Chapitre 42

Il faudrait poser la question à Ramsès ou Toutankhamon, mais je ne dois pas beaucoup m'avancer en affirmant que les sphinx eux-mêmes, dans leur érudit mutisme, restaient plus bavards que Royce. Par moment, il lui arrive de devenir si silencieux que j'en viens à douter d'avoir déjà perçu son grain de voix. Seule l'empreinte indélébile dont son ténor si particulier a marqué mon cœur m'empêche de remettre en question l'existence de nos conversations en dehors de mon imaginaire. En principe, les gens silencieux racontent malgré tout quelque chose : leurs expressions se rebellent et vendent la mèche, leurs yeux scandent ou chuchotent ce qu'ils se gardent de révéler à voix-haute.

Ça ne marche pas avec mon mécanicien, lui a cette aptitude perturbante qui consiste à se taire, même avec son visage. Il tire les rideaux sur les pensées privées qui l'accaparent avec autant d'aisance et de sècheresse que lorsque qu'il abaisse le store métallique du garage à voitures. Ceux qui le côtoient se retrouvent dans le noir le plus complet, obligés d'avancer à tâtons, et n'ont plus qu'à compter les minutes - les heures ? - avant qu'il nous refasse l'honneur d'ouvrir la bouche. C'est dans cet état d'esprit que je chausse mes tennis, assise sur les lattes fraiches de mon parquet. Un œil prudent rivé au fauve, je serre et noue mes lacets en m'interdisant de faire la conversation.

Ça demande de l'énergie et beaucoup de volonté, je dois serrer les lèvres pour m'empêcher de colorer le blanc et barrer la route aux quelques remarques peu pertinentes qui me viennent naturellement. Peu importe combien son détachement peut me paraitre intimidant, je ne lui demanderais pas quel est son dessert préféré. Je n'essaierai pas non plus de savoir s'il est plus American Idol ou Danse avec les Stars. Définitivement ennuyé par mon babillage, il pourrait changer d'avis et choisir de m'abandonner ici. Seule. De toute façon, la probabilité qu'il n'ait pas la moindre idée de quoi je parle tend vers un.

Il se tient debout près de mon bureau qu'il écrase de toute sa hauteur. S'il s'installait sur ma chaise de travail, ses genoux ne passeraient sûrement pas sous la table. Immobile, son beau visage aussi lisse et impénétrable qu'un miroir, il m'attend en passant en revue l'inoffensif désordre qui dynamise le meuble. Tirant sur ma languette pour m'attaquer à ma deuxième converse, je regarde avec une mimique un peu embêtée les affaires que j'ai laissées s'accumuler sur le plateau.

Mon ordinateur portable, une coque de smartphone rétro en forme de Gameboy, des barrettes à cheveux, une balle antistress à pustules, un château en Stabilo que j'ai construit il y a quelques jours pour tromper l'angoisse, un manuel d'immunologie baillant que j'ai à peine feuilleté, le vernis à ongle azur de maman que j'ai utilisé pour dessiner du ciel et un jouet MacDo que Jace m'a refilé comme si j'étais l'enfant de la maison alors que lui commande encore des Happy Meal. Je l'ai gardé parce que c'est un renard tout mimi, mais je ne n'aurais peut-être pas dû. Je ne savais pas que Royce allait inspecter mes biens avec autant de sérieux.

Ça aussi, c'est intimidant, comme s'il entrait un peu dans ma tête ou qu'il jetait un œil par une petite lucarne avec vue plongeante sur mon cerveau. Je me demande à quoi ressemble sa chambre, à lui. Parce qu'il en a forcément une, même si j'ai du mal à le concevoir. L'idée qu'il puisse posséder un lit avec des oreillers et un édredon, qu'il s'assoupisse, dorme et rêve dessus comme une personne ordinaire me semble... lunaire. Je ne l'imagine pas non plus faire des choses aussi triviales que fouiller le sol de ses pieds, à moitié endormi, pour enfiler ses pantoufles, ni même avoir des pantoufles d'ailleurs. Je ne le vois pas du tout rouler un tube de dentifrice pour éviter de gaspiller, se brosser les dents, fouiller dans sa commode en quête de ses vieux jeans délavés, s'habiller. Ou se déshabiller... et je... euh... Il ne...Voilà. Pourquoi je pensais à ça, d'abord ?

Contente-toi de mettre tes chaussures.

Oui. En plus, je n'ai...

Aïe, aïe, aïe.

Les lacets toujours entre les doigts, mes yeux s'arrondissent et je frôle l'infarctus du myocarde en voyant les longs doigts de mon mécanicien se poser sur le carnet abandonné dans le coin du bureau. Les coins sont cornés, la couverture légèrement froissée disparait sous une collection de stickers fanés en forme de pâtisseries.

Cupcakes. Donuts. Éclair. Financier. Charlotte. Flan.

Ce n'est pas un journal intime, pourtant, c'est tout comme, je réalise en coinçant mes maigres restes d'oxygène au fond de mes poumons gonflés à bloc. Pourquoi est-ce qu'il n'y a pas de cadenas en forme de cœur sur les blocs à dessins ? Qu'on me l'explique ! C'est méga personnel, ça aussi. Dans tous les cas, il y a une règle tacite qui interdit d'ouvrir les cahiers des autres sans leur permission, surtout quand ils sont décorés comme le journal intime d'une fillette qui vient à peine d'entrer dans un âge à deux chiffres. Royce ne va pas...

Il l'ouvre.

Oh non...

Je fais quoi ? Dans mon crâne, ma horde de Lily déambule dans tous les sens, paniquée au dernier degré. La plus sereine d'entre elles se jette sur un gros bouton rouge - le gros bouton rouge - pour lancer l'alerte générale. Ok. Pensons peu, pensons bien. Royce détient mon carnet. Je ne peux décemment pas me lever pour aller le lui arracher des mains. C'est suspect. Et si je lançais une question idiote, là, comme ça ? Si je lui demandais... Quel est son film préféré. Ou sa date d'anniversaire. J'envisage une seconde de feindre une crise d'épilepsie pour détourner son attention, puis subtiliser le calepin, mais ce serait encore plus embarrassant que de le laisser parcourir mes croquis, donc je renonce.

Finalement, je ne fais rien du tout.

Impuissante, je glisse chaque main dans la manche opposée de mon sweat-shirt et le regarde feuilleter, le cœur en apnée dans sa piscine sanglante. C'est mon cœur qu'il feuillette ! Il utilise son pouce pour faire défiler les pages, il les tourne, les tourne et les tourne encore. Je sais ce qui occupe les trente premières.

D'innocentes quoiqu'assez clichées cabines téléphoniques vermeilles, le chat Bengal d'une amie de ma mère, des mannequins féminines aux traits atypiques qui avaient accepté de poser pour moi pendant les longues heures où Victoria me gardait en otage dans son agence, une camarade de classe endormie sur son manuel de géométrie... Et puis Londres, Londres sous la neige, Londres en fête, Londres honorée de quelques avares rayons de soleil, Londres effacée par la nuit. Vient ensuite l'esquisse aérienne et inachevée d'un ciel parsemé de nuages entre lesquels doit apparaître l'archipel des Keys. Ce dessin-là marque mon arrivée sur l'île. C'est juste après que ça se complique.

Je n'ai aucun mal à déterminer l'instant où Royce découvre cet « après », soit mes multiples tentatives pour restituer avec justesse chacun de ses traits cassants, chaque angle rebelle, chaque courbe sèche, chaque ombre et chaque expression sinistre qui le compose. Préoccupant aperçu de mon opiniâtreté. Mes sentiments - ou devrais-je dire ma fascination - sont nus sur ces pages. Flagrante. Les sourcils noirs de mon mécanicien ont un imperceptible sursaut alors que leur propriétaire rapproche brusquement le carnet de son visage inexpressif - le mien s'enflamme - et prolonge mon calvaire.

Il a vu, c'est sûr. Aussi certain que la marée monte chaque jour, aussi certain que l'Egypte antique avait la folie des grandeurs. Il continue de faire défiler mes ébauches. Ses yeux sont plissés, acérés comme deux poignards de chasse, mais pas plus déchiffrables qu'une ligne de hiéroglyphes. Il y en a beaucoup, des ébauches. Beaucoup avec un B majuscule.

Je me souviens l'avoir dessiné penché sur un capot ouvert, les poignets noirs de cambouis, les cheveux en bataille navale. Et puis debout devant une étagère avec un débardeur taché de graisse, un jean brut plein de trous et un torchon sale à moitié rentré dans la poche arrière. Accroupis près d'une boîte à outil. Adossé à un mur, cigarette fumante aux lèvres. J'ai reproduit son visage en grand, ses mines contrariées, ses pincements de lèvres blasés, ses froncements de sourcils concentrés.

C'est la cata.

J'aurais aussi bien pu écrire de la poésie et multiplier les proses à son effigie que je ne serais pas plus dans la mouise. En même temps que mon amour-propre, la plupart de mes Lily mentales quittent le navire pour embarquer sur une pirogue et longer prestement le Nil vers des contrées plus reposantes. Je ne m'autorise toujours pas à respirer. Lorsque Royce pointe son regard runique sur moi, je me dérobe en urgence et descends fixer les fleurs au feutre qui décorent le caoutchouc de mes semelles.

Tulipes. Tournesols. Jonquilles. Anémones.

Au fond, ce n'est rien de plus que des coups de crayons donnés sur des feuilles vierges, je me rassure comme je le peux. Des coups de crayons très nombreux qui ressemblent trait pour trait à Royce, certes, et après ? J'ai le droit de dessiner qui je veux. Sans compter qu'il y a Nate, je me souviens tout à coup. Mais oui !

J'inspire une grande bouffée d'air propre. Pour deux croquis du mécanicien, il doit y en avoir un de mon meilleur ami. C'est top. Ça brouille les pistes et ça m'évite de passer pour une psychopathe. D'ailleurs, je suis pratiquement certaine que les dix dernières pages occupées ne sont qu'un concentré des boucles sauvages de Nathan, de ses iris couleur pain d'épice, de son sourire de frimeur, de son échantillon de grains de beauté et de...

Un claquement sévère m'incite à relever le nez. Royce vient de refermer le carnet qui repose paisiblement à sa place, comme s'il n'en avait jamais bougé. Ses traits fermés ne laissent rien filtrer. Cette faculté qu'il a à se couper de tout continue de me laisser pantoise. Le silence pesant qu'il a semé prend racine dans ma chambre alors qu'il se concentre sur l'écran de son portable, l'air plus loin qu'ailleurs. Il y a à peine cinq minutes, je le ceinturais de mes bras tremblants, je reniflais son odeur piquante et j'effleurais sciemment le coton tout doux de son haut avec ma joue. Là, je regrette de l'avoir lâché.

Je me relève et ramasse mon sac à dos. Je sais que j'avais convenu de me taire, mais...

- C'est quand ton anniversaire ?

Royce marque une légère pose, ses lèvres sont agitées d'un discret spasme cynique. Pendant une minute entière qui en dure dix, il m'ignore superbement. C'est comme si je n'avais pas ouvert la bouche. Finalement, sentant probablement mon regard insistant sur lui, il doit décider que cela n'a pas tellement d'importance et me répond sans décrocher les yeux de son appareil.

- Trente-et-un décembre.

- Trente-et... Waouh ! C'est fou ! Tu es vraiment né le dernier jour de l'année ? je m'enthousiasme, en total décalage avec sa criante indifférence.

- Non. C'est juste ce que dit mon permis de conduire, lâche-t-il en me gratifiant de l'un de ces regards vides dont il a le secret. T'es prête ?

J'ignore pourquoi il pose la question parce que, sans attendre que j'y réponde, il se détache de mon bureau et quitte la pièce. Je jette mon panda sur mon dos, enfile les deux bretelles et presse le pas pour le rejoindre dans le couloir faiblement éclairé. Comment se fait-il que mes tennis couinent comme des souris en rencontrant les dalles de marbre alors que les énormes rangers dentés de mon mécanicien n'émettent pas le moindre son ? Ça n'a aucun sens. Il ouvre la marche, avalant le dédale de corridors de sa démarche sûre comme s'il avait vécu ici toute sa vie, et c'est à son dos qu'il me faut m'adresser lorsque j'insiste à voix basse :

- Je ne comprends pas. C'est quand ta date de naissance ?

Ses trapèzes se contractent sous le tissu en tension de son T-shirt noir.

- J'en sais rien, coupe-t-il court.

Le ton d'avertissement sur lequel il vient de s'exprimer semble m'interdire de creuser plus profond. J'obéis. Je dépose ma pelle et lève mentalement les mains en l'air en signe de reddition. Ça ne m'empêche pas d'être perturbée, ni de froncer les sourcils en méditant sur cet étrange aveu. Comment peut-on méconnaître sa date de naissance ? Est-ce vraiment une chose qui arrive ? Même avec des parents affreusement négligents, les maternités n'enregistrent-elles pas ce genre de détail ? Je me vois obligée de mettre un mouchoir sur mes réflexions quand Royce fait une halte. Il s'est arrêté en haut de nos orgueilleux escaliers. Sa haute stature me dissimule très partiellement la tripotée de marches et fait barrage avec le faisceau de lumière jaune qui s'échappe du rez-de-chaussée et orne ses contours.

Il y a de la lumière en bas.

Pourquoi est-ce qu'il y a...

Eh mince !

Chris est debout, je réalise avec une petite grimace défaite. Les projections de lampes me confirment qu'il est localisé dans le séjour. Lui arrive-t-il de dormir, parfois ? Je suis sûre que non. Qu'il soit réveillé maintenant n'arrange pas mes affaires. J'essaye de me projeter dans un futur très proche, dans ma tête, je fais un bond en avant de vingt secondes, le temps qu'il faut pour venir à bout de toutes ces marches. Je m'imagine traverser le hall aux côtés de Royce à quatre heures du matin, la bouche en cœur, puis quitter tranquillement ces murs, tout ça sous les yeux de faucon du maître de maison. Impossible. On pourrait tenter une approche à la « escape game », mais... les yeux de faucon, tout ça... Ça ne fonctionnera jamais.

Royce s'en moque.

- Attends, je chuchote en le retenant précipitamment par le bras lorsqu'il fait mine d'entamer la descente.

Il baisse les yeux sur les doigts que j'ai crispés à l'intérieur de son coude, les relève pour croiser mon regard inquiet sans chercher à se dégager.

- Chris est réveillé, j'articule tout bas. On ne peut pas... S'il nous voit débarquer tous les deux comme ça, il... Enfin, il va croire...

Ne termine pas cette phrase.

Ce n'était pas dans mes intentions. Les joues un peu foncées, je ravale mes bêtises et me focalise sur le sourcil provocant que hausse mon mécanicien, comme un défi muet.

- Il ne me laissera jamais sortir, je me reprends, dépitée.

Il va me renvoyer dans ma chambre et jamais je n'oserais m'opposer à lui, peu importe combien de fois je répète au préalable la tirade de la majorité et de l'indépendance. Je vois d'ici le spectacle. Ses prunelles pleines d'icebergs vont me fusiller et je me mettrai à bredouiller.

Poule mouillée.

- Tu proposes quoi ? T'as envie de sauter par la fenêtre ? propose Royce sans prendre la peine d'ajuster sa voix à la situation.

La fenêtre ? Laquelle ? Celle de ma chambre est bien trop haute, c'est un plan à terminer en fauteuil roulant, mais il y a forcément une pièce qui donne sur le balcon du premier... Ça ferait quoi ? Deux mètres cinquante... Trois ? Une fois, je suis tombée du mur d'escalade de mon lycée. J'essayais de prouver à Nate qu'il n'était pas le seul « Spiderman » de la classe, j'ai été un peu trop ambitieuse et ma main moite a raté la prise de peu. Mon assureuse était trop occupée à commenter avec sa copine la rupture de Liam Hemsworth et Miley Cyrus pour faire son travail et j'ai chuté de plusieurs mètres. Ça n'avait rien de marrant, j'aimerais tout aussi bien ne pas renouveler l'expérience, mais...

Royce clôt à mon débat intérieur avec le « je rêve » excédé qu'il marmonne dans ses points de barbe.

- C'est bon, retourne te coucher, soupire-t-il en me repoussant légèrement. T'as explosé ton quota de mauvaises décisions pour la soirée, fais un break.

Quoi ? Non ! Bien plus déçu qu'il ne veut l'admettre, mon cœur devient tambourineur professionnel. Derrière mes côtes, ça cogne à tire d'ailes. La panique qui me prend en voyant le mécanicien changer d'avis me pousse à crisper les doigts sur l'avant de son T-shirt. On fait difficilement moins mature. Je m'en fiche. Royce veut partir sans moi.

- Relax, je vais buter personne. C'est bien pour ça que tu me colles, non ? T'as peur que je fasse une connerie.

- Non. Je voulais rester avec toi, j'avoue sans chercher à réprimer la moue déconfite qui s'empare de mes lèvres.

Il inspire bruyamment, comme pour s'exhorter à la patience, tout proche de se pincer l'arête du nez. C'est là que...

- J'ai une idée.

Une idée plutôt mauvaise qui ne fera pas beaucoup de bien à mon intégrité, mais tant pis. Sans laisser à Royce le temps de protester ou de manifester plus ouvertement son exaspération, je fais volte-face. Mon oncle n'est pas le seul insomniaque de cette maison, je connais un autre oiseau de nuit qui se fiche éperdument de me savoir dehors à une heure aussi absurde. Un autre oiseau blond avec des yeux de glace, des jambes interminables, un gout prononcé pour la crème hydratante et un désintérêt total pour presque tout ce qui me concerne. Et surtout, la seule personne de mon entourage dont l'avis prime sur celui de Chris.

Oui, ça peut marcher !

Je reviens légèrement sur mes pas. Une porte. Deux portes. Je m'immobilise devant la troisième et effleure le battant d'un timide « toc-toc », puis je me tiens droite, les mains enfoncées dans la poche centrale de mon haut. Ces poches-là ne servent qu'à ça. Ce n'est pas comme si on pouvait y entreposer des kiwis ou des harmonicas. Royce n'essaye pas de me rejoindre et patiente à quelques mètres, son visage inexpressif à moitié dégusté par les ombres. Il a croisé ses bras trop puissants sur son torse et nonchalamment soudé une épaule au mur. Il ne m'a l'air ni las, ni impatient. Encore moins curieux. Il est simplement là.

- Oui ? se manifeste une voix fraiche et parfaitement éveillée dans la pièce close.

Je presse la poignée et pousse. « Est-ce que je peux sortir ? ». J'avais la question prête à décoller sur la langue, j'avais même ouvert la bouche pour la libérer sans perdre de temps. Je la ravale toutefois très vite en regardant mon plan de génie se casser la figure. Ce que je regarde surtout, c'est ma mère, recroquevillée sur un fauteuil dans un coin de sa chambre, les genoux remontés contre sa poitrine comme la petite chose fragile qu'elle est très loin d'être. Ses yeux vitreux, son air lointain. Le verre à pied rempli d'un liquide pale qu'elle fait tourner entre ses doigts. La bouteille de vin plus vide que pleine qui repose sur sa coiffeuse au milieu d'une marée de croquis vestimentaires. L'uniforme de police que portait papa, étendu sur le lit.

Ce dernier détail m'essore violemment l'estomac. Les mains cruelles et joueuses du temps m'empoignent à la gorge et me jouent de mauvais tours. Elles me ramènent des années en arrière, juste après le décès de papa, quand ma mère n'était plus qu'un fantôme osseux et perclus de chagrin qui arpentait sinistrement notre manoir. Ce manoir hanté de souvenirs périmés qui avait autrefois abrité des jours heureux, mais n'était plus que notre geôle infernale.

Je me souviens de toutes ces petites pilules colorées éparpillées sur sa table de chevet. Je me demandais si elles auraient raison de ma mère avant l'alcool. Je me souviens de cette sensation d'impuissance, l'impression de ne pas être... assez, de ne pas suffire. Je me souviens m'être endormie sur son tapis un nombre incalculable de fois et d'avoir supplié la justice céleste de lui rendre son souffle, de ne pas m'arracher mes deux parents. Les dieux font tout le temps la sourde oreille. Mais pas le diable. J'ai pactisé avec lui sans le savoir et il m'a envoyé notre sauveur, un présent joliment emballé dans ses costumes de velours bleus. Satan a seulement oublié de me prévenir de la contrepartie. Il y a toujours un prix à payer.

Je cligne des yeux pour dissiper mes idées noires et esquisse un pas incertain à l'intérieur de la pièce.

- Maman...

- J'ai dit « oui », pas « entrez ».

Il fait sombre. Ça ne m'empêche pas de remarquer...

- Est-ce que tu pleures ?

Je la vois distinctement pincer les lèvres pour afficher cet air contrarié qu'elle prend quand les nappes d'une de ses réceptions ne sont pas de la couleur exacte qu'elle avait sélectionné ou que le champagne fait trop de bulles à son gout. Je force à peine le trait.

- Ne sois pas ridicule, me remet-elle sèchement à ma place sans se douter que son grand ami le mascara l'a déjà trahie.

Des larmes couleur charbon ont sillonné ses joues. Dois-je le lui faire remarquer ? Non, je n'en vois pas l'intérêt. Et puis, c'est sûrement un effet d'optique, Victoria Brown ne verse pas de larmes. Jamais. Elle ne me laisse de toute manière pas le temps de me laisser attendrir. D'une main sûre, elle resserre la ceinture de sa robe de chambre de satin vermeille... et elle contre-attaque :

- Pourquoi est-ce que tu ne dors pas ? Tu recommences à faire des cauchemars ?

Instantanément, je me raidis. Mon sang refroidit dans les tuyaux. Le ton accusateur sur lequel elle a posé la question ne m'échappe pas. J'entends « Tu recommences à faire des rêves indécents à propos de mon époux ? », comme si, en posant la tête sur l'oreiller, j'avais sélectionné la cassette adéquate, fébrile à l'idée de retrouver son mari pédophile.

Comme un gout de bile qui me brûle l'œsophage.

- Non, je coupe avant que l'envie ne lui prenne de s'étendre sur ce sujet qu'elle exècre pourtant encore plus que moi.

Royce est toujours dans le couloir - enfin, je suppose... j'espère - et la demeure est affreusement silencieuse donc il y a de forte chance que la conversation ne soit pas privée. Je ne suis vraiment pas à l'aise, j'étais bien plus sereine lorsque le proviseur de mon lycée privé m'a convoquée pour savoir si c'était Daisy Appleton qui avait tagué ce dessin obscène sur mon casier et que je lui ai menti. J'ai dit que non, que je ne savais pas qui était responsable. Ça n'avait pas d'importance, Daisy avait sûrement fait ça pour plaisanter. Eh bien, si j'ai sué à grosses gouttes sur la chaise trop rigide du bureau directorial, là, je me sens plutôt comme un poisson pané : congelée. J'ai froid, j'angoisse. Ne manquerait plus que maman laisse échapper une information que je refuse de partager pour...

- Tu avais dit à ton psy que tu n'en faisais plus.

... refaire ma soirée.

Voilà. Impeccable.

Je ne suis pas de ces adolescents grincheux et immatures qui considèrent que consulter un psychologue, « c'est trop la honte ». N'empêche, à choisir, j'aurais préféré que Royce ne soit pas au courant.

Ce n'est que justice. Tu as lu son analyse psychiatrique.

- C'est le cas, mens-je avant de changer aussi vite que possible de sujet. Et tu ne dois plus boire, tu te souviens ?

En parlant, je me suis rapprochée. J'essaye doucement de lui confisquer son verre, mais ses doigts se referment comme des serres sur le pied en cristal et je n'insiste pas. Je me limite à ramasser la bouteille pour la ranger en haut d'une étagère. Ensuite, je récupère l'uniforme de papa, le défroisse d'une main de mes doigts tremblants et le suspend à sa place. Je m'attarde le moins possible sur les vestes de costumes et chemises de plages Hawaïennes qu'il a laissées derrière lui et ferme la penderie en ignorant la couronne d'épine qui m'enserre la gorge.

- Qu'est-ce que tu veux, Elisabeth ?

J'ai un temps d'hésitation. Ce que je veux ? Être heureuse, non ? N'est-ce pas le souhait de tout le monde ? Je suis plantée au milieu de cette suite aux allures de tombaux qui a d'antan tenu un rôle de nid familial, mais me semble aujourd'hui aussi accueillante qu'une chambre froide. Ah ! J'avais presque oublié pourquoi je suis là. Contourner l'autorité de Chris.

- Est-ce que je peux sortir ? je me lance sans me faire trop de soucis.

Sans surprise, maman ne cille pas, à croire qu'elle ne m'a pas entendu. Elle se contente de piocher un bâton de cèleri dans le bol qui repose sagement en équilibre sur le bras de son fauteuil. Elle mord dedans sans grimacer et je suis fascinée malgré moi. Est-ce qu'elle fait passer le mauvais goût en s'imaginant que c'est un Doritos ? Est-ce qu'elle a déjà goûté un Doritos ?

- Pour aller où ? m'interroge-t-elle mécaniquement en arrosant la plante qu'elle vient d'avaler d'une rasade de vin.

En Alaska. Ou dans le Connecticut.

- Je ne sais pas. Dehors.

- Faire quoi ? se force à me demander ma mère.

Du pain d'épice. Et de la luge.

- Je ne sais pas.

Ce que je sais, c'est qu'elle se fiche autant des réponses à toutes ces questions que de sa première création... Et encore, je n'ai jamais eu droit aux mêmes soins que cet affreux brouillon de robe portefeuille émeraude dont elle est si fière. Elle ne s'informe de mes plans que par devoir, j'en ai parfaitement conscience. Comme pour me donner raison, la voilà qui enchaine sur un timbre laconique, les yeux perdus par la fenêtre alors qu'il n'y a strictement rien à y voir :

- Tu rentrerais quand ?

À Pâques prochain.

- Je ne sais pas. Demain ?

Les ongles de ses orteils sont multicolores. C'est... Inattendu. Elle fait des tests, je crois. Je démêle péniblement les couleurs dans la petite pénombre pendant qu'elle fait semblant de délibérer. Je connais les nuances presque par cœur, à une époque, c'est moi qui les lui appliquais. Je prenais ça pour un honneur. Je dépassais sur la peau, mais elle ne s'en offusquait pas. Elle disait « c'est le métier qui rentre » ou quelque chose comme ça. C'était il y a fort, fort longtemps.

Vert anis. Rose thé. Indigo. À moins que ce ne soit du bleu outremer. Non, c'est de l'Indigo. Bouton d'or et puis jaune Champagne... banane. Je passe au pied voisin, celui qui repose sur l'assise de son fauteuil. Violet Byzantin. Gris de...

- Tu sors avec le garagiste ?

Seulement dans ses rêves.

J'avale un peu de salive de travers et me fais insulter par mes poumons. Mon cœur exécute une acrobatie bizarre au fond de sa cage. Dommage qu'il n'y ait aucun public pour l'applaudir. Maman et moi, en revanche, avons un public. Le « garagiste », comme elle le dit si mal, n'est qu'à une ou deux tables de pingpong de distance. Léchées par les flammes, mes joues se mettent à éclairer la pièce.

- Hein ? je m'étrangle.

Je me figure sans mal Royce levant les yeux au ciel ou soupirant de dédain avant de tourner les talons, irrévocablement agacé. Peut-être qu'il n'écoute pas ?

- Est-ce que c'est avec lui que tu vas sortir ? reformule ma mère en articulant exagérément comme si j'étais une demeurée.

Rien qu'un petit peu.

- Oh ! Avec Royce, oui. Et pour la dernière fois, il est mécanicien, pas garagiste.

- La différence ?

- Ben, le garagiste est en contact avec les clients alors que le...

- Elisabeth.

- Oui ?

- Ça ne m'intéresse pas. Dis-moi plutôt ce que devient Nathaniel dans tout ça ?

Je gonfle les joues, lève le poignet et tire sur la manche presque trop longue de mon haut pour consulter ma montre. Je n'en ai pas, cet accessoire appartient au club très select des gens occupés dont je ne fais pas partie. Ça ne m'empêche pas de reproduire ce geste universel que l'on peut traduire de tout plein de manières. « Je suis pressée », « tu m'ennuies », « abrège » ...

- Quoi Nathaniel ? je grogne, sur mes gardes.

J'avais un plan. C'était censé être du tout cuit. Je devais demander une permission de sortie et elle devait me l'accorder aussitôt pour la simple et bonne raison qu'elle n'en a rien à faire. Au lieu de ça, je suis coincée dans cette chambre qui empeste le détergent, le chypre et cette mauvaise odeur imaginaire qui précède les discussions dont on n'a pas envie.

- Est-ce qu'il est d'accord avec ce que tu fais ? insiste Victoria.

Ma converse gauche donne un léger coup de pied à l'arrière de ma converse droite.

Ça ne va pas du tout.

- Je ne fais rien. Et depuis quand j'ai besoin de sa permission ?

- Depuis que tu vas voir ailleurs. Écoute, Nathaniel n'est pas irréprochable non plus, donc je ne pense pas qu'il puisse trouver quoi que ce soit à redire à tes incartades, mais c'est ce que ça doit rester. Un passe-temps, rien de plus.

Nate n'est pas irréprochable non plus ? Mes incartades ?

Les mots me manquent. Je voudrais dire que je suis surprise d'entendre des absurdités pareilles, mais ce serait un mensonge et on ne doit pas mentir. Ou le moins possible. Je sais parfaitement ce que maman pense et je le savais bien avant qu'elle ne me fasse verbalement part de ses plans tordus. Mon meilleur ami et moi n'avons jamais fait semblant d'ignorer le bel avenir rose rempli d'amour et de billets de banques que nos mères ont concocté pour nous sur leurs vélos elliptiques de femmes enceintes. Quand on a soufflé notre sixième anniversaire, elles nous ont soigneusement apprêtés et nous ont organisé un faux mariage avec des pétales de roses, une gigantesque pièce montée en Smarties et de vrais musiciens. On fait difficilement moins subtil. Au fil des années, c'est devenu une sorte de blague entre Nate et moi. N'en déplaise à Victoria Brown et Diana Evans, ça ne sera jamais rien de plus... qu'une blague.

- Elisabeth.

- Quoi ?

- Est-ce qu'on est d'accord ?

Non, certainement pas. Je ne suis pas du tout d'accord. Royce n'est pas un passe-temps. Le bowling, ça, c'est un passe-temps. Fortnite, c'est un passe-temps. Le tunning ou la philatélie aussi, pourquoi pas ? Mais Royce, c'est... Autre chose. Plus. Infiniment plus. Évidemment, je ne peux pas le formuler à voix haute parce qu'il n'est pas très loin, que je ne sais pas à quel point il a l'ouïe fine et que ça me paralyse. Alors je ne dis rien. L'ennui, c'est que ma mère n'a pas besoin que je parle, elle sait. Elle sait toujours tout. Qu'elle le mérite ou non, elle a hérité de ce superpouvoir extralucide de maman.

- Chérie, susurre-t-elle sur un ton visqueux de condescendance, le regard dégoulinant de pitié. Qu'est-ce que tu vas imaginer ?

Je régresse discrètement vers la porte en secouant la tête, de moins en moins à l'aise. C'était une mauvaise idée, je n'aurais jamais dû venir. Mon plan était nullissime tout compte fait.

Allez, on rappelle les troupes. Plus vite que ça !

- Je ne suis pas venue pour discuter de ça, tout ce que je veux, c'est...

- Je peux t'assurer que ton Casanova se sauvera à la minute où il aura obtenu ce qu'il voulait de toi. C'est triste, mais c'est comme ça. On ne peut pas compter sur ce genre d'individus.

Alors il restera pour l'éternité parce que je vois mal dans quel contexte il « obtiendrait » ce à quoi elle fait probablement référence.

Ça fait quand même mal à entendre. Autant qu'un coup de batte de baseball dans l'âme. Je referme mes doigts sur mes biceps en tissus et me prends machinalement dans mes bras. Maman me dévisage avec une poussière de compassion et, alors que je m'étais promis de ne pas entrer dans son jeu, je lui oppose en dressant le menton :

- Tu ne le connais même pas !

- Détrompe-toi. Chris m'a déjà briefé sur le sujet et...

Quoi ? Quoi ? Quoi ?

P-p-p-pardon ?

- Attends ! Tu en as parlé avec Chris ? Tu... Vous...

- Écoute-moi. Je suis passée par là moi aussi, j'ai déjà fréquenté des hommes de son espèce.

- De son... Espèce ? C'est n'importe quoi ! En plus, tu mens, je sais que tu n'as jamais rien connu d'autre que des millionnaires.

Comment est-ce que la situation a pu m'échapper à ce point ?

Maman lève les yeux au ciel alors qu'elle ne supporte pas quand je fais ça. Moi non plus, je n'aime pas quand elle le fait.

- Certes, je ne suis jamais allée m'acoquiner avec des prolétaires, mais ce dont je te parle n'a rien à voir avec l'épaisseur de leurs portefeuilles. Crois-moi, je sais exactement de quoi je parle.

Elle vient de dire « prolétaire » ou ce sont mes oreilles qui me jouent des tours ?

- C'est n'importe quoi, je répète comme un stupide androïde rouillé.

- Laisse-moi deviner, il est beau, au-dessus des lois, il n'a peur de rien et il te fait sentir vivante, mais il est aussi cruel, injuste et inaccessible. Il refuse de s'engager, souffle le chaud et le froid, surtout le froid, et il te fait souvent pleurer, mais tu reviens quand même vers lui parce qu'il lui arrive de ne pas se montrer trop exécrable. Est-ce que j'ai tout bon ?

Ça y est, j'ai envie de pleurer. C'est un autre des superpouvoirs de Victoria, mais celui-là, je doute qu'il fasse partie de la panoplie habituelle des mamans. Je ne m'autorise rien de plus pitoyable qu'un faible reniflement, ça ne m'empêche pas d'avoir plein de poussières sur les cornées. Je hais absolument chaque mot qui vient de sortir de sa bouche ! Je hais encore plus le fait de reconnaître un peu de Royce dans le portrait stéréotypé qu'elle vient de me dresser avec une sidérante désinvolture. Quand j'écarte les lèvres pour protester, rien ne sort en dehors d'une expiration laborieuse, mes maigres ressources de réparties réduites à néant par la douche froide de ce court exposé.

Et puis maman se met en tête de me « réconforter » et tout devient pire.

- Chérie, il y aura beaucoup d'homme, ce garagiste n'est que le premier d'une longue liste. Mais au final, un seul comptera. Comme il n'y aura jamais que Wyatt pour moi. Nate est ton Wyatt.

Si j'étais un feu de camp, maman viendrait de vider un seau d'eau entier sur mes flammes. Si j'étais une chandelle, maman m'aurait soufflé dessus. Et si je n'étais qu'une minuscule flammèche, l'ultime sursaut de vie d'un brasier éteint, elle m'aurait étouffée sous le talon de ses Louboutin préférée.

- Je peux sortir, oui ou non ?

J'ignore pourquoi ma voix est aussi éraillée, comme si elle s'était fêlée en même temps que tout le reste, à l'intérieur.

- Fais ce que tu veux. Tu as passé l'âge de demander la permission, je ne comprends même pas pourquoi tu me poses la question.

Ça, c'est ce que j'avais besoin d'entendre il y a dix minutes, avant qu'elle ne joue aux quilles avec mon moral et mes sentiments.

- Mais est-ce que tu peux dire « Lily, je t'autorise à sortir » ?

Ma mère relève le nez, le visage traversé d'une rare étincelle de surprise. Cette dernière est toutefois rapidement remplacée par une moue entendue quand le bleu électrique de ses iris se fend d'une lueur de compréhension.

- Je t'autorise à sortir. Ferme la porte derrière toi.

Avec plaisir.

Je quitte la pièce à reculons et, lorsque je tire le battant sur moi, c'est un peu comme si rabattais le couvercle sur la boîte de Pandore. Les maux s'en sont déjà échappés, mais on est à nouveau capable de respirer normalement. Enfin... seulement quelques secondes, parce qu'ensuite, je me retourne et mes deux poumons retombent spontanément en panne. L'atmosphère s'est considérablement rafraichie. Quelque chose de froid et de gelé flotte dans l'air et je me sens comme piégée dans un champ de ronces en plein hiver, des épines couvertes de givres fichées dans la peau, le souffle laborieux et le bout des doigts glacés.

Royce est à l'exacte place où je l'ai laissé, mais ce n'est plus pareil. Quelque chose est différent. Je ne sais pas comment je le sais, je le sens, c'est tout. Chacun de ses muscles contractés semble vouloir déchirer sa peau. Aussi figé que son corps et le temps qui vient de se suspendre, son visage, bien que paré d'un redoutable masque d'ombres, n'est plus qu'un sinistre assemblage de lignes cassantes et... haineuses ? Une fureur glaciale enveloppe chacun de ses traits sur lesquels je me promène craintivement avant de me heurter méchamment à son regard. C'est comme de foncer tête baissée dans un store métallique. Le choc est pénible. Ses pupilles d'encre m'aspirent et me broient. Il est pâle. L'expression « livide de rage » s'invite dans mon esprit. Je frissonne. Il neige soudain entre mes côtes.

Lorsqu'il tourne les talons, je me dépêche de lui emboîter le pas sans être sûre que ce soit ce qu'il veuille. Les idées en désordre, je descends les escaliers derrière lui en me repassant ma conversation avec maman, grimaçant à toutes les choses insultantes qu'elle a pu dire sur lui. Lorsque l'on débouche sur le grand hall faiblement éclairé, je me suis si profondément enfoncée dans mes pensées que je ne remarque pas Chris, installé dans le séjour grand ouvert sur notre droite. En tout cas, pas avant de l'entendre se racler la gorge de manière parfaitement audible.

Le cœur tempêtant, je m'immobilise par réflexe au milieu de l'entrée, surprise de voir Royce en faire de même. Je m'attendais à ce qu'il trace jusqu'à la sortie, mais non. Je hisse des yeux hésitants vers son visage. Mon pouls trébuche dans un nid de poule. Alors que je dois probablement ressembler à une gamine prise en faute, lui a seulement l'air... d'un fauteur de trouble. Ses prunelles désertiques se dirigent lentement vers mon oncle et ses lèvres dessinent un pli cynique, leurs coins se relèvent discrètement, cruellement. Je tressaille. Je panique. Où est Royce ? J'ai un mauvais pressentiment.

Chris ne nous regarde pas, avachi sur un canapé du salon dans une position de détente feinte qui lui ressemble peu, il nous offre simplement son profil neutre. Il a le même muscle énervé que Royce à la mâchoire, celui qui fait du trampoline sous la peau. Sa chemise blanche est toute froissée. Je me demande ce qu'il fait là, tout seul. La télévision est éteinte et je ne repère nulle part son ordinateur ou ses documents. Le silence est redoutable, assourdissant. J'ai le sentiment qu'il précède la tempête. Un éclat d'ambre attire mon attention sur le verre d'alcool qu'il tient à la main. Il n'est pas très rempli. Décidément, j'ai le chic pour surprendre les gens en train de noyer leurs problèmes dans la boisson.

- T'as envie de m'expliquer ce que tu fichais à l'étage ? demande brusquement Chris d'une voix d'outre-tombe un peu saccadée, comme s'il parlait sans desserrer les dents.

Il ne s'est toujours pas tourné vers nous, à la place, il inspecte le contenu de son verre. Lui non plus ne semble pas dans son état normal. J'ouvre la bouche pour répondre, mais la referme aussi vite. Il est clair que ce n'est pas à moi qu'il vient de s'adresser. Ma chambre est à l'étage. Plongeant les mains dans ses poches, Royce ne se fait pas prier pour rétorquer sur ce ton trainant et légèrement antipathique qu'il emploie parfois :

- Tu veux la version censurée ou épicée ?

Je sursaute. Mon palpitant sursaute. Chris ne sursaute pas, mais je vois ses doigts blanchir autour de son whisky. Sur le dos de sa main, les veines saillent violemment. Royce ne cligne même pas des paupières, il fixe mon oncle, une lueur presque malsaine au fond de ses yeux-mi-clos, la bouche provocatrice. Je ne comprends pas pourquoi il faut qu'il fasse ça. À chaque fois qu'on se retrouve en présence d'une tierce personne, il s'amuse à devenir imbuvable. Ce n'est pas qu'il soit doux comme un agneau le reste du temps, mais là, c'est cent... mille fois pire ! J'agrippe son poignet et tire légèrement dessus en l'appelant pour attirer son attention.

- Royce... Arrête, s'il te plaît, j'implore à mi-voix.

Je fouille avidement son regard, j'y cherche une trace infime de mon mécanicien. Je ne trouve rien à part un vide intersidéral. Le gris de ses prunelles torves ressemble à un amas de ferraille abandonné, le noir ne fait rien de plus que refléter ma mine anxieuse. Mes épaules s'affaissent de découragement et je me retourne vers Chris parce que, des deux hommes, c'est celui qui me donne le moins envie de me rouler en boule. Il s'est finalement dévissé la nuque pour nous regarder, son attention oscille de son mécanicien à moi. De moi à son mécanicien. Ses rayons x me passent au crible de la tête aux pieds, puis retournent poignarder mon voisin.

Soudain, c'est comme si je devenais transparente. Je n'existe presque plus. Totalement inutile, je ne peux rien faire d'autre qu'assister à une conversation plus ou moins codée qui me concerne un peu et en même temps pas tellement.

- Alors c'est comme ça que ça va se passer ? observe Chris avec froideur. Je te tends la main et tu me plantes le couteau dans le bras ?

- Estime-toi heureux, je visais la jugulaire, décoche Royce sous mes yeux atterrés.

- Je te paye pour réparer mes voitures. C'est la seule chose à laquelle tu as le droit de toucher ici ! La seule chose que tu as le droit de regarder ! Je pensais que c'était clair.

- Ce qui est clair, c'est que tu me l'as fichue entre les pattes. Tu me l'as agitée sous le nez comme un os, maintenant t'assumes, tranche le mécanicien, un rictus torve accroché aux commissures.

Le verre d'alcool émet un tintement féroce et asperge la table basse lorsque Chris le claque agressivement contre le meuble. Il reste assis, ce qui permet à Royce de continuer à le toiser de très haut, mais n'a pas l'air d'indisposer mon oncle.

- Qu'est-ce que tu cherches à prouver, à quoi tu joues exactement ? veut-il savoir.

Là, sans crier gare, mon mécanicien refait surface. Le métal de ses prunelles se liquéfie brutalement, irrigue chaque strie, chaque sillon, chaque rayure de ses iris pluvieux. C'est fugace, ça ne dure qu'un instant. Un morceau de seconde.

- Je ne joue pas, siffle sa voix grave, juste avant qu'il ne disparaisse à nouveau sous trois couches d'indifférence et de glace.

- Qu'est-ce qui te fait croire que tu peux entrer et sortir de chez moi comme dans un moulin ?

- Fais gaffe, y a pas que dans ta baraque que je pourrais entrer et sortir comme dans un moulin, susurre Royce, l'air mauvais.

Je ne réagis pas, mais Chris a l'air de saisir dans ces mots quelque chose d'insultant qui m'échappe parce qu'il bondit comme un ressort sur ses pieds. Dans un sursaut de lucidité, je me décale précipitamment sur la gauche, juste à temps pour éviter la collision de deux Icebergs. Résultat des courses, je me retrouve coincé entre deux hommes brûlants de colère, écrasée par le poids de leur fureur délétère, le torse encombrant du mécanicien vibrant contre mon dos et les avant-bras épais de mon oncle prisonniers de mes doigts tremblants.

- Chris, s'il te plaît, non...

C'est de ma faute. Si je n'avais pas insisté pour sortir au beau milieu de la nuit, si je m'étais recouchée comme une grande après mon cauchemar sans jouer les enquiquineuses, on n'en serait pas là.

- Détends-toi, j'ai pas dépucelé ta gamine. Je la laisse intacte pour la petite fiotte blindée que vous lui choisirez, crache cet inconnu dans le corps de mon mécanicien et ses paroles dégradantes m'effleurent en même temps que son souffle chaud. Elles me souillent les tympans.

Mon rythme cardiaque marche sur ses lacets et trébuche comme un garnement turbulent. Sous mes paumes, les muscles de mon oncle prennent une allure pierreuse, ses tendons s'étirent durement. Il n'y a plus une once de chaleur dans son regard océan. Les courants y sont d'un froid mordant, en profondeur comme en surface. Et moi, j'ai honte.

J'ai honte que Chris entende ça, j'ai honte en détectant l'incompréhension sur ce visage trop semblable à celui de mon père - mon vrai père. Je sais ce qu'il est en train de se dire. Il se demande comment je peux tolérer cela, comment je peux en redemander. Il me prend pour une folle. Une gêne visqueuse me colore violemment les joues et je baisse les yeux. Je les garde scotchés au carrelage scintillant, même quand Chris se défait de mon emprise pour m'empoigner fermement les épaules. Il tire un peu dessus pour m'éloigner de Royce. Quand je ne perçois plus du tout la chaleur brute du mécanicien derrière moi, il s'incline légèrement et place son regard à hauteur du mien. Nos prunelles identiques s'accrochent. Les siennes, tranchantes comme deux lames de rasoirs, les miennes sans doute un peu humides.

- Tu penses que c'est normal ? Regarde-moi, Lily, est-ce que tu trouves normal qu'un homme te traite comme ça ? demande-t-il sur un ton très sérieux avant d'enchainer devant mon silence prolongé. Je vais te le dire moi. Ça ne l'est pas. Ce n'est pas supposé être aussi pénible.

- Mais...

- Non, tu m'écoutes. Tu devrais être avec quelqu'un de ton âge qui sait comment on traite une fille comme toi. Réponds-moi franchement, est-ce que tu as déjà entendu Nathan s'adresser à toi de cette manière ? Est-ce qu'il en serait capable, à ton avis ?

Évidement que non, Nate préfèrerait avaler un sachet de pâtes crues plutôt que de parler de moi en des termes aussi crus. D'ailleurs, s'il savait que quelqu'un m'a placé dans la même phrase que le mot « dépuceler », il ferait sans doute une attaque ou piquerait une crise de colère. Je renifle doucement et me racle la gorge pour faire rouler ailleurs la boule à neige qui s'y est logée. Je ne réponds pas et quand bien même j'en aurais eu l'intention, je me serais vu joliment couper la parole par le sauvage claquement de porte qui fait pratiquement vibrer les fondations de la demeure.

Quand je me retourne, Royce n'est plus là et la grande porte principale tremble encore. Il est parti. Il est sûrement en train de traverser le parc, trainant son humeur exécrable comme un boulet aux pieds. Il martèle sans bruit les pierres de l'allée de sa démarche fulminante. Il rejoint le parking enténébré, déverrouille sa voiture d'une brutale pression sur sa clé, prends le volant et disparait à nouveau de la circulation - pour combien de temps ? Ces affligeantes prédictions font mijoter mon sang de détresse.

- Ou tu crois aller comme ça ?

La voix de Chris claque comme un fouet et secoue l'air derrière moi. Il me faut un moment pour comprendre que je me suis dirigée sans réfléchir vers la sortie pour rattraper ma malédiction. Ça ne m'arrête pas, je m'éloigne d'un pas supplémentaire en faisant travailler les rouages grinçant de mes méninges mal huilées.

- Je vais...

- Tu ne vas nulle part, tranche mon ongle d'une façon qui ne souffre aucune discussion. Pas en pleine nuit et encore moins avec Royce quand il est dans cet état.

Il est peut-être déjà parti. Peut-être que je devrais le laisser s'en aller.

- Maman a déjà dit que je pouvais, je plaide pitoyablement en tirant sur les bretelles de mon sac-à-dos.

Chris fronce les sourcils face à mon approche un peu vicieuse. Je me sens comme ces enfants crapuleux qui demandent la permission au plus sympathique de leurs deux parents pour coincer l'autre. À l'exception que maman n'est pas sympathique, mais laxiste, et que Chris n'est pas mon père. Enfin, pas vraiment. Je me comprends.

- Et moi, je te dis que tu ne bougeras pas d'ici, décrète-t-il sans se donner la peine de hausser le ton.

Son timbre volcanique suffit amplement.

Tous les très jeunes adultes qui apprécient du bout de la langue le gout neuf de leur liberté fraichement acquise ont cette petite voix indocile dans la tête. Ce tout petit cri de rébellion qui les pousse à bomber la poitrine pour revendiquer leurs nouveaux droits. « Tu es majeure, impose-toi ! ». « Il n'a plus le droit de te donner des ordres, tu n'as plus quinze ans ! ». Chez moi, cette voix est absente, je n'entends pas le moindre cri de guerre, seulement mes Lily attardées qui me pressent et engrènent en moi un sentiment d'urgence irrationnel. « Rattrape Royce » scandent-elles en cœur.

Non, tu ne bouges pas d'ici. Tu m'entends ?

Je n'entends pas.

- Maman..., j'entonne péniblement avant de déglutir pour débiter dans un murmure enroué. Maman l'emporte.

Chris recule légèrement le menton pour me jauger avec davantage de hauteur. C'est inutile, je me sens déjà toute petite.

- Pardon ?

Je ne suis pas bien. J'ai chaud partout. Je crispe les doigts sur les extrémités de mes manches longues, courbe l'échine et m'oblige à répéter, le regard fuyant.

- J'ai dit... Maman l'emporte.

S'ensuit un silence accablant pendant lequel je me demande combien de points je viens d'empocher sur l'échelle de la mesquinerie où Jenna Marshall représente le rang dix et Will Byers, le un. Je me demande également si Royce est déjà parti.

- Je peux savoir en quel honneur ? s'enquiert Chris, affreusement calme.

Je n'ose toujours pas lui faire face lorsque je débite d'une voix mal assurée :

- Parce que c'est elle qui signait mes autorisations de sorties à la dernière minute, au lycée. Et... Parce qu'elle a dû passer douze heures dans la salle d'attente des urgences quand j'ai eu l'appendicite. Parce qu'elle s'est coltiné des spectacles de fin d'année débiles pendant toute ma scolarité alors qu'elle a horreur de ça. Parce qu'une fois, je lui ai refilé la varicelle. Parce que c'est elle qui doit me supporter quand je suis malade et que je traine ma couverture pleine de bactéries partout dans sa maison. Parce que c'est elle qui finance mon chauffeur, mon alimentation, mes vêtements, mes études, mon abonnement cinéma, mes cours d'équitation, de danse, de patinage artistique et de tennis. Et... Voilà.

Je me tais, à bout de souffle, et relève lentement le menton. Mon oncle est... J'ai eu l'occasion de voir des statues plus figées que lui. Il me dévisage sans piper mot ni rien trouver à m'opposer. Ou alors, il n'a juste plus envie de me parler. Ce serait compréhensible. Je n'avais pas envie de lui dire tout ça, mais... c'est ce que pense une partie de moi. Maman a beau être un piètre modèle maternel, me tolérer plus qu'elle ne m'aime, multiplier les faux pas depuis que papa ne tient plus le premier rôle, elle n'en reste pas moins plus un parent que Chris. Personne, pas même moi et une bonne dose d'ingratitude, ne pourra lui retirer toutes les années perdues à m'élever malgré elle.

- Désolée, je bafouille piteusement en battant lâchement en retraite.

Chris ne relève pas, il ramasse son verre sur la table, penche la tête en arrière et le vide d'une traite. Je quitte la maison, un peu nauséeuse. Dehors, une bise clémente et inespérée me prend par surprise, s'invite sous mon sweat et tapisse mon ventre de chair de poule. Debout en bas du porche, la tête renversée en arrière, je m'accorde une minute de pause pour reconstituer mes idées et restaurer mon souffle. Saturé d'une encre de Chine coagulée encore plus noire que noire et tristement désertée par les étoiles, le ciel demeure malgré tout étonnamment tendre. Séduisant. Énigmatique. Cueillie quelques heures avant l'aube, la nuit prend des airs de poésie oubliée,

Je ne me remets en marche qu'une fois mes poumons apaisés et gorgés d'un parfum de muguet. J'ai toujours un gros galet dans la poitrine, mais il me semble un peu moins lourd. Je slalome entre les palmiers nains, traverse toute la longueur de la propriété et rejoins le parking sans trop savoir à quoi m'attendre. En tout cas, pas à trouver Royce debout près de sa Camaro, bras tendus, mains crispées sur le toit du véhicule, la nuque basse et le regard errant au sol dans une posture vaguement défaitiste qui colle très mal au personnage.

Je m'arrête à l'entrée de la zone, mes converses soigneusement alignées sur le premier marquage au sol blanc. Je campe dessus quelques instants.

Le mécanicien ne parait pas s'être aperçu de ma présence. Il m'offre une vue imprenable sur son dos impressionnant contracté à l'extrême. Je laisse mes yeux agrandis capturer certains détails plus ou moins pertinent, comme par exemple, ses larges épaules qui se soulèvent et s'affaissent au rythme irrégulier de sa respiration audible. Les tendons saillants qui font gonfler ses bras crispés, presque trop volumineux pour être contenus par sa peau, et les muscles assez monstrueux qui ondulent comme des bêtes sous le coton sombre de son T-shirt. Ses grandes mains qui libèrent la toiture en taule et se referment en deux poings menaçants. Je le regarde plier le coude et porter deux doigts liés à son cou. C'est bizarre de faire ça, non ? Comme s'il mesurait son propre pouls ou cherchait à retrouver son calme.

Si c'est cela, il finit par ruiner ses efforts tout seul en reculant brusquement pour envoyer sa botte dans le pneu avant gauche. Fort. Très fort. Assez pour me faire reculer nerveusement d'un pas. Le dessous en caoutchouc de mes tennis couine et crisse en rencontrant du gravier. Royce tressaille et pivote dans la seconde.

Son regard d'acier m'emprisonne aussitôt dans un contact visuel contraint dont je ne cherche pas à me défaire, j'enserre plutôt de mes doigts fluets les barreaux de cette prison. Plissés dans un premier temps, ses yeux s'agrandissent sensiblement en me braquant. J'y décèle une once de surprise. Comme une vingtaine de bouteilles à la mer, une pagaille d'émotions cryptées et inaccessibles remue et s'entrechoque derrière ses fenêtres d'orages. Puis ses prunelles me recrachent, et se rivent résolument au sol sous les deux trais froncés de ses sourcils. Une sorte de tic fait tressauter le côté de sa mâchoire qui m'est apparent.

Lorsqu'il finit par s'incliner pour ouvrir sa portière, sur le point d'investir la place conductrice, je me secoue. Je ne sais pas s'il compte m'ignorer et s'en aller sans moi, ou simplement faire chauffer le moteur en attendant que je m'installe sur le siège voisin, mais je ne le laisse faire ni l'un, ni l'autre. Je le rejoins en deux enjambées et claque précautionneusement la portière qu'il vient de tirer. Ensuite, je m'y adosse pour lui barrer plus radicalement la route et je croise résolument les bras sur mon haut. Il ne tente de pas de m'écarter, ne m'envoie pas balader non plus. En fait, il ne fait rien de plus que me scruter, pris de cours.

- Tu n'as pas le droit de faire ce que tu as fait, je commence quand je suis certaine d'avoir l'entièreté de son attention.

Son attention est trop brutale, elle court-circuite mon cerveau lent. Le poids de son regard fait trembler mes genoux. Je repense à mon psy qui répétait sans arrêt que faire part de ses sentiments aux gens qui nous blessent ne peut que faire du bien. À l'époque, il m'arrivait de le prendre pour une espèce de charlatan. Il est grand temps de vérifier cette hypothèse. J'enchaîne avant de perdre définitivement mes moyens et de me dégonfler pour de bon :

- Je ne sais pas ce qu'il y a eu entre mon oncle et toi, sans doute que ça ne me regarde pas, mais te servir de moi pour l'atteindre, c'est dégoûtant. Et ça me fait du mal. Quand tu me traites aussi... Quand tu me traites comme ça devant les autres, tu me fais passer pour une de ces filles dépourvues d'amour-propre qui peuvent littéralement tout accepter d'un garçon. Et les choses que tu as dites exprès pour choquer Chris... ça me donne l'impression d'être sale. Je me fiche de ce que les gens pensent de moi, mais je n'ai pas envie que Chris me prenne pour une idiote insipide et faible.

Je m'arrête là et compte en silence les ridules contrariées qui entaillent provisoirement le front du mécanicien. Mise légèrement hors d'haleine par mon petit laïus, je termine pantelante quand le mécanicien se rapproche et repose les paumes sur sa voiture de collection, m'enfermant au passage entre ses bras.

- T'es pas faible, réfute-t-il à un chapeau de paille de distance.

Ha. Ha.

- Si, un peu, et ça m'embête que tout le monde le sache.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Si j'étais forte, je ne t'adresserais plus jamais la parole, réponds-je le plus honnêtement possible en essayant de ne pas me laisser intimider par l'effrayante nuit sans lune qui se couche violemment dans les prunelles étrécies de Royce, ni par l'expression glaciale qui fige subtilement les coups de crayons divins de son visage.

Je poursuis sans trembler - le cœur, ça ne compte pas.

- Je te dirais seulement bonjour comme à tout le monde, mais ça serait tout. J'arrêterais de te dessiner, je ne te regarderais plus, je ne rêverais même plus de toi et je...

Je ne peux pas terminer ma phrase. Royce l'écrabouille avec sa bouche qui se rue sur la mienne et me heurte sans douceur. J'écarquille les yeux de stupeur. Les siens sont fermés. Son corps massif me plaque contre sa voiture, son thorax déborde dans mon espace, ses cuisses en titane écrasent brutalement les miennes tandis qu'il enroule durement ses lèvres autour des miennes. Au-delà de la monstrueuse pagaille qu'il a semé à l'intérieur de mon corps, je sens ses doigts rêches agripper ma mâchoire, maintenant fermement mon visage contre le sien, comme pour m'interdire définitivement de m'écarter.

Ça ne l'empêche pas de me libérer en urgence face au léger mouvement de recul que m'impose la plus raisonnable - la plus pénible - de mes Lily. J'ai à peine effleuré son épaule qu'il réinstaure quelques salutaires centimètres entre nos bouches. Il ne s'éloigne pas pour autant et m'interroge de son regard colérique... presque violent.

"Laisse-moi deviner, a dit maman, il n'a peur de rien et il te fait sentir vivante"

Je bats plusieurs fois des cils pour me raccrocher le plus vite possible à un fragment de réalité. Je fais de mon mieux pour ne pas respirer trop fort parce que c'est gênant. Qu'est-ce qu'il vient de se passer, au juste ? Je ne savais pas qu'on pouvait embrasser comme ça. En fait, je ne crois pas qu'il ait été en train de m'embrasser, mais aucun autre terme plus adéquat ne me vient en tête, donc je me contente de celui-là pour expliquer le plus gentiment possible :

- Je n'ai pas très envie que tu m'embrasses, pour l'instant.

Je n'aurais jamais cru dire ça un jour. Royce non plus, visiblement, parce que ses narines frémissent d'irritation et que son visage se froisse de la même émotion. J'attends qu'il se détache de moi et qu'il s'éloigne un peu pour me rendre mon souffle, mais il n'en fait rien. S'il n'essaye plus de « m'embrasser », il me garde malgré tout prisonnier de ses bras tendus, de son corps trop grand, de son ombre assoiffée. Et quand il courbe brusquement l'échine pour poser le front sur mon épaule, je finis tétanisée.

Qu'est-ce qui lui prend ? Je ne sais pas quoi faire. Prise de cours, je continue de me tenir droite, les bras ballants et le visage brûlant. Mon cœur bat, bat, bat si fort et explose dans un bruit de pétard. J'essaye de ne pas m'attarder sur les pointes de ses cheveux qui me picotent la peau. Il redresse légèrement la tête et ses mèches me chatouillent l'oreille. Mon esprit en déroute rame et déraille. Je ne viens pas de détecter l'odeur masculine de son shampoing... un parfum de fougères et... Je ne sais pas. Il n'est pas en train de respirer dans mon cou. C'est trop... C'est juste...

" Tu reviens quand même vers lui parce qu'il lui arrive de ne pas se montrer trop exécrable".

- Royce ? Pourquoi est-ce que tu as raconté tous ces trucs à Chris ?

Il se décolle partiellement de moi pour me faire face, mais rien n'échappe à ses lèvres dures que vient déformer une sorte de grimace cynique et un tantinet menaçant. J'insiste :

- Dis-moi.

Et il me dit.

- Je voudrais pouvoir te voler comme cette bagnole, lâche-t-il en cognant le dos de son poing clos contre le toit de la Camaro, mais je peux pas et ça me donne envie de casser des os. Satisfaite ?

Quoi ? Sa voiture est... volée !

Sans me laisser trop de temps pour digérer cette espèce d'aveux singulier, il s'éloigne et m'indique la portière côté passager d'un coup de menton. Cette fois, je ne me fais pas prier. Je contourne sagement le véhicule et prends place sur le siège en cuir. Lui porte son pouce et son index à sa bouche. Un sifflement strident lui échappe. Trop classe !

Huit secondes - top chrono - plus tard, un missile poilu déboule comme une furie de nulle part en faisant gicler les gravillons sur son passage. Mes yeux s'arrondissent d'excitation. Un sourire en forme de demi-lune me mange forcément le visage lorsque Rambo se jette sur le plancher du véhicule, juste entre mes jambes. Son maître lui indique aussitôt la banquette arrière d'un doigt impérieux. Je ne saurai sûrement jamais ce qui, de ma moue suppliante et des grands yeux implorants du Berger Allemand, a raison de la rigidité du mécanicien. Quoi qu'il en soit, il laisse son chien s'installer dans l'espace réservé à mes pieds et s'installe du côté conducteur sans insister.

Comme souvent, Royce démarre en snobant superbement sa ceinture de sécurité. La mienne cliquète de satisfaction quand le la boucle. Confortablement avachie contre mon dossier, je prends un plaisir coupable à admirer les grandes mains de Royce manœuvrer le volant.

À propos de volant...

- Tu as fait changer ton volant ? je demande lorsqu'il s'insère sur la double voix, en fixant l'armature élégante de la commande, légèrement différente de celle à laquelle j'étais habitué.

Le regard presque décontenancé qu'il m'accorde me fait reculer :

- J'ai cru... Il me semblait qu'il avait une autre forme.

- Tu connais la forme de mon volant, toi ? s'étonne-t-il sur un ton faussement narquois qui semble cacher autre chose.

Quelque chose que je ne me risquerais pas à appeler fierté, mais qui ne doit pas être moins que de la satisfaction. Ragaillardie, je confirme :

- Oui. Les contours étaient moins larges avants, non ? Il n'y avait pas ce truc-là, au milieu et aussi... Quoi ? je m'interromps en voyant ses sourcils escalader son front. J'aime bien ta voiture. Elle est propre et elle sent bon.

Pas comme le 4x4 d'Hunter.

Royce me coule un nouveau regard énigmatique, un rare éclat lumineux fiché dans le gris fendillé de ses prunelles. J'attends qu'il se reconcentre sur le parebrise pour expirer.

Il n'allume pas la radio, ça ne lui ressemblerait pas. Le trajet est seulement ponctué par le ronronnement puissant du moteur et les halètements allègres de Rambo qui a posé la tête sur mes cuisses et me tire joyeusement la langue. Je passe et repasse les doigts entre ses poils. Je ne demande pas où l'on va. Je me perds par la vitre qui ne révèle presque rien de l'extérieur. Que du noir. On se croirait dans les entrailles d'une créature géante, un peu comme le père de Némo et sa copine atteinte d'Alzheimer, quand ils finissent à l'intérieur d'une baleine. J'adore. Les lampadaires sont assez espacés les uns des autres pour ménager le suspense. En revanche, j'ai du mal à saisir comment fait le mécanicien pour se repérer.

En dehors de l'encombrante Dodge métallisée qui nous colle d'un peu trop près et que Royce surveille d'un œil blasé dans le rétroviseur central, on est la seule voiture réveillée. À cette heure, les routes sont fantastiquement désertes, c'est comme si elles n'étaient qu'à nous. La nuit n'est qu'à nous. Je souris. Tout ça... Royce, sa grande main habile et désinvolte qui joue avec le volant, son chien qui me bave un peu dessus, l'odeur de propre qui flotte dans l'habitacle de sa voiture et la lune énorme qui sème des graines de lumière pour éclairer notre chemin... Ça pourrait être ma recette du bonheur.

Oui, ça pourrait si l'humeur de l'ingrédient principal n'était pas encore en train de se détériorer à vue d'œil. Sans que je ne sache pourquoi, le moral de Royce recommence à faire du toboggan, je le vois bien. Il n'a même pas besoin de prononcer un mot ou de lâcher une parole désagréable, la façon dont il se met à étrangler l'armature de son volant ainsi que sa tempe battante et son regard trop fixe parlent pour lui. Garder le mécanicien dans un état d'esprit acceptable revient à peu près à faire tenir un œuf sur son crâne tout en marchant... sur un fil. Autrement dit, c'est pratiquement inconcevable.

"Laisse-moi deviner, il refuse de s'engager, souffle le chaud et le froid, surtout le froid"

On commence à peine à longer la côtière et je suis occupée à plisser les yeux pour crever la nuit et tenter d'apercevoir des fragments de vagues quand Royce brise brusquement l'Omerta.

- Il t'a déjà touché ?

Euh...

- Il ? Je ne comprends p...

- Est-ce que ce môme a déjà posé les mains sur toi ? reformule-t-il d'une voix un peu hachée, comme s'il avait oublié de décoller les molaires avant de parler.

- Ce môme... Royce, je ne vois vraiment pas de qui...

Et la lumière fut.

- Attends... Nate ? Tu veux dire... Non !

Mon cri du cœur fait sursauter le berger Allemand, qui lève sur moi des yeux accusateurs.

Royce, en revanche, ne se tourne pas une seule fois vers moi, trop concentré sur sa trajectoire. D'ordinaire, pourtant, surveiller le parebrise semble en option pour lui.

- Ça vous arrive jamais de jouer à des jeux bizarres ?

Bon sang ! Qu'est-ce qui lui arrive ?

- Des jeux bizarres ? Qu'est-ce que... Je veux dire... Non, on ne joue jamais à rien de bizarre.

Sauf si on compte Docteur Maboul, j'ai toujours trouvé ce jeu un peu glauque alors que Nate en était dingue. Je suis presque sûr que ce n'est pas à ce genre de chose que Royce fait allusion.

- Tu vas me dire que vous êtes pas non plus le genre de potes qui partagent leurs plumards et foutent leurs langues dans le même cornet de glace ? raille-t-il sombrement en retroussant légèrement les lèvres, comme si le seul fait de formuler cette idée l'écœurait profondément.

Aucune réponse appropriée ne me vient, il est de toute façon peu probable qu'il en attende une vraie. Avec n'importe qui d'autre que lui, je me serais contentée de confirmer les faits en haussant les épaules. Non, je n'éprouve aucun inconfort à l'idée de manger derrière mon meilleur ami, et oui, il arrive qu'il s'endorme dans mon lit - à l'issue d'une soirée film qui s'est éternisé - et vice versa. Petits, nos mères avaient pris l'habitude de nous coucher dans le même couffin, « vous vous endormiez deux fois plus vite comme ça », ont-elles affirmé plus tard. Depuis, on n'a jamais trouvé aucune raison valable de faire chambre à part.

L'ennui, c'est que Royce a présenté ces innocentes habitudes d'une façon tellement étrange que je me retrouve muette comme une carpe. Une carpe morte. Il lui suffit d'un regard dans ma direction pour qu'un éclair de lucidité amère traverse ses traits tendus. Un ricanement caustique lui échappe et il se détourne à nouveau. Il n'y a pas grand-chose que je ne donnerai pas pour pouvoir connaître ses pensées. Je payerais très cher pour entendre ne serait-ce qu'une seconde de ce qui se trame sous son crâne. Si c'était quelque d'autre, un homme plus... moins... Un autre homme, je ne serais pas loin de me pencher sur la théorie de la jalousie. Mais c'est Royce et à son sujet, cette théorie est tellement absurde que rien que le fait de l'envisager une demi-seconde me fait violemment monter le rouge aux joues.

- Royce... Qu'est-ce que...

Il me coupe sans attendre et formule d'une voix dégoulinante d'animosité :

- Je vais te filer un tuyau, t'en fais ce que tu veux. Tu vas aller à la fac et te dégotter un mec. Quand ça arrivera, tu te fourres le doigt dans l'œil si tu t'imagines qu'un gars acceptera une garde alternée avec ce gosse.

Une garde alternée ?

Je ne sais pas ce qui est le pire entre ça et la façon très indélicate dont il a évoqué mon jumeau de cœur, avec le « ce gosse » craché comme une insulte. De plus en plus égarée par cette agressivité envers une personne qu'il ne connait ni d'Eve, ni d'Adam et le moral légèrement miné après qu'il a fait référence avec autant d'indifférence à cet hypothétique futur petit ami, qui n'est de toute évidence pas lui, j'adopte la position universelle de la bouderie. Bras croisés sur la poitrine de manière aussi infantile que possible, sourcils inclinés et lèvres pincées. Je suis tout de même forcée de détendre un peu mes lèvres pour répliquer :

- Je m'en fiche. Je ne renoncerais pas à mon meilleur ami pour une espèce d'étudiant égocentrique et possessif. Nate, c'est comme mes taches de rousseurs, c'est à prendre ou à laisser.

Ça me parait juste. Équitable. Après tout, Nathan a toujours fait en sorte de me faire passer avant chacune de ses petites amies, chose que je ne lui avais jamais demandé de faire et qui lui a d'ailleurs couté à peu près toutes ses relations amoureuses.

Pendant trois longues minutes - cent-quatre-vingt-seize crocodiles - Royce, ne dit plus rien et, alors que je viens d'appuyer le front contre ma vitre tiède, persuadée que la discussion a pris fin, le mécanicien énonce sans détours :

- T'es déjà à lui et tu t'en rends même pas compte.

- Je ne suis à personne. On est au vingt-et-unième siècle.

Royce ne cille pas, il m'entend à peine. Je suis presque certaine qu'il vient de griller un feu rouge.

"Laisse-moi deviner, il est beau, au-dessus des lois, il n'a peur de rien..."

- Y a des choses que tu peux pas comprendre, élude-t-il froidement, mais je t'assure que ton Mr parfait sait de quoi je parle.

- Tu... Pourquoi est-ce que tu l'appelles comme ça ? Mr Parfait ? Tu crois que Nate est parfait ? je vérifie en me mordant la lèvre pour ravaler un sourire incrédule très peu approprié à l'ambiance étouffante du moment.

Je prends son silence de glace pour une approbation et après quelques secondes de délibération mentale, je décide de le détromper.

- Tellement pas ! C'est un enfant pourri gâté. Des fois, il a tendance à être un peu snob, je crois que ça vient de son père. Il boude quand il n'a pas ce qu'il veut... ça n'arrive pratiquement jamais. Il est dépensier ! Si ça lui dit, il est capable d'écouler dix-mille dollars pour des baskets en quelques jours. Il n'a pas peur de grand-chose, ça le rend téméraire... Imprudent même. Il est désordonné, ne range rien derrière lui, laisse des traces de dentifrice dans le lavabo et il ne redescend jamais la lunette des toilettes...

Je ne sais pas si ces quelques révélations apaisent Royce, en tout cas elles le laissent songeur. Et clairement méprisant. Je n'aurais peut-être pas dû être aussi honnête. Je peux accepter les défauts de Nate et même finir par les apprécier parce que c'est lui, c'est nous, et parce qu'il a aussi une tonne de qualités que je ne pourrais pas faire passer sur une feuille A4 dans une toute petite calligraphie. Le mécanicien, en revanche, n'avait peut-être pas besoin de cette bande-annonce trop négative. Bah, Nate ne m'en tiendrait pas rigueur. Pour ma peine, je l'autoriserai à dévoiler la liste détaillée et amplifiée de mes défauts à sa prochaine petite-amie.

- Pourquoi tu traînes avec lui ? grince finalement Royce comme s'il n'avait jamais rien entendu de si absurde.

C'est moi qui n'ai jamais entendu de question plus absurde que celle-ci. N'est-ce pas évident ?

Je fronce un peu les sourcils et hausse les épaules.

- Parce que je l'aime. Quand on aime, les défauts comptent pour du beurre.

« J'en veux pour preuve que j'arrive à faire disparaître tous les tiens comme par enchantement et on sait pourtant qu'ils ne sont pas du genre à passer dans un haut-de-forme de magicien. Voilà l'étendue de l'amour aveugle que je te porte ». Heureusement pour nous deux, cette phrase ne franchit pas la douane de mes lèvres. Pourtant, au regard de la tête que fait Royce, il n'est pas improbable qu'il en ait la teneur de mes pensées. Il a l'air en train de digérer un aliment périmé depuis deux semaines. L'embarras prenant très vite les commandes, ce qui devait arriver arriva et je finis par m'emmêler les pinceaux.

- Et puis, aussi parce que je ne suis pas... Avec Nate, on est... C'est... Compliqué. Tu ne vas pas comprendre.

Chut.

- Je vais me démerder.

Pourquoi est-ce qu'on continue de parler de ça ? L'intérêt soudain que semble porter le mécanicien à mon meilleur ami de toujours me laisse sceptique, mais je fais de mon mieux pour y répondre. Je me livre en essayant de former un cœur avec les cordons de mon sweat-shirt :

- Je n'ai que lui, j'explique sans détours ni fioritures. Tu ne me connais pas en dehors de l'île, tu me vois seulement ici avec Chris, Dallas... Mia, Jace et Boyd, poursuis-je sans m'arrêter sur la mimique de dédain qui chiffonne son expression à la mention de l'Amérindien. Tu ne sais pas... Ce n'est pas pareil en Angleterre. Là-bas, il peut se passer une semaine ou deux sans que je ne parle à personne d'autre que lui. Je n'ai personne d'autre que Nate. Enfin, si, j'ai ma mère, mais bon. Tu vois, si je disparaissais ou que j'avais un accident, il n'y a que lui qui s'en rendrait compte et qui s'inquièterait. S'il n'était pas là, j'aurais l'impression de ne pas exister, ce serait un peu comme si... comme si on m'effaçait de la surface de la terre, j'avoue en grimaçant devant l'aspect mélodramatique involontaire de cette dernière remarque. Il est ma seule vraie famille.

J'ignore comment le décrire autrement.

Comme souvent, j'aurais mieux fait de me taire. J'ai perdu Royce en chemin, je ne sais où. Son expression a dû passer à la machine par erreur dans un cycle à soixante degrés Celsius parce qu'elle est à présent lavée de toute émotion humaine. L'homme qui est assis à mes côtés est physiquement fort semblable à mon mécanicien : même tignasse brune en bataille, même regard hypnotique, même corpulence dissuasive, même mâchoire bien proportionnée... Pourtant, ce n'est pas lui. Peut-être que quelqu'un d'autre - une personne qui ne passe pas des heures à rêvasser à son sujet - pourrait s'y laisser prendre, mais moi pas. Cette personne à ma gauche qui n'est séparé de moi que par une boîte manuelle et quelques décimètres n'est rien de plus qu'un répliquât bien imité.

- Il sait que tu flirtes avec un autre mec ? se renseigne l'humanoïde.

« Flirtes » ? Pourquoi est-ce que ça sonne aussi laid et... insuffisant à mes oreilles. Je n'ai pas le droit de me montrer déçue.

"Laisse-moi deviner... il refuse de s'engager, souffle le chaud et le froid..."

- Est-ce que c'est ce qu'on fait ? Toi et moi, je veux dire ? ne puis-je m'empêcher de m'enquérir timidement.

- Appelles ça comme tu veux, s'impatiente le répliquât à forme humaine d'une voix blanche qui me refroidit l'âme.

- Nate n'est pas mon père, rien ne m'oblige à le concerter pour ce genre de chose.

- T'as pas répondu à ma question.

- Non, je reconnais à contrecœur. Je ne lui ai rien dit.

Le sosie robotique de Royce hoche... Ok, j'arrête. Royce hoche la tête sans commenter, mais mon dos se retrouve vivement plaqué contre le dossier de mon siège quand le conducteur enfonce sans prévenir la pédale d'accélérateur.

- La raison ?

En lui répondant, je m'avoue pour la première fois ce qui me retient d'être complètement franche avec mon âme jumelle :

- La dernière chose dont j'ai besoin, c'est qu'une centième personne m'explique pourquoi je ferais mieux de t'éviter, marmonné-je en contemplant mes genoux, puis les oreilles rigolotes du chien qui s'est mis à somnoler sur moi. Je peux le supporter si ça vient de mon oncle ou de Jace. Ou de Mia... Même de Dallas, mais Nate... J'ai toujours demandé son aval pour tout... Je ne peux pas l'entendre désapprouver... Et je suis sûre à cent pour cent que c'est ce qu'il fera. Il déteste quand je me rapproche d'autres garçons que lui.

Je suis interrompue par l'éclat de rire le plus bref et le moins joyeux qu'il m'ait été donné d'entendre dans ma courte existence. Le son ne s'étire pas plus de trois secondes, c'est une note grave, ironique comme Voltaire et gelé comme un esquimau - la glace, pas les Inuits. Plus un aboiement qu'autre chose, en fait.

- J'arrive pas à savoir si t'es conne ou juste naïve à crever, s'interroge Royce en ralentissant sensiblement.

- Je sais ce que tu penses, mais ça ne veut rien dire, je le devance, sur la défensive. Quand Nate a commencé à sortir avec des filles, moi aussi je me suis sentie très mal au début.

Le mécanicien se crispe sur le champ, il tourne brusquement la tête pour me toiser et son regard rempli d'éclairs tonitruants m'accapare violemment. Alors que l'expression tendue de son visage semble crier « de mieux en mieux », ses yeux perçants tentent de m'arracher la vérité de force. Ce n'est pourtant pas nécessaire, je la lui livre sans concession :

- Ça va avoir l'air stupide, mais j'ai cru que je devrais le partager avec d'autres et ça ne me tentait pas du tout. J'avais peur qu'il me mette de côté et de me retrouver seule. Ce n'est pas du tout ce qu'il s'est passé, en fin de compte. Nate est toujours mon meilleur ami et il le restera. Tu sortirais avec Diego, toi ?

Super, maintenant, il me fixe exactement de la même façon que ce psychiatre qui a dû me psychanalyser quand j'étais internée dans un hôpital psychiatrique. Je n'ai jamais été internée dans un hôpital psychiatrique évidement, ça s'est passé dans un de mes rêves. J'en ai fait une petite série dans ce registre après avoir accompagné Nate qui rendait visite à sa mère dans un établissement de ce genre.

- C'est un mec, me fait remarquer Royce, comme si cette information avait vraiment pu m'échapper.

- Nate aussi, je contrattaque avec pragmatisme. Lui et moi, ça n'arrivera jamais.

- On en reparle dans deux ans.

Le véhicule est presque à l'arrêt à présent, mais je suis trop préoccupée parce que vient de dire Royce pour y prêter attention. Telle une princesse de dessin-animé déjà maquillée au saut du lit, mon cœur se réveille et s'étire gracieusement sur son matelas royal.

- Tu crois qu'on sera toujours en contact dans deux ans ? je questionne fébrilement, mon timbre altéré par de ridicules notes d'espoir qui s'infiltrent partout, partout.

Triste.

- Redescends, c'était une façon de parler, me raille Royce dont l'un des passe-temps principaux consiste à piétiner mes illusions.

- Je sais, mais est-ce que tu crois...

- Non, tranche-t-il net et le grincement du frein à main qu'il relève sèchement vient ponctuer sa réponse radicale.

Ce n'est qu'en me détournant vers ma vitre pour lui dissimuler ma blessure que je prends conscience de ce que notre houleuse conversation m'a fait manquer. Même la nuit noire ne parvient pas à me dissimuler la réalité, elle ne peut que la rendre plus terrible. Mon sang ne fait qu'un tour lorsque je comprends où l'on est stationnés, propulsant une terreur toxique dans tout mon organisme tétanisé. À l'intérieur de ma psyché, les barrières solides qui séparent le vrai bien ordonné de mon subconscient chaotique devient poreuse. Mon esprit tangue à la frontière et m'expédie en enfer.

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Hey!

J'espère que vous allez bien! 

Je laisse ce message ici pour vous prévenir que je suis partie en vacances et que je reprendrai donc les publications de Pure à la rentrée, courant septembre ! Ça me laissera le temps de reprendre un peu d'avance et de me reposer pour revenir d'attaque !

En attendant, je continuerai de me connecter sur Wattpad pour répondre à vos coms et messages et, pour celles et ceux que ça intéresse, j'ai également créé un compte Instagram (même pseudo qu'ici : @cocoblood777 ) !

Bonnes vacances et à dans quelques semaines ! 

PS : Ce message était normalement à la fin des pdv de Royce, que j'ai dû déplacer par soucis de cohérence (pour celles qui se le demandent, ces pdv se situent après le chapitre 20).

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