Chapitre 45

Je n'avais jamais vraiment prêté attention aux oreilles d'Abraham Lincoln avant. Je les trouve plutôt... effrontées, et ça même si elles se cachent un peu craintivement derrière ses imposants favoris. Les miennes d'oreilles dégagent une chaleur à faire suer Hades et j'ai du mal à détacher mes yeux du défunt président depuis que Royce a jeté ce fichu billet de cinq dollars sur la table.

Pour payer les consommations ou pour mettre un point final à la discussion ? Peut-on seulement parler de "discussion" ou le terme "agression" serait-il plus adéquat lorsqu'il est question d'une personne qui lance de pitoyables ultimatums avec le tact et la délicatesse d'un rhinocéros adulte ?

C'est juste que... Je ne sais pas faire ça.

Il m'a toujours paru évident qu'il revient à l'homme de faire le premier pas, c'est en tout cas ce que maman soutient. Là d'où je viens, la chevalerie n'a rien d'une valeur désuète et l'amour courtois tel que le dépeignaient les enluminures médiévales reste le modèle à suivre, ne serait-ce qu'en société. Les hommes nous tiennent galamment la porte, les hommes décident quand mettre le genou à terre et avant ça, ce sont eux qui prennent leur courage à deux mains pour nous inviter au bal d'hiver ou à boire un verre qu'ils insisteront lourdement pour payer après le cours de tennis. Résultat des courses, si j'ai dû - le plus aimablement possible - distribuer assez de râteaux pour postuler dans une jardinerie, j'ignore comment réagir quand je m'en prends le manche dans les dents.

- On peut savoir d'où ça sort ? réagit finalement Royce de cette voix traînante et lavée de toute intonation qui n'indique absolument rien de son humeur.

Son regard a beau être d'une intensité à couper le souffle, il n'est pas spécialement bavard au milieu de son visage lisse. Il n'a pas l'air énervé, c'est déjà ça. Sauf qu'il a jeté le billet près de sa consommation, geste désinvolte et universel pour signaler "on décolle"..

- C'est dans l'article vingt-six du code pénal des États-Unis, je hasarde avec un hochement de tête relativement convaincant. L'enfreindre équivaut à un délit de classe B.

Royce baisse les yeux sur mes lèvres pour mesurer mon sourire, un creux prononcé entre ses sourcils jamais content, et en réponse je contemple les siennes - dures, sévères, en permanence désabusées -, songeant avec regret qu'elles seraient peut-être en train de m'embrasser si je n'avais pas joué les trouble-fêtes. Je suis si intensément focalisée dessus que lorsqu'elles se mettent à onduler, il me faut quelques instants pour comprendre qu'elles s'adressent à moi.

- Dommage que je me foute du code pénal.

Ah.

Après l'ex-président américain, c'est la vitre encrassée du diner qui écope de ma fugitive attention. Je ne perçois que des ombres instables et des mouvements flous. Des combats, des ébats... des choses primaires et choquantes. Cet endroit est comme une grotte sur laquelle ni le temps, ni la morale n'ont de prise. Une caverne où les hommes régressent vers un état préhistorique.

Dehors, une bande de scorpions s'enthousiasme devant des caisses débordantes d'armes de poing et autres bibelots meurtriers. J'assiste en direct à un unboxing version truands, mais la seule pensée qui me traverse est "Royce ne veut pas de moi comme petite amie et ça craint".

L'entendre soupirer à côté comme si j'étais la personne la plus éreintante sur cette île craint. L'aimer craint. Ce qui craint par-dessus tout, c'est qu'une fois formulée à voix haute, impossible de déloger cette fantaisie de ma tête.

Petit ami. Petit ami. Petit ami. Petit ami.

C'est le genre de mot qui pourrait devenir addictif si l'on n'y prend pas garde, de ceux que l'on conserve sous cloche comme un objet de valeur et auxquels ont rêvasse, le poing enfoncé dans la joue, avec un mélange d'angoisse et d'excitation. Un mot étrange au goût de pain d'épices ou de praliné.

- T'as pas envie de sortir avec moi, m'assure Royce sans préambule et l'idée que mes réflexions défilent peut-être dans mes pupilles comme sur un prompteur m'inquiète.

De toute façon, son regard s'éloigne. La mine sinistre à souhait, il jette à son tour un œil à sa montre, puis par la vitre du restaurant pour surveiller les scorpions. Ces derniers se dispersent dans l'ombre, pareils aux arachnides rampants qu'ils sont.

- Tu ne sais pas ce dont j'ai envie ou non.

- On n'aura pas cette conversation.

C'est là que je me mets à devenir pénible :

- Pourquoi pas ?

- C'est déjà assez la merde comme ça, viens pas compliquer encore les choses, me somme-t-il avec le même entrain qu'un élève qui aurait appris le script de son exposé sur la subduction océanique par cœur et serait seulement pressé d'en finir.

- Les matrices inversibles, c'est compliqué, dis-je doucement en donnant une pichenette dans un innocent grain de sucre sur la table. La géopolitique, c'est compliqué. Les parents ? Compliqués. Là, je ne vois pas ce qu'il y a de compliqué. Tu dois seulement savoir si je te plais assez ou non.

Sur la fin, ma voix s'est un peu défilée.

Royce s'est tourné vers moi et, parce qu'il n'est de toute évidence pas au fait des polémiques sur le manspreading, son genou vient me consoler sans le faire exprès. Je décale ma jambe et calcule les probabilités pour que l'albinos un peu flou qui recharge son revolver au milieu de la mêlée soit Michael. Royce était supposé le rejoindre, c'est pour cette raison qu'on est ici, non ? Je ne sais même pas. 

- Et après quoi ? Je cherche un job sur Miami pour emménager près de ton campus et on se book des activités nautiques à deux pour les week-ends ? s'amuse-t-il, dégoulinant de sarcasme.

C'est-à-dire que...

Il n'y a pas plus éloquent que mon mutisme coupable. Mon cœur pulse trois fois dans le silence coi que laisse planer Royce en réalisant qu'il n'a pas visé loin. Je regarde ses sourcils manifester leur surprise, ses lèvres esquisser le fantôme d'un rictus aigre-doux et quelque chose de semblable à de l'indulgence détendre furtivement ses traits. Lorsqu'il frôle très brièvement ma pommette de deux doigts, quelque chose bat des ailes dans ma poitrine. Ce quelque chose m'affaiblit, me rend encore plus naïve que je ne le suis déjà.

Je suis sûre que je pourrais faire une super petite amie, me dis-je. Et peut-être le dis-je aussi à voix haute. Non, je l'ai dit à voix basse, avec une intonation hésitante qui vient nuancer mon culot, mais Royce se redresse à côté de moi, signe que son ouïe est suffisamment développée.

C'est nul. Je ne devrais pas insister, mon attitude enfreint probablement tous les codes du manuel "comment se faire désirer en dix leçons". Mais je m'en fiche. Parce que quand je quitterai l'île bredouille, le cœur sur un brancard, je n'aurais aucun regret : l'échec n'aura pas été de mon ressort.

- Écoute. Je suis bien élevée, je ne médis jamais, je me fiche des signes astrologiques et... euh... je me mets très rarement en colère ! Presque jamais, en fait. Je ne regarde pas de télé-réalité et je me soucie de l'environnement. Et aussi, je n'en fais pas une maladie quand on pioche dans mon assiette au restaurant ou quand on ne répond pas à mes messages dans la journée, m'entends-je énumérer en comptant sur mes doigts, comme si je récitais un curriculum vitæ. Prends-moi à l'essai !

Mince. C'est d'un triste. J'ai dit "prends moi à l'essai" et ça sonnait pareil que toutes ces fois où j'essayais de négocier avec maman pour avoir un animal de compagnie. "Promis, je le promènerai en laisse tous les jours, je ne demanderai pas à Monsieur Jacob de s'en occuper ! S'il-te-plait-s'il-te-plait-s'il-te-plait !".

Comme pour ensevelir mes dernières bribes d'optimisme, Royce se frotte les paupières avec les doigts d'une main, juste avant qu'un bref rire rauque, presque nerveux, n'échappe à son contrôle. Sympa. À croire qu'il n'a jamais rien entendu d'aussi insensé. Cerise sur le gâteau, je suis presque certaine d'avoir entendu le blond accoudé au bar et son voisin de tabouret s'esclaffer. Ils ont des oreilles super-soniques ou Budweiser s'est soudain mis à proposer des charades à l'arrière de ses canettes ?

Le cœur en compote de pomme, vexée jusqu'à la moelle, je reporte mon attention sur l'écran de télé pour panser mon égo microscopique et bouder à mon aise. Le super bowl a été remplacé par deux crapauds anthropomorphes en pleine conversation sur l'autoroute.

- Tu sais ce qui est encore plus drôle que les filles qui se font éconduire ? je bougonne en croisant les bras au moment où l'un des amphibiens se fait écraser par une voiture.

C'était une publicité pour les moteurs quatre cylindres. Les Américains sont des gens bien étranges. Y compris Royce qui attend la chute sans l'ébauche d'une expression.

- Les hommes adultes qui ont toujours peur de l'engagement. Ça c'est drôle. Et pas original du tout. Tu dois savoir que passé un certain âge, le libertinage donne l'air beaucoup moins cool. Moi, tout ce que je dis, c'est que quand tu t'enrhumeras, personne n'ira à la pharmacie pour toi et ta porte de frigo sera triste et moche sans aucun gribouillage d'enfants dessus !

Si la première partie de mon discours n'était pas loin de l'amuser, mes derniers mots le figent sur place. Il a à nouveau ce regard, celui qui me fait sentir comme une martienne fraîchement débarquée sur la planète des Hommes.

- Si je comprends bien, tu me demandes pas seulement de jouer les puceaux attardés avec toi, tu veux aussi que je te fasse des gosses, me crucifie-t-il sur place.

Pardon ?

Je m'empresse de secouer la tête et mes cheveux suivent le mouvement, aussi atterrés que moi :

- Mais... Bien sûr que non !

L'ennui, c'est l'éclairage. Il a beau être avare et d'un violacé un peu angoissant, il flatte de façon étrange le visage naturellement peu commode du mécanicien, me le rendant encore plus inaccessible. Insondable. Royce a passé un bras chaud et tatoué sur mon dossier et je gigote sur mon siège, bien moins à l'aise que lui.

- T'es au courant qu'il faudrait que je fasse un peu plus que te lécher les amygdales pour te mettre en cloque ? il renchérit alors que je me concentre sur mes doigts en regrettant profondément de ne pas avoir de peaux mortes à arracher.

Aucun extincteur à proximité, pourtant l'incendie a pris et se déploie festivement sous mon épiderme. Savourant mon trouble évident, Royce me dévore des yeux.

- Quoi, tes vieux t'ont pas appris les choses de la vie ? continue de me narguer, une toute petite et rarissime luciole d'humour dans le ciel terne de son regard.

- Bien sûr que si. Ma mère m'a tout expliqué à propos des abeilles et des cigognes quand j'avais sept ans, je plaisante sur un ton faussement assuré pour donner le change.

De toute façon, je suis déjà écrevisse. Royce marque un temps d'arrêt. Quelques plis investissent son front dégagé et il recule le menton en fouillant rapidement mon visage, comme pour évaluer mon degré de sérieux. Pour de vrai ? Était-ce réellement crédible ?

Je lève les yeux au ciel. Ses épaules se dénouent.

- Donc tu sais ce qu'aiment faire les "petits amis" avec leurs "petites amies", notent ces lèvres d'homme, comme un argument-massue.

Est-ce que je sais ce que...

J'ai tout à coup une conscience aiguë de la proximité de Royce. De son corps tout entier, avec son armure musculaire à laquelle s'agrippent ses vêtements et l'artistique enveloppe tatouée qui l'accompagne. Du denim rugueux et abîmé de son pantalon contre ma cuisse. Du tissu de son T-shirt qui paraît tendre comme un doudou qu'on a trop tripoté.

Asseyez-vous près de Royce Walters et vous découvrirez ce que ressentent les minimoys lorsque eux-mêmes se retrouvent face à nos amis les hommes. Moi, je me sens surtout comme un Arthur qu'on aurait écrasé avec des semelles Adidas : Sonnée. Retour brutal à la réalité, soudain, je me rappelle pourquoi être avec Royce devait rester un joli rêve et en aucun cas devenir une option envisageable.

Coupées dans leur élan, mes lèvres se referment sagement sur une poignée d'arguments que j'ai déjà oubliés et je ne fais plus que fixer le grain de beauté esseulé au-dessus de mon genou. Alors c'est à cause de ça qu'il ne me veut pas ? Si c'est de ça qu'il s'agit, autant rouler tout de suite mes espoirs en boule et les jeter à la corbeille. C'est fichu d'avance. En fait, j'ai encore moins de chance de combler quelqu'un comme Royce qu'un de nos maçons n'en a de faire décoller un lanceur spatial.

- Oublie ce que je viens de dire, se rétracte le mécanicien.

Face à mon absence de réaction, il ajoute :

- Tu sais ce qu'on fait quand on est en taule ?

Je secoue doucement le menton, prise de court.

- Que dalle. On s'emmerde et on cogite. C'est assez chiant comme ça sans avoir en plus à se demander si sa meuf est pas en train de se faire sauter par un petit branleur dans une fraternité ! Lève-toi, on bouge.

Joignant le geste à la parole, il s'extirpe prestement de la banquette sans me donner l'occasion de riposter ou même de me remettre de cette dernière pique. Il claque sèchement des doigts pour me réveiller - moi ou Rambo - et je me remets aussi sur mes pieds. Je ne sais pas lequel de nous deux est le plus pâle. Moi, sans doute. Non, lui. Il tourne les talons, certain que je vais le suivre.

Je le suis.

Vexée, d'accord, mais pas suicidaire. Quelles sont mes chances de survie dans un endroit pareil si je le perds de vue ? Mieux vaut ne pas calculer.

- Si j'avais pas peur que ma meuf me scie les boules, j'irais voler un gros caillou brillant pour ton annulaire, chérie, se manifeste le brun torse nu accoudé au bar quand je passe derrière lui.

Sans ralentir, je me demande s'il est possible qu'il ait adressé ce "compliment" à son compagnon de boisson aux cheveux clairs et si Royce était vraiment obligé d'écarter ce tabouret de son chemin en le renversant d'un coup de pied. Je suis en train de remettre le siège sur ses quatre pattes lorsque le blond remarque à son tour, haussant sciemment la voix :

- Les hommes, c'est plus ce que c'était. De nos jours, t'en as qui laissent des filles leur faire la cour, on aura tout vu.

Au temps pour le féminisme.

Cette fois, je suis bien obligée de faire une halte avant de m'encastrer dans le dos de Royce. Je pivote en même temps que lui vers l'indiscret.

- C'est très mal élevé d'écouter les conversations des gens, je m'empresse de réprimander les deux énergumènes pour éviter au mécanicien de le leur faire comprendre à sa manière.

De toute évidence, ils font partie de ces personnes intellectuellement moins gâtées par la nature qui pensent que chercher les problèmes est une bonne façon de tromper l'ennui. Malheureusement, alors que le bon sens aurait dû me souffler de précipiter notre sortie, je croise le regard du brun sans T-shirt et le reconnais aussitôt. C'est moins sa queue de cheval et son sourire de renard que le scorpion hideux qui protège sa gorge, trop sombre et trop neuf au milieu d'une collection de tatouages vieillissants, qui me met la puce à l'oreille.

Malgré moi, je me redresse et je trépigne, aux aguets.

- Salut toi, je pensais pas qu'on se reverrait si vite, m'accoste-t-il d'une façon bien trop familière pour quelqu'un à qui j'ai dû adresser trois mots.

Il me semble que cette complicité exagérée n'est pas au goût de Royce non plus. Ses muscles se raidissent tous à l'unisson. La confusion assombrit son visage déjà rogue et aiguise méchamment son regard. Lorsqu'il le braque sur mon front, je ne suis pas loin d'en ressentir physiquement le tranchant.

- Je l'ai croisé au salon de tatouage, l'autre jour, je précise d'une voix contrite avant de reporter mon attention sur l'intéressé. Il s'appelle Horse.

Il s'appelle Horse et il sait des choses. Sur mon père, sur Vadim, sur Nolan...

Ses énigmatiques remarques me trottent dans le crâne. Je ne pensais jamais le croiser à nouveau, mais le voici. Cette rencontre impromptue prend tout à coup des allures de seconde chance et cet intrépide scorpion de lampion dans une nuit de questions. Aussi, lorsque Royce prend enfin la bonne décision en crochetant mon poignet pour nous faire quitter les lieux, je lui résiste. Je reçois cinq sur cinq les ondes de stupéfaction mordantes qu'il me transmet, elles m'arrachent même un frisson d'appréhension.

Celui qui a peut-être le remède à mes futures insomnies m'épie du coin de l'œil tout en remplissant de tabac un carré de papier à rouler. À moins que ce ne soit du cannabis. Bien consciente de la désapprobation glaciale de Royce et ne sachant pas comment introduire le sujet, je n'y vais pas par quatre chemins :

- La dernière fois, vous avez dit que mon père...

- J'ai dit beaucoup de choses, sûrement des trucs que j'aurais pas dû. 

- Mais je voudrais savoir si...

- Désolé. Faut que j'essaye de garder ma langue dans ma poche, ma meuf me le répète assez. Elle parle de toi aussi. T'es dans le top cinq de ses sujets de conversation en ce moment.

Interrompue dans mon élan, je ne peux rien faire d'autre qu'arrondir les lèvres sur un "oh" confus. Je me crispe lorsque mon interlocuteur précise :

- Rachel. C'est le nom de ma meuf. Elle t'appelle la sainte-vierge de ses deux et elle prétend qu'elle peut pas te blairer, mais c'est des craques à mon avis. Elle trouve ça fun qu'une minette lui ait coupé les couilles, ricane le brun en désignant Royce.

- C'est bizarre, elle est beaucoup moins causante quand je la défonce sur son matelas, décoche le mécanicien sur un ton mauvais et suintant le mépris.

Je me sens verdir comme Dégout dans vice-versa. Une émotion brutale m'attaque les bronches et je crois bien que le choc me fait légèrement chanceler. Lorsqu'elle effleure gentiment l'arrière de mon genou, la truffe humide de Rambo est impuissante à me réconforter. Horse n'en mène pas large non plus. Même s'il n'est apparemment pas assez téméraire pour défendre l'honneur de sa petite amie face à quelqu'un comme Royce, il a répandu du tabac sur le bar et le papier de sa cigarette en devenir est maintenant froissé dans son poing serré.

- Classe, fait mine d'applaudir le blond à côté en nous prêtant enfin un gramme d'attention. Tu sais que c'est le bon quand il parle de ses plans cul devant toi. Persévère, Lily.

Je cille en l'entendant prononcer mon prénom comme si on avait déjà pris le thé ensemble. Celui-là ressemble à ces acteurs secondaires que l'on a vus passer dans plusieurs longs métrages, mais sur lequel on ne parvient jamais à remettre de nom.

- Est-ce qu'on se connaît ?

Est-ce que Royce a évoqué ses exploits avec Rachel dans le but précis de me faire de la peine ou se fiche-t-il simplement de ce que je peux ressentir ?

- Je m'appelle Joaquim. Joe. Et toi, t'es le nouvel animal de compagnie de Walters ou un truc dans le genre ?

- Un truc dans le genre.

Sur ma droite, un puissant regard gris me fore la tempe. Plutôt que de répondre à son exigence silencieuse, je me tourne vers Horse. Et alors qu'il me faudrait lui poser une question intelligente, l'interroger sur mon père, les mots qui quittent mes lèvres sont totalement hors sujet :

- Pourquoi est-ce que Rachel te plaît ? Au point de sortir avec elle, je veux dire.

Le mécanicien se raidit, l'homme au prénom insolite se gratte le menton et hésite :

- Ben... J'en sais rien. Elle baise comme une actrice porno.

- Mais... c'est tout ? murmuré-je, écoeurée, un brin désespérée.

- Elle suce très bien, aussi. Et elle me laisse... Nan, t'es un peu trop jeune pour que je te parle de ces trucs, rigole le mufle.

- Les mecs sont vraiment tous des porcs, hein ? commente son ami blond en regardant dans le goulot de sa bouteille de bière à moitié vide. C'est pour ça que je suis hétéro.

Pas de scorpion pour lui, mais une énorme poupée russe tatouée sur son biceps gauche. Blonde avec des joues rebondies, un tablier fleuri et, dans ses mains équipées de moufles, une belle grappe de raisins. Elle paraît si triste, si vulnérable au milieu des rapaces, têtes de morts et autres tatouages morbides qui semblent vouloir la dévorer. On dirait moi.

- Comment tu le trouves ?

- Pardon ?

- Le tatouage. C'est bien la matriochka que tu matais ? Comment tu la trouves ? me sourit Joaquim.

Décalé. Inattendu.

T'aurais dû laisser le scorpion, c'était moins immonde, me devance Royce.

- C'est pas à toi que je causais, se rebelle l'inconscient en descendant imprudemment de son tabouret pour faire un pas de trop vers nous.

- Pose encore les yeux sur elle et je te casse en deux.

- Et alors, ça ferait qu'avancer un peu l'échéance, non ? Tu crois que je sais pas que mon nom vient juste après celui d'O'hara sur votre liste ? Je suis en sursis.

Qu'est-ce que c'est que ce malentendu ? J'attends que Royce nie, ce qui n'arrive jamais. Ses lèvres sont trop occupées à exposer leur rictus odieux pour ça. Le blond ne se démonte pas. Il devrait.

- Est-ce que ta copine sait pourquoi t'as buté George ? Tu l'as fait pour satisfaire ton maître-chanteur ou parce que t'avais les mêmes raisons que lui de vouloir qu'il disparaisse ?

Les baïnes sont des dépressions qui se forment le long des plages, elles font comme des petites piscines. L'eau y est paisible, sans vague, presque pacifique en apparence, c'est pourtant la zone de baignade la plus dangereuse. En un clin d'œil, elle emporte les nageurs vers le large. Royce est un peu comme ça. Parfois, comme en ce moment, il est effroyablement calme. Tellement que s'il n'émettait pas des ondes assassines, si son chien ne s'était pas mis à gronder, les crocs dehors et de l'écume au bord des babines, personne ne songerait à fuir.

- Eh Joe, on s'arrache, ok ? commence à angoisser Horse. Mec, t'es en train de déconner là...

- Il avait pas ce que tu cherchais, avoue ? s'entête ce "Joe" qui se croit invincible. Vous l'avez charcuté, mais il a rien craché. Mauvaise cible.

- Je veux plus t'entendre, jette Royce sans ciller, le regard étrangement fixe.

- Dans ce cas, t'as qu'à me descendre.

- Ok.

Il est tellement serein lorsqu'il empoigne par le goulot une bouteille de vin poussiéreuse et la déloge de son étagère tout aussi poussiéreuse, que personne ne bronche. Ce n'est que lorsqu'il en explose le fond contre le mur le plus proche, étranglant de son autre main l'impudent, que l'on s'active. Horse bascule de son tabouret, le barman décampe dans sa réserve, deux buveurs désertent précipitamment l'établissement... Quant à moi, c'est tout juste si j'ai le temps de me jeter entre l'agresseur et l'agressé afin d'éviter au premier un billet aller pour le pénitencier de Miami.

Mauvaise idée !

Légère frayeur. Les bords tranchants du tesson dévient au tout dernier instant, épargnant ma gorge pour finir broyés contre les briques nues. Les centilitres de boisson qui n'avaient pas encore trempé le sol repeignent mon sweat-shirt. Des taches pourpres fleurissent sur le vêtement, on croirait que j'ai été poignardée à plusieurs reprises. Mes oreilles sifflent. Je tremble comme une feuille, mais ça va. Plus de peur que de mal, non ?

Légèrement engourdie, je permets sans résister à un Royce frémissant d'une férocité mal contenue de me remorquer hors de ce diner miteux. De nouveau la cohue. Les regards agressifs, la musique agressive, les néons agressifs... Les ténèbres de cette grotte du crime.

L'avantage lorsque l'on se trouve au fin fond d'un centre commercial souterrain et désaffecté, c'est qu'il n'y a pas de queue pour accéder aux toilettes. On y pénètre comme un monarque dans son royaume. Un monarque dont l'habit dégoulinerait d'alcool bon marché. Un royaume de quelques malheureux mètres carrés qui empesterait la nicotine et la moisissure.

Du sol au plafond, graffitis et fissures serpentent, lézardent. On se croirait dans ce vieux skatepark désaffecté qu'on apercevait en traversant Brixton en auto. La pancarte qui spécifie "pour femmes" n'a pas été épargnée : quelqu'un a eu la glorieuse idée de parer la bonne dame miniature de grossiers attributs, comme si la jupe triangulaire ne constituait pas un indice suffisant.

Royce a dû manquer le panneau amélioré : alors que Rambo a tout de suite la décence de patienter sur le seuil, son maître s'introduit en zone interdite comme s'il s'agissait de sa salle à manger. Ses grandes mains agrippent rapidement mes hanches pour m'installer sur les lavabos, juste à côté des restes de poudre blanche et d'une lame de rasoir abandonnés. Cette vision a quelque chose d'effrayant, elle vous laisse à peu près le même genre d'empreinte mentale horripilante que quand vous regardez sans le faire exprès dans les petites poubelles de WC publiques pour femmes et...

J'hallucine. Je délire forcément, Royce n'est pas réellement en train d'éponger les taches de vin rouge sur mon haut avec du papier mouillé, écartant le tissu de mon ventre pour s'activer. Il ne réussit qu'à les agrandir. Je me fiche bien de ce sweat, en plus. Je le laisse quand même faire, intimidée par son regard vide, ses gestes robotiques et son visage de pierre.

Quand il se penche pour humidifier encore l'essuie-tout, les lacets de mon haut effleurent son T-shirt sombre, les effilochures au niveau d'une déchirure dans son jean me chatouillent le tibia. Je sursaute lorsqu'il passe pour de bon ma manche éclaboussée sous l'eau froide, jette un regard absent au test de grossesse oublié près de la vasque. Deux barres, ça veut dire positif ?

- Qu'est-ce qu'avait Mr O'hara que tu voulais au point de souhaiter sa mort ? j'ose demander au bout d'un moment suffisamment long en faisant des petits moulinets avec mon poignet.

L'extrémité mouillée de ma manche se transforme en hélice d'hélico tandis que je tente de le faire sécher à l'ancienne. Silence radio du côté du mécanicien.

- Royce ? Tu peux me le dire, je ne le répéterai à personne. Est-ce qu'il avait quelque chose sur toi ? Quelque chose de compromettant ?

- Occupe-toi de tes affaires, dernière fois que je te le dis, dit sa voix rouillée d'androïde. 

Je souffle.

Si on sortait ensemble, ce serait aussi mes affaires. Sauf qu'il ne veut pas. Il ne me veut pas. Pas de cette façon, pas suffisamment. Je ne dis plus rien. Je me tords le cou et j'échange un coup d'œil mélancolique avec la fille un peu pâlotte enfermée derrière la glace.

Je la jauge en silence.

J'imagine qu'elle n'est pas laide, strictement parlant. Il y a cent types de beauté et la sienne... La mienne en est la forme la plus banalement superficielle : elle se résume à mon visage symétrique ainsi qu'au métabolisme bien pratique qui m'autorise à ingérer toutes sortes de cochonneries caloriques sans que ma mère n'ait besoin de s'inquiéter pour mon tour de taille. Et puis je suis blonde, un trait physique qui revient assez régulièrement à la mode pour faire oublier le score de QI qui y est facilement associé. Maman s'est rarement montrée aussi généreuse à mon égard qu'en me confiant une partie de son précieux ADN. Une fois, elle m'a dit qu'avec mon visage, je pourrais avoir tous les garçons que je voudrais.

Elle s'est trompée. Pourtant, je ne connais pas meilleure spécialiste en séduction : les hommes n'ont pas plus de secrets pour elle que les valvuloplasties mitrales n'en ont pour les cardiologues.

"Il n'y a pas de solution miracle. Donne-lui simplement ce qu'il veut". C'était son conseil "avisé" la dernière fois que je me suis confiée à elle à propos de Royce.

N'importe quoi !

Sauf que forcément, je me mets à penser à ça. "Ça", cette chose laide et vide de sens dont les gens ne peuvent pas s'empêcher de faire tout un plat. Saleté de mot visqueux en S.

Je dois laisser ça à des filles comme Rachel. Elle, je suis sûre qu'elle adore faire ça avec Royce, elle me l'a dit. Et si je me réfère aux appréciations de Horse, Royce doit également aimer faire ça avec elle. Un jour, quand il en aura assez de vagabonder, ils formeront un super couple. Je vois d'ici le passage gai du film avec de la musique et une scène de balade à moto sur fond de coucher de soleil. Ils auront un bébé avec des yeux tout gris.

Serrer les poings, c'est douloureux quand on le fait correctement. J'éteins rageusement ma télévision mentale. J'ai du mal à respirer tout à coup. J'ai mal tout court. Mal, mal, mal. Et je vois flou. Je panique. Sans savoir que faire de cette boule de feu, de rage et d'angoisse qui grossit dans mon estomac, je pousse sur mes mains pour descendre du lavabo et me replanter devant Royce. Bien plus près que je ne l'aurais osé dans mon état normal. Il me surveille en silence, circonspect.

"Il n'y a pas de solution miracle. Donne-lui simplement ce qu'il veut", m'assène encore maman, dans un coin sombre de mon esprit où je ne m'aventure jamais.

Les gens qui s'éjectent d'un avion avec leur parachute fixé sur le dos ne doivent pas être beaucoup plus terrifiés que je le suis pendant mon propre saut de l'ange. Je n'ai pas de parachute, moi, ce qui ne m'empêche pas de foncer tête baissée et de me jeter dans le vide :

- Je suis une fille. Je peux faire toutes les choses que les autres filles font, moi aussi, fais-je comprendre au mécanicien dans un murmure incertain, le cœur au bord des lèvres et les sourcils froncés d'obstination.

Le rapport ?

Dans ma tête, les Lily me huent toutes d'une seule voix et se tapent la tête contre les murs. Maman les ignore et m'encourage de plus belle : "Tu sais ce que tous les hommes veulent, surtout ceux de son espèce, et ils sont rarement très patients". Ça ne va pas du tout. Mes pensées se changent en cours de récréation infernale, il n'y a plus rien de cohérent et c'est... sonore. À l'inverse, un silence sépulcral emplit les toilettes des dames.

Un ange passe, se rince les mains aux lavabos et fait une bulle de savon entre son pouce et son index.

Puis...

- En clair ?

Royce s'est raidi et il me parle comme s'il s'apprêtait à me passer un savon d'anthologie. Il n'a pas très bien compris, je crois.

"Plus jamais", c'est ce que je me suis toujours dit : que jamais plus je ne laisserais qui que ce soit me faire quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à ça. Ce n'est tout simplement pas pour moi. C'est comme le chocolat. Presque tout le monde adore, mais il y doit forcément y avoir quelques hérétiques sur Terre qui font exception. Royce n'a pas besoin de savoir à quel point certaines personnes détestent... le chocolat, il trouverait sûrement ça bizarre. Il poserait des questions.

- Je te parle, il insiste avec un calme oppressant. Qu'est-ce que je suis censé comprendre ?

Je ne rougis plus, pour ça il faut du sang et j'ai l'impression de n'en avoir plus une seule goutte dans le corps.

- Tu le sais très bien.

- Non, j'en sais rien.

- Rachel et toutes les autres... Elles... Il n'y a rien qu'elles fassent pour toi que je ne sois pas capable de faire, je m'empêtre en fixant son oreille droite.

Arrête. Arrête. Arrête. Arrête. Arrête.

Muet comme une tombe, la bouche entrebâillée et les traits gelés, Royce semble en pleine digestion de mes paroles. Ensuite, parce que ce n'est pas assez humiliant comme ça, il faut que je précise avec un air dégagé qui sonne aussi faux que mon haussement d'épaule nonchalant :

- C'est vrai, on n'est pas en train de parler de patinage artistique ou de haute gastronomie. Ce n'est pas comme s'il fallait un diplôme pour ce genre de chose, ça n'a rien de sorcier.

Non, ce n'est pas sorcier, juste dégueu. Comme ramasser les grumeaux de nourriture au fond de l'évier après avoir fait la vaisselle, mais les gens le font quand même et personne n'en meurt.

J'ai joint mes mains dans mon dos pour stopper leur tremblement irritant et mes paumes sont si moites qu'elles glissent l'une contre l'autre. Royce n'a toujours pas bronché. Son expression figée échoue à masquer l'effarement sous-jacent. C'était quand la dernière fois qu'il a cligné des yeux ?

- Qui te dit que j'ai envie de ça ? finit-t-il par me piéger, glacial.

J'ignore comment j'arrive à hausser de nouveau les épaules tant elles me paraissent lourdes. La gêne tente de m'aspirer dans son gouffre, mais je résiste. Je rétorque platement, sans me démonter, le regard errant sur le carrelage crasseux :

- Tous les hommes en ont envie.

Royce ressemble à un félin lorsqu'il plisse les yeux de cette façon.

- Qu'est-ce t'y connais, toi, aux hommes ?

- J'en sais assez.

Ma remarque a l'air de profondément l'irriter parce qu'il ne dit plus rien pendant une éternité. Deux éternités. Il ne se réveille que lorsque la porte des toilettes s'ouvre sur une jeune femme. Je ne peux qu'entrapercevoir sa tenue en résille noire et sa paire d'escarpins : la pauvre n'a pas franchi le seuil que le mécanicien l'accueille d'un « dégage » réfrigérant. Comme elle a le malheur d'hésiter, il lui claque le battant à la figure sans cérémonie.

La violence du geste me tire un sursaut qui se change en véritable frémissement d'appréhension lorsque j'avise les grandes mains de Royce qui s'affairent sans transition aucune au niveau de sa ceinture.

Wow ! Wow ! Mais qu'est ce que... Que... Mais... Ma cervelle est passée au bégaiement et sans doute que mes yeux sont en train de me sortir des orbites, comme ceux d'un animal des Looney Tunes. Le petit bruit métallique qu'émet la boucle quand le mécanicien la défait est à peine audible, mais il retentit à mes oreilles avec une violence inouïe dans la quiétude des WC. Je préfère mille fois celui des craies qu'on maltraite sur un tableau noir... ou pire, des ongles qui raclent sur ce même tableau !

Le rouge est plus rapide qu'un TGV à me grimper aux joues. Une fois, au cours de l'une de ces discussions à contenu mature que je n'ai jamais verbalement consenti à avoir avec elle, Mia m'a confiée que c'est le moment qu'elle préfère... quand l'homme se... Déboutonne ? Je me souviens m'être demandé sur le coup ce qui pouvait bien lui laisser penser que j'aurais envie de savoir pareille chose, puis avoir songé la seconde d'après que si voir son partenaire retirer son pantalon est le point culminant du "moment", c'est que la suite doit être drôlement palpitante.

Quoi qu'il en soit, ça n'a de toute façon rien à voir avec ma situation parce que Royce ne va pas... Il ne va pas... Il est seulement en train de...

Qu'est-ce qu'il fait ?

Qu'est-ce que tu fais ?

Quelqu'un a déjà essayé de prononcer des mots sans réserves d'oxygène ? Je viens de le faire et ce n'est vraiment pas terrible. Ça ressemble à un couinement. Un couinement de souris. Un couinement de souris asthmatique.

- C'est quoi le problème ? Je croyais que t'étais ok pour passer à la casserole, lâche Royce d'une voix égale, sans me quitter de ce regard trop pénétrant dont l'a impunément doté la nature. C'est ce que tu viens de dire, non ?

Bien qu'il n'ait pas esquissé l'ombre d'un mouvement dans ma direction, je recule en urgence d'un pas, puis d'un autre vers la sortie. Dans ma tentative d'évasion peu discrète, je manque me fouler une cheville en glissant presque sur une flaque savonneuse.

Ça m'apprendra à fanfaronner. Qu'est-ce qui m'a pris de lui dire tout ça ? Je ne pensais pas devoir assumer mes bêtises aussi rapidement et là, mon crâne n'est plus un crâne, c'est une bouilloire ! Pas une électrique, je pense plutôt à l'un de ces vieux ustensiles traditionnels à sifflets. Mes oreilles ne vont pas tarder à cracher de la condensation en hurlant.

Est-ce qu'il est sérieux ? Il ne peut pas l'être. Il l'est tout le temps, pourtant. Il n'a pas l'air de plaisanter, je n'ai jamais vu un homme faire de blague avec le pouce sur le bouton pression de son jean.

- Mais... maintenant ?

Mes joues vont se mettre à fondre tant elles brûlent. J'aurais une tête de poupée de cire dégoulinante.

- Ouais, maintenant, confirme Royce sans qu'un muscle de son visage ne tressaille ni ne trahisse une quelconque émotion.

Oubliée la cour de récréation grouillante de petits êtres bruyants, mais fort sympathiques. Mes pensées ressemblent à présent à hall de gare bondé de personnes stressées qui se bousculent sans s'excuser et vous roulent sur les orteils avec leurs valises.

- On ne devrait pas plutôt... On devrait libérer la place, quelqu'un aura peut-être besoin d'utiliser les toi...

Je m'étrangle en envoyant mes yeux au plafond.

Si on m'avait donné une fleur à chaque fois que Nate s'est changé devant moi sans la moindre pudeur, j'aurais fait fortune dans les pompes funèbres. Pourtant, je ne crois pas me souvenir que ses braguettes à lui aient jamais produit un son aussi intimidant quand il les dézippait. Peut-être qu'ils mettent des fermetures éclair plus agressives sur les pantalons, passé un certain âge. Pourquoi les hommes ne peuvent-ils pas porter des salopettes comme Super Mario ? Ce serait bien moins angoissant de les voir dégrafer les bretelles, puis se tortiller pour s'extirper du vêtement et...

Et...

Et...

Royce porte un boxer. Noir. Sans inscription sur l'élastique. Voilà. Ça n'a aucune espèce d'importance, je ne sais même pas pourquoi je l'ai remarqué. Mon attention a trébuché dessus. Ça arrive à tout le monde de trébucher. Et je ne suis pas une seule seconde intriguée par un sous-vêtement masculin, jamais de la vie ! Je cligne des yeux à toute allure pour chasser cette vision déplacée et les oblige à quitter cette zone mystérieuse et un peu flippante.

J'élargis mon col en tirant dessus, les poumons suppliants, et je bats de nouveau en retraite jusqu'à sentir la poignée de cette stupide porte me poignarder le dos.

- On est dans des toilettes, je plaide piteusement.

- Et ?

Ses mains errent encore sur son jean ouvert. Son jean ouvert qui a toujours l'air d'adorer ses jambes comme jamais aucune paire de jeans n'a aimé des jambes masculines. On s'en fiche. Bien qu'il se tienne encore à distance, le pas tranquille qu'il esquisse dans ma direction fait cliqueter sa ceinture qui pend des passants de son jean. Moi, je me dégonfle comme un ballon qui siffle en se vidant de son helium.

J'ai un mal fou à déglutir pour émettre la remarque des plus pertinente qui me trotte à l'esprit :

- Logistiquement parlant, ce n'est pas faisable. Il n'y a pas de lit.

Suis-je réellement en train d'avoir cette conversation ? De négocier ?

- Je peux m'en passer.

Hein ?

Il ne s'attend tout de même pas à ce que je m'allonge par terre ?

Face à mon air ahuri, la bouche de Royce frémit presque - presque -, brisant un tout petit instant son masque d'impassibilité sévère, mais ça ne dure pas. Lorsqu'elle bouge à nouveau, c'est pour cingler :

- Tu voulais que je te traite comme les "autres". Pourquoi tu fais la difficile ?

C'est tout ce qu'il faut pour aplatir mes dernières résistances. Deux phrases piquantes et c'est comme s'il venait de leur rouler dessus avec un camion citerne. C'est vrai ça, pourquoi est-ce que je fais la difficile ? J'ai laissé faire Gareth, alors pourquoi pas Royce ? Eurk. Voyons le bon côté des choses, ça ne pourra jamais être pire. 

Je prends une inspiration tremblante par le nez. Ma cacophonie de pensées se réduit à un concert de murmures timides et ma raison s'éteint, fragile étincelle écrasée par la semelle du stress. Autant en finir rapidement. Rachel a dit que c'était pareil que d'arracher un pansement. Je me demande "sur une échelle de mortification et de malaise qui va de zéro à dix, à combien risque de se situer l'arrachage de pansement si c'est Royce qui le retire ?".

Puis je questionne l'intéressé :

- Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?

Est-ce une lueur de doute que je discerne dans l'argent inflexible de ses prunelles ? Il bouge très légèrement les sourcils, comme s'il se retenait de les froncer ou de les hausser, puis incline légèrement la tête.

- Commence par enlever ça, décoche-t-il en désignant mon sweat.

C'est réel. Ça va vraiment arriver. Une pellicule de sueur rafraîchit mon front. J'ai entendu parler de ces lapins qui entrent en tachycardie quand on les prend dans nos mains, la peur peut les conduire jusqu'au décès. Je ne suis pas un rongeur, mais l'infarctus me guette, je le sens. Dès l'instant où Royce posera ses mains sur moi... Clac.

Je tente de me raccrocher au niveau supérieur que je rêvais de débloquer et qui est soudain à portée de main, celui dans lequel j'aurai le droit de lui prendre la main en entrecroisant nos doigts quand bon me semble, de lui présenter mes films favoris, d'élaborer des stratégies pour faire apparaître son sourire, de promener son chien... Mais quand je tire sur l'extrémité de ma manche pour en dégager mon bras et ainsi de suite, ce sont des idées bien moins heureuses qui m'envahissent. Du style : est-ce que j'aurais toujours autant envie de tenir la main de Royce après ça ?

Avec mes doigts qui tremblent de froid, j'ai du mal à me débarrasser de mon haut. Je n'y parviens jamais. Le flegme apparent du mécanicien se disloque en même temps que ma colonne vertébrale quand il me plaque sans douceur au mur pour interrompre mon geste.

Aïe.

Putain, qu'est-ce qui va pas chez toi ? gronde-t-il en m'obligeant à ré-enfiler la manche dont j'étais parvenu à me libérer.

Je me laisse faire, complètement perdue, avec l'impression de flotter dans une réalité alternative où plus rien n'a de sens et surtout pas la colère qui fait flamboyer le regard noir du mécanicien. Qu'est-ce que j'ai fait de travers ?

- Tu as dit...

- Je me payais ta tronche ! Je voulais voir jusqu'où t'allais pousser le délire.

Il s'adresse à moi comme à une demeurée, mais je ne l'entends pas mieux que si on était en appel sur Skype. Inondé d'adrénaline, mon sang mijote toujours dans mes veines, ça fait grésiller mes tympans. Les doigts du mécanicien se sont refermés sur mes poignets tremblants. Il "se payait ma tronche" ? Alors c'était... Quoi ? Une plaisanterie ? Est-ce qu'il trouve ça drôle ? Drôle du genre "Hahaha ! Qu'elle est marrante cette petite Lily quand elle s'y met, n'est-ce pas ?"

- T'es pas bien ou quoi ? continue-t-il de me réprimander, estomaqué, comme s'il était un adulte et moi une enfant. T'as vraiment cru que j'allais te dépuceler dans les chiottes ?

Tuez-moi.

La respiration peu profonde, je tire sur mes poignets pour qu'il me les rende, mais il fait mine de ne rien remarquer et refuse de me lâcher. Quelqu'un a oublié une boîte de tampons dans l'angle de la pièce. Il y en a deux qui ont roulé au sol, ce sol que je ne quitterai plus jamais des yeux.

Je me sens bizarre. Fiévreuse et gelée à la fois. Comme si je venais de me réveiller d'un de ces mauvais rêves aberrants qui vous gâchent la nuit. Mes jambes sont aussi instables que celles d'une brebis à peine mise au monde. En cinquième, j'ai visité avec ma classe une exploitation agricole à Cuckmere Valley, dans l'est de Sussex. Nate avait donné le biberon à une brebis, puis il m'avait proposé qu'on ait notre propre ferme "de luxe", un jour. Je me demande s'il lui arrive encore d'y penser.

- Lily...

Quelqu'un a tagué le clown de Mcdonald sur une porte de toilettes. C'est à lui que je m'adresse lorsque je déclare :

- Je retire mon offre. Finalement, je ne veux plus sortir avec toi, ni être ta petite amie.

J'ai froid, pourtant le feu doit courir sous ma peau parce que Royce me libère si brusquement qu'on croirait qu'il s'est brûlé. S'ensuit un moment à graver dans les annales durant lequel il semble à court de mots. Il ouvre la bouche pour la refermer presque aussitôt. Je crois l'entendre chuchoter un "merde", puis il profite d'avoir à nouveau les mains libres pour remonter la fermeture éclair de son jean et boucler sa ceinture.

Je. Voudrais. Disparaître.

- Regarde-moi, il ordonne fermement quand il retrouve sa langue.

- Non.

- Je t'aurais jamais touchée. Qu'est-ce tu t'imagines ? Bordel, t'es...

Quoi ?

Il s'interrompt et même si je m'empêche toujours de lever les yeux, j'entends l'écœurement qui suinte de sa voix. Ha ! C'est lui qui est écœuré ? C'est la meilleure. Je referme les bras sur moi, les doigts crispés sur mes biceps. Quand je pense que j'ai failli... Que j'étais prête à... L'humiliation réveille mes instincts de défense les plus puérils, ceux qui datent de la cour de récré.

- De toute façon, je m'en fiche ! Tu n'es pas le seul garçon chouette sur cette planète, je te signale ! Je suis sûre qu'il y en a d'autres qui ont des motos, des Berger-Allemands et des cicatrices en demi-lune ! Et ils sont probablement plus aimables que toi.

Son attitude change du tout au tout. Il plisse les yeux. La nuit se couche violemment sur le regard obscurci du fauve. Une ombre menaçante traverse son visage qui s'est durci dès la seconde où j'ai prononcé le mot "autres".

- Ouais ? il se hérisse sur un ton doucereux supposé masquer sa fureur. Vas t'en dégoter un, qui te retient ?

Ouch. Bien fait pour toi.

Ben... Ok ! C'est ce que je vais faire !

Quelle est l'expression, déjà ? Mentir comme un arracheur de dents. Je mens comme une arracheuse de dents qui promet à son client des soins sans douleur. Est-ce que le Seigneur tout puissant tient compte de tous nos mensonges, même ceux qui sont encore moins crédibles que les pires théories du complot ? Ce serait culotté de la part de quelqu'un qui veut nous faire croire qu'un barbu a un jour été capable de trottiner sur l'eau.

- Je vais trouver quelqu'un de super sympathique et romantique qui ressemble à Theo James et qui me demandera de sortir avec lui en premier sans que j'aie besoin de supplier ! On mangera des spaghettis dans la même assiette jusqu'à ce qu'on tombe sur le même fil de pâte et qu'on s'embrasse sur la bouche ! Et...

Mon assurance de façade trébuche sur ses lacets et s'étale à mes pieds lorsqu'un Royce immense et fulminant envahit magistralement mon espace vital, collant ses poings au mur de chaque côté de ma tête, amenant son masque de froideur à un centimètre de mon visage sur lequel il darde deux prunelles incendiaires.

- Et le soir où il te sautera, siffle-t-il tout près de ma bouche, il foutra des pétales et des bougies plein sa piaule pour faire croire qu'il te respecte alors qu'il crèvera juste d'envie de te la mettre bien profond.

Quelqu'un laisse échapper un hoquet de stupeur dans la pièce et c'est très probablement moi. Royce est trop occupé à distiller des ondes meurtrières dans l'air qui se charge rapidement d'une tension asphyxiante. C'est pire que ça. Il recule précipitamment d'un pas, me rendant la respiration que lui semble à présent devoir chercher. Étrangement, ses paroles venimeuses paraissent lui faire plus d'effet qu'à moi. Je le vois aux lignes que creuse le dégoût sur son visage menaçant.

Je connais cet éclat, il s'allume à chaque fois que les choses s'apprêtent à dégénérer. Je collecte les autres indices en un temps record. Sa panoplie de la colère. La jugulaire bleutée qui palpite de manière apparente au niveau de son cou puissant. L'air électrique et crépitant, tout autour de lui. Les tremblements perceptibles qui s'emparent de ses mains.

Et tout de suite après, le fracas, version sauvage d'une mélodie de clochettes affolées. Un poing inarrêtable, autodestructeur, propulsé comme un boulet de canon. Une cassure en forme de toile d'araignée où luisent crûment quelques perles pourpres. Un miroir qui n'en est plus vraiment un et reflète confusément, presque malgré lui, des morceaux de son bourreau.

Je n'ai pas tressailli. N'est-ce pas affreusement triste ?

Je m'accorde malgré tout une grimace horrifiée en avisant les filets d'hémoglobine qui s'enroulent autour des doigts agités du fauve. Il se détourne des dégâts, privant la grande glace amochée de son faciès effrayant de rage et de perfection pour me poignarder du regard. Agacé par ma fixette, il essuie le dos de sa main sur sa cuisse en jean, étalant le plasma sur les coutures sombres. Avant que je puisse réfléchir au fait que dès demain, il empirera son cas en plongeant ses plaies ouvertes dans un moteur plein de graisse et de saletés, il est sur moi.

Sur moi, près de moi, autour de moi, au-dessus de moi... Partout !

Il n'envahit pas mon espace vital, il le pulvérise, écrasant son imposante cage thoracique contre moi dans un excès de proximité peu naturel. Chaque mini particule de barbe qui assombrit sa mâchoire crispée m'apparaît en 4k, même les microscopiques cavités bleutées qui retiennent prisonniers ses poils à naître. Pareil pour le trait pâle de ses lèvres colériques qui se fend brusquement en deux pour kidnapper les miennes.

Mon sang ne fait qu'un tour, mon cœur reprend du poil de la bête et se met à ronronner de plaisir, roulé en boule dans son nid douillet. Je me donnerai des gifles. Si je pouvais verser un grand seau d'eau froide sur le chaleureux feu de camp qui s'est rallumé dans ma poitrine, je le ferais au lieu de laisser mes Lily se réchauffer les mains devant. 

Il s'amuse avec toi. Il ne veut pas de toi, tu es sa distraction. Sa chose. Ne tombes pas encore dans le piège !

Je ne bouge pas d'un iota, je ne ferme pas les yeux, je ne savoure pas, je garde les mains le long de mon corps raide. Quand Royce empoigne mon visage pour me retenir, j'ignore avec brio l'instinct qui me supplie de jeter mes bras autour de son cou et de me hisser sur la pointe des pieds pour lui faciliter la tâche. Sa bouche est brûlante comme des sablés qui sortent à peine du four. Ses mains dégagent également une chaleur caniculaire, on croirait qu'il a de la fièvre. Quelque chose de faible essaye de fondre à l'intérieur de moi alors que son pouce rugueux effleure ma joue avec une délicatesse décalée. 

Il est vraiment doué.

Je résiste.

Face à mon absence de réaction, il déploie encore plus d'efforts, écartant mes boucles pour crocheter ma nuque de ses doigts ensanglantés. Impossible d'ignorer son agitation, il vibre autant que le portable qu'il ignore. C'est comme une sorte de duel dont j'ignorerais les enjeux. J'ai envie de pleurer. Je me retiens, mais j'en ai quand même envie. Sa langue. Je sens sa langue. Elle cherche à s'immiscer dans l'interstice entre mes lèvres pour s'inviter dans ma bouche. Je les serre plus fort pour refuser l'accès et un grondement de frustration s'échappe de la caverne froide que dissimulent ses pectoraux.

Il s'écarte juste ce qu'il faut pour m'occire du regard. En ce moment, ce regard est celui d'un tueur en série et Royce n'arrange rien en passant sèchement sa main amochée dans ses cheveux, dressant une partie des mèches anarchiques sur son crâne. Ses yeux ne sont que deux fentes rageuses, ils font pleuvoir sur moi sa mauvaise humeur et plein d'autres choses non identifiables.

- Embrasse-moi, s'énerve le mécanicien sans hausser le ton. 

Le mot "embrasse" dans la bouche d'un homme aussi irascible et redoutable que Royce, enrobé de ses inflections rocailleuses et froides... ça me fait quelque chose. Je me mords la lèvre pour l'empêcher de trembler et je secoue la tête, surprise de voir son teint se délaver pour si peu. Je profite de son étrange désarroi et de la rumeur de conversation féminine qui grandit de l'autre côté de la porte pour faire un pas de côté, glisser le long du mur, m'échapper de ma cellule de chair improvisée.

- ... c'est clair. Pourquoi les mecs qu'on baise s'imaginent qu'on va les rappeler le lendemain et leur être fidèle ? rouspète une fille sans doute à moitié ivre quelque part dehors d'une voix rocailleuse plutôt séduisante.

Plutôt familière.

Attends, Horse croit que vous êtes... genre... exclusifs ?

Si familière !

Ouais, genre. C'est un attardé, j'te jure... Fais gaffe, y a un clebs.

- T'es une belle salope, putain.

- Merci.

- Sérieux, tu comptes lui dire un jour que tu t'enfiles d'autres queues que la sienne ?

- Mhm.

- Rach !

- Et toi, tu vas dire à ta p'tite Bambi british que t'en as rien à foutre de sa gueule et que tu t'es rapprochée d'elle uniquement pour niquer sa famille ?

- T'abuses, c'était pas que pour ça.

- Ah ouais ? Quoi d'autre ? raille... Rachel ?

- Leur piscine est vraiment ouf, répond gaiement Mia en pénétrant dans les toilettes.


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C'est tout pour aujourd'hui ! J'espère que ce chapitre a été à la hauteur de vos attentes et que vous n'avez pas eu besoin de fouiller trop loin dans votre mémoire pour retrouver le fil.

Pour celles qui ont loupé la notif, je vous mets la "grande nouvelle" ici :

Voilà. Après trois ans de périple dans les eaux troubles et agitées de Wattpad, je vous annonce officiellement que l'aventure de Lily et Royce aura droit à sa version papier ! Pour ça, je remercie les éditions Hachette Romans qui ont décidé en cours de route que ce tapuscrit dodu et imparfait de 1200 pages valait le coup d'œil, je remercie les Studios Wattpad Webtoon de s'être donné la peine de me contacter pour m'offrir cette opportunité inespérée (s'il n'y avait pas eu la certif dans mes MPs, j'aurais cru à un spam!) et je vous remercie vous parce que - bon sang ! - cette histoire ne serait rien sans vos commentaires enthousiastes, votre patience d'ange et votre fidélité à toute épreuve !

Cette parution chez Hachette Romans en collaboration avec Wattpad Webtoon Studios est prévue pour début 2024. C'est un peu long, mais croyez-moi quand j'affirme qu'à côté du travail éditorial et de réécriture, la quête de l'anneau de Frodon paraît vraiment fastoche ! C'est d'ailleurs l'autre raison pour laquelle je n'ai pas pu rester active sur Wattpad récemment.

Être éditée n'a jamais été quelque chose que j'ai envisagé sérieusement, c'est sans doute pour ça que je frissonne en vous l'annonçant. J'espère que ça vous fait autant plaisir qu'à moi, que la suite de l'aventure vous tente aussi parce que ces quatre derniers mois m'ont paru bien ternes sans vous. Si vous avez des questions, des remarques, des reproches, ou juste envie de me raconter votre vie comme avant, n'hésitez pas, j'y répondrai avec plaisir (je vais aussi reprendre un à un tous vos MPs Wattpad et DMs Insta, je remets mon statut de déserteuse au placard là) !

À bientôt !

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