Chapitre 41

J'imagine un garçonnet somnambule, perdu de nuit dans une forêt, cheminant imprudemment le long des sentiers estompés, avalé par le labyrinthe végétal qui se referme sur lui aussi franchement que la gueule dentée d'une bête cauchemardesque. Alors qu'il s'enfonce dans les profondeurs sépulcrales des bois, dégusté et recraché par l'obscurité, la clairière apparaît au travers d'une lucarne de feuillage, onirique et lumineuse. Les sommets des arbres s'étirent sans fin et crèvent le ciel jusqu'aux étoiles. Les murmures féériques d'une chute d'eau se mêlent au chant d'un Phoenix. Comme dans un rêve, une famille de lucioles ouvre allègrement le bal. Et au centre d'un ruisseau scintillant, sous les yeux éblouis du petit dormeur, un troupeau de Centaures slalome entre les galets, leurs pelages fantomatiques lavés par la lune. Fantasmagorique apparition.

Ce ne sont que des divagations, cela va sans dire, rien d'autre qu'une chimère montée de toute pièce par mon esprit en ébullition. J'ignore ce que fait cette vision enchanteresse dans ma tête - le sommeil n'y est probablement pas pour rien, mais dans ma confusion mentale, je songe que c'est à cela que ressemble mon cœur lorsque Royce m'embrasse, lorsqu'il m'enlace. Pour la énième fois de la nuit, les lèvres de mon mécanicien se verrouillent autour des miennes et l'intérieur palpitant de ma poitrine se change en cette clairière irréelle, grouillante de créatures imaginaires devant laquelle s'émerveille le très jeune garçon. Je suis sûre que mon degré à moi d'émerveillement ou d'allégresse égale sans mal celui de l'enfant.

Les centaures valent le coup d'œil, je ne prétends pas le contraire, mais même si l'on me jurait que Chiron en personne foule en ce moment mon parquet de ses sabots mythiques, je ne trouverais probablement pas la motivation de me détacher de Royce pour vérifier. Encore moins maintenant qu'il inspecte ma gorge du bout de ses lèvres en feu. Son corps vient ensevelir le mien, l'habille de sa chaleur brute et le fait presque disparaître, c'est comme s'il voulait nous faire traverser le matelas. Je ne serais pas étonnée que ce dernier garde notre empreinte à vie, le pauvre n'est pas habitué à porter quelqu'un d'autre que moi. Il est sans doute en train de me juger. Je m'en fiche. Je n'ai pas la moindre idée de l'heure qu'il est et ça n'a pas d'importance non plus.

Il est l'heure d'être réveillée avec Royce, je décide en courant après ma respiration. Mon sang approuve en remontant imbiber mon cou, comme pour réchauffer le terrain au mécanicien. Je suis sûre qu'il est rouge. Mon sang. Rouge comme l'amour. Rouge comme les pétales des roses. Rouge comme un coucher de soleil romantique !

Rouge comme les globules rouges.

Ah oui. Aussi.

Royce descend légèrement et j'arrête de penser au contenu de mes veines. J'arrête de penser tout court... ou presque. Sa bouche est passée sous ma clavicule. Ses cheveux me chatouillent le menton, presque trop doux en comparaison avec leur rugueux propriétaire. Ce qui est moins doux, c'est sa barbe qui fait un peu penser à de la toile de jute contre ma peau, le tissu de son jean qui griffe ma cuisse nue lorsqu'il bouge, les jointures déchirées de ses doigts qui remontent en dénombrant mes côtes, par-dessous la barrière depuis longtemps franchie de mon pyjama. Juste sous les côtes en question, les créatures mi-hommes, mi-chevaux, piétinent nerveusement sur place, le débit du cours d'eau s'accélère et les coléoptères lumineux s'affolent entre les arbres.

D'enthousiasme.

D'appréhension.

Surtout d'enthousiasme.

Je ne sais pas qui a décrété le premier qu'on ne « touche qu'avec les yeux », mais cette personne ne connaissait sûrement pas Royce, elle n'aurait pas dit ça, sinon. Resserrant amoureusement ma prise autour de mon mécanicien pour le garder aussi près de moi que possible, c'est avec bonheur que je mets cette ligne de conduite au placard. Je referme discrètement les doigts autour du biceps contracté qui soutient son poids avec l'aide de son binôme, juste pour voir si je peux en faire le tour à une main. Je ne peux pas ! Pourquoi est-ce que ça me donne envie de sourire ? Je suis bête. Je souris dans sa tignasse parfumée au gasoil quand la pointe de mes orteils rencontre ses chaussettes toutes douces. Je joue avec l'ourlet de son pantalon... jusqu'à ce qu'il empoigne celui de mon T-shirt.

Ma salive se trompe de tunnel et va droit dans mes poumons pour m'assassiner. Le rouge me monte aux joues et éclaire ma chambre de mille feux comme deux lanternes quand Royce tire sur mon haut dans une intention plutôt univoque.

Euh... Qu'est-ce qu'il fait ?

Quelqu'un a dû souffler ma veilleuse sans que je ne m'en aperçoive parce que je n'arrive pas à lire la réponse à ma question silencieuse sur le visage de Royce. Les ombres s'y superposent et m'interdissent d'y déchiffrer quoi que ce soit.

- Qu'est-ce que... Qu'est-ce que tu... fais ? je me renseigne en bégayant comme Churchill.

Je sais très bien ce qu'il fait, en réalité. Je demande juste pour me donner le temps de réfléchir. Peut-être pour m'éviter de me noyer dans mes hésitations, Royce prend la décision à ma place et remonte le tissu. D'accord... Il a raison, je suppose. Je me comporte comme une enfant alors qu'il est adulte, je devrais déjà m'estimer heureuse qu'il se soit contenté de tous ces rapprochements balbutiants de préadolescents aussi longtemps. Je ne suis pas sûre de comprendre comment il s'y prend parce que j'ai toujours le dos scotché au lit, mais il se débrouille Dieu sait comment pour me débarrasser de mon T-shirt. Il serait plus judicieux de laisser Dieu en dehors de ça, souffle mon cerveau cabossé tandis que je croise vivement les bras sur ma poitrine pour me protéger du froid.

Ok, il ne fait pas froid. Bien au contraire, mes entrailles sont comparables à une fournaise, les braises rougeoient sous mon épiderme. C'est juste qu'en principe, personne d'autre que ma mère ne voit la couleur de mes sous-vêtements. Nate, à la rigueur, mais c'est tout. Même mes coéquipières de sport ne m'ont jamais vue déshabillée puisque j'évite les vestiaires avec autant d'application que je fuis mes camarades de cours masculins. D'un, c'est l'endroit rêvé pour perdre la vue à cause de ces filles à la gâchette facile qui brandissent leur déodorant à tout va, de deux, les étudiantes prennent cette salle pour leur quartier général et utilisent les moments de convivialités qu'elles y passent pour déconstruire tous les clichés selon lesquels « ce sont les garçons qui ne pensent qu'à ça ». J'ai renoncé à cette activité de groupe après avoir gâché une récréation à écouter des lycéennes trier les garçons de la classe du plus beau au moins beau postérieur. Ce jour-maudit-là, j'ai un peu perdu fois en l'humanité.

Réduisant mes élucubrations au silence, une paume presque deux fois plus grande que la mienne se presse à plat au centre de mon ventre. Les longs doigts s'écartent en éventail. Ma peau fourmille au point de contact. Ça brûle. Est-ce que je risque de me retrouver avec une brûlure en forme de main sur l'abdomen ? À moins que ce ne soit le regard invisible, mais pénétrant du mécanicien qui grave une empreinte au centre de mon front. Royce ne parle pas, il est partout, mais il ne dit rien. Pourquoi est-ce qu'il ne dit rien ?

Son mutisme attaque mes restes de sérénité, on n'entend plus que mes battements de cœur mouillés et les murmures lointains de ma cascade enchantée. En espérant endiguer ma gène grandissante, je me focalise sur les bruissements de l'eau qui contourne et polit les pierres, ses clapotis apaisants. La tête dans l'herbe fraiche, j'ausculte le plafond de mon lit en quête d'un visage familier à qui sourire, mais je n'en distingue aucun. Toutes les photos et dessins sont brouillés par mon trouble, il n'y a qu'un ramassis de couleurs instables. De toute façon, mon attention dévie très vite ailleurs, réaccaparée par les lucioles qui se mettent à clignoter de panique dans mon champ de vision.

Je les vois s'agiter bien avant de percevoir le chemin corrosif que suivent soudain les doigts de Royce à l'intérieur de mes cuisses. Comment est-ce que j'ai pu manquer ça ? Il frôlait mon estomac et là... Il est toujours étendu sur moi, mais je ne sens plus que sa main qui se balade librement entre nous. Elle part du creux de mon genou et remonte plein Nord. Ce trajet, je le connais très bien, je sais à quoi il mène. Il ne mène à rien d'agréable.

Mon cœur se tait brutalement et dans le même temps, un centaure rue un peu plus loin. Les phalanges étrangères hésitent dangereusement au bord de mon shorty. Chacun de mes muscles se tétanise pour rejeter le contact que ma bouche se refuse encore à empêcher. Il suffit qu'il dérape de quelques minables centimètres et il... Mince ! Je fais quoi ? Les étoiles brillent comme des lampions au-dessus de nous, mais elles ne me sont d'aucun secours. Les astres ne nous guident pas, ils contemplent simplement nos erreurs du haut de leur perchoir céleste.

Est-ce que ce serait une erreur si je repoussais le bras de Royce maintenant ? Peut-être, les hommes ne sont pas de grands adeptes du « non ». D'ailleurs, le « non » n'a rien d'un mot magique, contrairement à ce que l'on croit. Il ne fait pas de miracle. Et puis, combien est-ce qu'on a de jokers pour les refus ? J'ai probablement déjà épuisé les miens, de toute manière. Zut ! Viendra assurément un moment où Royce sera ennuyé par mon comportement de mijaurée, si ce n'est pas encore le cas.

De l'autre côté de la clairière, il y a plein de filles qui attendent derrière les arbres qu'il vienne leur accorder ce genre d'attention. J'en suis sûre. Je les vois avec leurs yeux charbonneux de Bratz et leurs jolies lèvres sanglantes. Est-ce que j'ai envie de leur céder mon tour ? Non. Mais Royce remonte, remonte encore et le bout de ses doigts disparaît sous la couture de mon bas de pyjama en même temps qu'une colonie d'insectes fictifs. C'est le déclic qu'il me fallait, mes lèvres font le choix pour moi :

- Attends, je ne crois pas... Je ne veux pas, je bats en retraite d'une petite voix.

Trop petite sans doute, le mécanicien ne semble pas m'entendre. Il survole mon short d'un index qu'il utilise pour crocheter l'élastique du vêtement, comme au ralenti. J'ai peur de répéter plus fort, parce qu'alors, je ne pourrais plus me réfugier derrière l'hypothèse qu'il ait manqué ma remarque. De moins en moins à l'aise, je remue sous son corps massif et tâtonne du regard à la recherche de son expression gommée par la pénombre. Je ne vois rien. Je panique. Mes poumons paniquent. Je cherche à nouveau à me redresser, mais mes jambes sont coincées sous les siennes, lourdes et inamovibles. Le piège semble se refermer sur moi, ses filets m'entravent et j'ai beau me répéter qu'ils ne sont que dans ma tête, je m'agite comme un poisson pris dans l'épuisette.

- Royce ? S'il te plaît... Je n'ai pas envie...

La morsure métallique de son alliance gelée qui m'effleure bien trop bas met mon souffle en déroute et je referme précipitamment mes dix doigts sur son poignet pour le retenir d'aller plus loin. Pourquoi est-ce que j'ai l'impression de lutter contre lui ? De lutter et de perdre... Non, ça ne peut pas arriver... Pas avec lui !

J'ai le ventre en vrac. Et le cœur, aussi. Mon cœur a le mal de mer, il tangue et me remonte dans la gorge. Dans ma clairière, il fait si chaud que cela en devient presque insupportable, l'air moite devient trop lourd pour mes épaules qui commencent à trembler de froid. Le ruisseau déborde et me mouille le dos, imbibant mon T-shirt. Les centaures s'éloignent au galop après avoir criblé les troncs d'une pluie de flèches effarouchées. Les lucioles crachotent leurs ultimes étincelles, elles s'éteignent avec leur dernier souffle de vie et les étoiles.

Les ténèbres font de moi leur petite chose aveugle et j'ai horreur de ça ! Ma veilleuse ! Qui a éteint ma... Je veux mes papillons ! Je veux de la lumière ! Je resserre ma prise sur l'articulation du mécanicien, il s'incline sur moi pour mélanger son haleine de cigare et de vin blanc à la mienne. Ses boucles satinées balayent mon front.

- Tu vas aimer ça, mon ange, murmure-t-il avec un bref sourire qui dévoile ses dents étincelantes dans le noir.

Je n'avais jamais remarqué qu'elles étaient aussi blanches. Comme l'ivoire ou la neige qui se dépose sur mes joues refroidies à l'évocation de ce surnom brûlé et enterré depuis des lustres.

Mon ange. Mon ange. Mon ange. Mon ange. Mon ange.

- Ne m'appelle pas comme ça... S'il te plaît, je prie en parvenant à décoincer ma main gauche pour l'appuyer sur la soie de sa chemise et tenter de le repousser.

Ça ne va pas. Ça ne va pas du tout. L'affolement referme mes bronches, irrationnel, mais instinctif. Royce est trop lourd. Je ne comprends pas pourquoi il m'a fallu si longtemps pour m'en apercevoir, mais je n'arrive presque plus à inspirer, son poids m'écrase la cage thoracique. Et même quand j'inspire, son eau de Cologne aux fruits des bois m'intoxique les poumons.

- Ok, mon ange, me nargue-t-il avec un soupçon d'accent britannique.

Pas un soupçon ! Un vrai accent de Birmingham bien prononcé ! Sa voix est différente aussi... moins rauque, plus soyeuse... Presque de velours. C'est parce que ce n'est pas sa voix ! Je le réalise et mes vaisseaux sanguins gèlent sous le choc. Comme si je venais de lui accorder le feu vert en le démasquant, Gareth gagne brusquement du terrain et s'invite franchement dans mon pyjama, là où il n'a pas le droit.

Non, non, non, non, non, non...

- Non !

Ma poigne se crispe violement autour de son poignet poilu, son bouton de manchette s'imprime dans ma paume. J'essaye de le griffer, je le repousse de toutes mes forces, mais le combat ne s'éternise pas et il gagne. Comme toujours. Son regard m'aime en secret dans la pénombre. Je le perçois, je le sens se balader sur moi comme une famille d'araignées velues et aspirer tout mon bonheur hors de mon corps qui se change en poupée de chiffon. Ses doigts... Ses tentacules envahissent tout, elles m'avilissent et me souillent jusque dans les moindres recoins.

- Ça, c'est à moi, décrète-t-il près de mon oreille et je ne veux pas savoir de quoi il parle.

Je ne le lui demande pas. À la place, je me tords la nuque pour me soustraire à son attention visqueuse. La joue enfoncée dans l'herbe sèche de ma clairière décrépie et déserte, je pleurniche, je menace :

- Je le dirais à maman ! Je vais lui dire pour de vrai !

- Tu veux vraiment faire ça ? me défie le monstre sur mon lit. Tu veux qu'elle soit triste, qu'elle sache ce qu'on fait dans son dos ? C'est nos jeux à nous...

Je me mets à pleurer. Je froisse des fleurs fanées dans mes mains. J'arrache des touffes de verdure et de la terre meuble se coince sous mes ongles.

- Tes jeux à toi ! Je vais... Je le dirai à pap... Non, je le dirai à Chris et il te tuera ! Je te le jure !

- Tu veux que je meure ? s'offense Gareth en mettant ses yeux délavés dans les miens.

- Oui !

Comme ça, il ira droit en enfer. C'est sûr qu'ils ont un endroit spécial pour les gens comme lui, même s'il répète tout le temps qu'il ne fait rien de mal. Une zone du purgatoire où on ne sert rien d'autres que des choux de Bruxelles matin, midi, et soir, et où des démons lui jetteront sans arrêt des légumes pourris à la figure.

- Pourquoi est-ce que tu me fais ça, mon ange ? Regarde-moi. Allez, arrête de pleurer. Tu sais que je t'aime.

Aucun amour n'a jamais été aussi moche que le sien. Son « amour » suinte, dégouline et empeste comme du fromage français. Son « amour » me détruit l'âme.

- Et moi, je te déteste ! Je te déteste ! Je te déteste ! Je te déteste !

- Chut, mon cœur. Tu crois qu'il t'aimera plus que moi, c'est ça ?

Je sais qu'il parle de Royce sans qu'il n'ait besoin de formuler son nom. Comment est-ce qu'il est au courant ? Qui lui a parlé de Royce ? Mon pouls s'interrompt, mais je continue de psalmodier entre deux hoquets de chagrin.

- Je te déteste ! Je te déteste ! Je te...

- Il ne te connaît pas comme je te connais. Tu crois qu'il voudra encore t'embrasser s'il apprend comme tu es vilaine ? Réfléchis, Lily ! Lily...

- Je te dét... este !

Trop gros et trop nombreux, les sanglots m'étranglent en se battant dans ma trachée. Mon beau-père m'empoigne par les épaules et je me débats comme un beau diable pour lui échapper.

- Lily, putain ! gronde sa voix grave et basse en crochetant fermement mon menton de ses mains calleuses.

Je devrais me rendre compte que Gareth n'a pas les mains calleuses, ses mains à lui sont cruelles, mais douces comme des mains qui ne touchent rien d'autre que de la paperasse. Pourtant, dans la pagaille de mes pensées, ce détail passe à la trappe. Je me dégage sans attendre et roule dans l'herbe pour lui échapper, prête à longer le ruisseau jusqu'à la chambre de maman pour la supplier de m'écouter.

Dans ma précipitation, j'atteins le bord de la falaise, là où la terre se termine. Le sol moelleux de la forêt se dérobe sous moi. Rien pour freiner ma chute. Rien à part lui qui me cloître vigoureusement dans ses bras trop musclés et me ramène sur la terre ferme avant que je ne bascule dans le vide. J'aurais préféré, pourtant. Je n'arrive toujours pas à lui échapper. Je ne le pourrais jamais.

- Ouvre les yeux, bordel.

Je m'exécute sans savoir pourquoi je le fais, mais ça ne change rien. Il fait aussi sombre dans ma tête que dehors. Toutes les lucioles sont mortes, alors que lui est toujours là, ses longues jambes emprisonnant les miennes pour m'empêcher de bouger et son torse me clouant au sol... Au lit ? Comme une formule magique périmée, je débite à l'infini :

- Je le dirai à maman, je le dirai à maman, je le dirai à maman, je le dirai ...

Sans trop me faire d'illusions, je rassemble mes restes d'énergie pour refouler les épaules interminables de l'intrus. Et là, miracle ! La pression de son corps s'évapore ! Il me libère ! Ma conscience se ranime dans « clic » sonore et éclabousse les murs de la clairière d'une tripotée de papillons lumineux. Mes papillons !

Je me redresse en sursaut, la respiration sifflante et la paume plaquée sur mon cœur explosif. S'il décide de sortir, je ne pourrais rien faire pour l'en empêcher. Haletant, je recule jusqu'à ce que mon dos trempé heurte l'écorce lisse d'un tronc d'arbre et remonte mes jambes pour faire rempare aux créatures de la nuit. Quel tronc d'arbre ? C'est ma tête de lit.

Je suis dans mon lit. Par terre, c'est trop doux et trop confortable pour être des feuilles. Sous les papillons, les murs sont trop roses... Je ne suis plus dans la clairière. Il n'y a pas de clairière. Cette dernière s'estompe en même temps que ma confusion mentale et les restes gluants de mon rêve lorsque je rencontre les deux prunelles brutes qui m'épient dans la semi-pénombre de la pièce. Je ne les rencontre pas de manière amicale, j'entre en collision avec elles, je m'écrase dessus. Elles sont grises et rigides comme le métal, aucune trace de ces iris bleu décolorés qui me hantent dans le pire sens du terme.

Même caché derrière la cascade, je reconnais ce regard de foudre ainsi que son porteur. Ça me donne l'impression d'un coup de batte de baseball dans la poitrine. Clignant frénétiquement des paupières pour décoller mes cils trempés, j'ajuste ma vision mouillée sur le mécanicien immense qui est agenouillé au centre de mon matelas. Il me dévisage avec une telle intensité que j'envisage de disparaître. De me désintégrer. J'ai un mal fou à réfléchir rationnement, mais que cela m'arrange ou non, la lumière se fait progressivement dans mon esprit. Le sommeil vient de m'éjecter sans filet de sécurité et je ne peux bientôt plus me réfugier dans son brouillard. 

Je me pétrifie en réalisant, mes yeux s'agrandissent d'horreur et mes bras se resserrent inutilement autour de moi. La réalité n'est pas beaucoup plus clémente que le cauchemar, la phase de brutal soulagement qui emboite généralement le pas aux mauvais rêves est aux abonnés absente. Royce en revanche, est là, parfaitement réveillé, l'air encore plus grave et sérieux que d'ordinaire, les traits tirés de contrariété et l'œil beaucoup trop vigilant. Il était là depuis le début ! Il a vu... Quoi ? Je ne sais même pas !

C'est reparti ! La panique me submerge avec la puissance d'un raz de marée, mon électrocardiogramme fait un tour de montagnes russes. Je me force à retenir mes larmes pour ne pas avoir l'air encore plus folle, même si ça me déchire la gorge. Je m'interdis de pleurer davantage en évaluant les dégâts. Ces cauchemars sont à moi, ils m'appartiennent ! Je ne peux pas... Je n'avais pas le droit de rêver de Gareth à côté de Royce, c'est répugnant ! C'est... mal.

Et ce n'est même pas le pire, me souffle ma conscience en me repassant en marche rapide la terrible bande de mon moment d'égarement. Seigneur ! Encore une fois, il n'a pas pu s'empêcher de tout salir. C'est ce qu'il fait, il salit les choses, les gens, les souvenirs, mon âme... Et moi, non contente de me laisser dériver vers des contrées aussi avilissantes après m'être endormie dans les bras de Royce, il a fallu que je l'inclus dans mes délires, que mon sommeil lui fasse jouer ce rôle infâme. Ma cervelle dérangée les a mélangés, tous les deux... Elle n'avait pas le droit ! J'aurais dû...

J'ai envie de vomir.

Je crois que je vais vraiment vomir. Ça n'a rien d'une vague sensation de nausée, c'est presque un haut-le-cœur qui m'oblige à grincer des dents. Royce se redresse comme un ressort et me suis de ses yeux de fauve quand je m'éjecte du lit. Il dégaine son froncement de sourcil endémique et, plus rapide qu'un cobra en chasse, son bras se tend pour me retenir. Ses doigts parviennent à m'attraper, mais je tire aussitôt dessus pour m'arracher à son contact. Quelques lignes profondes se dessinent sur son front, mais il ne fait aucun commentaire. Il me permet de me dégager au bout de quelques secondes et je chancelle en arrière.

Je ne veux pas qu'il me touche alors que je sens encore le parfum écœurant de mon beau-père sur moi. En plus, je suis trempée de sueur, je me sens poisseuse. Des mèches mouillées s'agrippent à mes tempes et j'ai l'impression que mes vêtements ont été scotchés à ma peau. Comment est-ce que je peux greloter de froid et transpirer en même temps ?

Je m'éloigne en reniflant sous la morsure familière d'un regard vif auquel on ne peut pas échapper. J'ai les yeux qui piquent. Le sol tangue légèrement et je titube au hasard pour m'éloigner du lit. Je m'essuie rapidement les joues d'un revers de poignet. Encore hagarde, j'ouvre mon dressing d'une main peu sûre et attrape les premiers vêtements à ma portée sans m'arrêter sur la pile de T-shirts neufs que mon empressement envoie s'écraser par terre. Ensuite, je fais la seule chose sensée qui s'offre à moi. Je fuis.

J'ai à peine verrouillé la porte de la salle de bain que j'y plaque mon dos pour retrouver ma respiration. Je ne parviens qu'à la perdre à nouveau. Parmi toute la palette d'émotions avec laquelle le Créateur nous a empaqueté, la honte est probablement l'une des plus laide. Une fosse pleine de boue dans laquelle on trébuche et s'enlise. Je suis dedans jusqu'au cou. Mes pleurs profitent de ma nouvelle solitude pour revenir m'attaquer sans témoins et j'encaisse leurs assauts aussi discrètement que possible. Pas assez, il faut croire.

- Lily ? Tu pleures ? demande la voix dangereusement atone du mécanicien, de l'autre côté du battant.

À cause de la boue, je ne l'ai même pas entendu s'approcher. Je m'écarte de la séparation et tire rageusement sur le col de mon T-shirt collant de transpiration pour m'en dépêtrer. Et puis...

- Non, je nie sur un timbre que j'ai l'air d'avoir volé à quelqu'un d'autre en jetant le haut de pyjama humide dans mon panier à linge.

Même les figurants des publicités de produits nettoyants sont plus crédibles quand ils essayent de nous persuader que faire le ménage rend heureux.

- Mens pas, s'impatiente Royce. C'est bon, ouvre. Je vais rentrer, de toute façon.

J'ai bien fait d'actionner le verrou parce qu'il active la poignée sans hésiter. Elle s'abaisse près de mon coude, mais la porte refuse de céder. Son insubordination récolte quelques jurons irrités de l'autre côté pendant que je compte mes inspirations pour me calmer et retire mon short, pressée de me débarrasser de tout ce qu'il a touché... même si ce n'était qu'en rêve. Un autre jour, dans un autre contexte, j'éprouverais probablement de la gêne à l'idée de me déshabiller à quelques pas de Royce. Là, mon puits émotionnel est saturé et mon mal-être ne cèdera pas un millimètre cube d'espace à quelque chose d'aussi futile qu'un pudique embarras.

- Lily, arrête tes conneries, se fâche le mécanicien. Ouvre, putain.

- Non, je vais me doucher, je lui oppose d'une voix toute cassée avant de préciser face à son silence. Et tu peux partir, ça ne me dérange pas.

Ce n'est qu'après l'avoir prononcée que je prends conscience de l'impolitesse de ma dernière remarque. Je rectifie faiblement en pénétrant dans la cabine :

- Enfin... Tu peux faire ce que tu veux... Je veux dire que tu n'es pas obligé de rester, voilà.

J'ouvre le robinet sans rien ajouter et le bruit du jet m'encloisonne aussitôt. C'est presque insonorisé. Je ne laisse pas le temps à ma température corporelle de grimper ou à la chaleur de l'eau d'entamer un travail de réconfort. Je triture le mitigeur pour régler le thermostat sur le mode glacial. Au-dessus-de ma tête, l'averse devient hivernale. C'est bien pire que les douches gelées que les maîtres-nageurs nous obligent à prendre avant de pouvoir poser un orteil dans la piscine et que les tricheurs bâclent en dix secondes. Passé un certain seuil, le froid devient douleur.

Mes muscles se sont à peine détendus qu'ils doivent se remettre au travail pour lutter contre son agression. Chaque goutte d'eau individuelle me heurte comme la pointe d'une lame trop bien aiguisée. L'avantage, c'est que mes mauvaises pensées se sont figées et engourdies en même temps que le reste. Elles coulent avec les traces de saleté imaginaires que mon cauchemar a laissés sur moi. Je ne réfléchis à rien, je suis bien trop focalisée sur la motivation qu'il faut pour rester sous le pommeau meurtrier de la douche. Je ne triche pas, moi. Je ne sautille pas non plus sur place, je ne m'autorise qu'à claquer des dents. Le ventre crispé à l'extrême, je me savonne avec le même soin que si j'avais participé à une partie de paintball sans porter de combinaison et prends mon temps pour me rincer comme si tout mon corps ne criait pas grâce.

Quand je quitte ma cellule d'expiation après une petite éternité, ma peau a l'air neuve, même si je ne la sens quasiment plus. Je ne sens plus grand-chose, en fait. Mon pouls se fait désirer, mon cœur hyperactif qui prend généralement plaisir à me torturer est à présent presque aussi discret que les orchidées quand viennent les saisons froides. Ma salle de bain embaume la noix de coco. Je renifle. Je me sèche méthodiquement en remettant de l'ordre dans mes pensées. Anesthésié par ce passage forcé en hiver, mon cerveau se montre exceptionnellement coopératif et malléable.

J'imagine une chambre sens dessus-dessous - pas la mienne qui est presque toujours impeccable, plutôt celle de Nate - et je m'attèle à reposer chaque chose à sa place. En pensée, je cale dans un coin de la pièce factice le skate qu'il n'utilise jamais, mais aime promener avec lui comme un accessoire stylé. Je remonte et tire son édredon fétiche, celui à l'effigie de « Cars » qu'il se sent obligé de retirer dès qu'il invite des copains. Je plie sa collection de T-shirts humoristiques, trie ses baskets par couleurs et fait disparaître ses emballages de chips au chorizo.

J'ai fait un cauchemar. Ce n'est pas la première fois, probablement pas la dernière non plus, je rationalise en passant une jambe, puis l'autre dans le short blanc que j'ai emporté avec moi. Je boutonne. Sur le moment, j'ai tout amplifié comme je le fais toujours, mais ce n'est pas la mort, non plus. Maman dit que j'ai tendance à dramatiser et elle a raison. J'ai eu une semaine pénible, une journée compliquée, du coup mon subconscient s'est emmêlé les pinceaux et en a profité pour me faire passer un très mauvais quart d'heure. L'idée que ça me soit arrivé juste à côté de Royce m'est particulièrement désagréable, mais si j'étais bavarde dans mon sommeil, Nate n'aurait jamais manqué de m'en informer. Royce n'a pas dû être témoin de grand-chose en fin de compte. En dehors du fait qu'il m'arrive de sangloter comme un bébé en dormant. C'est gênant, pas compromettant, je décide en passant la tête dans un sweat-shirt saumon.

C'est bon, ça va.

Posant brièvement le regard sur le miroir au-dessus du double vasque, j'offre à mon reflet livide une légère grimace pour détendre mes traits qui ont encore un peu l'air d'avoir pleuré. Dans la glace, mes lèvres bleues s'étirent comme un élastique pour reprendre leur position initiale. Ok. Je pose les doigts sur la poignée de porte brûlante et compte jusqu'à dix dans ma tête.

Dix. Neuf. Huit.

Avec un peu de chance, Royce sera rentré chez lui.

Six. Cinq. Quatre.

Qu'est-ce qu'il ferait encore ici, de toute façon ?

Trois. Deux...

Oui, c'est sûr qu'il est parti. Et demain, il aura oublié cet incident débile, je n'aurais qu'à...

Mince.

Je baisse les yeux au sol pour regarder mes espoirs s'y écraser dans un bruit d'œuf cassé. Royce n'est pas parti. Il est assis à l'extrémité de mon lit, les coudes appuyés sur ses cuisses et le regard errant près de ses grosses bottes noires. Il a dû les rechausser entre-temps, pendant que je rinçais mes émotions à coup de jet d'eau glacé. Il a également rallumé la lumière, la vraie, pas les lépidoptères magiques.

Des piques de tension s'échappent de sa silhouette rigide et m'atteignent comme des flèches. Ses prunelles me braquent violemment et il n'en faut pas davantage pour raviver ma nervosité. Je frissonne dans mon sweat... malgré mon sweat. Je sens déjà mon cœur se réchauffer et reprendre du poil de la bête pour revenir me compliquer la vie. Bien qu'elle ne me lâche pas d'une semelle, je fuis son attention dévorante comme je peux. J'essuie mes sourcils mouillés. Je mâchouille ma lèvre inférieur et fixe mes orteils en testant leur motricité. Je tire bêtement sur les lacets de mon pull et manque m'étrangler avec, puis je le coince dans ma bouche, plisse le nez et lève les yeux au plafond.

Je pourrais poursuivre un bon moment avec ces tics de comportement agaçants si Royce n'exigeait pas brusquement et d'une voix presque aussi fraiche que ma douche :

- Tu m'expliques ?

- Quoi ? je lance sur un ton dégagé sans lésiner sur la mauvaise foi.

Mes cheveux dégouttent sur mon parquet. Je me focalise là-dessus plutôt sur le muscle mandibulaire de Royce qui manifeste son agacement de me voir tourner autour du pot en roulant sous la peau.

- Ce qui s'est passé, répond le mécanicien en étoffant cette vague précision d'un coup de menton vers mon lit défait.

Je me fais un point d'honneur à ne pas regarder dans cette direction.

- Rien, j'ai... juste fait un cauchemar.

J'ai rêvé que tu n'étais pas très différent de lui. J'ai rêvé que tu étais lui.

- Arrête de me prendre pour un con, t'as l'air d'un cadavre ambulant, jette sèchement Royce.

- C'est la vérité, je martèle sans le regarder en tirant sur les manches de mon haut pour faire disparaître mes mains congelées à l'intérieur. Les gens font des cauchemars quand ils dorment. Toi, ça ne t'arrive jamais ?

- Je chiale pas en dormant, si c'est ta question, m'oppose le mécanicien, ses commissures s'étirant mécaniquement sans que la plus petite étincelle d'humour n'accompagne cette mimique cynique.

Était-il vraiment obligé de remettre ce détail sur le tapis ? Mes joues refroidies sont étiquetées comme passagèrement hostile par mes globules rouges, c'est la seule chose qui m'empêche de rougir de vexation.

- Quelle heure il est ? je souffle sans transition pour changer de sujet et parce que les étoiles toujours suspendues à la nuit de l'autre côté de ma fenêtre ne me cèdent aucun indice à ce propos.

- Tu rêvais de quoi ? rétorque Royce sans se laisser distraire une seconde par mon minable stratagème.

Je croise les bras pour les décroiser presque aussitôt, mal à l'aise. Je recommence à maltraiter les cordons de mon haut et enfile la capuche par erreur pour la repousser aussitôt.

- Je... Je ne m'en souviens plus, mens-je, le regard fuyant.

- Ça avait l'air merdique.

- Je ne m'en souviens plus, je m'entête en fronçant les sourcils.

Je devrais m'arrêter là, mais je ne peux pas m'empêcher de vérifier d'un timbre enroué tandis que mon cœur reprend son travail de sape dans ma poitrine :

- Pou... Pourquoi ? Tu as entendu... Enfin, est-ce que j'ai parlé ? Je ne parle pas en dormant...

Arête. De. Parler.

C'était suspect. Suspect avec un grand S. Plus suspect, tu meurs.

- Viens là, ordonne-t-il sans autre précision.

Il n'a pas bougé, toujours installé au pied de mon lit, les jambes écartées et le corps excessivement raide. Je ne m'autorise que trois pas de souris qui me positionnent à une distance tristement raisonnable de deux mètres du mécanicien. Je meurs d'envie d'approcher plus, mais j'ai trop peur de découvrir l'étendue des dégâts que pourrait avoir causé mon cauchemar. Et si à cause de mon tordu d'inconscient, je n'appréciais plus la proximité de Royce ? Si j'avais tout gâché ? Si mon cœur ne s'emballait plus de la même manière en respirant son odeur, si sentir ses doigts rugueux sur moi ne me procurait plus le même bonheur coupable ? Est-ce que c'est possible ? Est-ce que je pourrais le supporter ?

Ma respiration s'accélère sous la morsure du stress. Ces hypothèses sont si affligeantes que le sang-froid douloureusement acquis au cours du dernier quart d'heure menace de se réchauffer pour ne laisser derrière lui qu'une petite chose vulnérable. Le flegme de Royce n'est pas loin non plus de s'effriter, c'est en tout cas ce que semble hurler le petit vaisseau en colère, à son front.

- Avance, putain. Je vais pas te bouffer, s'impatiente-t-il avec un air excédé.

Je ne discute pas, peut-être parce que je veux éviter la confrontation, peut-être parce que j'en ai assez d'être loin. J'avale en quelques pas maladroits l'espace entre nous sous la surveillance de deux prunelles intransigeantes. Je ne m'arrête que lorsque mes genoux ne sont plus séparés des siens que par quelques poussières de centimètres. Serrant les poings près de mes cuisses, j'attends de voir. Je pose les yeux sur son jean, dans la déchirure la plus flagrante en haut de son tibia. Puis sur l'as de pique carbonisé qui tombe en cendre au niveau de son avant-bras. Je remonte en longeant les flammes, croise le regard littéralement vide d'une tête de mort sur le biceps du mécanicien et bifurque vers son T-shirt tendu pour m'arrêter sur une tache de cambouis en haut de son torse.

Si quelque chose était différent, en moi, je le saurais, non ? Je me sens comme d'habitude.

- De quoi t'as peur ? me demande Royce en tirant doucement sur mon sweat pour me coinçant brutalement entre ses jambes musclées.

J'ai peur d'avoir peur.

Je ne réponds rien. La pression de ses cuisses d'acier autour de moi ne m'incommode pas. Notre position étrange constitue une bonne diversion à la tournure lugubre que prenait mes pensées. Une fois n'est pas coutume, je contemple Royce d'en haut, j'ai une vision imprenable sur le sommet ébouriffé de son crâne et je suis certaine que peu de personnes ont déjà profité d'un tel angle de vue. C'est étrange. J'aimerais bien poser l'index sur le point précis autour duquel tournent ses cheveux. C'est bon signe, non ?

- Qu'est-ce que tu veux pas que je sache ? exige de savoir Royce en froissant le tissu de mon haut qu'il serre toujours dans son poing.

Je ne dis toujours rien. Le prénom de mon beau-père volète dans l'air entre nous comme un oiseau de mauvais augure et être obligée de me figurer ses traits tout en étant aussi proche de Royce me rend à nouveau nauséeuse. Je détourne précipitamment le regard en me frottant le cœur.

- Je suis pas dans tes cauchemars, si ? suggère le mécanicien sur un ton plus ou moins - plutôt moins - narquois.

Il n'a pas l'air de plaisanter du tout, cependant. Quelque chose de grave durcit l'argent de son regard tandis qu'il attend ma réponse et, plus je tarde à la lui offrir, plus il parait tendu.

- Non, murmuré-je finalement en blêmissant de culpabilité.

Un frisson se sert de moi comme passerelle lorsque ses prunelles imperméables remontent harponner les miennes, décelant probablement mon semi-mensonge.

- Je croyais que tu te rappelais pas ? cingle Royce.

Lorsque je tente de m'écarter, au comble de l'inconfort, l'étau de ses jambes se resserre pour m'en empêcher.

- C'était juste un cauchemar, pourquoi est-ce qu'on continue d'en parler ? me plains-je en me tordant le cou pour chercher le soutien de mes peluches.

Sagement installées dans l'étagère qu'elles n'ont pas quittée depuis près d'une décennie, elles m'envoient des salves de réconfort mental. Du haut de son long cou tacheté, Melman m'adresse son sourire benêt, ses yeux écarquillés rivés aux miens.

- Si quelqu'un t'emmerdait, tu me le dirais ou pas ? veut tout-à-coup savoir Royce, brisant ma connexion émotionnelle avec la girafe en mousse.

- Jace, est-ce que ça compte ? je fais nerveusement diversion. L'autre jour, il a proposé d'équiper Brutus et il a fait exprès de mal serrer la selle pour que quand je pose le pied dans l'étrier, elle...

- T'as très bien compris ce que je voulais dire, tranche le mécanicien, pas dupe pour deux sous.

Non, en réalité, pas vraiment.

- Non, je ne comprends pas.

Que Nate veuille être mis au courant de ce genre de chose me paraitrait tout à fait naturel, mais Royce ? Ça n'a pas beaucoup de sens.

- Tu comprends pas quoi ?

- Qu'est-ce que ça peut te faire ? Et puis, même si c'était le cas... si quelqu'un me... m'embêtait, qu'est-ce que tu ferais ?

Je sursaute quand Royce libère sans prévenir mes jambes, mais je n'ai pas le temps de déterminer si sa proximité me manque parce qu'il se remet vite sur ses pieds, projetant son ombre de titan sur moi et agrippant farouchement mon regard déserteur. Autour de nous, l'air se met à peser plus lourd, de moins en moins digeste.

- Joues pas à ça avec moi, ça m'amuse pas. Est-ce qu'un mec t'a dit quelque chose ? Un type de l'île est venu te faire chier pendant que j'étais pas là ? hasarde-t-il, et le ton polaire qu'il vient d'employer me donnerait probablement froid si je n'étais pas déjà frigorifiée.

- Non ! Je...

Parfois, je m'interroge sur mes facultés mentales. Dans ces moments, j'imagine que maman a dû me faire tomber à une ou deux reprises alors qu'elle portait le bébé encombrant dont elle ne voulait guère en perfectionnant son catwalk. Ensuite, je m'en veux de rejeter la faute sur elle. Après tout, j'ai quand même colonisé son utérus moyennement consentant pendant neuf mois et je ne peux qu'imaginer le cauchemar que cela doit être pour une addict du contrôle comme elle de voir un facteur exogène aussi abstrait qu'un fœtus régenter sa santé, sa forme physique ou même son alimentation. En fait, si je lui ai échappé des mains dans mes premiers mois, je ne serai pas étonnée que cela ait été intentionnel.

- C'était juste une situation hypothétique, je me reprends le plus vite possible. Désolée.

- Qu'est-ce que veut faire le gars, dans ta situation hypothétique ? grince Royce, le regard vide, la mine redoutable.

Je conserve le silence et lutte de toutes mes forces mentales pour maintenir Gareth à distance de mon esprit, comme si Royce risquait d'apercevoir sa silhouette guindée dans le bleu de mes yeux. J'y pense quand même et lorsque Royce pâlit sensiblement sous la lumière crue de mon lustre, je crains l'espace d'une seconde désaxée qu'il ait entraperçu des bouts de mon cauchemar ignoble. C'est pourtant impossible, je me rassure comme je le peux en le regardant se redresser pour me dominer de toute sa hauteur.

J'ignore ce qu'il est parvenu à déchiffrer dans mon silence, mais ses yeux s'étrécissent en deux fentes menaçantes, les arcs de ses narines frémissent, ses traits lisses se chiffonnent et le masque oscille dangereusement, laissant apparaitre des fragments de son autre visage. Celui qu'il s'évertue à dissimuler, mais qu'il m'est déjà arrivé d'entrevoir dans ses pires moments. Il s'incline subitement vers moi pour capturer mon oxygène et mon cœur se met à bafouiller.

- Je le buterais, siffle-t-il crument contre ma bouche entrouverte. Regarde-moi. J'ai l'air de plaisanter ?

Son regard ressemble soudain à une cage dont je ne sortirais plus jamais. Piégée dans un amoncellement de débris métalliques tranchants, je ne peux rien faire d'autre que secouer vigoureusement la tête en réponse à sa question rhétorique. Il enfonce le clou d'un violent coup de massue métaphorique :

- Si un mec te touche comme ça, je le descends. Tu comprends ce que je dis ?

Sa voix grave et terriblement basse provoque une série de légers tremblements le long de mes phalanges. Royce ne passe pas à côté de ce détail, rien - ou presque - ne lui échappe jamais. En revanche, j'ai un peu de mal à déterminer son degré de sérieux. Il n'est pas de ces gens qui prononcent des paroles en l'air pour le simple plaisir de s'entendre parler. Dans des documentaires animaliers sur la faune de la savane Africaine, j'ai vu des guépards exécuter des gazelles par strangulation et ils avaient l'air moins meurtriers que Royce en ce moment. Je déglutis plusieurs fois dans l'espoir de faire rouler au fond de ma gorge la pelote d'émotions qui s'y est douloureusement logée.

- Tu flippes ? s'enquiert le mécanicien en inclinant légèrement la tête, comme pour sonder plus rigoureusement mon expression.

J'aimerais bien. Je devrais. « Flipper » est une réaction équilibrée dans ce genre de situation. Je ne dois pas être très saine d'esprit parce que ce n'est pas exactement ce que je ressens. Pas complètement. Alors qu'il menaçait un hypothétique individu de mort - de mort ! - une petite partie de moi n'a pas pu s'empêcher d'éprouver... une espèce de sentiment de sécurité déplacé. C'est tordu. Ce n'est pas que je souhaite la mort de qui que ce soit, parce que je jure que ce n'est pas le cas, mais... je crois que mon moi de onze ans aurait donné cher pour entendre ce genre de chose de la bouche de quelqu'un, n'importe qui.

Royce patiente. Je ne suis pas certaine que l'honnêteté soit envisageable, mais je choisis quand même de dire la vérité.

- Non. Je trouve ça... gentil, j'avoue avant de nuancer devant son haussement de sourcil. Je crois. Mais je n'ai pas envie que tu tues qui que ce soit. Et de toute façon, personne ne s'en prend à moi.

Plus maintenant. Pas en vrai.

Cette fois, Royce ne relève pas. Il soupire près de mon front et passe sèchement une main sur le bas de son visage, faisant doucement crisser l'ombre de barbe qui assombrit sa mâchoire anguleuse. L'une de ses épaules roule vers l'arrière, peut-être pour chasser la tension qui s'y est accumulée. L'oxygène redevient plus respirable et mon cœur profite de ce curieux moment d'accalmie pour déclarer :

- Si quelqu'un te faisait du mal, à toi, je le dénoncerais à la police et je m'assurerais qu'on le traine en prison pour qu'il y rumine ses fautes dans une cellule jusqu'à sa dernière heure. J'ai des contacts, je termine en plaisantant sur un ton conspirateur avec un tout petit, minuscule, timide sourire.

Un ange passe, inspire à fond pour se remplir les poumons de mon gel douche et inspecte tranquillement ma ménagerie de peluches tandis que Royce assimile ma promesse pleine d'assurance, le visage vide de toute expression. Je finis par regretter mon élan de franchise quand il ferme les paupières et bascule légèrement la tête en arrière avec l'air de demander au ciel la patience pour supporter mes âneries.

Mais alors que j'ouvre la bouche pour rectifier le tir, ses yeux trop vifs se rouvrent sur les miens, m'aspirent dans leur abime de grisaille et j'en perds mes mots. Tout devient cent fois plus confus lorsqu'il lève la main dans une intention floue qui se transforme en caresse électrifiante sur ma joue. Je décède un peu. Le brasier de sa peau... brûlante... Cette façon de me toucher à des lieux des contacts un peu rudes auxquels il m'a habituée... Le retour en fanfare de mes papillons amoureux et l'apaisement qui allège ma poitrine de quelques kilogrammes en découvrant les réactions inchangées de mon corps face à Royce... Prise dans ce tourbillon, je remarque à peine le brusque sursaut qu'il a en effleurant mon visage.

- Qu'est-ce t'as foutu ? me sermonne-t-il presque en crochetant franchement mon menton pour capturer mon attention défaillante.

Il plaque sa paume bouillante contre ma gorge nouée de soulagement. Ça me donne envie de me réfugier à l'intérieur de son corps pour me réchauffer. Je suis sûre qu'il y règne un climat tropical.

Sinon, les radiateurs, les bouilloires, les cheminées... Non ?

Non. Clairement dépassé.

- Comment ça ? je réplique pour la forme avec trois ans de retard.

En réalité, je l'écoute à peine. En apesanteur comme dans l'espace, mes cellules au grand complet rassemblées dans la zone de mes amygdales pour profiter de sa chaleur brute, je respire Royce comme un échantillon de parfum en magasin.

- C'est quoi cette merde ? Pourquoi t'es gelée ?

Se passant d'une permission que j'aurais de toute façon accordée sans sourciller, les deux mains immenses du mécanicien viennent envelopper mes menottes ridicules et à moitié décongelées.

- Oh. C'est à cause de la douche, je réponds vaguement devant son expression sidérée.

Puis, n'y tenant plus, j'esquisse un pas incertain dans sa direction, grignotant sous le rayon de son regard sévère le dernier centimètre disponible de son espace vital. Prenant - sans doute à tors - son absence de réaction pour de l'approbation, je passe à l'offensive et m'enroule autour de lui. Comme un anaconda, mais en moins lourd, moins dégueu et moins mortifère. Possiblement dérouté par mon attaque, Royce s'immobilise. Il ne lui faut toutefois pas plus de trois secondes pour se reprendre et tenter de se dégager.

- Attends, attends... J'ai froid, je m'empresse de plaider.

Mon menton frotte contre le coton de son T-shirt quand je lève le visage pour lui adresser ma moue la plus attendrissante - en tout cas, j'espère qu'elle l'est - perfectionnée et validée par une ribambelle de chauffeurs, intendantes, cuisinières et photographes professionnels. Je ne saurais dire si mon superpouvoir marche également sur Royce ou s'il est simplement las de mes inepties, mais il laisse très vite couler et me permet même généreusement de piocher dans ses réserves de chaleur. Gareth est expédié aux oubliettes. D'ailleurs, je ne connais ni n'ai jamais connu personne portant ce nom. Ça ne me dit rien du tout. Sans me soucier de la boucle de ceinture qui me rentre dans l'estomac, je me presse plus fort contre mon mécanicien, ébahie par la fournaise infernale que dégage son corps de sculpture romaine - et aussi un peu par son attirail de muscle captivant qui me surprend chaque fois et continue de me rendre admirative.

- T'es super chaud, comment tu fais ? je m'émerveille d'une voix étouffée par son col.

Je suis presque sûre - disons à quatre-vingt-dix-huit virgule vingt-sept pour cent - de sentir un rictus de travers s'imprimer sur mon front et c'est forcément celui de Royce parce que ma bouche est située bien plus bas. Waouh !

- Toi comment tu fais pour balancer autant de conneries à la minute, t'essayes de battre un record ? m'oppose mon mécanicien, railleur.

Bien à l'abri dans ma cervelle ramollie, je cueille une marguerite et je la déshabille en fredonnant. Je l'aime un peu, beaucoup, pas du tout, à la folie... À la folie !

- Non, c'est juste inné, je me vante gaiment en collant l'oreille contre son muscle pectoral pour essayer de surprendre les pulsations de son cœur de dragon.

Le dragon ne va pas tarder à s'envoler, ces créatures ne sont pas faîte pour rester enfermées dans des chambres de filles toute une nuit. Et puis de toute manière... je ne crois pas que je pourrais aller me recoucher maintenant...

- Eh, j'ai une idée ! Est-ce que tu veux l'entendre ?

- Non.

- Tu peux m'emmener... Est-ce qu'on peut aller ailleurs ? S'il te plaît ? je m'exclame en m'écartant un tout petit peu pour joindre mes deux mains devant ma bouche.

- Il est deux heures du mat', lâche platement Royce, imperturbable.

- Ah. Ça veut dire oui ou non ?

Pendant une interminable minute, il me fixe et j'essaye de savoir s'il délibère à propos de la marche à suivre ou s'il s'interroge juste sur la manière la plus radicale et définitive de se débarrasser du chewing-gum blond parfumé à la noix-de-coco qui s'est coincé sous sa semelle. Je n'ai pas vraiment le temps de m'attarder sur la justesse de cette dernière comparaison, qu'il soupire :

- Va mettre tes pompes.

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