Chapitre 9

- Ouais, c'est ça, et moi, je suis Lady Gaga. Allez, circulez.

Exactement comme je l'avais espér... prévu, le chien de garde des enfers ne nous cédera pas l'accès au Royaume d'Hadès sans montrer les crocs. Ma foi, c'est fort regrettable. Comment ça, je n'en pense pas un mot ? Bien sûr que cela m'attriste, profondément même. Mais je crois qu'avec le temps, une bonne thérapie et beaucoup de kleenex... je m'en remettrai.

Ok, j'arrête.

- Puisque je vous dis que c'est sa nièce, bordel, s'échauffe Mia en me désignant. Ça crève les yeux, putain! Vous êtes myope ou quoi ? Faut consulter, gros.

- Et vous, vous êtes sourde ? Parce que je suis presque sûr de vous avoir répété au moins quatre fois que je peux rien pour vous. Vous pourriez être Beyonce que ça changerait rien. En plus, tes copains sont pas dans le dress code. Bougez, maintenant, vous bloquez le passage aux vrais clients VIP.

Le videur est plutôt impressionnant avec son oreillette, sa mine patibulaire de rottweiler et ses énormes muscles qui lui donnent l'air d'un meuble dans son costume noir. Et quand je dis meuble, je ne parle pas d'une vulgaire table de chevet. Ce serait plutôt une armoire. Une armoire à glace ! On dirait Will Smith dans la première - la vraie - version de Men in black, mais une mouture plus corpulente et bien moins sympathique. Je n'irais pas lui chercher des problèmes.

- Beyonce, Lady Gaga, vous avez un délire avec les chanteuses pop périmées ou quoi ? l'agresse Mia.

En ce qui me concerne, je trouve Beyonce indémodable.

- Je dois vous le dire en quelle langue ? 

- Essayez l'espagnol pour voir.

- Barrez-vous, s'impatiente Monsieur implacable en évitant de guigner les bras tatoués que Diego a sciemment croisés sur son torse et les biceps volumineux qu'Hunter s'amuse à faire tressauter, faussement menaçant. 

La colombienne a passé les cinq dernières minutes à tenir une joute verbale effrénée avec le videur de la boîte. Je la regarde faire d'un œil particulièrement distrait, mon attention éparpillée un peu partout depuis que Royce nous a faussé compagnie pour passer un appel téléphonique. 

À une dizaine de mètres sur la grande place, il nous tourne presque le dos. Son portable vissé à l'oreille, il écoute son interlocuteur en faisant distraitement tournoyer l'anneau de ses clefs de moto autour de son index. Je ne sais pas à qui il parle, mais il est particulièrement attentif et... pas moins avare de mots que d'habitude. Je ne le vois ouvrir la bouche qu'une fois par minute environ, le reste du temps il écoute.

Il ne fait pas les cent pas comme la plupart des gens au téléphone. Il ne danse pas non plus d'un pied sur l'autre pour départager le poids de son corps entre ses deux jambes. Il est juste immobile, le dos bien droit. Comme un soldat, mais en moins discipliné. De temps en temps, il se passe une main dans les cheveux ou sur la nuque et moi, je suis suspendue au moindre de ses gestes comme une étoile l'est au ciel. Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à  décrocher mon regard de lui plus de dix secondes - quinze avec beaucoup de volonté -, quand il est dans les parages ? Ça me semble plutôt inquiétant.

Je me fais tristement penser à Marissa Moore, une camarade de collège. J'avais dû faire un exposé sur Hamlet avec elle, une fois. Je me souviens qu'elle avait développé une espèce d'obsession pour un certain Brad Trucmuche, un garçon un peu plus âgé que nous. Personnellement je le trouvais aussi inintéressant qu'à peu près tous les spécimens masculins qui croisaient mon chemin. Au lieu de faire des recherches sur Shakespeare pour mon cours de littérature, j'avais passé tout un après-midi cauchemardesque à écouter cette fille monologuer sur celui qu'elle appelait son "crush". 

Si je lui avais offert toute l'attention que la courtoisie m'imposait, je trouvais son attitude tout bonnement malsaine. Elle connaissait l'emploi du temps de ce garçon sur le bout de ses ongles vernis, une grande partie de sa garde-robe - incluant ses tenues de sport et maillots de bain - et les noms et prénoms de chacun de ses amis. Elle passait aussi la majeure partie de son temps à l'épier de loin en priant pour le croiser dans les couloirs et le bousculer par "accident".

Je ne veux pas devenir une Marissa. Jamais !

Je soupire discrètement et m'oblige à reporter mon attention sur notre petit groupe. Diego surveille sa cadette avec un air attendri dont il n'a sûrement pas conscience. Peu concerné par la situation, Michael baille ostensiblement pour la troisième fois dans le but de nous signaler son ennui. Quant au sympathique colosse, il met à profit son nouveau statut de "frère" pour faire... exactement tout ce que les frères ne font pas. 

En l'espace de quelques minutes, il m'a tressé les cheveux avec la technique que j'utilisais à six ans sur mes têtes à coiffer pour défaire la natte presque aussitôt, a pris plusieurs selfies de nous deux sur lesquels il fait semblant de m'étrangler, et a mit sa langue dans mon oreille sans mon consentement - j'en ai encore la chaire de poule. Je lui jette un regard d'avertissement quand il fait claquer la bretelle de mon soutien-gorge sur mon épaule et il fait semblant de siffloter en vérifiant l'état de ses ongles. 

Je me mords la lèvre pour m'empêcher de sourire. C'est fou comme Hunter peut être différent de ses trois compagnons ainsi que de tous les hommes qui peuplent les quartiers Nords - ceux que j'ai eu l'occasion de croiser du moins. Etrange comme le milieu hostile et cruel duquel il vient n'est pas parvenu à dissoudre cette espèce de... d'innocence qui se dégage de lui. 

Bon, tout est relatif, quand je dis "innocence", je n'oublie pas qu'il avait un revolver accroché à l'arrière du pantalon pas plus tard qu'hier, ni qu'il lui arrive de tripoter des filles en public. N'empêche, il me fait penser aux Ruines de Rome, ces fleurs qui poussent et s'épanouissent sur les trottoirs, envers et contre tout, en se faufilant l'air de rien entre les fissures de l'asphalte.

- Sans déconner, vous connaissez combien de personnes avec des yeux pareils sur cette île ? s'entête Mia. Et ses cheveux ? Même Britney est pas aussi blonde, pour rester dans le registre des chanteuses passées dates. 

En disant cela, elle m'attrape le menton pour que le videur ait le loisir de me regarder en face. Ses doigts appuient légèrement sur ma peau et me font des joues de hamster. 

- Alors ? Vous voyez ? C'est la copie conforme de Williams. On peut entrer, maintenant ?

Mia me relâche en jurant quand le man in black secoue encore une fois la tête.

- Tout ce que je vois, c'est qu'elle a pas du tout l'âge. Faites la queue comme tout le monde, mais je vous préviens d'avance, celle-là rentrera pas, nous avertit l'homme, blasé, en me désignant d'un geste du menton.

- Mais...

- Mia, on devrait peut-être laisser tomber, je tente d'une voix apaisante en effleurant son épaule.

- Ouais, écoute ta copine et laissez-moi faire mon job.

- Profite bien de ton travail, connard, parce que quand on aura dit au boss de ton boss que t'as claqué la porte au nez de sa nièce, tu seras au chômage !

Le bonhomme semble momentanément sujet à quelques inquiétudes. Les rides se multiplient sur son front mate et il pose les doigts sur son oreillette comme si cette dernière allait magiquement le sauver, sauf que personne n'échappe à Mia. C'est comique. Du moins, jusqu'à ce que le videur ouvre à nouveau la bouche:

- Ok, appelez-le.

J'écarquille les yeux.

- Quoi ?

- Si c'est votre oncle, téléphonez-lui. Un mot de sa part et je vous laisse entrer.

Mince !

- Ok, accepte immédiatement Mia avec un sourire victorieux. Lily, bipe tonton qu'on en finisse.

- Mais je... c'est qu'il se couche tôt... je ne veux pas le réveiller...

- Lily !

- Blondinette, dis la vérité. Est-ce que Chris Williams est ton oncle, oui ou non ?

C'est cet instant que choisissent les secrets et les mensonges pour revenir arpenter mon esprit fragile. D'un seul coup, tout me revient ! Comme une énorme tarte au potiron et à la trahison qu'on m'écrase sur la figure. Je déteste le potiron. J'ai à nouveau mal au cœur, je transpire. Je me frotte les paupières avec mes poings, soudain très lasse. Qu'est-ce que je fais ici, bon sang ?

Non, Chris n'est pas mon oncle. 

Et papa n'est pas mon père. Toute ma vie n'est qu'une mascarade. Une comédie. Une imposture. Un mirage. Une farce. Je pourrais continuer longtemps à réciter la horde de synonymes qui qualifient mon existence, mais à quoi bon... Et moi, qu'est-ce que je fais ? Je sors en boîte. La bonne blague.

Deux doigts mates aux ongles mauves claquent sous mes yeux hagards pour me ramener à l'instant présent.

- Lily ? Qu'est-ce tu fous, bordel ? me houspille mon amie.

Le videur jubile. Mia me fixe avec insistance et une bonne dose d'incompréhension. Sans réfléchir, je fais la première chose qui me passe par la tête. Un truc auquel je ne m'étais jamais abaissée jusqu'ici, qui me répugne au plus haut point. Je sors mon porte feuille, tire quatre billets de cent dollars et les tends à la hâte au videur, une horrible boule de honte au creux du ventre. 

J'entends Hunter siffler derrière moi. D'admiration, il me semble. Il n'y a rien d'admirable dans ce que je viens de faire. Le videur parait un instant ahuri, il fixe le front dégarni de Benjamin Franklin sur les billets de banque avec une évidente convoitise. Il va les prendre, je le sais. L'argent est plus fort que tout, il l'emporte toujours : sur la fierté, sur l'honneur, parfois même sur l'amour. 

Il les prend. Puis il s'efface pour nous céder le passage, révélant cette fameuse entrée VIP. On aurait dû faire la queue. Mieux, on aurait mieux fait de ne pas venir. Moi, j'aurais mieux fait de ne pas venir. Je jette un coup d'œil préoccupé par dessus mon épaule.

- Et Royce ? je m'inquiète quand Mia m'entraîne joyeusement dans les entrailles du bâtiment.

On se retrouve dans une sorte de long corridor baigné d'une lueur violacée. Glauque. Le design, le plafond arqué et les ondulations des murs donnent l'impression d'être perdu dans caverne... ou un tunnel. Ça n'a rien de satisfaisant, c'est oppressant.

- Royce est un grand garçon, t'en fais pas.

- Je n'ai pas envie d'entrer sans lui, je râle en essayant encore de l'apercevoir par l'ouverture.

- Allez, Lily, on va lui réchauffer une place, me rassure Hunter en effleurant du bout de l'index l'endroit où mes fossettes sont aux abonnées absentes.

Je les laisse tous me doubler, peu convaincue.

- Mais...

Trop tard. L'homme en noir a déjà refermé la porte sur nous.

Quand les dernières raies de lumière extérieure s'effacent en même temps que les bruits de circulation, je me sens prise au piège. C'est stupide, enfantin et je suis probablement dérangée, mais j'angoisse. Je ne suis pas bien. Le col de ma chemise me colle à la nuque à cause du voile de sueur qui perle sur ma peau. J'ai brusquement envie de prendre mes jambes à mon cou. C'est irrationnel. 

C'est bon. Arrête de faire ton bébé, s'agace mon moi intérieur, peu conciliant.

Je l'ignore complètement. En désespoir de cause, je sors mon portable et trifouille dans mes contacts à la recherche de la personne avec qui j'ai le moins échangé. Royce. Même le fil de messages que je partage avec mon chauffeur londonien est plus étoffé et Dieu sait que Monsieur Jacob n'est pas très bavard. Je lui envoie un pathétique "tu viens ?". Je patiente quelques secondes. Presque une minute. Sans surprise, mon message demeure sans réponse.

La mort dans l'âme, je suis les autres - traîne des pieds derrière eux serait peut-être plus juste - dans les galeries souterraines des enfers. Direction le Tartare. L'étroit boyau modiquement éclairé par des néons avares qui mène au cœur du club me conforte dans l'idée que cet endroit est maléfique. Les parois frémissent et tremblent à cause des baffles meurtrières qui doivent répandre leur toxine auditive de l'autre côté. 

C'est juste une discothèque, Lily. Une pauvre discothèque de rien du tout, s'exaspère la Lily rationnelle, en tailleur au creux de mon esprit. 

Oui. Il n'y a pas de titans, de furies, d'étangs glacés ou de lac de souffre, encore moins d'âmes errantes. Juste une bande de jeunes en état avancé d'ébriété et des mauvais tubes.

Plus on avance, moins les notes de "musique" sont étouffées, et je parviens à reconnaitre les tonalités caractéristiques et cisaillantes de l'électro. Au fur et à mesure que l'on s'enfonce dans les profondeurs du club, le volume monte, monte encore, pour devenir presque insoutenable lorsque l'on débouche sur le centre de la boîte. 

La musique se fait palpable, assommante, agressive au point que l'on doit résister à l'envie de se boucher les oreilles. Qui a envie de se faire perforer les tympans de la sorte ? J'essaye de me souvenir du niveau sonore que l'on est capable de supporter avant que nos cellules auditives agonisent. Quatre-vingt décibels ? Cent ?

Dans un premier temps, je ne vois pas grand chose, mon champ de vision étant réduit aux monstrueuses épaules d'Hunter. Ensuite ma mâchoire se décroche. Je me retrouve dans une autre galaxie. Un univers qui marie sans scrupules ordre et chaos. Quelque chose à mi chemin entre un monde enchanté et une tanière démoniaque. Un endroit comparable au jardin d'Eden comme aux rives du Styx. 

La salle est immense. Et quand je dis immense, ça veut dire... immense ! Malgré l'impressionnante quantité de néons fluorescents qui pleurent des nuances de rose et de violet sur les mortels, il y fait nuit. L'air ici empeste le luxe, brut et cru. Au centre de l'espace bondé, une piscine grandiose serpente et scie en deux l'imposante piste de danse. Ha ! Qu'est-ce que je disais pour le Styx ? L'eau scintille, illuminée par des spots et teinte en prune par les néons. Elle semble peu profonde: les clubbeurs se déhanchent à l'intérieur, tout habillés... ou non. 

Je n'arrive pas à croire que cet endroit appartienne à Chris.

Si je pensais qu'il serait moins intimidant que le Lust, mes illusions viennent de partir en fumée. Envolées. En dépit des couleurs féminines et presque "tendres" de l'éclairage, le lieux n'a rien d'innocent, au contraire. Niveau luxure, cet endroit n'a pas grand chose à envier au club de striptease du Nord. Au dessus de nos têtes, des nymphes très peu vêtues agitent leurs corps sans retenue dans des espèces de cages suspendues au plafond. Oui ! Suspendues au plafond ! Tout va bien.

Et je ne parle même pas des filles qui se trémoussent en sous-vêtements dans le bassin ou sur le dancefloor, ni de celles qui distribuent des aperçus de leurs charmes aux hommes, sur les banquettes. À quoi bon exiger un code vestimentaire strict si tout le monde finit à moitié nu de toute façon ?

Je n'ai rien à faire ici.

Rien du tout.

Il y a trop de monde, trop de bruit, trop de lumière et pas assez. Une personne me bouscule, puis une autre. Je titube en essayant de retrouver mon équilibre. Je me retrouve ballotée par le flot humain, au bord de la noyade. Dans la mêlée, j'ai perdu les autres. Hunter, Mia, Diego et Michael. Je ne les vois plus. Où est-ce qu'ils sont tous passés ? Mes sens trop sollicités se brouillent dans la confusion ambiante. Mon pouls s'emballe, bousculé par la musique et mon malaise. J'ai l'impression d'avoir de la fièvre. Je passe distraitement le dos de ma main sur mon front bouillant. C'est cette salle qui est bouillante. Rien n'a de sens ici. Et dire que les gens aiment ça. Le désordre. La débâcle. 

Moi, je déteste. 

Et puis soudain, une grande main ferme surgie de nulle part qui atterrit sur mon épaule. Je me fige, en apesanteur. La seconde d'après, il s'inscrit dans mon champ de vision, immense, sombre... rassurant. Royce. Et ça va mieux. 

Juste comme ça. 

Mon rythme cardiaque s'apaise et je respire à nouveau correctement. Il a eu mon texto ? Royce ne dit rien, à quoi bon avec la cacophonie ambiante ? Sa main remonte, passe sous mes boucles et agrippe ma nuque pour me guider à travers la cohue. Mon cœur trébuche et se casse la figure.

Je me laisse entrainer sans me faire prier. Je ne sais pas comment fait le mécanicien pour se repérer dans ce souk. Ça a peut-être quelque chose à voir avec sa vingtaine de centimètres en plus, mais il retrouve les autres en un clin d'œil et nous conduit sans difficulté jusqu'à la banquette qu'ils ont occupée.

Ces dernières, des demi-lunes en cuir matelassé, sont dispersées un peu partout autour de la piscine bondée. Evidement, il a fallu que Mia en choisisse une à un pas du bassin. Super. Ce sera une soirée bien arrosée, c'est le cas de le dire. Je raconte n'importe quoi. C'est la musique. 

- T'étais passée où ? s'époumone la colombienne pour couvrir le remix de DJ Snake qui fait trembler les enceintes aux quatre coins de la boîte. Je me suis retournée, t'étais plus derrière moi... eh, mec, me regarde pas comme ça, je pensais qu'elle était juste derrière moi !

Royce la jauge avec froideur sans chercher à discuter. Il attend que je m'asseye pour se laisser tomber à côté de moi, assez près pour que son genou soit collé au mien. Surtout, rester de marbre. Il adopte la positon typiquement masculine qui consiste à occuper le plus d'espace possible, jambes écartées et chevilles croisées. Remarque, quand on regarde l'albinos qui a posé les pieds sur la petite table en verre et qui pollue déjà l'air avec sa cigarette, le mécanicien passe presque pour le roi des bonnes manières.

- Comment t'as fait pour entrer ? demande Diego qui s'est installé juste en face.

- Je me suis démerdé, grince Royce.

- T'as menacé le videur ?

- T'occupe. Vous, vous avez fait comment ?

Je baisse le menton, confuse, et Hunter me dénonce joyeusement:

- T'aurais dû voir ça, man. C'est Lily. Elle est pétée de thune. Elle a sorti cash quatre cent balles en billets de sa poche.

Le mécanicien me coule un regard sombre. Il n'a pas l'air enchanté par ce qu'il entend.

- C'est genre, quasiment le double de ce qu'auraient coûté nos places ! reprend Hunter. Le type s'est mis à baver et il nous a laissé entrer. Ni vu, ni connu. C'était épique !

- Non, c'était mal, je le contredis avec un air coupable. La corruption, c'est illégal.

J'avais déjà vu Nathan jouer à ce jeu quelques fois, pour nous ouvrir les portes du lycée quand on arrivait en retard, acheter le silence d'un surveillant ou nous faire servir en premier dans un grand restaurant. Quand je pense que je le sermonnais à chaque fois pour son manque d'éthique. Quelle hypocrite je fais. 

Les hommes se payent ma tête. Je les regarde sans m'en offusquer. Avec leurs vêtements usés et leurs tatouages ostentatoires, ils se démarquent particulièrement de la société masculine qui fréquente le club. De ce que je peux voir, la plupart des garçons - ceux qui sont encore habillés s'entend - portent les règlementaires chemises repassées et jeans bien coupés. Je ne parle même pas de ceux qui se pavanent en costard ou en smoking. Remarque, la plupart des filles sont en robe et talons, alors, moi et mon short-converses, on ferait mieux de se dispenser de commentaires.

- Alors, tu trouves ça comment, sœurette ? m'interroge Hunter en haussant plusieurs fois les sourcils.

Sœurette

- Quoi donc ?

- Ben... ça, précise-t-il en désignant le lieu d'un geste évasif.

- Ah. C'est... c'est intense. Ça fait un peu peur, j'avoue timidement en essayant de faire abstraction de l'attention perturbante que Royce me prête.

Surtout, ne pas penser au message de Mia qu'il a lu et à ce qu'il doit s'imaginer en ce moment. À savoir que je suis une pauvre fille assez stupide pour tomber amoureuse de lui et penser qu'elle peut le cacher, ce qui, en soit, n'est pas bien éloigné de la vérité. Surtout, ne pas y penser. 

Le colosse fait craquer les articulations de ses doigts.

- Pourquoi ? s'étonne-t-il. Y a rien qui fait peur ici. C'est fun !

- Je ne sais pas... tous ces gens...

Je glisse un regard vers la piste de danse surpeuplée sur laquelle les clubbeurs s'activent avec une énergie qui frise la fureur. Tous semblent pris de frénésie. C'est vrai, je n'exagère même pas. Ils n'ont pas l'air humains. Où alors, c'est moi qui ne suis pas normale. C'est probablement ça, d'ailleurs. Je n'arrive pas à savoir ce qu'ils recherchent, ce qu'ils éprouvent. Est-ce qu'ils font semblant de s'amuser autant ? Pour que les autres comme moi se demandent à s'en donner mal au crâne ce qu'ils ratent ?

- C'est juste des petits cons qui font la bringue, sœurette. Et ils savent s'amuser, ces enculés.

Je hausse les épaules sans commenter davantage. Je ne veux pas paraitre encore plus bizarre et décalée que je ne le suis déjà.

Près de nous, les plongeons se multiplient et nous éclaboussent plus où moins. Quelle idée d'installer une piscine en plein milieu d'une boîte de nuit ? Je regarde avec une curiosité mesurée la tripotée de fêtards ivres qui s'agite dans l'eau et la lumière. J'ai l'impression que le monde tourne plus vite ici. Les mouvements sont flous, comme une bande en accélérée. C'est un tourbillon de sourires éméchés, de vêtements trempés et transparents, de membres dansants et de chevelures mouillées. C'est un peu fou.

Hunter a raison, ces gens savent s'amuser, je songe avec une infime pointe de regret et beaucoup d'incompréhension en observant une fille aux anges gambiller entre deux garçons de son âge dans le bassin. Moi, même dans mes meilleurs jours, je serais incapable de prendre du plaisir et de me lâcher à ce point. 

Je penserais à la sensation désagréable des habits humides qui collent à la peau, à tous les inconnus qui pourraient être en train de loucher sur nous, au temps que je perds, aux séquelles que la musique poussée aussi fort a sur l'audition et je me demanderais ce qu'attendent de moi les partenaires de danse, ce qu'ils espèrent. Je ne crois pas que l'on puisse faire pire que moi, comme trouble-fête. Je suis là depuis dix minutes et j'ai déjà envie de quitter cet endroit.

Plongée dans mes déprimantes réflexions, je crois que j'ai fixé un peu trop longuement sans le vouloir l'un des deux garçons qui se dandinaient près de la fille. Mince. La honte ! Je ne jugerais plus jamais les hommes qui vous dévisagent avec insistance dans les salles d'attentes ou n'importe quel lieu public. Si ça se trouve, les pauvres sont juste en train de songer au dernier match de baseball qu'ils ont regardé ou à leur chien qui a des puces alors qu'on les accuse mentalement de grivoiserie et d'incorrection. 

À présent, le garçon me jette un regard interrogateur, agrippé au bord de la piscine, à quelques mètres de nous. Oups. Je romps immédiatement le contact visuel et me détourne avec empressement.

- Mec, vire ton bras de là, se plaint soudain Mia.

Je reporte mon attention sur elle, mais la sienne d'attention, est focalisée sur Royce. Plus précisément sur le bras qu'il a étendu sur le dossier, derrière moi, sans même que je m'en rende compte. Je fixe mon amie avec insistance en essayant sans grand succès de développer mes aptitudes en télépathie. Qu'est-ce qui lui prend ? Le mécanicien ne bouge pas d'un iota.

- T'as un problème, Lopez ? la nargue-t-il.

De toute évidence, lui maitrise mieux que moi la légilimancie. Il a l'air de savoir parfaitement ce qui l'embête.  

- Change de position. Tu sais très bien qu'aucun gars viendra l'aborder si tu la colles comme un pot de glue.

- Tu lui as demandé si elle voulait qu'un mec l'aborde, déjà ?

- Et toi, tu lui as demandé si elle avait envie que tu viennes l'emmerder ?

- Mia..., je tente.

- Bonjour. Qu'est-ce que je peux vous servir ? nous accoste une serveuse accoutrée d'un uniforme en cuir mauve.

Quand je dis uniforme... enfin bref, sans commentaire. En tout cas, elle a un joli sourire. Ses dents sont parfaitement alignées et plus blanches qu'un lavabo. Elle doit avoir les muscles du visage courbaturés à force d'exposer ses incisives à tout bout de champ. Je connais ça et je compatis. Du moins, jusqu'à ce qu'elle fasse glisser son regard brulant de convoitise sur mon mécanicien. Elle le scanne sans gène de la tête aux pieds comme s'il était une espèce de... de friandise. 

La soirée va être longue. Heureusement pour moi, Royce n'a pas l'air de remarquer son numéro de charme. Indifférent à ce qui l'entoure, il garde les yeux rivés à l'écran de son portable sur lequel il pianote d'un pouce paresseux. Tant mieux.

La fille continue de se mordiller les lèvres en le fixant. Franchement, qui fait ça dans la vraie vie ? C'est complètement ridicule ! Si j'étais mesquine, je prierais presque pour qu'elle s'écorche la bouche avec ses propres dents. Mais je ne le suis pas alors... j'espère juste qu'elle va faire baver son rouge à lèvre avec sa salive. Oui, ça me semble un bon compromis.

- Je vais prendre un Gin tonic, baille Michael en battant mollement la mesure de la musique avec son genou.

La serveuse prend note sur sa tablette. Ses faux ongles trop longs font un bruit désagréable en cliquetant sur la dalle tactile.

- Monsieur ? gazouille-t-elle en direction de Royce.

Monsieur ? Monsieur ?

- Une bière, commande platoniquement le mécanicien sans prendre la peine de lever les yeux de son portable.

- Mettez-en deux. Des Budweiser, précise Diego avant de désigner un Hunter distrait par les courbes de la barmaid. Et un mojito pour lui.

- Un Bloody Mary pour moi et mettez moi six shots de tequila, lance Mia en m'adressant un clin d'œil auquel je réponds par un froncement de sourcils désapprobateur. 

- Et pour vous ? me demande l'aimable serveuse au regard baladeur. 

C'est probablement dans ma tête, mais j'ai l'intimidante sensation que tous les regards de la tablée convergent d'un seul coup vers moi. Ah non, ce n'est pas qu'une sensation, au temps pour moi. Evidement, je me mets à bafouiller. 

- Euh... est-ce que... vous faites les milk-shakes ?

Sérieusement ?

Michael ricane et, bien que je n'en sois pas très fière, je le visualise une seconde avaler sa cigarette par erreur et s'étouffer avec. Pas au point d'y rester bien sûr, juste à s'en faire tousser et de quoi passer pour un idiot. Mia lève les yeux au plafond noyé par les néons et une moue indulgente tord ses lèvres sombres. La serveuse, en revanche, m'observe comme si je lui jouais un mauvais tour. Ma commande est-elle si saugrenue ? Il me semble que non. Ils doivent bien faire des boissons sans alcool, ne serait-ce que pour les gens qui prennent le volant.

- Non, on ne fait pas les milk-shakes, clarifie-t-elle en comprenant que je ne plaisante pas. 

Je me tasse sur la banquète, penaude.  

- Excusez-la, elle a pas l'habitude de ce genre d'endroits, me surprend une seconde l'albinos avant d'ajouter avec un sourire retors. Si vous pouviez lui apporter un lait fraise. Avec des smarties, ce serait top. Ah, et...

- Elle va prendre un coca, tranche froidement Royce qui n'était finalement pas si hermétique que cela à la conversation.

La serveuse hoche la tête et lui adresse un large sourire, mais il s'est déjà détourné.

- Tu vas vraiment carburer à la limonade ? T'es sérieuse ? s'offusque Hunter.

Il ne me regarde pas, trop occupé à suivre avec des yeux gourmands la barmaid qui s'éloigne en balançant les hanches dans sa jupe moulante.

- Je pensais que tu voulais être mon frère ? je marmonne assez fort pour qu'il m'entende malgré le bruit.

- Ben ouais. Et ?

- Les frères ne poussent pas leurs sœurs à boire, ils s'assurent qu'elles ne fassent rien de stupide.

- Qu'est-ce tu crois que je fais, là ? Je m'assure que tu fasses pas un truc aussi stupide que de passer une soirée en boîte sans une goutte d'alcool dans le bide. Tu vas t'emmerder comme jamais.

- Oui et bien, je préfère encore ça à me ridiculiser devant vous tous. Et je n'ai pas envie de boire, c'est tout.

- Tu vas pas te ridiculiser. Tu vas t'amuser. 

- Ça c'est toi qui le dit.

- Allez, t'as pas envie de te mettre en pause et d'oublier tes problèmes, deux minutes ?

Ce dernier argument, lancé au hasard, me coupe dans mon élan et la réplique bien sentie sur le libre arbitre que j'avais sur le bout de la langue se perd en chemin. Les pires moments de ma journée me reviennent à nouveau en pleine tête, comme un boomerang lancé à toute vitesse. Cet article de malheur. Les insinuations empoisonnées de Matt. Cette histoire avec Chris. Papa qui n'est plus mon père. Mes souvenirs qui se décolorent et tombent en cendres. 

S'il y a un moyen d'effacer ce cauchemar, ne serait-ce que le temps d'une soirée... est-ce que j'en ai envie ? Est-ce que cela a me soulagerait ou est-ce que ce serait juste encore pire après ? Je pince les lèvres et me détourne du regard plein d'espoir de Mia en réfléchissant le plus rapidement possible. Non. Il faut que je m'en tienne à mes résolutions. Il le faut, non ? Je préfère avoir mal et savoir pourquoi que de ne rien ressentir. Je crois. Je ne sais pas.

Hunter attend toujours ma réponse, le menton appuyé sur son poing fermé. C'est Royce qui met fin à mon débat interne en s'adressant au blond de son timbre implacable.

- La question est close. Passe à autre chose. 

Hunter se contente d'une petite moue déçue. Je ne retiens pas un soupir de soulagement. Comme ça, je n'ai pas à me torturer l'esprit. Je lève les yeux au moment où la serveuse réapparait, un plateau chargé de toutes nos boissons en équilibre sur le bout de ses doigts. Je me raidis lorsqu'elle se penche vers Royce pour déposer sa bière devant lui. Comme par hasard, elle ne se sent pas obligée de s'allonger sur la table lorsqu'elle sert Diego et Mia. 

Encore une fois et pour mon plus grand soulagement, Royce ne semble pas la remarquer. Son regard traîne dans l'air, sans but précis. 

- Vous voulez que je vous la décapsule ? propose la fille en affichant son sourire à deux mille volt.

Royce secoue la tête et arrache lui-même le bouchon avec ses dents sans la regarder. Elle dépose son chargement et tourne rapidement les talons, de toute évidence vexée. Je ne peux pas m'empêcher d'éprouver un petit - tout petit - peu de compassion pour elle. L'indifférence de Royce est un mal qui m'est douloureusement familier.

Le cocktail de Mia ressemble à du jus de tomate et j'ai déjà vu plus ragoutant. Celui d'Hunter semble un peu plus apetissant avec ses feuilles de menthes parfumées et son cortège de glaçons. Royce amène le goulot de sa bouteille à ses lèvres pour l'entamer et je m'interdis de lorgner dessus. Je le fais quand même, je ne peux pas m'en empêcher. Ce n'est tout de même pas de ma faute s'il a de si jolies lèvres. Fermes et bien ourlées. En plus je sais qu'elles sont douces et un peu gercées pour avoir déjà posé les miennes dessus, et ça, ça ne m'aide pas du tout ! 

Je crois qu'en principe, les hommes ne sont pas censés avoir de jolies bouches. Je ne me suis jamais vraiment posé la question, mais c'est sans doute pour cette raison qu'ils ne cherchent pas à mettre cet partie de leur visage en évidence avec du maquillage comme le font les femmes. Sauf que Royce... le fil de mes pensées s'interrompt lorsque j'encaisse un coup de pied sous la table. Pas très fort, mais assez pour m'obliger à me pencher et masser mon tibia. 

Au début, je pense que c'est Hunter qui m'a touchée sans le faire exprès, mais je comprends mieux en voyant Mia me faire les gros yeux. Je pince les lèvres et lui jette un regard mauvais pour masquer ma confusion.

- Qu'est-ce que tu dis de lui ? lance-t-elle de but-en-blanc en désignant sans même vérifier ce qu'elle montre une table à proximité.

Je lève le nez en même temps que Royce pour suivre le tracé invisible que dessine son doigt. Je crois qu'elle m'indique le garçon en costume, assis sur ma gauche. 

- Oui, quoi ?

- Comment ça "oui quoi", suis un peu, Lily. Est-ce que c'est ton genre ?

Hein ?

Pourquoi est-ce qu'elle parle de ça, maintenant, devant Royce en plus ? Je consulte ce dernier sans réfléchir, juste pour voir s'il prête une oreille même distraite aux bêtises de Mia. C'est le cas. Il m'observe en jouant du bout des doigts avec la capsule de sa bière. Je reporte mon attention sur mon amie.

- Non, j'élude hâtivement en espérant la voir laisser tomber le sujet. 

Tu sais ce qu'on dit à propos de l'espoir ? Il n'apporte que le malheur, récite ma conscience, moqueuse.

Je ne me souviens plus qui de Voltaire et Spencer Hastings a prononcé ces mots, mais je les trouve plutôt avisés.

- Arrête, t'as même pas regardé, se plaint la colombienne en engloutissant l'olive décorative de sa boisson. 

- Mia !

- Quoi ?

Elle me fait son air le plus innocent en agrandissant les yeux et en haussant les épaules. Je soupire et m'oblige à fixer dix secondes chronomètre en main le jeune homme à la table d'à côté. Juste le temps qu'il faut pour remarquer qu'il ne sait pas nouer un nœud papillon correctement et qu'il porte des chaussettes dépareillées. 

- Voilà. C'est toujours non.

Je donnerais ma main à couper que je viens d'entendre le mécanicien ricaner, mais la gauche parce que c'est Royce et que Royce ne ricane pas. Je plonge sur ma paille pour mettre fin à la conversation.

- Ok, et celui là ? Il est craquant, non ? Regardes ses petites bouclettes, on dirait un tiktokeur.

- Beurk.

- À ce point là ? Exagères pas...

- Non, mon coca a un goût bizarre, je lâche en grimaçant légèrement.

- Bizarre dégueu ou bizarre cool ? demande Mia en sirotant son propre cocktail.

- Je ne sais pas. Bizarre bizarre. 

J'ai l'impression d'avoir dans la bouche un arrière gout de... poivre ? Est-ce que la serveuse aurait osé ? Je me penche au dessus de mon verre pour en scruter le contenu jusqu'à ce que Royce s'en empare et le porte à ses lèvres. Je le regarde faire en tirant sur mes bracelets pour m'empêcher de songer à des trucs idiots, comme le fait que j'ai bien plus envie de vider ma boisson maintenant qu'il y a trempé sa bouche. 

Oh non ! Je suis pire que Marissa !

- C'est coupé avec de la vodka, déclare le mécanicien sur un ton irrité en me rendant mon coca... à la vodka, donc. 

Ce n'est pas ce que j'avais demandé... ou ce que Royce avait demandé. Depuis quand les barmaids s'octroient le droit de modifier les commandes ? Je fixe le verre sans savoir quoi en faire. Puis Hunter vient brusquement y cogner le sien, renversant le tiers de son breuvage sur la table.

- Allez, Lily, cul sec ! tonne-t-il en vidant son mojito d'une traite pour que je l'imite. 

- C'est un bon compromis, m'encourage Mia.

- Elle va pas le faire, me nargue Michael.

Je baisse les yeux.

- Ignore-le, m'enjoint Royce en braquant sur son "ami" le genre de regard d'avertissement dont je n'aimerais pas être la cible. 

Mais visiblement, cela ne dérange pas l'albinos puisqu'il renchérit:

- Commandez lui plutôt un Happy Meal. Avec les jouets à monter, ça l'occupera. 

Il m'énerve.

Je serre les poings. Puis je jette un coup d'œil furtif à ma boisson. Si c'est seulement coupé, ça ne doit pas être si fort que ça, si ? Un poison dilué, ce n'est pas vraiment du poison, non? Si. Bon sang, j'avais dit pas d'alcool ! Le dépigmenté me défie d'un simple rictus. Je le déteste. Au passage, sa bouche à lui est moche. Tout comme son âme, je suppose. Il m'énerve vraiment. Je suis sûre qu'il le fait exprès, et moi je ne marche pas, je cours. Et puis zut ! J'arrête de réfléchir et engloutis goulûment la totalité de mon mélange. 


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