups de massue frappés directement à l'intérieur de mon crâne. La foule d'attardés sur la piste se déchaîne et je soupire d'irritation quand une bande de danseuses complètement pétées se mettent à sautiller comme des connes, pile devant notre table. Elles me bloquent la vue.

Merde.

Je me redresse pour essayer d'apercevoir quelque chose au-delà des coupes en pétard. Je vois que dalle.

Putain, allez remuer vos culs ailleurs. Vous êtes pas transparentes.

Ne plus pouvoir surveiller Lily et l'autre gus me fout les jetons.

De l'air, Walters. Tu fatigues.

Je souffle par le nez et recolle mon dos contre le dossier, dégoûté. Je ferme les yeux pour esquiver les néons crevants qui nous balayent à un rythme dingue et me masse les tempes quand le DJ se met à faire gicler le son comme si c'était de l'eau. Il fait ça pour exciter la foule, mais y a pas besoin de se niquer des tympans pour danser, que je sache.

Le pire, c'est que ça marche. Les gosses deviennent fous. J'appuie mes doigts plus fort pour virer la migraine qui se pointe. C'est tout juste si je m'entends penser. Remarque, c'est peut-être pas plus mal. Y a pas pire compagnie que ma cervelle, en ce moment. Si ça peut m'éviter de ruminer en boucle à propos de...

- Relájate. Relax. Elle est bourrée, pas stupide. Et ma sœur est pas loin, il peut rien lui arriver à ta chica. Souffle, mec.

Voilà, c'est mort.

Je rouvre un peu les yeux et hausse une épaule en serrant les mâchoires, pas sûr de kiffer que tout le monde crame mon état.

- Qu'est-ce tu veux que ça me foute ? Elle est majeure et vaccinée, elle fait ce qu'elle veut, je dédramatise une nouvelle fois sur un ton traînant d'enflure professionnelle.

Je me foutrais des claques.

- Ok, alors dis à ton genou de se calmer, il me donne mal au crâne.

Je fronce les sourcils et baisse les yeux sur ma jambe qui feint une mini crise d'épilepsie. Merde. Je l'immobilise de force et croise les chevilles. Je suis à fleur de peau depuis que j'ai pris conscience que Lily est toujours dans le coin et que son départ n'est plus d'actualité - plus imminent, en tout cas. J'étais déjà dans un état paniquant avant, mais c'est un autre délire, là.

C'est la merde. Je me retrouve avec une fugueuse sous le bras, et pas n'importe laquelle. Elle a beau garder la face et rassurer tout le monde avec ses demi-sourires et ses hochements de tête de petite fille bien élevée, on me l'a fait pas à l'envers. Elle douille, y en a pas un de son âge qui peut endurer un bordel comme celui qui lui tombe dessus sans flancher. Elle va finir par craquer et je suis à mille bornes d'être la personne qu'il lui faudra quand ça arrivera.

Et je parle même pas des aveux de Rachel qui font rien de plus que confirmer ce que j'appréhendais déjà. Lily est repérée. Elle va faire une cible parfaite de tous les côtés et une facile. Sans avoir rien demandé, elle se retrouve liée aux délires les plus glauques, aux pans les plus pourris de cette île en perdition.

Comme si toute la vermine de la zone - moi inclus - avait décidé d'enrouler ses racines putréfiées autour de cette fille. Comme si on n'était pas foutu de tolérer l'existence d'un truc aussi pure sans avoir envie de le gangrener en foutant nos sales pattes dessus.

Sur ce coup, on a vraiment tous abusé.

Moi en premier, mais aussi Williams, qui dès le départ n'aurait jamais dû la faire revenir pour assouvir je ne sais quelle curiosité mal placée, cet emmerdeur de Quinn qui a fait en sorte de gagner sa confiance tellement accessible sans aucune raison valable. Même Mia, qui avait probablement les intentions les moins condamnables du lot, aurait dû garder ses mains dans ses poches et tracer sa route.

Lily est pas... Elle devait se tirer, bordel ! Elle devrait déjà être partie !

Sauf qu'elle est toujours là.

Le plus moche, c'est que j'arrive même pas à être assez lucide pour le regretter. Non, je suis trop égoïste pour ça. Trop heureux de ce sursis inespéré pour pas être un cas désespéré.

Là-haut, les pensées rappliquent en meute et elles sont à peine gérables. Elles se télescopent, j'ai aucun moyen de les stopper, aucun break en perspective. Un break de cerveau, c'est ce qu'il me faudrait. Peut-être qu'avec ça, j'aurais plus besoin d'assumer le monstre de soulagement qui m'a ingurgité à la seconde où j'ai compris qu'elle restait.

Pour être soulagé, je l'étais. À en crever. Soulagé comme c'est pas permis. Au point que tout se mette à dérailler sévère dans mes entrailles et qu'une espèce d'euphorie malsaine fauche ce qu'il me restait de bon sens. Et même maintenant, alors que je tire la liste même pas exhaustive des raisons pour lesquelles elle aurait mieux fait de mettre les voiles, j'arrive pas à me convaincre moi-même.

Ça va mal finir. À ce stade, c'est plus un mauvais pressentiment, mais une certitude.

- Où est-ce qu'elle va ?

Je m'arrache la question qui me brûle la langue depuis des heures d'une voix contrôlée, sans même regarder le destinataire. Diego n'a pas besoin de ça pour savoir que je m'adresse à lui et ce que je lui demande.

- Au Gates, j'ai cru comprendre, il m'apprend.

Le Gates ?

- L'hôtel ?

- Ouais, l'hôtel.

J'aurais dû m'en douter. Je réprime le rictus vaguement amusé qui me démange les lèvres. Elle me bute. Où peut se planquer une fugitive amatrice avec un compte bancaire blindé à part dans un des hôtels les plus luxueux et surveillés de la zone ? En plus, ma main gauche à couper que ce palace appartient à Williams.

Le Colombien ricane. Il a dû penser à la même chose que moi.

- J'ai hésité à l'y déposer quand même, il se marre, mais ça aurait été un coup de pute. Son oncle aurait débarqué en moins de deux et l'aurait ramenée au bercail par la peau du...

J'arque un sourcil et il laisse la fin de sa phrase crever dans l'air avec un vague mouvement de main style "t'as capté".

- Elle est marrante, il croit bon de conclure avec un haussement d'épaules en me faisant le coup du sourire énigmatique.

Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ?

De quoi ils ont parlé, tous les deux, pendant qu'il jouait les taxis ?

Je le fixe en attendant la suite qui ne vient pas. Il n'ajoute rien. Comme d'habitude, il se tait pour m'obliger à me mouiller tout seul. On dirait que c'est mort pour mon break mental. Je me jette à l'eau, je suis déjà dedans jusqu'à la taille, de toute façon.

- Qu'est-ce qu'elle t'a dit ? je lâche entre mes dents serrées.

Je parle aussi bas que la musique me le permet en invitant Diego à faire la même.

- Qui ça ?

- Arrête. Joues pas au con, c'est pas le moment. Elle t'a dit quoi pendant que tu la trimballais sur l'île dans ta bagnole ?

Il abrège mon supplice sans se presser.

- Pas grand-chose, il déclare en s'étirant.

- Et sinon ?

- Je sais plus trop, hombré... c'est flou...

- Va te faire enc...

- Ok, vale... elle a parlé de toi.

Je me redresse malgré moi, les sens en ébullition. Je suis détraqué, putain.

- Déconne pas avec ça..., je l'avertis en grinçant des dents.

- Non, te lo juro ! Je te jure, elle a dit qu'elle voulait te demander de sortir avec elle, mais qu'elle sait pas comment s'y prendre...

Hein ?

J'ai le pouls qui se défile. Mon palpitant se rétame. Pendant quelques secondes, je le sens plus battre dans mon torse. Je bugue sévère. Mon cerveau doit s'être déconnecté, sinon je vois pas comment expliquer les conneries monstrueuses qui me traversent la tête à une vitesse de formule 1.

Plus rien ne fonctionne correctement. Mon crâne se change en hall de gare, ça gueule de partout et je sais plus où donner de la tête. Ça m'arrive d'être con par moments, mais là je bats des records. Mes pensées frisent un niveau de stupidité encore jamais effleuré. Une performance.

À côté, Diego me scrute en mâchant une frite, attentif à la moindre de mes réactions. Ça me prend une éternité avant de redevenir assez lucide pour noter son air moqueur.

Bordel, il est pas...

- Tu te fous de moi, c'est ça ? je devine en verrouillant les mâchoires, ahuri de m'être fait prendre comme un bleu.

Il pose le piège et toi tu sautes dedans à pieds joints.

L'autre déconne, son sourire d'emmerdeur expose ses dents réfléchissantes de latino :

- Pourquoi, ça te plairait ?

- Enculé, je l'insulte illico en ravalant l'amertume qui me tapisse la gorge.

Ma pompe ralentit et reprend sa course emmerdante.

- Non, mais la vérité : t'as envie de la maquer ? il pousse.

Évidemment qu'il saute à cette conclusion, vu ma réaction.

- Si je veux la...

Je peux même pas le dire tout haut tellement c'est barré.

- T'as fumé quoi ? je me contente de l'envoyer chier.

- C'est oui ou c'est non.

- J'ai que ça à foutre.

- J'entends toujours pas de non, il me nargue en tapotant son oreille de l'index.

- C'est non. T'as dû me confondre avec quelqu'un d'autre.

Impec. Ça le serait si c'était ne serait-ce qu'à moitié vrai.

Diego pince les lèvres.

- T'es sérieux ?

- Tu m'as vu rire à quel moment ? je le rembarre sec.

- Ce que je veux savoir c'est... tu crois vraiment à tes conneries ou t'espères juste que moi, je les avale ?

Il est gonflant.

- Écrase.

- Eh, les gars, qu'est-ce vous marmonnez dans votre coin, là ? Si y a un coup, je veux en être ! braille Hunter, à moitié déchiré, à moitié défoncé, en sortant un bras de son T-shirt sans raison apparente.

Aucun de nous ne se donne la peine de lui répondre. Je suis trop occupé à tenter de remettre de l'ordre à l'intérieur de mon crâne. J'ai l'impression que Diego vient de foutre un coup de pompe dans mes idées, il a laissé un bazar dont il a même pas conscience.

Je remue de malaise sur le cuir de la banquette et me masse le crâne. J'ai envie de commander un autre verre, mais j'en ai déjà vidé deux et je suis à moto. En quasi trois heures d'efforts, j'avais presque réussi à écarter le texto de Mia. Presque. Maintenant, c'est foutu, je me remets à cogiter.

J'aurais jamais dû le lire. Ça m'apprendra à jouer au con. J'ai pas de justification pour mon comportement, je m'explique toujours pas ce qui m'a pris d'arracher son portable à Lily comme ça. C'est pas moi. Je suppose que sur le coup, je l'ai pris comme une perche à saisir pour apaiser deux minutes la bête de curiosité que je me trimbale dès qu'il s'agit d'elle.

"Walters te donnera pas ce que tu veux. Jamais."

Erreur. Ça n'a rien fait de plus que jeter de l'huile sur le feu. À tous les coups, c'était qu'une déconnade entre adolescentes et moi j'ai pris ça premier degré et je me fais des nœuds au cerveau pour que dalle. Ouais, Lopez déconnait.

"Il sera toujours pas ton mec. Et on sait toutes les deux que c'est ça que tu veux".

Elle déconnait... non ?

Merde, j'espère qu'elle déconnait !

J'espère que c'est bien ce que j'espère.

Lâche l'affaire, Walters.

J'essaye, putain.

"On sait toutes les deux que c'est ça que tu veux."

À quel moment Lily pourrait vouloir... ça ? Se rouler des pelles comme des ados pré-pubères, c'est une chose. Se tripoter vite fait dans un garage à trois heures du mat passe encore, mais ça ? Ça quoi, en plus ? Même moi, je pige pas. J'ai pas assez d'imagination pour envisager un truc pareil.

Lily est barrée et ça lui arrive de dire et faire des trucs absurdes qu'elle est la seule à pouvoir expliquer, mais à ce point-là ! Ouais, non, elle peut pas être aussi stupide. Ce serait déflorer un nouveau record sur l'échelle de la connerie.

De toute façon, elle a déjà claqué la porte à mes soupçons, alors la question devrait être close.

"C'est faux, je ne veux pas sortir avec toi".

C'est ce qu'elle a dit et même pour quelqu'un d'un peu bouché sur les bords, c'est plutôt clair.

Évidemment, je pourrais considérer la possibilité qu'elle ait menti et nié pour préserver sa fierté de ma connerie. Je pourrais m'attarder sur son attitude défensive qui allait plutôt dans ce sens. En réalité, les émotions de cette fille sont pas plus compliquées à déchiffrer que les chiffres lumineux sur un cadran réveil. Je pourrais envisager rien qu'une seconde avoir mis le doigt sur quelque chose...

Je pourrais, mais je vais éviter.

Parce que si c'est bien ce dont ça a l'air, alors je suis très mal barré...

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