Chapitre 6

Il me semble entendre Royce soupirer discrètement, mais je n'en suis pas sûre. Il se décolle de sa moto et me désigne le chemin d'un geste du menton. Sans un mot, il m'entraine vers le passage piéton le plus proche et je traverse à côté de lui. Je ne sais pas où il va alors je me contente de le suivre. En chemin, j'envoie un "je reviens tout de suite, ne t'inquiète pas" à Mia. Je ne me retourne pas pour essayer de l'apercevoir mais je devine sans mal qu'elle doit être en train de fulminer contre le mécanicien.

Pendant deux minutes montre en main, on ne fait que parcourir des trottoirs encombrés de monde et de lumière sans parler. Je suis vraiment proche de lui et de temps en temps, le dos de ma main effleure accidentellement la sienne ou son jean. Promis, je ne le fais pas exprès. Lui ne semble même pas s'en rendre compte alors je ne m'écarte pas.

La plupart des passants nous contournent vivement en reconnaissant Royce mais certains poussent l'impolitesse en traversant carrément la route pour marcher en face. Même les filles s'écartent ! L'incorrection de tous ces gens me fait monter la moutarde au nez et je serre les poings, estomaquée. Pendant le temps que dure le trajet, j'oublie mes réserves à l'égard du mécanicien et me fais un point d'honneur à rendre leurs regards hostiles à tous ces malappris.

Je crois que Royce perce à jour mon petit jeu parce que, quand je lève les yeux vers lui, il est en train de me scruter avec une expression étrange. Dans la nuit, ses prunelles semblent noires comme le jais. Noires comme l'onyx. Profondes comme un puits sans fond dans lequel on trébuche. Dans lequel on meurt. Et puis, quand on passe sous un lampadaire, la couleur pâle de ses iris tranche avec les ombres.

Je me rends comte que je l'observe depuis un peu trop longtemps et me détourne avec empressement. On est entrés dans une allée commerçante, les boutiques de luxe se succèdent. L'avantage, c'est qu'il y a tellement de monde que, perdus dans la masse, les gens remarquent de moins en moins Royce.

- T'avais pas un avion ? demande-t-il tout-à-trac, rompant enfin le "silence" étourdissant qui emplissait notre bulle et mon crâne.

Evidemment. Contrairement aux autres, lui sait parfaitement pourquoi je n'ai rien à faire ici. Je hausse les épaules sans m'arrêter de marcher.

- J'espère que maman a pris l'assurance annulation.

Royce prend une inspiration qui soulève son torse sous sa chemise. Quand je lui jette un coup d'œil, son regard s'est fait calculateur. Une petite partie de moi - celle qui n'est pas trop occupée avec le cauchemar qui m'est tombé dessus ce matin - a peur qu'il ne soit déçu. Il s'inquiète peut-être qu'après notre... petit rapprochement, moi et mon cœur d'artichaut nous fassions des films.

Cette idée me rend malheureuse. Je pince les lèvres en réfléchissant. Hier soir... enfin hier nuit, dans le garage, il n'avait pas l'air particulièrement opposé à ma présence. Si j'étais encline à l'optimisme, je dirais même qu'il semblait plutôt bien disposé à m'accepter, sur la fin... Mais comme je suis plus d'humeur à broyer du noir, ma cervelle est traversée par toutes sortes d'idées plus déprimantes les unes que les autres - encore pire que "La ligne verte", ce film affreusement triste que notre prof d'art visuels nous avait projeté, en seconde.

Je me demande par exemple s'il m'a embrassée pour me faire plaisir. Parce que je lui faisais pitié ? Est-ce qu'il s'est dit que, puisque de toute façon il aurait la paix dès le lendemain, alors il ne lui coûterait pas grand chose de céder à mes caprices d'adolescente timorée une dernière fois ?

Mon morale fait du saut à l'élastique. Il est en chute libre. Pour ne rien arranger, une jolie passante brune est en train de reluquer Royce comme s'il était un kinder bueno.

- Si c'est pas ce soir, ce sera demain, décrète le mécanicien d'une voix morne au moment où je surprend la fille regarder son... côté pile.

- Non, je le contredis distraitement. Je n'irais nulle part. Ils ne peuvent pas m'obliger.

Il me scrute intensément, visiblement sceptique. Il a l'air de se demander si je suis vraiment sérieuse - je le suis - ou s'il s'agit simplement d'un coup de sang passager de gamine écervelée. Toutefois, il ne creuse pas le sujet. Il ne pose pas de question sur le coup de théâtre de la matinée. Il ne m'oblige pas à lui confirmer la révélation de Matt. Il ne me demande pas non plus si Chris est au courant de ma petite virée nocturne, la réponse est de toute façon plutôt évidente. Non, il ne fait rien de tout ça, il se borne à me dévisager sans ralentir.

- Qu'est-ce que tu comptes faire ici ? demande Royce sur un ton dénué d'intonation.

J'ai l'étrange sensation que l'on tourne autour du pot sans être certaine de savoir ce qu'est le "pot", en l'occurrence.

Est-ce qu'il parle de l'artère marchande ? Parce que je ne suis pas d'humeur à faire du shopping. On passe devant une boutique de sous-vêtements féminins et je songe que si Nathan était là, il aurait probablement lorgné sur les mannequins sveltes et à moitié dévêtues qui exposent la lingerie de luxe dans la vitrine. Il le fait à chaque fois depuis qu'il a dix ans et en général, je me paye bien sa tête. Royce ne jette pas un coup d'œil - pas même furtif - aux top models de plastique, mais je suppose que des filles en dessous, il doit de toute façon en voir très souvent et en chair et en os, alors...

Il claque des doigts devant mes yeux pour me ramener à la réalité.

- Ici ? je répète pour obtenir des précisions alors que l'on quitte l'allée pour bifurquer dans une rue moins passante.

Il désigne d'un vague mouvement du menton le colossal et lumineux bâtiment du nightclub que l'on a laissé derrière nous.

Ah.

- Rien... j'étais... je ne sais pas.

- Y a pas trente-six possibilités, Lily. Les meufs qui sortent en boîte le font soit pour choper, soit pour se bourrer la gueule. Toi, pourquoi t'es là ?

Choper quoi ? Oh... d'accord. Je me gratte le sourcil gauche pour dissimuler mon malaise et mon expression.

- Je...

Aucune réponse adéquate ne me vient en tête alors je me tais.

Royce s'arrête devant une minuscule supérette coincée entre un coiffeur fermé et un magasin de meubles vintages. Il passe les portes automatiques derrière moi. L'air conditionné du self-service n'est pas désagréable si l'on omet les relents du rayon surgelé qu'il nous souffle au visage. Le dernier morceau des Major Lazer s'échappe par vagues bruyantes des enceintes. L'endroit est presque désert à cette heure-ci. C'est même étonnant qu'il soit encore ouvert.

Royce ne s'enfonce pas entre les étalages. Il attrape directement un paquet de cigarette et une recharge téléphonique Verizon.

- Tu veux quelque chose ? m'interroge-t-il en baissant les yeux sur moi.

- Euh... non. Merci. Oh si, attends deux secondes.

Je lui fausse compagnie un instant pour aller rendre une visite éclair au rayon papeterie. Il est très mal fourni mais je trouve quand même de quoi faire mon bonheur. Je rejoins Royce au bout d'une minute avec un carnet à dessin, des crayons de couleurs et un paquet de mines à papier 7H. Il s'empare de mes articles sans commenter, puis se plante derrière la file de trois personnes qui patiente pour passer à l'unique caisse de l'épicerie.

La queue se compose d'un octogénaire avec un cabas plein à craquer, d'une fille déprimée en jogging et Ugg à fourrure qui vient de poser trois pots de glace au beurre de Peanut et une boîte de tampons sur le tapis roulant et d'un jeune blondinet tiré à quatre épingles qui me fait étrangement penser à quelqu'un sans que je ne puisse trouver qui.

Royce reprend la conversation là où elle s'était arrêtée sans prêter attention au vieux monsieur qui lui jette des regards horrifiés et s'est tellement écarté que l'on pourrait facilement le doubler dans la file.

- Alors. T'as envie de te soûler ? demande-t-il en haussant les sourcils, creusant de petites ridules juste au dessus.

Heureusement que la musique est assez forte pour couvrir notre discussion parce Royce se fiche bien de savoir qui pourrait nous écouter.

- Non.

- De te défoncer ?

- Bien sûr que non !

- Tu veux te taper un mec ? propose-t-il ensuite d'une voix glaciale et je secoue tellement vivement la tête pour le détromper que les tendons de mon cou se mettent à m'élancer douloureusement.

Mais il ne semble pas satisfait. Il patiente, une ombre dangereuse tapie au fond du regard. Alors je le formule à haute voix.

- Non. Je ne cherche pas... Je voulais juste faire plaisir à Mia ! Et ce n'est pas la peine de l'insulter parce que le problème vient de moi, pas d'elle !

Le mécanicien plisse les yeux. Il a fermement croisé les bras sur son torse, ses biceps et triceps emplissent davantage ses manches en se contractant. Une fois n'est pas coutume, je ne m'attarde pas dessus. Enfin, à peine.

- Quel problème ?

C'est à mon tour de croiser les bras. Je le fais en fusillant mes converses du regard, faute de pouvoir me toiser moi-même.

- Tu le sais très bien, je grogne sans hausser le ton pour ne pas attirer l'attention des autres clients.

- Non, je vois pas.

- Ce n'est pas important. Mia a dit qu'on allait passer un bon moment, je vais me contenter de ça.

- Sans déconner.

Il n'a pas l'air plus convaincu que Dallas lorsque Nate et moi inventions des bobards pour nous sortir d'un pétrin.

- Je dis juste que tout le monde le fait.

- Tout le monde fait quoi ?

Je hausse les épaules en avalant ma salive.

- Tous les jeunes sortent se divertir dans... ce genre d'endroit. C'est normal. Il n'y a rien de mal à ça.

J'ai tellement de mal à garder mes yeux sur lui que l'on pourrait me diagnostiquer le syndrome de la Tourette par erreur. En revanche, son regard à lui ne dévie pas une fraction de seconde. Il est aussi fixe et perçant que celui d'un faucon. Et je sais très bien à quoi ressemblent les regards de faucons parce qu'une fois, j'ai vu un documentaire sur les différents types de rapaces et... enfin, bref. On s'en fiche.

- Et alors ? contre Royce en essayant de capter mon attention. C'est pas parce que tout le monde le fait que tu dois t'y mettre aussi.

La fille déprimée est en train de récupérer ses achats. Quand elle se retourne pour partir, elle se fige en voyant mon mécanicien et ne semble étonnamment - notez le sarcasme - plus du tout déprimée. Je ne sais pas si elle ne l'a pas reconnu ou si elle se fiche simplement de qui il est mais quand elle quitte la supérette presque à reculons pour ne pas louper une miette du physique de Royce, l'identité et le statut de mon obsession ne semblent pas lui poser le moindre problème.

Crispée, je la suis des yeux jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans la rue, puis je reporte mon attention sur Royce et lui réponds avec mauvaise humeur :

- Si, je m'entête en écartant un morceau de laitue égaré du bout de ma chaussure. Je ne peux pas être tout le temps à contre courant. Et je ne veux pas. Qu'est-ce que ça peut te faire, de toute façon ?

C'est au tour du papy de déballer ses courses. Il y en a pour un moment, je songe en le regardant extirper une quantité inquiétante de paquets de croquettes de son chariot. Soit il a beaucoup de chats très gourmands, soit il aime leur petit gout de viande.

Royce hausse une épaule comme si cette conversation l'ennuyait profondément.

- Rien, je m'en tape. Mais t'es pas ce genre de meuf. Je comprends pas pourquoi tu te casses le cul à essayer d'entrer dans ce moule.

C'est quoi mon moule à moi ? "Adolescente coincée et ennuyante à mourir" ? Ou bien "fille atrocement timide au point que ça frise le handicap" ? Est-ce que je vais réellement devoir me coltiner ces étiquettes toute ma vie ?

- Je suis sûre que les autres sont de ce genre, elles, je marmonne amèrement pour moi-même en fixant rageusement les boites de chewing-gums empilées près de la caisse.

Les blondes, les brunes et les rousses... toutes ces filles dépourvues de visage ou d'identité que j'exècre sans même les connaître. Je n'ai pas de mal à les imaginer se trémousser sensuellement dans des boîtes de nuits branchées, du haut de leurs longues jambes fuselées, emmitouflées dans les néons agressifs de ces soirées... Lui, il doit probablement aimer cela. Tous les hommes aiment les femmes confiantes et démonstratives. Même moi, je le sais.

- Les autres ? répète Royce.

Je lui réponds sans réfléchir, boostée par ma mauvaise humeur et un profond sentiment d'affliction.

- Oui, je souffle. Les filles avec qui tu sors. Est-ce qu'elles entrent dans le moule ?

Il a incliné la tête pour me détailler avec plus d'attention, comme s'il aurait plus de chance de me percer à jour en modifiant un peu son angle de vue.

- Qu'est-ce que ça peut te foutre ?

Je bats en retraite et me passe une main sur le visage, très mal à l'aise. Je ne dis plus rien.

- Pourquoi tu me demandes ça, Lily ?

- Pour rien. Ça n'a pas d'importance de toute façon, je rétrograde parce qu'une idée encore plus désagréable que cette conversation vient d'éclore dans mon esprit perturbé.

J'hésite à la formuler à haute voix mais elle m'échappe avant que je ne le décide.

- Et toi ? je lance prudemment. Qu'est-ce que tu fais là ?

Il me toise, impassible. 

- Précise.

Je me tords les doigts avant de me jeter à l'eau.

- Je... enfin, si je suis ton raisonnement... tu es là pour l'alcool ou pour les filles ?

Les prunelles en titane du mécanicien s'étrécissent et il me dévisage sous ses cils de charbon. Je retiens mon souffle en attendant sa réponse.

- Ni l'un ni l'autre. Je suis de corvée baby-sitting, déclare-t-il sur un ton neutre.

Il me faut quelques instants pour saisir. Quand c'est le cas, je me crispe de toutes les fibres de mon corps. J'écarquille les yeux et me mords l'intérieur de la joue, l'amour propre sérieusement égratigné. Ça fait mal. Ça pique férocement. Je peux encaisser les boutades rabaissantes de Michael, mais si ces remarques viennent de Royce, c'est une toute autre histoire. J'ai l'impression qu'il s'en rend compte parce que ses traits se détendent passablement, se font moins cruels. Trop tard.

- Si ça t'ennuie d'être ici, alors tu n'as qu'à t'en aller ! je lui jette en rougissant de vexation.

- Qui a dit que ça m'ennuyait ?

- C'est évident. Si je comprends bien, toi aussi tu penses que je devrais rentrer chez moi me coucher ? Tu crois que je vais vous gâcher la soirée ? C'est ça ?

- Non.

- Si ! je le contredis un peu trop vivement avant de baisser le ton devant le regard surpris que nous lance le blond au téléphone, devant nous. C'est toi qui viens de parler de baby-sitting et de... de corvée ! Si j'avais envie de me faire traiter comme une enfant, je serais restée chez Chris ! Je serais montée dans un taxi avec ma mère pour aller à l'aéroport et je monterais dans cet avion débile !

Je m'arrête pour reprendre mon souffle. 

- C'est bon, je peux en placer une ? lâche Royce avec un rictus éclair.

- Non !

Sur ce, je fais volte-face pour m'éloigner de lui. Je n'aurais jamais dû l'accompagner, c'était bête. Je vais retrouver Mia. Je ne sais même plus de quelle direction on vient, mais je veux bien prendre le risque de me perdre dans ces rues marchandes si ça peut m'éviter d'endurer le revers de médaille.

Je n'ai cependant pas l'occasion d'aller très loin parce que le mécanicien agrippe rapidement l'ourlet de mon chemisier pour me ramener à lui de force. Je lui jette le regard le plus mauvais que j'ai en stock et tente sans grand succès de détacher ses doigts un à un de mon vêtement. Il garde le tissu dans son poing fermé, celui qui ne tient pas son paquet de Camel, sa recharge téléphonique et mon matériel de dessin.

- Tu penses vraiment que je te considère comme une gosse ? m'interroge-t-il d'une voix grave comme un do ou un ré.

Euh...

- Oui.

Il se penche subitement vers moi pour susurrer tout près de mon visage, assez bas pour que je sois la seule à l'entendre mais assez fort pour couvrir la voix d'Ariana Grande :

- Et cette nuit, d'après toi, je te prenais pour une môme ?

Son haleine a un léger goût de Coca-cola.

- Qu... quoi ?

- T'as très bien compris. Je touche pas aux gamines, moi. Et je mets encore moins ma langue dans leurs bouches.

Ma salive passe de travers, mes poumons se gonflent d'un seul coup comme deux montgolfières pour récupérer l'air qui vient de leur échapper. Je ne sais pas comment réagir. Je ne pensais pas qu'il reviendrait là-dessus de lui même. Il m'a habituée à une attitude différente. Une chaleur malvenue se répand dans ma poitrine et remonte colorer mes joues quand l'espoir revient poser ses cruelles tentacules sur mon cœur. Ma conscience se charge toutefois très rapidement de noyer mes illusions sous un grand seau d'eau glacée. Elles s'éteignent en crachotant comme un début d'incendie.

Incendie...

Tendances à la pyromanie...

Stop !

Enquête ouverte...

Je ressens distinctement le moment où les quelques couleurs qui s'attardaient encore sur ma figure lèvent le camps. Le "silence" retombe comme une masse. On n'entend plus que les notes aiguës de la chanteuse pop. Mon cerveau profite de cette accalmie pour se remettre à carburer.

Chaque fois que mes yeux frôlent Royce, je ne peux plus m'empêcher de songer à cette brochure de malheur. Les termes menaçants de l'article sont encore gravés sous mon crâne. J'essaye de ne pas y penser. J'essaye vraiment. Mais c'est mission impossible. Je me demande quels passages étaient véridiques, quelle est la part de vrai dans les accablantes accusations qui noircissent ce vieil article. Sans même le vouloir, je me construis un théâtre mental et j'y joue en boucle les descriptions que j'ai lues.

Avec une netteté foudroyante, je vois cette version plus jeune et plus sombre du mécanicien. Je l'imagine jouer avec son briquet - le même que je l'ai si souvent vu utiliser pour allumer ses cigarettes -, l'actionner à plusieurs reprises avec ce rictus un peu effrayant qu'il affichait sur le cliché. Et puis je me figure une grande maison dévorée par les flammes comme j'en ai déjà vu des tas dans Chicago Fire. Un monceau de cadavres calcinés. Des cendres et de la fumée partout. Un carnage. Une atmosphère irrespirable qui mêle les parfums délétères de la fumée et de la mort.

Je détourne rapidement les yeux mais le scénario alimenté par la brochure et monté de toutes pièces par mon cerveau reste imprimé devant. La gorge subitement nouée, j'exécute involontairement un pas en arrière jusqu'à me cogner contre le distributeur de bonbons. Royce ne manque pas ce détail. Il se redresse lentement sans que son regard ne dévie une seconde.

J'ai l'impression qu'il analyse la moindre de mes expressions, mais je n'ai plus vraiment de contrôle sur elles. Mes prunelles butent par mégarde contre les siennes. Je ne sais pas ce qu'il y déchiffre mais il n'a pas l'air d'apprécier du tout. Ses traits ciselés se durcissent brusquement. Une espèce de tension étouffante et toxique se met à crépiter dans l'air entre nous, et la conversation que l'on vient d'avoir semble soudain étrangement futile, lointaine.

- À quoi tu penses ? m'interroge-t-il abruptement, l'air sombre.

Je focalise mon attention sur le jeune homme, devant nous. Je sais d'où il m'est familier à présent : c'est un sosie plus ou moins inspiré des jumeaux Sprouse. Il se dispute avec son portable depuis dix longues minutes. Je ne sais pas qui est cette Meredith, mais elle doit probablement regretter d'avoir trompé son petit-ami avec son prof de Yoga. C'est en fixant le jean bien coupé du blondinet au sang chaud que je réponds à Royce.

- À rien du tout.

Il n'insiste pas, mais son masque impassible l'est de moins en moins. Ses prunelles affûtées semblent abriter une tempête silencieuse et me brûlent le visage. La petite veine lilas palpite à son front et le muscle de sa mâchoire fait du trampoline sous sa peau. C'est mauvais signe, je connais assez bien Royce à présent pour le savoir.

Le vieux monsieur vient de terminer de régler et d'emballer ses courses. Il a à peine quitté la caisse que Royce s'avance pour y déposer brutalement nos articles malgré les molles protestations de Dylan Sprouse Bis. Je lance un regard d'excuse au blond et rejoins le mécanicien. Je n'ai même pas le temps de sortir mon portefeuille, il est déjà en train de payer. Quand c'est fait, il se rue vers la sortie. Je trottine derrière lui pour le rejoindre dans la rue sombre.

- Je pouvais très bien payer, je lance quand il me tend mon papier à dessins et mes crayons.

C'est comme si je n'avais pas ouvert la bouche. Royce continue de marcher devant moi. Il m'ignore complètement. Je le suis en silence, perdue par son comportement. Mais Royce est Royce. Personne d'autre que lui ne doit être capable d'expliquer ses réactions et ses sautes d'humeurs incompréhensibles. Les muscles de son dos sont contractés, assez pour que je les remarque à travers le tissus tendu de sa chemise.

Je soupire en le voyant ouvrir son paquet de cigarettes et s'en allumer une avec son briquet. L'extrémité de la tige se met à flamboyer quand il coince la cibiche entre ses lèvres. Comme je suis derrière lui, les rejets de nicotine ne m'atteignent pas. Il n'empêche... je n'aime pas voir Royce fumer. Toutefois, je ne peux pas nier que sa grande silhouette athlétique auréolée d'un voile de fumée a quelque chose d'artistique. Mes doigts se remettent à me démanger. De le dessiner ! Cela me démange de le dessiner, rien de plus.

Rien de plus...

Perdue dans ma contemplation clandestine, il faut quelque seconde à mon cerveau pour percuter quand le mécanicien s'arrête brusquement. Je freine un millième de seconde avant de le percuter façon auto-tamponneuse, mais cela n'a de toute façon pas d'importance parce qu'il m'empoigne brusquement par les bras pour me clouer à la façade d'un immeuble. Mon cœur fait un truc étrange dans ma poitrine, comme s'il vacillait légèrement sur son axe.

Royce se penche vers moi et je grimace le plus discrètement possible quand des bribes de tabac viennent m'agresser l'odorat. Il s'écarte pour éteindre sa cigarette encore entière du bout du pouce et la range dans sa poche. Ensuite il aplatit les mains sur le crépi, de chaque côté de ma tête. Son regard sombre, plus destructeur qu'un bulldozer, se rive au mien. Mes organes déboussolés perdent quelques secondes le rythme de leurs taches respectives.

- Vas-y, parle. J'ai fait quoi, d'après toi ?

- Co... comment ça ? je bredouille, intimidée par sa voix coupante et par le sujet que je vois débouler, gros comme une remorqueuse.

- J'ai foutu le feu à ce taudis, j'ai buté une quinzaine de personnes et ensuite ?

- Royce...

- Comme si c'était pas suffisant, je me suis dit : tiens, et si je butais un keuf pour allonger mon tableau de chasse ? C'est pas comme si j'avais déjà la putain de police d'Etat sur le dos...

Le ton qu'il emploie est glaçant. Au point que de désagréables frissons se mettent à dévaler mon dos comme autant d'araignées velues. Ses paroles m'agressent, détruisent le calme artificiel et illusoire que j'avais réussi à retrouver.

- Arrête...

Je grimace en me détournant. J'ai du mal à respirer.

- C'est ça que tu penses ?

Je me mords la lèvre pour garder contenance. Fort. Jusqu'à la douleur. Jusqu'à ce que Royce appuie dessus avec son pouce pour m'obliger à la relâcher.

- Regarde-moi.

Sa voix a claqué, incisive, implacable. Je fais la sourde oreille. La dernière chose dont j'ai envie en ce moment, c'est bien de m'épancher sur la raison de mon malaise en sa présence.

- Regarde moi, bordel.

Je m'exécute au moment où il réduit brutalement la distance qui nous sépare. Son expression sérieuse m'interpelle. Il s'incline, courbant l'échine jusqu'à ce que son visage arrive au même niveau que le mien. Je cligne des yeux, surprise, et me retrouve captive derrière les barreaux d'acier de son regard.

- Ecoute bien parce que je vais le dire qu'une fois. J'ai rien à voir avec ce qui est arrivé à ton père, martèle-t-il en articulant chaque mot.

Je me pétrifie sur place alors que la bile me brûle la gorge en remontant. Hors de question que j'aborde ce sujet avec lui. Hors de question que je m'attarde une seconde de plus sur la question. Mais le regard reptilien d'un Matt au sommet de sa jubilation n'attend pas mon consentement pour s'immiscer sournoisement dans mon esprit. Son intonation traînante suit.

"Regarde qui a été chargé de l'enquête", l'entends-je encore souffler à mon oreille.

Non.

"Regarde la date de l'article. Regarde, Lily !"

Non !

"Ton père s'est fait buter quoi... deux ? Trois jours après ?"

Je ferme les yeux très fort. Assez fort pour que des points lumineux se mettent à valser sous mes paupières. Puis mon cerveau prend la relève et, aux phosphènes colorées succèdent des flashs sanglants et l'atroce scène de crime qui a fait basculer mon existence.

La morsure familière de la douleur me dévore les tripes quand les souvenirs de cette terrible nuit remontent violemment à la surface. Ma mémoire m'aspire comme un vortex et je me débats pour ne pas m'y noyer.

Papa va nous sauver...

J'ai la chair de poule. Ma gorge me brûle, encombrée de fils barbelés. Je n'ai pas envie de parler de ça maintenant. Ni maintenant, ni jamais. Je serre les dents et tente de me détourner pour retrouver mon souffle mais Royce ne m'en laisse pas l'occasion. Sa main se referme doucement sur ma mâchoire pour m'empêcher de le fuir. Ses traits sont aussi tendus que les cordes d'un arc bandé.

- Tu m'écoutes ? s'assure-t-il avec dureté.

- Arrête, je chuchote. S'il-te-plait. Je n'ai pas envie de parler de tout ça. Pas du tout, du tout...

Je secoue la tête et tire mollement sur son poignet en essayant de me dégager mais il ne lâche pas prise.

- Eh. Je sais que les coïncidences sont flippantes mais j'ai jamais touché à ton vieux, t'entends ?insiste-t-il, des sillons de contrariété sur le front.

Ecouter Matt sous-entendre cette immonde éventualité était déjà assez pénible, mais c'est encore pire quand c'est de la bouche de Royce qu'elle sort.

- Oui. Je le sais ça.

Je pousse sur son torse pour me libérer et cette fois, il me laisse faire sans broncher. Ses bras retombent le long de ses flancs. Ses sourcils se froncent et toutes les lignes de son visage se détendent brusquent sous l'effet de l'étonnement.

- Qu'est-ce que tu sais ?

-Je sais que tu n'es pas responsable de la mort de papa.

C'est vrai. Je le sais. Toutefois, je ne nierais pas qu'entendre Royce me le confirmer de vive voix me déleste d'un accablant poids mort. Le genre de poids qui vous écrase le cœur jusqu'à le faire dépérir. Lui parait quelque peu égaré... pris de cours.Comme il a l'air de se demander s'il doit croire à ce qu'il entend, je développe:

- Tu n'étais même pas au courant qu'il était décédé il y a encore deux semaines. Tu te souviens ? L'autre jour, tu as fait une blague sur le fait qu'il m'avait sûrement envoyée ici parce que je l'ennuyais. Quand tu as dit qu'il m'avait mal éduquée. Tu ne savais pas, je conclue.

Royce pince les lèvres. Ses épaules s'affaissent furtivement mais il conserve le silence. Je reprends sur un ton hésitant.

- Tout-à-l 'heure...

- Quoi ?

- Ça m'a fait un choc. Tu sais... quand Matt a fait ces connections débiles. Je veux dire... il faut admettre que c'est troublant à entendre. Mais ensuite... j'ai eu le temps de réfléchir. J'ai eu tout l'après-midi en fait. C'était ta parole contre la sienne. Et ce n'est pas demain la veille que je vais me mettre à faire confiance à ce serpent !

- Parce qu'à moi, oui ? ironise le mécanicien, un rictus austère déformant le coin de ses lèvres.

- Oui.

J'ai répondu sans l'ombre d'une hésitation, le menton dressé pour le défier de me rire au nez. Parce que c'est ce qu'il va faire, je le sais. Mais non. Il ne rit pas. Il m'observe avec un sérieux troublant.

- Alors pourquoi on dirait que t'es sur le point de gerber ?

Je ne sais pas quoi répondre. Qu'est-ce que je pourrais lui dire ? Que j'ai peur ? Que j'ai peur de ce que je pourrais découvrir si je creuse un peu plus ? Peur de poser des questions et d'obtenir des réponses ? Peur de ne pas le connaître comme je l'imaginais ? Peur parce que je l'aime trop pour une seule personne ? Parce que je l'aime alors que lui ne m'aimera jamais ? Peur d'avoir encore plus mal ? Parce que je suis fatiguée d'avoir mal. 

Je n'ai pas à y réfléchir très longtemps parce qu'au fond de ma poche, mon portable s'est mis à chantonner la sonnerie que je redoutais d'entendre, celle que j'ai programmée pour mon on... pour Chris. Je me pétrifie. Pourtant je m'y attendais. C'est l'heure en plus. Maman ou lui ont dû monter me chercher pour que l'on se rende à l'aéroport. Je les imagine frapper à la porte de ma chambre avant de forcer l'entrée pour trouver mon lit vide et mon billet d'avion en lambeaux. Puis Chris saute sur son portable et...  

Le cœur en vrac, je laisse sonner dans le vide. Et ça sonne, ça sonne encore et même quand la sonnerie s'arrête, elle reprend. J'ai les doigts qui tremblent un peu sous l'appareil mais c'est probablement juste les vibrations. J'ai le sentiment que c'est un moment décisif. Ce n'est peut-être pas le cas. C'est peut-être juste moi qui joue les insolentes à ignorer un appel de ma famille, moi qui joue les adolescentes rebelles avec ma fugue minable.  

Au bout d'une éternité, mon portable redevient muet comme une carpe.

Le téléphone rouge qui s'affiche dans la barre de notification pour signaler l'appel manqué a quelque chose de triste. Ou alors, encore une fois, c'est juste moi qui dramatise. Je lève les yeux vers Royce. Immobile en face de moi, il me fixe mais s'abstient de faire une remarque. Le silence a repris ses droits. Il s'infiltre partout dans l'espace qu'on lui laisse. Pour le faire taire, je lâche la première bêtise qui me traverse l'esprit. 

- Tu t'es fait tatouer ?

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