Chapitre 44
« Sors de la caisse ! Tout de suite, putain ! Ou je shoote la petite ! ».
Royce et Nolan Foster viennent tous les deux du nord, la zone n'est pas excessivement vaste, après tout, qu'est-ce que cela aurait d'incohérent ? C'est... plausible. Horriblement, douloureusement, plausible. Pourquoi n'y ai-je jamais songé ? Et s'ils étaient allés à l'école ensemble ? Seigneur ! S'ils avaient été aux mêmes heures de colle, avaient partagé la même cantine, harcelé des collégiens dans la même cour de récréation ou grandi dans le même quartier ? Je ne sais pas trop ce que peuvent faire les garçons de ce milieu pour se distraire, je les vois bien s'aventurer de nuit dans les cimetières pour ouvrir des tombes comme Tom Sawyer et Huckleberry Finn.
- Royce ?
Il ne répond pas, mais il fait ce truc avec sa tête pour me faire comprendre qu'il m'écoute. Un petit mouvement de menton. Ma voix va flancher lorsque je poserai la question, mais je dois la poser.
- Est-ce que... tu l'as déjà rencontré ? Tu le connais ? je vérifie d'une voix qui flanche.
Royce pivote lentement le menton pour me refaire face et à l'instant où nos regards se mêlent, une image encore plus insoutenable succède aux précédentes. Une image de l'homme que j'aime et de celui qui a détruit ma vie, faisant front côte à côte contre la justice, tels deux bandits aguerris... Deux partenaires de crime aux bottes d'un mafieux sanguinaire, commettant et dissimulant leurs méfaits dans l'ombre. Je suis bien consciente d'être un poil dramatique, mais l'idée n'est pas loin de me faire suffoquer.
Le biker curieusement bavard dont j'ai fait la connaissance chez le tatoueur a prétendu que Nolan était un « larbin de Vadim ». La remarque n'a pas piqué ma curiosité plus que cela sur le coup - après tout, combien de malfaiteurs ont travaillé pour le compte du mafieux russe, ici, à Key Haven ? Beaucoup, ça ne fait aucun doute. Voilà, je me fais du mauvais sang pour rien, sur une île qui abrite plus de truands qu'un film de Gangsters, Royce a très bien pu ne jamais croiser mon cauchemar sur pattes.
- Alors ? je me surprends malgré cela à insister.
Royce fouille mon regard, parcourt mes traits sans desserrer les molaires. Il est pâle. À moins que ce ne soit le reflet de la lune qui donne cette impression. Au niveau de son front et autour de ses oreilles, ses mèches d'un noir de jais ressortent follement sur sa peau, je remarque le saisissant contraste lorsqu'il passe sa main dans ses cheveux et en agrippe furtivement une poignée, sur le côté. Il n'est pas pâle, mais blême.
C'est juste la lune, je décide en cherchant son regard. À moins que ce ne soit lui qui cherche le mien. En tout cas nos regards se trouvent et je prie, une boule à neige coincée en travers de la gorge, pour que sa réponse soit la bonne.
Ses traits se détendent subitement, lavés de la plus infime goutte d'émotion. Le pli vertical qui séparait ses deux épais sourcils se lisse, les rides préoccupées s'estompent au niveau de son front, ses lèvres se desserrent et le muscle intenable à sa mâchoire s'apaise, presque malgré lui. Je comprends que c'est mauvais signe à l'instant où ses yeux durcissent, solidifiés par plusieurs couches d'indifférences, mais j'ai à peine le temps d'écarquiller les miens d'horreur qu'il met fin au suspens, de mauvaise grâce :
- Pas vraiment.
Oh.
- Pas vraiment ?
- De nom, lâche-t-il sèchement, concentré sur le monospace qu'il est en train de doubler par la droite.
D'accord.
Merci Seigneur... Père Noël... Marraine la bonne fée... Génie de la lampe... Qui que vous soyez, merci ! Je reprends ma respiration comme après un concours d'apnée solitaire particulièrement éreintant, une main plaquée sur le cœur.
Il ment, l'accuse injustement la petite voix de la déraison, tout au fond de mon crâne.
Non ! Impossible. Royce ne ment jamais.
J'aimerais creuser un peu plus le sujet, mais j'hésite franchement à le faire, le mécanicien paraît déjà assez à bout de nerfs comme ça, il serait préférable de ne pas insist...
J'insiste :
- Il travaillait pour Vadim, pourtant, fais-je remarquer avec une petite grimace d'excuse. Tu aurais très bien pu le croiser.
Il tique, pris de cours par l'information où par le fait qu'elle soit en ma possession – difficile à dire. Et puis, il baisse le son de la radio, réduisant la balade romantique d'Ed Sheeran en cours de diffusion à un délicat bruit de fond. Je connais la chanson. Pas celle d'Ed Sheeran. Enfin, si aussi, mais je voulais surtout dire que je sais ce que cela signifie quand un adulte baisse le son de la radio en voiture. En général, c'est signe que l'on s'apprête à passer un sale quart d'heure.
- Qui t'a dit ça ? exige de savoir le mécanicien sur un ton mordant.
Encore plus mordant que d'ordinaire, j'entends.
- Un homme l'a mentionné dans le salon de tatouage, l'autre jour.
S'ensuit un blanc interminable que le chanteur britannique se charge de meubler avec sa prose.
« Well, I found a woman, stronger than anyone I know. She shares my dreams, I hope that someday I'll share her home. I found à lover, to carry more than just my secrets. To carry love, to carry childr... ».
Je n'aurais jamais cru que le simple fait d'appuyer sur un bouton puisse passer pour un geste violent, mais quand Royce fait brutalement cesser la musique d'un mouvement d'humeur, coupant net l'interprète dans son élan amoureux, je suis forcée de revoir ma définition du terme « violent ».
- On travaillait tous pour Vadim. Qu'est-ce que ce mec voulait à ton père ?
La question à mille dollars.
- Officiellement ? Il aurait nourri une rancune à l'encontre de la police après un séjour en prison et se serait vengé sur papa, mais...
- Mais quoi ?
- Je ne suis plus très sûre de croire à cette version.
Royce n'ajoute rien. Peut-être pour m'épargner une conversation pénible ou peut-être parce qu'il s'en fiche. L'expression très lasse et les traits cadenassés, il replonge dans son mutisme naturel sans plus chercher à alimenter la conversation qui s'éteint aussi vite que les dernières braises d'un feu de camp consommé. Tant mieux, j'imagine : cette discussion devenait franchement déprimante. Presque autant que le silence qui reprend trop vite ses aises et lève le voile sur le quatrième passager à bord du véhicule.
Monsieur Malaise.
Monsieur Malaise est assis entre nous, sur la boîte de vitesses, une place fort peu confortable qui lui sied à merveille. Si Monsieur Malaise est invisible pour le commun des mortels, il n'en demeure pas moins difficile à ignorer. Il joue avec la télécommande, monte le volume de vos pensées et de votre circulation sanguine au maximum, à vous en faire bourdonner les tympans. C'est la faute de cet affligeant personnage si les bruits de déglutition semblent aussi... bruyants. Surtout quand c'est moi qui avale ma salive, il me semble que Royce est, quant à lui, dispensé de ce réflexe biologique.
Il conduit à une main et sans un mot, le visage férocement inexpressif. Je l'avais déjà compris, le dossier Vadim n'est pas de ceux sur lesquels il aime s'épancher. C'est compréhensible. Si j'avais vendu de la drogue et blessé des gens pour le compte d'un psychopathe qui n'accepte pas la notion de démission, je considérerais probablement ça comme un sujet sensible aussi. Je n'aurais pas dû l'entraîner sur ce terrain pour apaiser mes propres tourments.
En effleurant du regard sa main droite qui exécute mécaniquement les bons gestes sur le levier de vitesse, je hasarde, déterminée à devenir la pire joueuse du « Roi du silence » de l'histoire de l'humanité :
- Tu pourrais m'expliquer pourquoi des gens se compliquent la vie avec cette chose quand il existe des voitures automatiques ?
Ma stratégie de diversion est un échec en plus d'être aussi évidente que pitoyable. Royce m'accorde à peine un coup d'œil et, bien qu'il doive au moins être vaguement rebuté par ma remarque – les commissures de ses lèvres s'affaissent sensiblement et j'ai à peu près la même expression quand j'évacue le jus de mes yaourts -, il ne bronche pas. Son regard ne s'émousse pas, mais demeure au contraire si affûté qu'il pourrait à tout moment fendiller le plexiglas du pare-brise.
Royce est ailleurs. C'est entièrement ma faute.
- C'est beaucoup trop compliqué. Ça fait une pédale en trop vu qu'on n'a que deux pieds, je renchéris pour moi-même en jetant un œil vers ses bottes qu'il bouge apparemment sans problème sur le plancher du véhicule. Et cette manette, comment est-ce qu'on fait pour se souvenir rapidement quelles vitesses sont vers l'avant et quelles vitesses sont vers l'arrière ? Il n'y a rien écrit dessus.
Il n'a pas vraiment de réaction, je me demande d'ailleurs s'il m'entend. Mes bavardages se perdent en chemin, échoués quelque part entre nos deux êtres, de son corps raide s'échappent des ondes si néfastes que je ne serais pas surprise qu'elles dérèglent les sismographes à des kilomètres à la ronde.
D'accord, message reçu. J'arrête. Non, vraiment, je me tais.
Je rends les armes en soupirant et Royce profite d'un nouveau feu rouge pour consulter ses messages et mettre ouvertement fin à notre "conversation". Il envoie un texto. Ou il fait semblant d'envoyer un texto. Je faisais ça au lycée, quand je voulais éviter qu'une personne m'aborde. Ah non, au temps pour moi, lui rédige vraiment un message. À l'attention de Michael, je note avec une grimace.
"Vous êtes où ? Rappelle. Besoin d'un renseignement. Dis à ton gars de préparer les documents". La réponse de l'albinos ne se fait pas attendre et elle tire aussitôt un froncement de sourcil contrarié à Royce. "Sous terre. Hunter avait le mal de mer, on a bougé. Ton colis est ici. Rapplique, y a un problème", ai-je le temps de déchiffrer avant qu'il ne repose son portable dans le porte-gobelets.
C'est le grand retour du silence. Ce fichu silence qui entrebâille la porte aux réflexions empoisonnées, crée un grand vide et l'occasion pour les mauvais souvenirs de revenir occuper le terrain.
« Où tu la mis, putain de merde ? »
« Où tu la mis, putain de merde ? »
« Où tu la mis, putain de merde ? »
Encore cette question qui n'a aucun sens. Non, cette question dont je me dois de trouver le sens. Qu'est-ce que je vais faire ? Je devrais aller répéter à Chris ce dont je me suis souvenu cette nuit. Ce sera l'opportunité pour lui de me mentir une fois de plus, mais il faut bien que je parle de ça à quelqu'un et il se trouve que je n'ai pas grand monde.
Je pourrais aussi acheter un tableau en liège et du ruban rouge pour mener l'enquête comme une détective de pacotille. Les fils sanglants s'entortilleraient dans tous les sens tellement rien n'en a dans cette affaire, du sens. Nolan Foster a tué papa alors que papa enquêtait sur la disparition d'Isaiah Wise. Isaiah Wise, l'ancien pilote de formule 1, énigmatique ami de Chris, oncle de Matt-qui-en-sait-beaucoup-trop et propriétaire de la maison close où a grandi Royce. Maison close à laquelle Royce est soupçonné d'avoir mis le feu. Royce qui travaillait pour le compte de Vadim, tout comme Nolan Foster.
C'est pire qu'une équation à plein d'inconnues. Et si je me rendais au commissariat pour poser mes questions à la police ?
La police à laquelle tu as raconté des salades pas plus tard qu'hier pour couvrir un criminel ? Cette police-là ?
Et pour leur dire quoi, de toute façon ?
« Salut, j'ai l'impression que vous n'avez pas fait votre travail correctement. Je me doute que vous devez être très occupés avec les crimes de la semaine, mais pourriez-vous, s'il vous plaît, vous repencher sur une enquête bouclée il y a presque une décennie parce que moi, jeune humaine sans aucune légitimité dans le domaine, vous le demande courtoisement » ?
Ai-je seulement le droit de faire ça ? De rouvrir une vieille blessure approximativement recousue en même temps qu'un dossier clos depuis des lustres sur quelques soupçons vaguement fondés ? De réveiller l'appétit endormi des vautours friands de ragots sordides qui pullulent sur cette île et de leur jeter à nouveau notre nom de famille en pâture ? Cette seule idée change mon estomac en gruyère.
« Ça ne le ramènera pas. Même s'il n'a pas été assassiné pour les motifs qu'on pense, il sera toujours mort, alors qu'est-ce que ça change ? » martèle la voix implacable d'un Jace imaginaire.
Ça change quelque chose ! Ais-je envie de m'époumoner, mais qui est-ce que ça intéresse, hein ?
Est-ce que des gens se souviennent encore de papa comme d'autre chose que le rôle principal d'un fait divers morbide qui a ému jusqu'aux larmes une poignée de floridiens hypocrites il y a de cela des années ? C'est ce qui arrive quand une personne quitte cette terre de manière aussi dramatique : on ne retient que son départ.
Le gros nuage pluvieux qui s'amoncelait au-dessus de mon moral, prêt à inonder mes pensées, se dissipe sans bruit. De surprise, sans doute. Parce que Royce vient s'emparer sans prévenir de ma main tremblante pour la déposer un peu brusquement sur le levier de vitesse et l'ensevelir sous la sienne.
Je cligne trois fois des yeux et entrouvre les lèvres. Hébétée, je fixe l'endroit où mes doigts disparaissent sous les siens. Ce n'est que là que je remarque à quel point il a ralenti, obligeant la grosse Dodge et ses occupants probablement aussi perdus que moi à en faire de même derrière nous. On est au pas. Je crois que j'ai murmuré un stupide "qu'est-ce que tu fais ?", mais Royce n'y répond pas et, quand il reprend la parole, c'est d'une voix égale, presque mécanique.
- Seconde, annonce-t-il en faisant reculer la manette avec nos deux mains liées.
Nos deux mains liées...
La sienne est immense et tiède. Pas douce pour un sou. Aussi sèche que ma paume devient moite, rassurante comme ne devrait pas l'être une main couverte d'estafilades et de plaies à peine refermées.
- Troisième, enchaîne mon mécanicien en me poussant à ramener le levier vers l'avant, son pied pressant la pédale d'embrayage, puis ce que j'imagine être l'accélérateur.
Parées d'un éclat impitoyable, ses prunelles sont rivées au rétroviseur central qui nous renvoie toujours le reflet de nos entêtés "poursuivants". Royce les surveille. La Camaro se met à gronder lorsqu'il passe... Lorsque l'on passe la quatrième vitesse !
Prêt à rejoindre les troupes du cirque Zavatta, mon estomac vide exécute plusieurs loopings au-dessus d'un filet de trapézistes. Mes angoisses se dispersent, mon esprit se rue par la sortie de secours qu'il vient de détecter et je me souviens à peine pourquoi j'étais si mélancolique il y a quelques minutes. Le paquet de cigarettes est éjecté du tableau de bord, réveillant Rambo, qui se redresse rapidement entre mes jambes, alerté par les vibrations du véhicule. Derrière les vitres, la nuit devient vague et grisante. Plus question de dénombrer les lampadaires.
Le compteur de vitesse est hors de mon champ de vision, mais je devine qu'il y a de quoi rougir. Il est fort possible - probable - que l'on ait dépassé la limite autorisée. En d'autres termes, on est en infraction !
C'est mal.
Mais, outre son mépris évident pour le code de la route, Royce est un conducteur hors pair et je n'ai vraiment pas le cœur à lui faire la morale. Et puis, pour le moment, la double voie n'est qu'à nous. La ville entière n'est qu'à nous ! Bon, à nous et aux men in black de mon oncle. Je les observe par la lunette arrière tenter tant bien que mal de suivre le rythme en me contorsionnant sur mon siège. Eux aussi, ont accéléré. Ils n'ont aucune chance de nous rattraper, je réalise en souriant coupablement dans le cuir de mon dossier.
Ça reste mal. On n'a qu'à se dire que ce qui se passe à Vegas reste à Vegas. Même si on n'est pas à Vegas. J'aime juste bien dire ça. Comme j'aime la sensation rugueuse des doigts de Royce qui resserent leur prise sur les miens tandis qu'il enclenche la cinquième vitesse en enfonçant sa pédale de prédilection.
C'est là qu'on décolle. Qu'on s'envole.
Tout devient fou et flou à la fois. Les pneus sifflent... Hurlent en rayant l'asphalte et me détruisent les tympans. Mes organes migrent librement dans mon corps, comme en apesanteur. Ils s'émancipent un à un de leurs fonctions vitales. On s'engouffre dans le Nord sur les chapeaux de roues. L'éclairage s'y fait beaucoup moins coopérant. La nuit est plus profonde de ce côté de l'île, plus épaisse, mais on la transperce de manière tonitruante, à la façon d'une aiguille qui fait violemment éclater un ballon de baudruche. Boum !
La Dodge des hommes de Chris se prend au jeu. Enfin, j'ignore si c'est un jeu pour eux, rien n'est moins sûr, en fait. Moi, je trouve ça amusant. Dangereux surtout. Inutilement risqué. Et irréfléchi. Immature. Illég...
Oh bon sang de bonsoir !
J'agrippe vivement le bord de mon siège de mon unique main libre - l'autre étant toujours au chaud sous celle de Royce – lorsque, sur un coup de tête et de volant parfaitement maîtrisé, le conducteur inverse agressivement la trajectoire en nous insérant au tout dernier moment dans une rue parallèle, plus étroite et plus sombre. Wow ! L'arrière de la voiture dessine une sorte d'arc de cercle étrange, comme s'il peinait à suivre le mouvement et je me dis qu'il va forcément s'encastrer dans le store métallique de la pizzeria fermée. Mais non. Pendant la manœuvre, j'ai quand même eu le temps de faire plusieurs arrêts cardiaques ! C'est donc ça, un "virage en épingle à cheveux" ?
C'est trop coo...
Dangereux ! Dangereux, j'allais dire dangereux !
Ça ne me retient pas d'éclater de rire, ébahie, en m'apercevant dans le rétroviseur que la Dodge a oublié de bifurquer et continué tout droit. Si Nate était là, il aurait brandi le point en l'air sur un "bim !" satisfait. Mais il aurait parlé trop vite. Nos "assaillants" ne nous laissent pas plus d'une demi seconde pour nous congratuler mentalement, ils réapparaissent presque aussitôt dans le miroir comme par magie et se remettent à nous talonner.
De toute façon, ils vont perdre - même si ce n'est évidemment pas une course, parce que ce serait parfaitement illégal. Les ruelles se font de plus en plus sinueuses et le goudron s'effrite sous nos roues, de moins en moins praticable. Si ça ne semble pas mettre Royce en difficulté le moins du monde, les sangsues perdent du terrain. Forcément, leur poids lourd métallisé est beaucoup trop encombrant, ça ne joue pas en leur faveur dans ce genre de secteur.
En plus, les lieux ne leur sont pas aussi familiers qu'à mon mécanicien, qui se faufile et esquive les obstacles improbables avec l'aisance de celui qui traverse quotidiennement sa salle de jeu sans jamais marcher sur aucun Lego ni agresser son petit orteil contre le moindre coin de meuble. Il prend des virages de plus en plus serrés sans se soucier d'empiéter sur les trottoirs, renverse un panneau publicitaire en carton et manque à plusieurs reprises de perdre un rétroviseur en rasant les façades des bâtiments.
C'est. Trop. Dément.
Je meurs de chaud, je dois être écarlate. Mon sang fredonne un air guerrier, s'époumone comme une cantatrice italienne dans mes veines en flammes, mon cœur suicidaire se jette furieusement contre mes côtes et mon souffle se fait chaotique. Nate serait vert de jalousie s'il me voyait en ce moment dans un remake de « Fast and furious ». Le sept, le meilleur ! Je trouve quand même que Royce a l'air beaucoup plus détendu que les personnages du film lorsque eux s'engagent dans des courses poursuites. Il ne se contorsionne pas sur son siège et ne fronce pas non plus excessivement les sourcils. Il a juste l'air... dans son élément.
Un dos d'âne – à moins que ce ne soit un nid de poule - particulièrement vicieux me prend par surprise et je me mords accidentellement la langue. Encore. La douleur sourde ne parvient pas à me reprendre mon sourire qui s'agrandit, s'élargit jusqu'à chatouiller la naissance de mes oreilles quand Royce accepte de descendre les vitres à ma demande.
L'air s'incruste dans l'habitacle comme un intrus survolté, fourrage dans mes cheveux et s'invite sous le coton de mon sweat-shirt pour refroidir ma peau fiévreuse. Les montagnes russes et autres attractions divertissantes n'ont plus qu'à aller se rhabiller, elles ne me feront plus jamais le même effet ! Rambo m'escalade à moitié pour tenter de passer sa tête à l'extérieur. Je l'entoure de mon bras libre, je ris en voyant sa langue s'agiter au gré du vent, étendard baveux, et je bats des jambes d'excitation.
Je sens encore mon pouls jusque dans mes orteils lorsque mon mécanicien ralentit pour s'engager entre une droguerie fermée et un immeuble défraichi. J'ignore à quel moment on est parvenu à semer nos traqueurs, mais, alors que l'on laisse l'agglomération derrière nous, je ne perçois plus le grondement courroucé de leur véhicule.
L'impression que tout ne fonctionne plus correctement dans mon corps en surchauffe s'attarde. Les roues de la Camaro sillonnent de manière un peu chaotique une sorte d'immense terrain vague et je bats des cils, toujours un peu sous le choc, avant de lever des yeux pleins d'étoiles vers la personne la plus cool de l'univers – encore une fois, suivez mon regard ! Contrairement à moi, Royce n'est pas à bout de souffle ou écarlate - il s'est sans doute trop accoutumé à ce genre de folie pour profiter des effets de l'adrénaline comme tout le monde.
Me sentant peut-être en train de l'examiner, il me rend la politesse en passant au point mort. Il balaye rapidement mes traits plus détendus que les siens. Ce faisant, il cille à deux reprises et sa ride de lion retrouve sa place entre ses sourcils.
Est-ce qu'il a vu mes étoiles ?
Je lui soustrais prudemment mon regard et commente sobrement, feignant un air dégagé :
- On s'est sûrement fait flasher.
J'essaye sans beaucoup de succès d'estomper la bonne humeur déplacée de mon expression. Je vais avoir les lèvres de Kylie Jenner à force de les muscler en souriant – je suis presque sûre que ça ne fonctionne pas ainsi, mais faisons comme si.
Royce met un temps fou à me rendre l'usage de ma main pour couper le contact et quand elle se retrouve libre, je ne sais plus trop quoi en faire. Je la mets à contribution en ramassant mes boucles en queue de cheval et la sienne va rejoindre sa sœur autour du volant qu'il assassine par strangulation. Sous les multiples contusions, ses jointures sont de neige. Puis son index et son majeur liés se mettent à marteler la commande au même rythme saccadé qu'a également adopté son genou gauche.
Réinventant l'adjectif "inexpressif", il m'épluche d'un regard sombre, laissant mon épiderme à vif. Il me regarde si... fort. C'est dur à expliquer, mais les regards ont plusieurs seuils d'intensité, comme pour la cuisson. On peut faire cuire des choses à feu doux, à feu moyen, à feu vif... Royce me scrute à feu vif en ce moment et je dois reconnaître que mon visage est maintenant cuit à point. L'intensité que dégage soudain le mécanicien fait migrer mon sang plein Nord.
Puis il a une espèce de grimace douloureuse, discrète, presque indécelable, et comme si ce qu'il voyait lui semblait soudain insupportable, il abat ses paupières sur ses yeux en collant l'arrière de son crâne brun à son appuie-tête.
Qu'est-ce qu'il a ?
Et aussi... On est où ?
Je viens seulement de remarquer l'interminable parking défraîchi sur lequel Royce s'est garé n'importe comment. Remarque, les vingt autres véhicules parqués ne sont pas en reste. À croire que personne n'a réussi à se décider entre stationnement en épi, en créneau ou en bataille. C'est l'anarchie.
Malgré l'omniprésence des voitures tout autour, la zone semble privée de toute âme humaine. Il doit y avoir plus d'agitation sur la banquise. Tout là-bas, à l'extrémité du parking, un vaste bâtiment jaunâtre se camoufle dans la nuit. Rectangulaire. Assez laid. On dirait... Difficile à dire. Un mall ? Un mall très vieux, très désert et très flippant qui ne se classe pas très loin derrière les asiles psychiatriques abandonnés dans la rubrique "et si on y tournait un film d'épouvante ?".
- Où est-ce qu'on est ? j'ose demander au moment où le mécanicien active sa poignée et jette un pied dehors.
- Dans un endroit où t'as rien à foutre, soupire-t-il en se passant une main sur le visage, visiblement éreinté. Mais j'ai rendez-vous avec quelqu'un et comme j'ai fait la connerie de t'emmener, t'es coincée.
- Avec qui tu as rendez-vous ?
Sa portière me répond en claquant et il finit par contourner sa voiture pour m'ouvrir comme je ne daigne toujours pas bouger de mon siège. Plus enthousiaste que moi, Rambo se précipite à l'extérieur et détale ventre à terre pour jouer les éclaireurs.
Royce se penche et s'empare de mon panda à bretelles sans trop de considération. Il dézippe sèchement la fermeture du sac et je fronce le nez en le voyant déformer un peu le visage de l'ourson dans lequel il fourre la barquette de donuts
- Tu m'as acheté des donuts, je réalise lorsqu'il me rend l'animal en peluche. C'est bizarre. Enfin, c'est gentil.
- Décide-toi.
- C'est gentil donc c'est bizarre.
Royce ne relève pas et j'ajoute quand même un merci parce que je ne suis pas une personne ingrate. Et parce que mon estomac commençait sérieusement à me battre froid. Quelques secondes plus tard, j'ai déjà les dents plantées dans un beignet et du sucre plein la bouche. C'est pour ça que je ne pose plus de question lorsqu'il m'entraîne vers le vieux cube abandonné de film d'horreur.
Si l'extérieur semblait avoir le potentiel pour intéresser le réalisateur du prochain Annabelle, ça devient encore moins rassurant entre les murs. L'air qui y est enfermé est bizarrement frais et mon dos se couvre immédiatement de chair de poule. Je viens de marcher sur une pancarte presque entièrement effacée qui annonce les soldes à venir. C'est bien un centre commercial, du moins ça devait l'être un jour, il y a fort, fort, longtemps.
Avant que la nature ne reprenne fermement ses droits en redécorant de lierre et de fougère ce symbole de la société de consommation. Esseulés au centre de l'immense espace vide et à moitié ensevelis par la verdure, deux escalators en hibernation conduisent vers les étages inoccupés. Levant le nez, j'effectue la montée avec les yeux et finis pour contempler les ténèbres à travers le dôme en verre éclaté qui fait office de plafond.
Un reflet de lune à l'aspect satanique s'engouffre par la plaie et balaye l'endroit de son faisceau maladif. Je ne crois pas aux fantômes, je n'ai jamais fait cet affront à la science, mais l'endroit ferait presque vaciller mes certitudes. Décider que cet endroit est hanté m'aiderait à élucider les vibrations qui se répercutent sous mes semelles en caoutchouc. Je me concentre sur la mélodie des griffes de Rambo qui cliquettent sur les dalles fraîches pour éviter d'étudier de plus près l'hypothèse des revenants sous mes pieds.
Lorsque Royce s'immobilise devant un ascenseur qui a certainement connu des jours meilleurs et presse le bouton d'appel, un petit gloussement m'échappe.
- Tu crois vraiment que ce truc marche encore ? je chuchote pour ne pas perturber les esprits. Les dernières personnes à l'avoir utilisé ont sûrement vécu la première guerre mond...
Comme pour me clouer le bec, les portes automatiques s'ouvrent dans un "cling" narquois. Un peu surprise, je suis le mécanicien, sa mauvaise humeur et son chien à l'intérieur de la cabine XXL en activant la torche de mon portable. Quand je pointe la lumière vers Royce, elle éclabousse sa mine désapprobatrice. Et légèrement blasée.
- Quoi ? je me défends, un peu distraite par le mannequin en plastique grandeur nature qui se tient debout dans le coin.
Chauve et dépourvue de visage, la silhouette féminine ressemble à celles qu'ils utilisaient dans les boutiques de prêt-à-porter du siècle dernier. À part que celle-là ne porte rien du tout. Pas du tout flippant.
- Je savais déjà que tu tournais pas rond, mais tu viens de le confirmer.
Ah.
- Comment ça ?
Il enfonce le bouton "-1" avec son coude sans me quitter de ses yeux de glace.
- Je t'entraîne dans un bâtiment désaffecté en pleine nuit et toi, tu me suis sans protester. Seule. Tu trouves pas ça louche une seconde.
Une sorte rictus cynique ourle ses lèvres et le blanc de ses dents ressort dans la pénombre de la cage d'ascenseur. Si c'est le moment où il devient blessant parce qu'il est énervé pour x raison, sans moi. Je hausse les épaules.
- Ça n'a pas de sens, ce que tu dis. Je ne suis pas seule puisque je suis avec toi. Et tu es une personne louche donc le fait que tu fréquentes des endroits louches n'est pas si louche que ça, j'argumente en grattant les oreilles du berger allemand. De toute façon, je n'arrive pas à avoir peur quand je suis avec toi, c'est comme s'il ne pouvait rien m'arriver de mal.
- Tu te rends compte que c'est du délire, hein ?
Du dos de l'index, il toque de manière frénétique et à peine discrète contre la paroi métallique. J'intercepte également les coups d'œil irrité qu'il distribue en direction de l'afficheur d'étage récalcitrant.
- Non, c'est juste que je te fais confiance.
- T'as tort.
- N'importe quoi.
Il s'incline sans prévenir pour ramener son visage sévère à hauteur du mien et souffler ses prochaines paroles près de mes lèvres entrouvertes.
- Même moi, je me fais pas confiance, déclare-t-il d'une voix blanche, alors évite de commettre cette erreur de débutant.
Aussitôt l'avertissement délivré, il s'écarte, me rend mon espace vital. Je serre les poings et les lèvres, prête à protester, mais c'est à ce moment-là que l'ascenseur nous recrache au sous-sol. Ses portes se sont à peine ouvertes que mes arguments tombent dans l'oubli, noyés dans le chaos qui nous attend de l'autre côté.
Cet endroit...
J'ai pratiquement cru que des défunts s'agitaient sous les dalles du rez-de-chaussé, que c'était la mort qui faisait trembler le sol sous nos pieds, mais je me trompais. C'était la vie. La vie en bazar, dans ses facettes les plus sombres... Les plus délétères. La foule masculine qui piétine partout comme un troupeau de bêtes enragées et prêtes à vous piétiner. Le vocabulaire ordurier qui s'échappe sauvagement d'enceintes dissimulées dans le tunnel. Je ne sais pas ce qui me semble le plus violent entre la musique et le bouquet olfactif qui me prend à la gorge.
Sang. Sueur. Tabac. Alcool. Hommes.
Les pires odeurs.
J'ai atterri dans la maison du diable, j'y suis entrée sans frapper.
Ahurie, je reste un moment plantée sur place devant l'improbable tableau d'avilissement. La partie souterraine du centre commercial n'a rien à voir avec ce que laissait présager l'étage au-dessus. Pour commencer, elle est noire de monde. Ça grouille, ça fourmille de partout. À peine plus entretenu que le grand hall supérieur, ce long corridor de boutiques réaffectées en salles de tirs ou d'entraînement n'en demeure pas moins cent fois plus animé.
Je ne sais même pas où donner de l'œil. C'est pire que l'allée des embrumes, ici.
Des graffitis dépareillés habillent l'endroit du sol au plafond. Des lettres dans un alphabet familier, mais pas vraiment. Des symboles qui s'emboîtent et se disputent l'espace. De la galerie "commerciale" se dégage un effet bunker presque suffocant. Glauque. Fixés à l'obscur plafond bas, une multitude de LED faiblardes zigzaguent et imposent au tunnel un éclairage polaire à peine suffisant.
Malgré cela, impossible de manquer l'énorme octogone de fortune installé en plein milieu du chemin, entre ce qui devait être il y a belle lurette une pharmacie et un magasin de jouets éteint à la vitrine poussiéreuse. Impossible de manquer les deux gorilles torses nus qui se massacrent au milieu du ring. Ou la cohorte de badauds assoiffés de sang qui chahutent et encouragent leurs favoris par des cris bestiaux. Le grand monsieur au crâne tatoué qui s'est improvisé chauffeur de salle et relance les paris en scandant dans son micro pour couvrir la voix du rappeur.
Les gens... les hommes titubent comme des bêtes assommées, lancent des fléchettes contre les murs, leurs poings dans des punchingballs suspendus, entraînent des filles à l'écart, éclatent de leurs rires gras et frottent leurs barbes encore plus grasses. La plupart se baladent sans t-shirts, ce qui m'oblige à détourner constamment le regard. Qu'autant de personnes aient eu l'idée de se priver de sommeil en même temps me sidère.
Alors que je traîne des pieds en laissant mon attention gambader, plus-désabusé-tu-décèdes, Royce écarte les doigts entre mes omoplates pour m'empêcher de ralentir. Il a d'ailleurs l'air plutôt pressé de m'éloigner de l'agitation.
- Regarde par terre, me conseille-t-il fermement en approchant sa bouche de mon oreille pour ne pas avoir à élever la voix.
Évidemment, je ne l'écoute pas. Au lieu de ça, j'avale goulûment le décor d'un regard médusé, la bouche et les yeux grands ouverts d'intérêt. D'horreur. D'une malsaine curiosité. Révulsée par le sang qui coule à flot sur l'octogone illuminé, je me focalise sur les coins d'ombres et me fais très vite l'effet d'une voyeuse.
Des silhouettes encapuchonnées qui se faufilent habilement dans la foule, leurs bananes rapiécées fixées autour de la taille pour échanger des billets verts contre tous les types de poisons addictifs qu'ils peuvent écouler. Vu. Un groupe occupé à essayer des armes de poings derrière une vitre insonorisée. Vu. Trois hommes en train de renifler des lignes de poudre blanche sur le comptoir d'un ancien bijoutier. Vus. Deux autres qu'il faudrait arrêter pour atteinte à la pudeur, étant donné ce qu'ils sont en train de faire à la même fille contre un distributeur de boisson préhistorique. Vu. Vu et - Mon Dieu - j'ai les yeux qui piquent ! J'ai les yeux qui piquent !
Si Royce avait eu la bonne idée de me traîner ici il y a un mois, j'aurais tourné de l'œil.
Je dois quand même être un peu brouillée parce qu'à un moment donné, il me semble apercevoir Hunter dans un salon de coiffure réaménagé en salle de billard. C'est vrai, je jurerai avoir vu le grand blond reproduire le pelvic thrust de Michael Jackson, debout sur une table de jeu, mais Royce marche trop vite pour que j'en aie le cœur net. J'ai dû rêver.
La plupart des hommes s'écartent sans se faire prier sur notre chemin, certains avec respect, d'autres motivés par une crainte évidente. Ça nous évite de jouer des coudes. Le nom O'hara est répété à mi-voix de tous côtés. Mon estomac proteste, mais je fais mine de rien en voyant Royce se tendre et il plie la nuque par réflexe quand je me grandis pour lui glisser à l'oreille :
- Pourquoi tout le monde s'écarte, je ne fais pas si peur que ça, si ?
J'ai droit à un reniflement neutre en guise de réponse, mais je n'insiste pas. Je viens de repérer plusieurs tatouages de scorpions dans la cohue et le malaise me saisit. Les voir luire sous la lumière bleue, fièrement exposés sur des nuques ou de gros biceps me fait frissonner, mais ce n'est pas que ça.
Il y a trop de monde. Trop d'hommes trop peu vêtus. Trop de lumière, mais en même temps pas assez. Trop de bruit. Trop de sons qui se télescopent. Musique. Cris. Soupirs obscènes. Chocs. Craquements.
Royce est en train de me fixer, je ressens la chaleur de ses yeux sur moi, mais je garde les miens rivés au sol où s'amoncèlent mégots noircis, carrés d'aluminium et cartouches de révolvers. Le dos de ses doigts secs frôle soudain les miens et, pendant une seconde déjantée, j'ai l'impression qu'il veut me prendre la main. Alors, quand il serre le poing et l'enfonce dans sa poche, je me sens particulièrement bête.
Poussant de l'épaule la porte d'un café si discret qu'il en paraît presque invisible, Royce me conduit à l'intérieur d'une sorte de Diner miteux et aussi mal éclairé que le reste de ce sous-sol. Mes tympans soupirent aussitôt de bien-être, préférant de loin le morceau des Backstreet Boys diffusé en sourdine au rap.
- Les chiens sont pas autorisés dans c't'établissement, grogne l'homme qui mâchouille sa chique de l'autre côté du bar dans une élocution approximative.
Cependant, il n'insiste pas en voyant que Royce l'ignore et se replonge dans son sudoku. À moins que ce ne soit des mots croisés ? L'établissement est loin d'être aussi peuplé que l'allée, en dehors d'un monsieur borgne - du moins, j'imagine qu'il l'est, sinon pourquoi porterait-il un cache-œil de pirate ? - qui nous calcule à peine depuis sa banquette et du jeune homme blond qui m'adresse un clin d'œil dans le dos de Royce, juché sur un tabouret, il n'y a que nous.
Le mécanicien qui m'escorte doit avoir une autre paire d'yeux derrière la tête parce qu'il se raidit subitement et, tout en prenant soin de refroidir l'insolent de son regard le plus féroce, entoure ma taille de son bras pour me guider vers les banquettes bleues et blanches. Il opte pour la plus éloignée du bar. Je suis mortifiée de devoir le reconnaître, mais une partie particulièrement idiote de moi se réjouit étrangement de sa réaction. La mienne est puérile.
Je m'insère entre la table et l'assise en me tançant mentalement et Royce prend place à mes côtés, ce qui me coince entre son corps rigoureux et la fenêtre rectangulaire partiellement teintée. J'évite d'y apposer mon front pour tenter d'apercevoir le remue-ménage à l'extérieur parce que le dernier "pchit" de produit à vitre que celle-ci a dû connaître doit dater de la crise de Cuba.
Au lieu de ça, je scrute le carrelage vieilli et incrusté de saleté sur lequel Rambo s'est sagement étendu. Le lilas, l'indigo et le bleu sont devenus timides avec le temps. Quelqu'un a écrit "Bob" au ketchup sur notre table et j'essuie distraitement le dégât avec une serviette en papier pendant que Royce commande une bière. Le serveur grognon que l'on a manifestement dérangé dans sa partie de bingo me presse d'un "mam'zelle ?" agacé et après un regard éclair au menu, je demande un jus de banane - "on n'a pas de banane" -, puis de pêche - "on a pas d'pêches non plus" - et enfin d'orange pressées - "mhm".
Quand Grincheux fait claquer nos boissons contre la table quelques minutes plus tard, je comprends pourquoi Royce a insisté pour avoir la sienne "en canette". Le verre dans lequel flotte la bouillie de pulpe qui m'est servie n'est pas nécessairement plus propre que la fenêtre. Si un meurtrier à bu dedans un jour, il ne sera pas difficile de retrouver ses empreintes digitales, ses traces de doigts sont encore décelables à l'œil nu !
Je repousse le verre avec une moue écœurée pour reporter mon attention sur mon voisin. Il décapsule sa bière de l'index dans un "pop" sonore et son regard torve passe de la fenêtre à sa montre, puis de sa montre à son portable qu'il repose plus sèchement que nécessaire en évacuant son centième soupir irrité de la nuit. Le coude sur la table et le poing enfoncé dans la joue, je détaille son masque de froideur comme si je m'apprêtais à le dessiner. Ses prunelles grises poignardent le vide, revêches, ses lèvres charnues ont pâli de mauvaise humeur et ses sourcils en pente complètent son masque renfrogné.
Sur un coup de tête et de folie, je m'empare de mon propre téléphone, fait basculer l'écran sur l'appareil photo et vole un cliché. En bonne amatrice, je n'ai même pas pensé à désactiver le flash, mais je n'essaye de toute façon pas d'être discrète. Complètement pris de cours, Royce cligne des yeux. Juste une fois. Ensuite, il me perfore le front avec. De rébarbative, son expression passe à glaciale.
- Tu fous quoi exactement ? m'agresse-t-il en comprenant que je n'ai pas l'intention de m'expliquer.
Je suis bien trop occupée à contempler mon chef-d'œuvre. J'ai une photo de Royce, maintenant !
Interdiction formelle de la mettre en fond d'écran, demoiselle.
J'hésite entre rire et soupirer d'admiration devant ce savant assemblage de traits racés, de lignes droites, de brun, de pâle, de dureté et de puissance. Dieu a dû recevoir un coup de main des dessinateurs de Comics DC pour façonner ce visage. Mon meilleur calepin au feu ! Face à la tension grandissante que je perçois chez mon voisin, je retourne mon portable pour lui coller la photo sous le nez. Il n'y jette qu'un infime coup d'œil avant de revenir me trucider d'un contact visuel acéré.
- Qu'est-ce que tu vois, là ? je lui souris en agitant l'écran avant de l'aiguiller. Petit a : "une personne affable et avenante à laquelle tu n'hésiterais pas à demander des conseils culinaires". Petit b : "un jeune homme irascible et peu loquace qui risque fort d'avoir des rides prématurées s'il continue de froncer autant les sourcils". Petit c : "un jeune homme irascible et peu loquace qui reste quand même très agréable à regarder même quand il fait la tête". Petit d : "un pangolin du Cap". Tu as le droit de cocher plusieurs réponses.
Ma tentative d'humour ne lui tire pas vraiment de réaction, si ce n'est qu'il m'observe maintenant avec un regard encore plus vide. Indifférent, il finit par se détourner. Je l'épie pendant qu'il s'accorde une grande rasade d'alcool. Il termine sa canette, froissant l'aluminium entre ses doigts, puis s'affale lourdement contre le dossier de la banquette, ses bras musculeux croisés sur son torse encore plus musculeux comme une énième barrière entre lui et moi. Je me sens... Impuissante. Comme les médecins face à un mal dont ils n'ont pas le remède.
- Si je donne ma langue au chat, est-ce que tu me diras ce qui te tracasse ? Royce ? Tu vas vraiment m'ignorer toute la nuit ?
- T'es en retard, jette-t-il d'une voix réfrigérante qui me fait tressaillir d'angoisse et franchement éloignée de celle à laquelle il m'a habituée.
Puis, quand ma vision daigne s'élargir et ne plus être un simple projecteur à strass braqué sur Royce, je comprends que ce n'est pas à moi qu'il s'adresse. Non, il parle à l'homme aux allures de Skinhead qui se tient droit comme un sergent à un prudent mètre de notre table. À deux doigts de faire le salut. Finalement, il se borne à hocher la tête plusieurs fois d'affilée avec une grimace d'excuse et dépose une épaisse enveloppe en papier kraft près de mon verre.
Bien que je brûle d'envie de m'en saisir avant Royce pour m'éviter la migraine qui me prendra quand je m'inquiéterai de ce qu'il peut bien y avoir dedans, je me tiens à carreau.
- Ton pote albinos a dit que t'y mettrais le prix. Les tarifs te vont toujours ?
Le mécanicien conserve le silence. Quand il soulève un peu le bassin pour tirer son portefeuille de sa poche arrière, je reprends un donut et fais semblant d'être tout à coup absorbée par la super bowl rediffusée par une télévision, dans l'angle de la salle. Je m'interdis d'écarquiller les yeux en le voyant faire glisser une généreuse liasse de billets de cent dollars retenus par un élastique vers le skinhead.
Je m'interdis également de dresser l'inventaire des choses illégales à même de coûter un bon millier de dollars et de passer dans une enveloppe A4. Est-ce que ça se fait de vendre de la drogue dans des enveloppes ? C'est peut-être une nouvelle technique pour ne pas se faire repérer par les autorités. Combien coûte la drogue, au juste ?
- Tu veux pas vérifier la marchandise avant ? s'étonne le dealeur potentiel en grattant son crâne rasé de près.
La brève halte que fait le regard de Royce sur ma petite personne n'échappe ni à moi, ni au vendeur d'enveloppes mystérieuses.
Du coup, les yeux rivés sur l'écran plat à la résolution pas HD du tout, j'en fais des tonnes, allant jusqu'à froncer les sourcils d'indignation quand un arbitre siffle une faute, alors que je ne sais même pas quelle équipe il accable. Il me faut déployer des talents d'actrice insoupçonnés pour donner l'impression qu'une poignée d'hommes en tenues de sport rembourrées qui s'agitent comme des larves au milieu d'un rectangle d'herbe synthétique a quelque chose de réjouissant. Que nenni.
- Si je suis pas satisfait par le service, je saurais te trouver, tranche le mécanicien qui vient de faire disparaître son bien au fond de son portefeuille.
La menace sous-jacente est aussi flagrante que le réchauffement climatique et le skinhead prend vite congé. L'avantage, c'est que je n'ai pas à simuler un quelconque intérêt pour les Chiefs de Kansas City.
Je suis libre d'exhumer mon stylo fétiche de la poche avant de mon panda et de me mettre à gribouiller à ma guise sur une serviette en papier. Je peux faire ça en bougeant la tête en rythme avec "Let's groove" de Earth, wind & Fire et, ce faisant, je n'ai qu'à prétendre que le fauve mutique à ma gauche n'est pas en train d'ériger à nouveau tous ses fichus remparts de la mort entre nous.
Je peux faire semblant que la mort de papa est une enquête proprement résolue et classée, je peux même imaginer à quoi ressemblerait ma vie si embrasser mon père au petit déjeuner était mon quotidien plutôt qu'un rêve inaccessible à jamais. Et tant qu'à faire, pourquoi pas supprimer les guerres, l'infidélité, la drogue, la maladie, la fonte des glaces et le viol du tableau ?
Comme un jardinier se hâterait de le faire avec une haie broussailleuse, j'élague chaque mauvaise pensée pour me refaire un moral tout beau, tout propre. Le nez dans mes griffonnages aléatoires, appliquée pour ne pas transpercer la serviette en papier de ma mine, je me débrouille comme je peux pour empêcher mon poignet de déraper en sentant Royce se rapprocher. Sa présence enfle comme une bulle sombre et tentatrice, elle finit par m'engloutir de force. Son odeur épicée est un traquenard du diable.
- Pourquoi un sablier ? demande-t-il neutralement, la voix privée d'intonation.
- Il y a quoi dans cette enveloppe ? je contre-attaque du tac au tac sans lever le nez du croquis à l'encre rose.
Il marque une pause avant de me répondre... si on peut appeler ce qui suit une réponse :
- Ma roue de secours.
Il parle, c'est toujours ça de pris. Même s'il le fait en langage crypté.
- Est-ce que ça implique des choses illégales ? j'insiste en me faisant violence pour ne pas le regarder, chercher son regard, en tester la température ou me baigner dans ses eaux froides.
Pas besoin de cela pour me refroidir, le silence éloquent qui fait suite à ma question suffit à faire perdre quelques précieux degrés à mon organisme.
- Un sablier parce que j'ai peur du temps qui passe, je me livre malgré tout en hachurant avec précaution la zone de sable en latence dans le bulbe supérieur de l'appareil.
Sur mon dessin, la gravité a déjà rapatrié presque tout le sable dans la partie inférieure et les quelques grains de sursis que je dessine individuellement en haut de l'embouchure m'arrachent chacun un pincement de cœur.
- T'as dix-huit ans, du temps, il te reste que ça, m'oppose Royce, pragmatique, un soupçon de contrariété dans la voix.
J'hésite à me montrer honnête jusqu'au bout, après tout, lui ne l'est souvent qu'à moitié, mais ce raisonnement ne mène à rien de constructif :
- Je n'ai pas peur de vieillir. J'ai peur de la fin de l'été.
J'ai beau être focalisée sur le point de rencontre entre les deux ampoules de verre sous mon stylo, ça ne m'empêche pas de percevoir le froid que j'ai jeté. Comme une nappe de givre qui s'abat sur nous. La tension se cristallise autour de notre banquette et je sais sans l'ombre d'un doute que Royce a saisi où je voulais en venir parce que je m'autorise enfin à le regarder et que son masque vacille comme un bug.
Il semble bizarrement manquer d'air. Ses doigts pincent l'arrête de son nez alors qu'il serre les paupières, puis je les vois s'agiter sous le tissu de son jean lorsqu'il plonge la main au fond de sa poche. Je suis certaine qu'il s'amuse encore avec son briquet, là-dedans. Il ne dit rien. On entendrait une mouche voler. Ce qu'on entend surtout, c'est Africa de Toto, et le bruit de la cafetière que fait fonctionner le type grincheux adepte de musique Old school qui tient ce Diner.
Quand il rouvre les yeux, ses prunelles me boycottent, atterrissent sur mon gribouillage et y demeurent. C'est sans m'accorder la moindre attention qu'il décoche brutalement, dans un son bas et grave qui torpille mon cœur :
- T'as dit que je te plaisais.
C'est tout. Il dit juste ça, pourtant les mots ont l'air de lui coûter plus cher que l'immobilier à Chelsea : ils sortent laborieusement et je jurerai que ses lèvres ont tenté d'esquisser un rictus dégoûté en les prononçant. Comme il patiente, la nuque raide et le visage aussi indifférent qu'il le peut, je hoche sagement la tête. Il ne me regarde toujours pas, mais il a dû capter le mouvement parce qu'il enchaîne :
- C'est toujours d'actualité ?
Il aurait demandé "tu crois qu'on devrait prendre un parapluie ?", que son intonation n'aurait pas été bien différente. Repliant une jambe sous mes fesses, je me réinstalle sur la banquette de façon à tourner le dos aux fenêtres et m'offrir un meilleur point de vue sur le profil du mécanicien. Je ne rougis pas. Mon attirance pour Royce n'est plus un secret pour personne et puis, la curiosité que m'inspire son étrange comportement fait obstacle à la gêne.
- Oui, je confirme calmement, bien que le terme "plaire" me semble une manière assez bas de gamme de désigner ce genre de sentiments.
Il me semble que ses épaules sont un tout petit peu moins tendues.
- Pourquoi ?
Hein ?
- Pardon ?
Son regard revient me fusiller. Des éclats de gris, de frustration, de colère et d'orage m'assaillent.
- Pourquoi je te plais ? martèle-t-il comme s'il était tout-à-coup à bout de nerfs ou de patience.
Comme si c'était ma faute, comme si j'avais cherché à tomber amoureuse de lui et que c'était une sorte de boulet qu'il lui faut maintenant traîner à son pied. D'abord, est-ce qu'on pose vraiment ce genre de question ? "Pourquoi je te plais ?". Qui dit ça, sérieusement ? Prise de court, je ne peux qu'ouvrir la bouche pour la refermer aussitôt, à court de mots.
- Je vais pas te juger, je veux juste savoir. C'est quoi ? L'adrénaline ? Tu cherches des sensations fortes ? Ça te fait kiffer quand je t'entraîne dans des trafics underground ou que je te colle sur ma bécane pour des courses illégales ?
Exceptionnellement, nulle trace d'agressivité dans sa voix, mais j'y décèle plus qu'une simple curiosité. Et puis, même s'ils ne cherchent pas à l'être pour une fois, ses mots sont quand même blessants.
- Non ! Ce n'est pas ça.
- Tu veux avoir des trucs épicés à raconter à tes gosses plus tard, pouvoir leur dire qu'avant de passer les menottes à leur vieux, tu t'es amusée avec un gars de la pègre un peu borderline ?
Je ne peux rien faire de plus que secouer vigoureusement la tête en me mordant les lèvres, des mains invisibles se sont amusées à faire un nœud de huit avec ma trachée.
- Donc, c'est mon côté "affable et avenant" qui te branche, c'est ça ? singe-t-il en reprenant mes mots de tout-à-l'heure. Dis-moi pourquoi tu me veux.
Pas moyen de m'entendre penser avec ses beaux yeux étrécis de suspicion qui fouillent les miens, plus déterminés que jamais à m'extorquer je ne sais quelle vérité tordue. En silence, je retourne le sablier. Enfin non - si seulement - je retourne simplement la serviette sur laquelle je l'ai griffonnée. Je me réarme de mon stylo, enveloppée de l'attention exacerbée de mon voisin.
Au dos de ce dessin qui pleure le temps qui nous manque, j'écris :
Je t'...
Wow.
Stop ! Stop ! Stop !
Avant que ça ne tourne en catastrophe, je me rue sur ces trois lettres pour les barrer d'un trait soigné avant qu'elles ne deviennent incriminantes. Puis, le rouge aux joues, je reprends à côté de la bévue :
Tu me plais parce que :
Je mords l'extrémité de ma plume en rassemblant mes pensées et quelques éléments de réponse. Fastoche. Ce n'est pas si différent des dissertations de philo en terminale, quand il fallait se creuser la cervelle pour pondre un plan détaillé. Je décore le point du "i" de pétales de fleur le temps de trouver l'inspiration et Royce s'agite à côté de moi.
- Je peux savoir...
- Chut. Tu me déconcentres, je le fais taire en traçant le premier tiret.
Tu es plus fort que toutes les personnes que j'ai rencontrées réunies
Je note cette première raison d'une écriture fine et serrée, comme si j'en étais à la conclusion de mon essai sur Marx et que j'arrivais déjà à la fin de ma copie double. Quand Royce se penche sur moi pour essayer de déchiffrer ma calligraphie, je lui bloque la vue avec ma main.
Je me sens comme une de ces pestes en primaire qui cherchaient par tous les moyens à empêcher leur voisin de copier. Ok, il se pourrait que j'aie fait partie de ce club. Il se pourrait même que, dans un excès de prudence, j'aie souvent utilisé la technique du cahier de texte pour faire barrage.
Tu deviens méchant quand tu sais qu'on te regarde et tu as des gestes humains quand tu crois que personne ne te voit.
Tu conduis comme un pro de formule 1.
J'utilise le ressort au bout de mon stylo pour le faire rebondir sur la table en réfléchissant.
Tu n'es pas sur les réseaux sociaux.
Tu ne me regardes jamais d'une façon sale, tu ne me demandes jamais rien de sale.
J'ai inscrit ce dernier à toute allure, pour m'en débarrasser le plus vite possible. Mes mains sont devenues moites autour du feutre et les lettres paraissent un peu tremblantes. Le fait que Royce soit en train de me dévisager comme s'il n'y avait rien d'autre à regarder n'arrange rien.
J'enchaîne :
Tu ne souris presque jamais donc tous tes sourires ressemblent à des cadeaux.
Tu te fiches de mon argent.
Tu es très beau.
J'ai marqué cette dernière phrase en tout petit, comme pour lui conférer un pouvoir d'invisibilité et je laisse échapper un gloussement nerveux quand le caractère grotesque de la situation me heurte. Il est trois heures du matin... peut-être quatre, et je rédige des mots d'amour sur une serviette en papier froissée dans un café sous terrain localisé dans les entrailles d'un vieux centre commercial qui pullule de trafics illégaux.
Tu as un chien.
J'aime quand tu dis mon nom.
Tu m'as gagné une peluche à la fête foraine.
J'ai de moins en moins de place et mes idées s'emballent.
Tu ne joues pas aux jeux-vidéo.
Tu ne parles pas pour ne rien dire.
Tu as vingt-cinq ans, mais des fois, tu en fais quarante.
Tu sais réparer des voitures, ce qui est plutôt cool.
Tu travailles dur.
J'aime ton odeur alors que je déteste l'odeur de tous les hommes.
Tu n'as peur de rien.
Tu es toi.
Essoufflée comme après un "échauffement" spécial prof de sport, je pose le point final avec un peu trop d'entrain et troue la serviette. Ça ne fait rien. Je la plie avec précaution et la fait glisser sur la table en direction de mon voisin, comme s'il s'agissait d'une missive secrète ou d'un dessous de table.
Royce s'en empare, dubitatif. Perplexe. À mesure qu'ils parcourent mes arguments, les yeux du fauve s'agrandissent sensiblement. S'assombrissent dangereusement. Ses lèvres d'homme s'entrouvrent un tout petit peu sur un souffle qui ne sort pas.
Bien que certaines remarques légères aient été écrites dans le but de le dérider, à aucun moment il ne sourit. Son visage reste grave, comme s'il n'avait que ce mode. Ses commissures ne convulsent pas, ses sourcils refusent de se détendre et de prendre une pause. J'ai l'impression qu'il bute sur certains éléments, mais impossible de savoir lesquels. Cette liste débile doit bien lui faire quelque chose parce que je l'ai pris deux fois à déglutir.
Avec ma cuillère, je touille nerveusement le jus d'orange que je ne compte pas boire, puis coince mes mains agitées entre mes cuisses et le cuir de la banquette pour les récupérer aussi vite en m'emparer d'une nouvelle serviette en papier vierge que je place devant Royce. Je lui tends également mon stylo préféré et, dissimulant du mieux que je peux le sourire mutin que je sens poindre, je précise le plus sérieusement du monde :
- À ton tour, maintenant.
Le voilà qui me dévisage comme si je m'attendais réellement à ce qu'il me déclame des poèmes sur un morceau de sopalin. Je m'empourpre jusqu'à la racine des cheveux et, étant donné que les cheveux en question sont d'un blond absurdement pâle, le rendu a peu de chances d'être flatteur. Pourquoi ne peut-on pas rougir comme les personnages dans les animes avec juste deux cercles rose bonbon sur les joues ?
- Je plaisantais. C'était... c'était une blague, je marmotte en esquivant soigneusement le regard de Royce.
À la place, je suis le trajet de mon sablier-déclaration qu'il replie et glisse rapidement dans une de ses poches. J'espère seulement qu'il ne compte pas se moucher avec, si tant est qu'il lui arrive de temps en temps de s'enrhumer - rien n'est moins sûr.
- Eh, m'appelle-t-il, attendant que je lui rende mon attention pour poursuivre. Si je devais faire une liste de tous les trucs qui me font vriller chez toi, faudrait que j'écrive un bouquin.
Mon cœur rate une marche. Puis une autre et encore une. Il se rattrape péniblement à la rampe, comme Joe Biden quand il essaye d'atteindre le jet présidentiel. "Vriller" ? Est-ce que c'est positif ? Oui. C'est positif si je décide que ça l'est ! Mon mécanicien ne me laisse que très peu de temps pour digérer ses paroles ou en faire un slogan de t-shirt pour toutes les Lily survoltées qui s'extasient dans mon crâne. Sa cuisse se raidit contre la mienne lorsqu'il s'enquiert, de nouveau distant :
- Tu penses que ça pourrait disparaître ?
Je sursaute quand son téléphone se met à vibrer sur la table. Sans même y jeter un œil, il fait immédiatement basculer l'appel sur la messagerie.
- Quoi donc ? Tu veux dire... mes sentiments ?
Pour seule réponse, sa pomme d'Adam frétille au niveau de sa gorge. Je prends ça pour une confirmation. Une fois de plus, j'opte pour l'honnêteté.
- Je ne sais pas. Parfois, j'aimerais bien. Peut-être que si tu faisais quelque chose de vraiment affreux...
- Genre ? me coupe-t-il, de la glace pilée plein les iris et les pupilles béantes.
Une ombre traverse son visage neutre.
- Euh... Sacrifier des bébés golden retrievers à la pleine lune ? Si tu faisais un truc pareil, je suis sûre que tu ne me ferais plus du tout d'effet. Attention, je ne suis pas en train de te donner des idées pour te débarrasser de moi.
Mes tentatives répétées pour tenter d'alléger l'atmosphère tombent plus vite à l'eau que pince-mi. L'air est à présent aussi respirable que celui de Tchernobyl en 86. Royce n'a même plus l'air de m'écouter, tout focalisé qu'il est sur le pli enjoué de ma bouche.
Je me retrouve projetée un an en arrière, dans les toilettes des lycéennes qui servaient accessoirement de QG pour la gent féminine de l'établissement scolaire, forcée d'écouter Marissa Moore raconter à toutes ses camarades que son Bradley Je-ne-sais-pas-quoi-mais-sûrement-pas-Cooper avait passé la pause déjeuner à reluquer ses lèvres.
Le temps de me savonner les mains, puis de les passer sous le capteur du robinet, j'avais dû me retenir de lever les yeux au ciel en écoutant Leslie Lee décréter que les garçons regardent nos bouches quand ils ont envie de les embrasser. Une théorie qui m'avait tiré un reniflement moqueur - "pouah!" avais-je pensé - et qui a peu de chance de s'appliquer lorsque l'individu de sexe masculin en question scrute cette partie de votre visage en fronçant les sourcils, le regard sombre et la mine sévère.
Je toussote d'embarras pour dissimuler le tournant ridicule qu'ont pris mes pensées, blâmant mes insipides ex-camarades de lycée pour ce moment d'égarement. Sauf que voilà, toutes insipides qu'elles étaient, les filles avaient visé juste. Je suis forcée de l'admettre lorsque Royce enveloppe subitement ma joue dans sa paume démesurée et s'incline vers moi. Comme ça, sans prévenir. Branle-bas de combat dans mon thorax. Mon cœur décolle comme une fusée d'Elon Musk en partance pour Mars. Les yeux grands ouverts, je regarde ses lèvres se rapprocher des miennes, pas du tout au ralenti et quand les deux ne sont plus qu'à un souffle de distance...
Je me dérobe. Je mets à profit le peu d'espace que Royce m'accorde encore pour reculer contre la fenêtre, à l'extrémité de la banquette, et Royce se pétrifie, sans doute aussi surpris que moi par mon mouvement de recul. J'ai juste...
C'est quelque chose sur son expression qui m'a chiffonnée. Ses prunelles désertes qui m'ont froidement renvoyé mon reflet stupéfait. Son air austère... voir défait, ses traits qui se sont froissés comme du papier mâché une seconde avant l'impact qui n'a pas eu lieu. Je ne suis pas experte en la matière, mais ça me paraît bizarre de s'embrasser dans cet état d'esprit. Bizarre et triste, surtout. J'ai envie de lui demander ce qui ne va pas, mais il y a peu de chance qu'il se livre, et peu, c'est une façon comme une autre de dire aucune.
- On est dans un lieu public, je me justifie piteusement face à la crispation grandissante du mécanicien silencieux. Et ce monsieur trop bizarre là-bas, il n'arrête pas de nous regarder.
Pour ma défense, je n'invente rien. Mr Pirate a beau n'avoir qu'un seul œil fonctionnel, il entend visiblement s'en servir autant qu'il peut. Et il semblerait que Royce et moi soyons l'attraction la plus digne d'intérêt de ce Diner. En revanche, j'évite de préciser que le blondinet au bar multiplie également les regards curieux dans notre direction.
- Il se demande de quelle espèce tu es, marmonne Royce en faisant le coup du regard assassin à Capitaine Crochet de Wish. C'est bon, il regarde plus. Donne ta bouche.
Prise de cours par son ton pressant, j'opte pour une pirouette mémorable.
- On s'est déjà embrassés sept fois, je déclare en le freinant dans son élan d'une main en haut de son torse. Si tu dépasses ce chiffre, ça fera officiellement de toi mon petit ami.
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