Chapitre 8

Je sens mes couleurs refluer en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, elles désertent mon visage comme un équipage s'empresse de quitter le navire au bord du naufrage. 

De toute ma courte existence, je ne crois pas m'être déjà sentie aussi exposée, pas même le jour où maman m'a obligée à porter un bikini à la mode pour une séance photo et je me souviens pourtant que le maillot de bain m'avait parut beaucoup trop petit et qu'il y avait une douzaine de personnes dans la salle. 

Si j'étais une carpe, Mia viendrait de me peler les écailles. Si j'étais un oignon, elle m'aurait épluchée. Mais je suis moi et elle m'a tout simplement dépouillée de ma dernière armure. Sans le savoir, elle vient de réduire en poussière l'ultime couche rouillée qui épargnait encore ma fierté, mes sentiments et mon cœur. Elle aurait tout aussi bien pu taper noir sur blanc que je suis folle amoureuse de Royce que le résultat n'aurait pas été bien diffèrent.

Dépitée, l'estomac étranglé par l'appréhension, je retombe mollement sur mes talons sans plus chercher à voir si mon portable continue d'exposer mes secrets, ni essayer de le récupérer. J'ai les poings si serrés que les articulations de mes doigts me font souffrir. Royce s'est statufié, aussi immobile que la sculpture grecque qu'il aurait très bien pu être. S'il s'était contenté d'être une sculpture dans un autre siècle, je n'en serais pas là aujourd'hui ! Il n'a plus le bras en l'air, je crois même qu'il a éteint mon téléphone. 

Pendant le coup d'œil éclair que je m'autorise dans sa direction, j'ai le temps d'entrapercevoir le masque de stupeur qu'est son expression. Il a l'air de s'être pris un coup de massue sur la tête. J'arrête de regarder son visage avant d'y détecter quelque chose de vraiment mauvais. Par exemple, je n'ai pas envie - je ne supporterais pas - d'y lire son désagrément, son exaspération ou même son indifférence. Alors, je garde les yeux prudemment rivés à l'asphalte sans vérifier mes théories.

Je continue de fusiller le trottoir du regard pendant un assez long moment. Puis, quand le silence de Royce se fait trop pesant pour mon cœur essoufflé, quand l'empreinte de ses prunelles sur ma tempe devient une brûlure insoutenable, je tourne les talons, tout simplement. Je m'éloigne, les vestiges émiettés de mon amour propre en baluchon. Le mécanicien m'emboîte le pas sans attendre. Je le sens glisser mon portable dans la poche arrière de mon short. Je l'ignore et continue de marcher devant lui.

Je me sens tellement mal que, si je n'avais pas épuisé toutes mes réserves de larmes en passant l'après-midi à noyer mon oreiller, j'en aurais peut-être versé quelque unes de colère et d'impuissance en ce moment. À la place, je rumine mon humiliation, encore et encore, en essayant de me convaincre en vain que tout cela n'a de toute façon plus d'importance. Mais c'est faux et je le sais. Depuis que j'ai eu le malheur de remettre les pieds sur cette île, tout ce qui concerne Royce de près ou de loin a de l'importance. Pour moi, en tout cas.

Être amoureux, c'est vraiment nul.

Je dirais même plus : archi nul. Pas de quoi en faire tout un plat et toutes les chansons qui décrivent ce sentiment sous un jour optimiste et fleuri ne sont qu'un sale tissus de mensonges. Exactement comme les comédies romantiques qui finissent forcément par le classique "ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants". Evidement puisque les deux protagonistes s'éprennent l'un de l'autre en même temps. Genre, pile au même moment. Coup de foudre mutuel. Bam ! Comme par hasard.

Ça, ça n'arrive pas dans la vraie vie, ou alors une fois sur dix mille. Ce que je pense, c'est qu'une personne A s'entiche d'une personne B et que la personne B répond aux attentes de la personne A en attendant de trouver son B à elle. Parfois, pour le plus grand bonheur de A, elle ne le trouve jamais. Voilà comment les couples se forment et durent.

Alors je réitère, tomber amoureux, c'est vraiment stupide. La pire chose à faire. Les papillons dans le ventre, c'est chouette deux minutes, mais je ne sais pas si ça vaut tout le reste. Se sentir constamment vulnérable comme dans ces rêves où on va au lycée en oubliant de s'habiller. Avoir tout le temps mal et peur, n'être plus sûr de rien, encore moins de soi. Avoir l'impression qu'on ne sera plus jamais heureux. Jamais ! Je ne suis pas sûre que le jeu en vaille la chandelle.

Alors, c'est décidé, j'arrête !

- Lily, m'appelle Royce de sa voix basse et lisse.

Je continue d'avancer sans lui prêter attention. Comme je l'ignore, il crochète doucement le col de mon chemisier pour m'arrêter. Dans la manœuvre, son index effleure ma nuque.

Frissons. Rougissement incontrôlé. Battements de cœur effrénés.

Argh ! Comment est-ce qu'on éteint ce truc ?

Je me dégage sèchement et pivote sur moi-même plus rapidement qu'une toupie pour enfant. Je croise les bras sur ma poitrine et m'oblige à le regarder droit dans les yeux. Il faut bien cela pour le fusiller du regard. Le sien n'exprime rien du tout alors que le mien est tout nu. Je crois bien que la gêne me donne des crocs.

- Ne me touche pas ! Et ce n'est pas la peine non plus de parler de... ce que tu as lu, parce que tu n'avais pas à le faire. Tu n'avais pas le droit ! C'était privé ! Lire les messages des gens, c'est vraiment impoli ! Tu imagines si je t'arrachais ton portable pour regarder tes textos ? Non ! Parce que je ne ferais jamais un truc pareil ! Alors en ce qui me concerne, tu n'es pas au courant ! D'ailleurs, il n'y a rien à savoir parce que Mia raconte n'importe quoi ! C'est faux, je n'ai pas envie de sortir avec toi.

Je m'étrangle avec ma salive en attendant que mon nez s'allonge comme une branche et qu'il lui pousse des feuilles et des fleurs tout le long. J'ai proféré ce mensonge en m'empourprant comme une enfant qui en est à son premier bobard, mais je dresse quand même le menton pour mettre Royce au défi de me contredire. Il ne le fait pas. Il me dévisage sans broncher, aussi impassible qu'un juge d'instruction à sa centième affaire.

- T'as fini ?

- Eh bien... oui, je crois.

- Ok. Tu vas pas dans la bonne direction.

- Quoi ?

- La boîte est par là, m'indique-t-il sobrement en désignant du pouce la rue que je devais emprunter, à l'opposée de celle que j'ai prise.

- Ah.

Fichu sens de l'orientation défaillant.

Je hausse les épaules sous ses yeux attentifs et fais demi-tour pour rectifier le tire. Je ralentis pour le laisser ouvrir la marche et il passe devant sans se faire prier. Je fixe son large dos que sa chemise sombre encadre avec une élégance qui devrait être illégale. Oui, ça devrait vraiment être illégal. Tout comme les mèches brunes désordonnées qui effleurent presque le col du vêtement. Et cette démarche assurée que seuls les gens qui se fichent de tout et n'ont peur de rien ont.

Je regrette un peu ce que je viens de lui dire.

C'était puéril. Je n'aurais peut-être pas dû affirmer ne pas vouloir de lui. Pas seulement parce qu'il s'agit d'un mensonge éhonté, mais également parce que c'était inutilement dur, et que si j'avais entendu une chose pareille sortir de sa bouche à lui, j'aurais été dans le meilleur des cas profondément vexée.

Mais bon, je ne suis pas Royce. Je ne pense pas que quoi que ce soit au monde ait le pouvoir de vexer cet homme et, même si c'est le cas, ce ne sera certainement pas mon minable rejet à peine crédible. D'ailleurs, il est probablement soulagé. Ou alors il s'en fiche. À supposer qu'il ait gobé mon mensonge, ce qui reste assez peu probable. Je m'accorde un discret coup d'œil dans sa direction. Sans surprise, je ne glane pas vraiment d'indice sur son présent état d'esprit. Une main coincée dans la poche avant de son jean, un léger pli de concentration entre les sourcils, il m'a juste l'air songeur.

À quoi est-ce qu'il peut bien penser, là, maintenant, tout de suite ? Pas au texto, j'espère. Je me ratatine comme une vieille pomme de pain à cette idée. Il est probablement en train de réfléchir au meilleur moyen de se débarrasser de moi une bonne fois pour toute. Moi, la "môme" trop collante, la gamine énamourée qui lui court après depuis un mois. 

Navrant.

On parcourt une nouvelle fois les artères commerçantes illuminées de mille feux et pas moins bondées qu'à l'aller. Comme Moïse est supposé briser la mer en deux et écarter les flots, Royce m'ouvre la voie en écartant les passants. Il n'a même pas besoin de lever le petit doigt. La plupart s'éjectent d'eux même de notre chemin en le reconnaissant. Le mécanicien se charge des autres, repoussant d'un coup d'épaule les intrépides défiants qui se plantent sur sa route pour le détailler avec hostilité.

Je ne sais pas si je soupire de soulagement ou de lassitude en apercevant la façade gargantuesque de l'Éclipse. Je soupire, c'est tout. Un long et profond soupir qui vient de mon âme délaissée. La file d'attente n'a pas décru d'un pouce, c'est même tout l'inverse. Je ne sais pas si c'est bon ou mauvais. Je finis par apercevoir notre petit groupe, à l'écart de la cohue.

Michael et Diego sont plongés dans ce qui s'apparente à une discussion sérieuse. Hunter est assis sur un banc, ses grands bras déployés sur le dossier et la nuque basculée en arrête. Il fixe le ciel avec un air béat. Le joint fumant coincé entre ses doigts doit y être pour quelque chose parce que, quand je lève le nez pour l'imiter brièvement, je ne distingue rien de plus qu'une masse noire et insondable. Pas d'étoiles - filantes ou non - et encore moins d'astéroïde égaré. Mia est allongée à côté du grand blond, la crâne sur ses cuisses et les bras levés pour suspendre son portable devant ses yeux. Finalement, ils n'ont plus l'air si pressés d'entrer dans la boîte. Ils ont peut-être renoncé à cet idée, je songe avec optimisme.

L'espoir fait vivre.

Tous déportent rapidement leur attention sur nous lorsque l'on arrive à leur niveau. Mia s'est légèrement redressée sur les coudes et s'attelle à un examen exagérément minutieux de ma personne. Elle ne mentait pas dans ses textos si j'en crois le coup d'œil narquois que nous glisse sournoisement l'albinos et le sourire vorace d'Hunter qui s'étire joyeusement de son oreille gauche à son oreille droite.

Je pique un fard en devinant ce que cache leur amusement et me fais encore plus petite derrière Royce.

- T'as pas eu mes messages ? grince la colombienne avec une moue désapprobatrice en se levant pour me rejoindre.

Je la regarde de travers et chuchote quand elle arrive près de moi.

- Si, on a eu tes messages.

- Hein ?

Royce, qui nous ignorait jusque-là, fait mine de la contourner, mais s'arrête une seconde à côté d'elle pour lâcher à mi-voix près de son oreille:

- Je viens de passer sept ans en cellule et j'ai aucun problème avec les capotes, donc si y en a un de nous deux qui devrait se faire dépister, c'est pas moi.

Mia a un mouvement de recul. Ses yeux sombres s'arrondissent d'incompréhension et elle me consulte rapidement d'un regard saturé de points d'interrogation. Je me contente de lui offrir ma mine sombre en dodelinant de la tête, moyennement encline à aborder ce sujet pour le moment. Elle se reprend rapidement. En retrouvant le côté frondeur que semble déclencher en elle le mécanicien, elle pivote vers lui et s'écrie pour avoir le dernier mot:

- J'ai rien contre les capotes non plus, connard !

Deux jeunes hommes qui passent à proximité lui coulent des coups d'œil intrigués. Quant à Diego, il ressemble à quelqu'un qui vient d'avaler une arrête de poisson. Une arrête de requin. Est-ce que les requins ont des arrêtes ?

- Qu'est-ce qui vous a pris autant de temps ? demande soudain le colosse blond avec un air faussement innocent que ses fossettes sataniques viennent ruiner en frémissant.

Royce le snob superbement. Il vient de sortir son briquet pour se rallumer une cigarette. Il s'éloigne un peu de nous pour la fumer et je me retrouve subitement à découvert.

- Alors Lily ? insiste Hunter en me fixant, l'œil pétillant de malice.

Diego et Michael ont suspendu leur conversation pour me fixer, le premier avec un air impassible, le second en croisant les bras. Toute cette attention me donne envie de prendre la poudre d'escampette. Ou n'importe quelle poudre qui me permette de m'évader. Sauf la drogue, la drogue, c'est mal. Au comble du malaise, je tire sur le col de ma chemise pourtant bien arrangé et tente de fuir les regards de tout le monde.

- Alors quoi ? je demande doucement en changeant plusieurs fois de jambe d'appui sans oser m'approcher davantage du petit groupe.

- Vous avez fait quoi ? reprend un Hunter goguenard.

Devant son intonation suggestive, je sens avec horreur mes joues se réchauffer pour me donner à n'en pas douter un air coupable. Je n'ai rien à me reprocher, pourtant.

- Rien, je me défends.

- Leur répond pas, me somme Royce en laissant échapper un nuage de fumée en même temps que ses paroles.

Les hommes échangent un coup d'œil dont la signification m'échappe.

- Comment ça, rien ? insiste malgré tout le blond.

J'hyperventile. Et je réponds quand même.

- On est juste allés acheter des trucs.

C'est nul. J'ai l'air d'être en train de me justifier. Est-ce que j'ai besoin de me justifier ?

- Quels trucs ?

- C'est bon, Hunt, lâche l'affaire, soupire Mia.

- Ben quoi ? Je lui ai juste demandé ce qu'ils ont acheté, pas la couleur de sa culotte.

J'écarquille les yeux, choquée. Une sorte de feulement irrité retentit sur ma droite et je sais qu'il vient de Royce sans avoir besoin de me tourner pour vérifier. Je pince les lèvres de déception.

- Je t'aimais bien, avant, je marmonne en observant le blond sous mes sourcils froncés de dépit.

Hunter me fixe une seconde, interdit. Puis il ouvre légèrement la bouche de stupéfaction, comme si je venais de dire quelque chose d'incroyable, et se redresse vivement sur son banc.

- Tu m'aimes ?

Il a posé la question en soudant sa main à sa poitrine, là où il croit qu'est son cœur. Encore une fois, il se trompe de côté.

- Bien. J'ai dit que je t'aimais bien, je rectifie en insistant sur le dernier mot. En plus, tu noteras que j'ai utilisé l'imparfait.

- C'est pareil. Je t'aime et je t'aime bien, c'est la même chose.

- Euh... non.

- Pourquoi ? il m'interroge en fronçant exagérément les sourcils au point que je me demande s'il me fait marcher.

C'est probablement le cas. 

Où alors c'est à cause du cannabis qui répand une odeur de cacahuètes grillées dans l'air.

- Parce que... je ne t'aime pas d'amour.

- Comment tu m'aimes, alors ?

Hein ?

Je jette un coup d'œil égaré aux autres en quête d'un peu d'aide. Aucun n'a l'air surpris par l'attitude déconcertante du blond. Diego lève les yeux au ciel, Mia ricane, Michael me scrute sans aucune discrétion et Royce... et bien Royce fume sa cigarette, apparemment indifférent au reste. Comme la plupart du temps, ses traits miment un ennui profond. Ses yeux sont toujours nonchalamment posés sur moi, toutefois.

- Alors ? insiste Hunter en agrandissant les prunelles comme un enfant attentif.

L'expression s'accorde très mal à son corps de Viking, le mélange forme un tout complètement loufoque et je n'arrive pas à déterminer s'il se paye ma tête ou s'il se pose réellement la question. Dans le doute et par peur de le froisser, je me décarcasse pour trouver une réponse adéquate.

- Je t'aime bien comme... eh bien comme... un ami ? je propose en culpabilisant bêtement de l'absence de sourire sur son visage taillé pour la bonne humeur.

Il me fait marcher, c'est certain à présent. C'est sûrement pour ça que Diego se mord l'intérieur de la joue.

- C'est merdique, râle Hunter avec une petite moue contrariée. Des amis, tu dois déjà en avoir un paquet.

- Pas tant que ça.

- Entre pas dans son jeu, Lily, me conseille Mia en jouant avec le piercing à sa lèvre.

- T'as pas un truc mieux ? s'obstine Hunter.

Je me creuse la cervelle à la recherche d'une échappatoire.

- Alors... je t'aime bien comme... un cousin. Ça te va ? Des cousins, j'en ai très peu, je tente sans parvenir à croire que j'ai une conversation aussi incongrue avec un homme que je connais en fin de compte moins que peu.

- J'ai un seul cousin et il me déteste. Il s'appelle Seth et un jour il m'a roulé dessus avec sa voiture.

- Quoi ? C'est pas vrai ! je m'exclame, abasourdie.

- Si. Je suis passé par dessus le capot et je me suis pété quatre côtes à cause de ce petit enculé.

- C'est affreux ! je commente en me rapprochant de lui par réflexe.

- Ouais. Parfois, quand je respire, ça me fait encore mal, affirme le colosse en effleurant sa cage thoracique. Du coup, je veux pas trop être ton cousin non plus. T'as pas plus sympa, comme poste ?

À présent, je vais avoir du mal à lui refuser quoi que ce soit.

- D'accord, qu'est-ce que tu dis de ça ? je lance d'une voix radoucie en lui offrant un petit sourire. Si j'avais eu un frère dans une autre vie, j'aurais aimé qu'il soit comme toi. C'est la vérité.

Ses lèvres s'étirent de manière inquiétante pour lui constituer un masque plein d'espoir. Il simule, c'est sûr, mais c'est tout de même amusant.

- Ça veut dire quoi "comme moi" ?

- Tu sais... fort, drôle, quelqu'un qui est toujours de bonne humeur.

- Elle me drague, là, non ? interroge-t-il ses acolytes en basculant la tête en arrière par dessus le dossier du banc pour les consulter.

- Mec, elle vient de dire qu'elle voudrait que tu sois son frangin, l'arrête immédiatement Diego. Tu connais beaucoup de meufs qui ont envie de pécho leurs reufs ?

- En Alabama, il parait qu'ils baisent entre frères et sœurs alors...

- La ferme, Adams, le fait taire Mia en gonflant les joues.

Hunter Adams, donc.

- Ok deal, je suis ton frère, approuve le blond en me tendant la main qui ne tient pas les restes de son joint.

Ce n'est pas exactement ce que j'avais dit, mais bon. Je consens à poser ma main dans son énorme paluche en levant les yeux au ciel. Quand j'essaye de la retirer après des trois secondes règlementaires qu'est censé durer le geste, il resserre ses doigts autour de moi. Je tire sur mon bras pour lui échapper, il m'en empêche.

- Elle est géniale, non ? demande-t-il confirmation auprès des autres hommes en continuant de me fixer avec un air radieux.

- Et toi tu es flippant, je l'informe. Et t'as le sourire du requin dans Nemo.

Diego secoue la tête avec amusement et l'albinos ne me regarde plus avec autant de mépris. Royce s'est emmuré dans son mutisme coutumier. Son visage impénétrable auréolé de fumée, il se borne à observer la scène sans émettre un son.

- Elle est surtout novice, commente Mia en passant son bras autour de mes épaules. Elle a pas encore capté qu'elle doit pas entrer dans tes délires. C'est maintenant que tu lui dis que t'as pas de cousin qui s'appelle Seth ?

Pardon ?

- Attends... quoi ? Cette histoire de voiture, c'était du flanc ?

- Ouais, mais tu peux plus faire marche arrière, c'est trop tard. On est frère et sœur, point barre.

- Tu es vraiment flippant.

Il hausse les épaules sans me lâcher.

- Vu qu'on est liés par le sang, maintenant, tu peux tout me dire. Même ce que vous avez fait, avec Royce...

Je me referme aussitôt et tente à nouveau de reculer. Il ne me lâche pas. Sa main ressemble à un piège à souris. La mienne est la souris.

Je détourne le regard.

- Rien du tout, je te l'ai dit.

- Comment ça "rien du tout" ?

- Comme dans rien-du-tout. Lâche-moi.

- Allez, vous avez même pas...

- Lâche-là, tranche sèchement Royce, rappelant brutalement sa présence à notre bon souvenir.

Ou du moins, au bon souvenir des autres parce qu'en ce qui me concerne, il ne quitte jamais longtemps mes pensées.

Le grand blond s'exécute, mais continue de me fixer avec espoir.

- Elle ment pas, lance alors Mia avec un haussement de sourcil supérieur. Ils ont rien fait. Vous pouvez débourser.

Hunter pousse un grognement déçu et soulève les hanches pour récupérer son portefeuille dans la poche arrière de son pantalon. Perdue, je le regarde sortir un billet de vingt dollars et le tendre à Diego en soupirant. Je fronce davantage les sourcils en voyant Michael faire de même. Le latino récupère l'argent de ses deux compagnons en croisant le regard glacial de Royce.

- Quoi ? Il faut bien manger, mec, lance-t-il à son ami avec une mimique vaguement repentante.

Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Ils ont vraiment parié sur... ça ? Je croise les bras pour garder contenance au moment où l'albinos confirme mes soupçons.

- Content d'apprendre que les voitures neuves restent parfois... des voitures neuves, susurre-t-il en rangeant son portefeuille plus léger de vingt dollars dans sa poche.

- Désolée d'apprendre que parfois, les crétins restent des crétins, je bougonne.

Les autres rigolent et, l'espace d'une seconde, les traits de Royce se détendent pour former une expression amusée. Son regard clair que la nuit emplit de nouvelles ombres se braque sur moi sans aucune animosité et, pour la première fois depuis qu'il a lu ce fichu message, je jette l'encre à l'intérieur.

Je plonge.

Je coule.

Je me noie en bloquant ma respiration.

Dans les yeux de Royce, on trouve des tas de choses qui n'ont aucun sens. Au fond, c'est un peu comme de se perdre dans l'océan pour croiser des bouteilles scellées pleines d'épistoles secrètes et inaccessibles. À un moment, j'ai l'impression de voir passer une émotion... ou ce qui s'en approche le plus pour quelqu'un comme lui. C'est fugace, comme une étoile filante qui déchire le ciel en coup de vent sans laisser d'empreinte. Je ne la comprends pas. Je ne comprends jamais rien avec lui. Seulement qu'il n'y a aucun interrupteur qui pourrait tout éteindre ou m'aider à lui échapper.

Je suis coincée.

Coincée avec mes papillons débiles, mes frissons à la noix et mon cœur stupide qui bat pour la mauvaise personne. Mon cœur qui aime la mauvaise personne. C'est une catastrophe. Cette chose n'arrête pas de prendre de l'ampleur et de grossir, comme une bulle qui gonfle dans ma poitrine pour investir toute la place.

Je me demande ce qu'il se passera quand elle deviendra trop grosse pour tenir à l'intérieur. Est-ce qu'elle explosera en emportant mon cœur et ma vie avec elle? Est-ce que ce sera comme une pluie de confetti qui marquera la fin de mon addiction ? Est-ce que je risque de l'aimer encore plus ? Il doit bien y avoir une limite quelque part, on ne peut pas continuer de tomber amoureux indéfiniment, il y a bien un moment où les sentiments s'arrêtent de croitre pour nous laisser respirer...

Non ?

Mia m'écrase brusquement le pieds. Elle le fait pour me réveiller, je crois. Sauf que les Doc Martens, c'est lourd et ça fait mal quand on y ajoute tout le poids d'une jambe. Je grimace discrètement au moment où mes orteils se mettent à m'élancer, mais j'ignore mon amie. Elle n'est sûrement pas au courant qu'il ne faut jamais réveiller un somnambule en plein délire.

Royce est finalement le premier à rompre le contact visuel. Il se détourne en clignant des yeux sous ses sourcils froncés. La respiration légèrement défaillante, je le regarde presser ses long doigts contre ses paupières avant de les passer sèchement dans ses cheveux.

Une énigme...

- Bon, s'impatiente Hunter. On y va ou quoi ?

Aïe ! On dirait que je ne vais pas y échapper, finalement. Avant que je n'ai eu le temps de réfléchir à une excuse acceptable pour me défiler, Mia me coupe l'herbe sous le pied.

- On y va.

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