Chapitre 40

Bien malchanceuse est Cendrillon dont le rêve prend cruellement fin sous les douze coups de minuit. Le mien se poursuit et s'approfondit, indifférent à la petite aiguille temporelle qui vient de dépasser le point culminant de l'horloge. Aucun carrosse ne se mue en légume, aucun blanc destrier ne recouvre sa forme de rat et je ne me foule pas la cheville en perdant bêtement un soulier pour la simple et bonne raison que je n'en porte pas. Alors que l'héroïne à la pantoufle de verre se voit obligée d'abandonner son prince, j'enroule fébrilement les bras autour de mon mécanicien pour me rapprocher de lui, avec son approbation cette fois. Nuls Marraine fée ou trompe-l'œil magiques ici. Pas d'autre sortilège que celui, divin et redoutable, qui a fait de Royce mon centre d'attraction.

Je suis assise sur ses cuisses, mais quelques indésirables centimètres séparent encore nos T-shirts et j'hésite à en venir à bout. Je ne sais pas si je peux. J'ai passé la dernière heure accrochée à Royce comme une moule à son rocher, mais c'était différent. C'était avant mon... intrusion, avant que ma bouche n'ait la bonne idée d'agresser pacifiquement la sienne. Et puis, je n'ai plus vraiment d'excuse : je ne suis plus en train de tituber devant les portes du sommeil. Au contraire, je me suis rarement sentie aussi éveillée, chacune de mes cellules vient d'allumer une bougie et j'éprouve violemment la chaleur des flammes, juste en dessous de mon épiderme. Royce la perçoit peut-être aussi lorsque ses grandes mains rêches passent derrière mes cuisses et tirent d'un coup sec pour me remorquer vers lui, mettant un terme à mon dilemme et froissant mes draps au passage.

Un parterre de fleurs sauvages s'épanouit à l'intérieur de mon abdomen lorsque je rencontre la barrière de muscles qui sert de ventre à Royce. À travers le double obstacle de tissus qui nous sépare, je devine avec une précision redoutable les muscles en question, je les sens onduler et s'affermir. J'ai beau rationaliser la chose en me rappelant qu'il n'y a là rien de plus qu'un assortiment de fibres contractiles, je ne peux pas m'empêcher de trouver ça agréable. La nature est vraiment bizarre, parfois. Bataillant pour déglutir, je fais mine de ne pas avoir entendu la pensée licencieuse qui vient de m'effleurer l'esprit. Non, je ne me suis pas demandé quelle allure peut avoir mon mécanicien sous son T-shirt. Jamais de la vie. Mia pourrait se laisser aller à ce genre de spéculations, pas moi.

Déboussolée par la tournure inhabituelle qu'ont prise mes idées, il me faut quelques secondes pour prendre conscience du regard que Royce braque sur mon visage écarlate. Je me rassure en balayant à mon tour d'un œil pratiquement aveugle les quelques traits de son visage dont la pénombre me fait grâce. L'obscurité est si épaisse, si profonde, qu'il y a peu de chance qu'il déchiffre sur mon expression mes rêveries coupables.

Cette réflexion m'a à peine traversée que Royce se penche sur le côté et tâtonne brièvement sur ma table de nuit. Il lui faut moins de dix secondes pour trouver l'interrupteur de ma lampe de chevet à papillons. Il cille à peine lorsqu'une nuée de lépidoptères lumineux prennent leur envol sur mes murs et revient à moi après avoir gratifié l'illusion d'une vague œillade blasée.

Je plisse les yeux le temps de m'habituer au nouvel éclairage et accroche ceux, gris et imperturbables, de mon mécanicien. À la lueur de ma veilleuse, ils semblent exceptionnellement agités. Un éclat turbulent scintille au fond de ses pupilles d'onyx. Envolée la couche de givre qui refroidit généralement ses prunelles, elles me font pour le moment l'effet d'un feu de cheminée dont je me serais trop approchée.

- Alors ? Tu te dégonfles ? souffle-t-il en reposant les mains sur ma taille.

Un court instant, je crains que ses doigts ne brûlent le coton de mon short à cause de la chaleur qu'ils dégagent, mais les plus « problématiques » sont ses pouces qui se faufilent sous l'ourlet de mon haut pour rencontrer ma peau.

- Non, je m'empresse de nier avant que Royce ne change d'avis et m'abandonne dans cette chambre, parfaitement éveillée avec un cœur en position latérale de sécurité.

C'est la vérité, je ne suis pas une dégonflée. Sur la plage, je peux attraper des crabes avec mes doigts. Pendant les cours de natation, au lycée, j'étais la seule fille de ma classe à sauter du plongeoir de vingt mètres. À cette hauteur, le vertige vous saisit et lorsque vous sautez le pas, pendant la seconde que dure la chute, vous croyez vivre le point final de votre vie. Et puis, j'ai avoué à Royce qu'il me plaisait, les yeux dans les yeux. Certes, j'avais quelques verres d'alcool dans le sang, mais je connais des filles qui ont passé des centaines de récréations à soupirer d'émoi devant le garçon de leurs rêves sans jamais prendre leur courage à deux mains.

Royce ne montre aucun signe d'impatience, mais il ne force pas le rapprochement non plus. Il reste immobile, le crâne appuyé contre ma tête de lit, le regard affûté. Ok. Quand il faut y aller... C'est en me remémorant le sifflement infernal du vent dans mes tympans, les piaillements excités de mes camarades de classe et la morsure de l'eau de la piscine que j'approche mon visage du sien. Je ferme les yeux, la lumière blonde de ma lampe trouve quand même le moyen de projeter des éclats derrière mes paupières closes. Nos nez se saluent fugitivement, juste avant que je ne vienne à bout du décimètre qui nous sépare.

Il n'y a pas vraiment de choc si l'on omet celui qui secoue mes cellules trépignantes. Je récupère ses lèvres avec autant de douceur que s'il s'agissait d'un trésor archéologique égyptien, j'y pose précautionneusement les miennes sans me précipiter... Comme ces chasseurs à hélices lorsqu'ils doivent atterrir prudemment sur un porte-avions. Bousculé par cette proximité tant souhaitée, mon cœur entame une partie de ping-pong solitaire.

Royce ne bouge pas, il se borne à respirer profondément, poussant son torse de guerrier romain contre moi. Il ne répond pas vraiment à mon baiser, non plus. Heureusement, ce n'est pas la première fois qu'il me fait ce coup, je ne me laisse donc pas abattre. Et puis, il y a toujours ses doigts... ils dessinent des coquilles d'escargots invisibles, quelques millimètres au-dessus de l'élastique de mon short. C'est encourageant. C'est perturbant. Je ne suis plus certaine de savoir comment on fait pour respirer. Ça ne devrait pas poser de problème, je suis douée en apnée. Forte de ce rappel, je me concentre sur ma « tâche » : embrasser l'homme dont je suis amoureuse sans lui donner l'impression d'être de retour à l'école primaire.

Ça ne m'empêche pas d'aborder sa bouche avec le même soin que si elle était en papier. Je n'essaye pas non plus de me glisser à l'intérieur comme lui pourrait le faire. D'accord, je suis courageuse, mais pas à ce point. Plonger de vingt mètres de haut dans la piscine du lycée, pourquoi pas. Avouer à la coiffeuse que l'on n'est pas fan du rendu, soyons fous. Mais guider ma langue entre les lèvres de Royce sans qu'il m'y ait conviée, même pas en rêve ! De toute façon, même sans la langue, je mets beaucoup de cœur à l'ouvrage. Je m'applique comme dans un cahier de coloriage ou un cours de calligraphie. Pour ça, et après avoir débattu une poignée de secondes avec moi-même, je pose les mains sur les joues râpeuses de mon mécanicien et me redresse un peu sur mes genoux.

Il me laisse faire sans chercher à prendre les rênes que je laisse pourtant traîner au sol dans l'espoir vain qu'il les ramassera et se remettra aux commandes. Je voudrais qu'il m'embrasse, lui. Parce qu'il le fait très bien... trop bien, et que lorsqu'il le fait, je me sens à peu près comme... comme... Cristiano Ronaldo lorsqu'il a soulevé la coupe d'Europe il y a quatre ans. J'entends par là folle de bonheur. J'ai envie de me sentir à nouveau comme Cristiano Ronaldo !

Toutefois, impossible d'abdiquer maintenant ou d'attendre que Royce trouve la motivation pour me faire plaisir. J'ai pensé à ça toute la semaine. Enfin, j'ai surtout prié pour le revoir vivant et, si possible, pas à moitié dissimulé par une rangée de barreaux métalliques. Seulement, dans les brèves minutes de répit que daignait m'accorder ma cervelle au bûcher, je me demandais si j'aurais à nouveau l'occasion d'effleurer ses lèvres, de l'avoir pour moi toute seule encore une fois, à l'occasion d'un moment volé tel que celui-ci. À présent que les autorités suprêmes ont exaucé mon vœu, je me dois de leur faire honneur.

Royce est dans mon lit. Il est assis sur mon édredon rose, entouré de ma collection d'oreillers... roses, aussi. Pour moi, ça a encore moins de sens que les gens qui portent des Crocs ou le bref engouement de la planète pour les handspinner. Si l'on m'avait dit il y a un mois que je laisserais un autre garçon que Nate grimper dans mon lit après minuit... un homme, même... J'aurais éclaté de rire, puis j'aurais croqué dans une tartine au beurre de peanut parce que... ben parce que c'est bon. Sauf que là, ce n'est pas un garçon ou un homme, il s'agit de Royce ! Ça n'a rien de drôle. Ça donne le vertige !

Alors que, sans me détacher de lui, je retrace ses pommettes bien dessinées de la pulpe de mes pouces, mon esprit passe la musique de casse-noisettes. J'ai le morceau dans la tête, dramatique et léger à la fois. Pas l'original de Tchaïkovski hélas, plutôt la version dans Barbie. L'énergie pétillante qui court dans mes veines comme de la limonade quand je presse avec un tout petit peu plus d'ardeur mes lèvres closes contre celles de Royce, je sais ce que c'est. C'est le bonheur, ou quelque chose qui y ressemble plus qu'un jumeau. Si on mettait mon ivresse en flacon, elle serait probablement aussi sucrée et rafraîchissante qu'une orange pressée en été. Vivifiante comme un soleil bouillant qui vous désigne de ses rayons de miel !

C'est dans des moments comme celui-ci, que je décide que ça en vaut la peine. Que le sel de mes larmes et les tracas ne sont rien si en fin de course, j'ai droit à mes trois minutes dans l'Eldorado. Je me trompe peut-être. Je penserai sûrement différemment demain, quand mon cerveau ne sera plus dopé aux endorphines et que Royce redeviendra... Royce. Mais je me fiche de demain. Là, maintenant, tout de suite, en revanche, ça n'a pas la moindre importance.

À défaut de pouvoir partager ma ration d'euphorie avec mon mécanicien, je m'assure d'envoyer autant de bonnes ondes que je peux dans sa direction. À son inflexibilité de maître, j'oppose mon enthousiasme fleuri. Je l'embrasse avec tout mon émoi, toute mon adoration. Sans ouvrir la bouche, je lui avoue les choses que je n'ose pas lui dire et qu'il ne veut probablement pas entendre. Pas des trucs flippants du style « je t'aime et je voudrais passer toute ma vie avec toi », mais... ben si en fait, ce genre de trucs là.

Face à l'amour adolescent, les adultes adoptent généralement la même position condescendante qui consiste à sourire d'un air indulgent en affirmant avec la « sagesse » de leur âge que l'on est trop jeune pour savoir aimer, ou même pour comprendre ce que cela signifie. Comme si les sentiments avaient un âge, comme si, à l'instar des manèges, il fallait attendre une certaine taille pour être accepté dans leurs rangs. « Tu verras », pensent-ils, « ça finira par passer et plus tard, tu n'y penseras plus qu'avec un soupçon de nostalgie ». Je ne veux pas que ça passe. Et si ce que je ressens maintenant n'est pas assez fort ou assez sérieux pour être appelé « amour », alors je ne veux même pas connaître l'amour, le vrai, le mature. Je suis déjà un poil au-dessus du supportable.

J'espère que Royce ne s'en rend pas compte non plus, ça pourrait l'inquiéter. C'est difficile à dire, il ne bouge plus du tout. Les muscles redoutables de ses cuisses sont tétanisés sous les miennes et son buste est pétrifié contre moi. Plus bas, ses pouces ont cessé de gribouiller des spirales brûlantes sur ma peau. Je me fais presque du souci. Si ce n'était pas aussi peu son genre, je croirais sûrement qu'il vient d'entamer une partie d'« un, deux, trois, statue » tout seul. Est-ce qu'il respire, au moins ?

Je patiente quelques secondes pour en avoir le cœur net. Mince, je n'entends plus son souffle. À l'instant où je fais mine de m'écarter en quête d'un stéthoscope, sa prise se raffermit autour de moi pour me maintenir en place et ses pectoraux d'acteur Marvel se soulèvent lorsqu'il prend sa part d'oxygène. Soulagée, je recouds nos lèvres avec un empressement ridicule. Hissant une main curieuse sur sa nuque dégagée, je m'émerveille devant la douceur de la peau à cet endroit-là. Je fais semblant de ne pas remarquer que mes doigts tremblent légèrement d'un trop-plein d'amour – juvénile ou non. Ça ne fait rien, ceux de Royce non plus ne sont pas très stables, dans mon dos.

Dans mon dos ?

Oh.

Je m'immobilise sans pour autant me décoller de mon mécanicien. Sans que je m'en aperçoive, ses mains presque trop grandes pour moi se sont retrouvées sous mon T-shirt. Comme par enchantement. Je suppose qu'elles sont la bienvenue, je n'ai rien contre leur intrusion. Mon palpitant, en revanche, vient de se changer en l'un de ces clowns en boîte un peu effrayants qui vous bondissent dessus à l'improviste. Et... est-ce que c'est possible de grelotter de chaleur ?

Sans la réponse à cette question moyennement pertinente, je tente de faire abstraction des empreintes incandescentes que Royce est en train de laisser à l'arrière de mes côtes pour me reconcentrer sur le principal : sa bouche. Je suis tellement distraite que je manque de trébucher dedans lorsqu'il l'entrouvre contre mon petit sourire niais, comme pour avaler mon souffle. Le sien exhale un très discret arôme de dentifrice à la menthe. Ou de chewing-gum, mais je ne l'ai jamais vu en mâcher. Je suis presque certaine que je n'apprécierais pas de sentir les expirations d'un autre que lui dans ma bouche à moi. Un frisson d'espoir me secoue les vertèbres à l'idée qu'il reprenne enfin le contrôle de la situation, mais ce n'est apparemment toujours pas dans ses projets. Zut.

Réprimant une petite moue déçue que mon mécanicien risquerait de deviner, j'escalade sa nuque de mon index pour caresser les cheveux drus et un peu plus courts qui poussent à l'arrière de sa tête. Je réfléchis. Ses lèvres légèrement écartées me font penser à une invitation. Ou un encouragement. Si je me trompe, ce sera méga gênant. Mais en même temps, je n'ai pas envie que Royce pense que j'embrasse comme une collégienne. Ça donnerait raison à l'albinos et c'est bien la dernière chose que je souhaite.

Pense au plongeoir, dégonflée.

Oui.

Je tergiverse encore quelques petites secondes pendant lesquelles je me contente de jouer avec sa lèvre supérieure. Ensuite je m'imprègne de cette sensation de tournis qui accompagnait mes plongeons de la mort. L'air froid qui résiste en hurlant lorsque je le transperce de si haut. Les poumons qui remontent pour cogner l'intérieur de mes épaules. L'impact quand je gifle la surface de l'eau...

À trois, je mets la langue. Non, à cinq. C'est bon, je le fais.

Je ne tiens même pas cinq secondes. Je me suis à peine aventurée dans sa bouche que j'ai cette sensation... L'impression d'être plantée sous la lumière crue d'un projecteur généreux, debout devant la table des jurés censés évaluer ma performance. Je les imagine bâiller d'ennui en agitant mollement des pancartes pour m'attribuer les notes médiocres que je mérite. Cette vision grotesque me terrifie. J'ai le trac. Assez pour me faire rétrograder. Demi-tour.

À regret, je sépare mon visage de celui de Royce en quête de son regard nocturne. Ses yeux paraissent légèrement embrumés, comme après le sommeil. Il cligne deux fois des paupières. Aïe. J'espère que je ne l'ai pas endormi avec mes hésitations. Ses iris clairs ont disparu, aspirés dans le vortex de ses pupilles qui se rivent brutalement sur moi. Ma chambre réapparaît dans mon champ de vision, mouchetée de papillons imaginaires. Projetés sur toutes les surfaces disponibles par ma lampe, les insectes flamboient faiblement dans le noir. Je ne leur prête pas vraiment attention. Je ne regarde que Royce.

- Je préfère quand c'est toi qui es au-dessus, je l'informe d'un brin de voix boudeur en espérant qu'il accède à mon souhait.

Toujours pas. Il hausse les sourcils assez haut, visiblement déconcerté par ma remarque pourtant pas si déconcertante. Je patiente en jouant au piano sur ses épaules, lorgnant avec étonnement le rictus de traviole qui s'épanouit au coin de ses lèvres. Il détourne le regard, se passe une main qui me manque aussitôt sur le visage et serre les lèvres en question, comme pour se retenir de rire. C'est absurde. Royce ne rit pas. Ou presque jamais. Il est beau quand il réprime un sourire. Il l'est tout le temps, mais là encore davantage.

- Eh, je l'appelle en tirant doucement sur le col de son T-shirt, hypnotisée par sa bouche exceptionnellement espiègle.

Il reporte son attention sur moi et me dévisage, aussi silencieux et intense que le fauve africain qu'il était, dans une ancienne vie. À moins qu'il n'ait plutôt incarné un étalon sauvage, sur une plaine de mustangs, dans le Nevada. Je n'ai pas de difficultés à l'imaginer, noir comme l'ébène, sans étoiles, balzanes ou autres fioritures, martelant le sol d'un canyon de ses sabots monstrueux, sa tonne de muscles roulant sous sa robe sombre.

Tu te sens bien ?

- Tu m'embrasses ? je demande de but en blanc en essayant vainement de ne pas rougir.

Au lieu de me répondre ou même de céder, il écarte les doigts qui massaient ses paupières et plaque le dos de ses phalanges sur mes joues empourprées, comme pour en évaluer la température. Ce n'est pas la première fois qu'il a ce geste. Ça n'aide pas du tout, mon visage se met à fumer à son contact.

- Je sais pas, lâche Royce sur un ton paresseux. Demande gentiment, pour voir.

Hein ? Aucun moyen de déterminer s'il plaisante ou non. Comme à leur habitude, les lignes strictes et neutres de son expression me narguent, me défient de les déchiffrer. Dans le doute, je reformule, sourcils froncés.

- Tu m'embrasses... s'il te plaît ?

Mes oreilles ont du mal à en croire leurs oreilles lorsque Royce se met à rire. Un peu. Son rire est bas et grave, très bref aussi. Il tire à peine sur ses traits. Ça fait quand même frissonner mon cœur. S'il était possible de capturer un son, je réécouterais celui-là en boucle...

C'est possible avec ce qu'on appelle « un dictaphone ». Mais évite.

N'empêche...

- Il n'y a rien de drôle, je lui fais remarquer en fixant ses commissures légèrement frémissantes. Ton humour est déréglé, je crois.

J'ai encore envie de l'embrasser, mais j'ignore si le moment est passé. Peut-être bien.

Mince, j'en ai vraiment envie.

Ça m'apprendra à jouer les froussardes. La prochaine fois, j'essaierai de me montrer plus hardie.

S'il y en a une.

Re-mince !

Soupirant d'une vilaine déception, je laisse échapper dans un marmottement bougon et à peine audible :

- Je me demande si les autres garçons se font autant désirer ou si c'est juste toi.

J'ai dit ça pour plaisanter. Je n'ai même pas vraiment choisi de partager cette réflexion à haute voix, mes lèvres l'ont fait pour moi. Elles auraient mieux fait de s'abstenir. Les quelques miettes de sourire qui s'accrochaient encore aux lèvres tentantes de mon mécanicien s'éparpillent et disparaissent plus vite que des graines au milieu d'un rassemblement de pigeons. Là où s'attardait son rictus, ne reste plus qu'une ligne pâle et sévère. En un clin d'œil, il redevient le Royce taciturne, celui qui vous dévisage avec froideur, peu enclin à la conversation.

Je me trompe. Contrairement à ce que j'anticipais, il ne se mure pas dans son silence de plomb adoré, mais rétorque d'une voix dure et intransigeante :

- On s'en cogne des autres.

Je n'ai pas l'occasion de décrypter le commentaire qu'il vient pratiquement de cracher que ses doigts calleux de mécanicien aguerri – ceux qui ne sont pas en train de s'imprimer dans mon dos - viennent s'emparer de mon menton. La seconde d'après, il plonge vers moi et je retrouve le contact de sa bouche lorsqu'elle capture abruptement la mienne.

Dans ma tête, je visualise le plus petite des trois sœurs dans « Moi, moche et méchant ». Elle agite sa licorne en peluche démesurée en décrétant de son timbre de dessin animé « C'est trop génial ». Puis, elle est détrônée de mon esprit par la bouche qui appuie sur mes lèvres pour exiger le passage. Elle ne rencontre aucune résistance. Je cède bien volontiers et referme joyeusement les yeux lorsqu'une langue presque familière s'invite dans le jeu.

Une langue qui a un très subtil goût de Coca-Cola et d'autre chose que je ne reconnais pas, mais qui doit probablement être de l'alcool. Avec un peu de recul, je serais curieuse de connaître l'identité des premières personnes qui ont trouvé que souder leurs bouches et entortiller leurs langues était une bonne idée. À part si c'est avec Royce, cette pratique humaine me semble assez saugrenue. Voire écœurante.

L'autre jour, Royce a dit qu'il n'embrassait pas. Je ne peux pas m'empêcher de me sentir soulagée de savoir qu'il a pour habitude de garder sa langue bien au chaud dans sa bouche. Ce serait nettement moins chouette si je devais m'imaginer d'autres filles le contaminer avec leurs salives. Une voix cruelle me souffle à l'oreille que ça ne change pas grand-chose si elles peuvent quand même connaître son odeur, les dessins musculeux de son torse que je ne fais que deviner ainsi qu'un tas d'autres détails que j'ignore et sur lesquels je ne me pose même pas de questions. Je la chasse d'un coup de balai sans lui laisser le temps d'injecter sa toxine dans mon esprit.

De toute façon, des dents frôlent tout doucement l'une de mes lèvres à ce moment-là et mes mauvaises pensées coulent à pic. Je trémule. La main impérieuse qui agrippait ma mâchoire écarte un peu brusquement mes cheveux détachés et se téléporte derrière ma nuque pour y instaurer une légère pression. Dans mon dos, les doigts de Royce s'écartent les uns des autres, comme pour occuper le plus d'espace possible. Il modifie légèrement son angle d' « attaque » et sa barbe de quelques jours m'érafle de manière furtive.

Mes poumons manifestent leur approbation en gonflant comme des montgolfières, prêts à s'envoler. C'était exactement ce que je voulais ! Louant silencieusement le Dieu des bisous sur la bouche qui semble bizarrement dans mon camp cette nuit, j'essaye de ne pas jubiler trop fort. Royce n'apprécierait peut-être pas de me sentir sourire quand lui paraît encore plutôt énervé. Je n'étais pas au courant qu'on pouvait embrasser en étant énervé.

Je préférerais qu'il ne le soit pas. En espérant venir à bout de sa raideur, je passe les bras par-dessus ses épaules et l'enlace tendrement. Ça fonctionne, au moins un tout petit peu. Ses muscles perdent de leur raideur et n'ont, à quelques détails près, plus l'air de blocs de pierre. Ses lèvres dures se font moins revanchardes, presque... Est-ce que je le dis ? Oui. Presque tendres. Quoi ? Je n'invente pas, c'est vrai ! Sa langue vient taquiner la mienne. L'allégresse s'échappe par tous mes pores en une brume rose et invisible, elle forme comme un gros nuage couleur dragée autour de nous.

Plouf !

C'est le bruit que fait mon cœur lorsqu'il tombe des vingt mètres du plongeoir de mon lycée.

À chaque fois que Mia me relate ses « rencontres "amoureuses " », elle jure qu'untel ou que trucmuche embrassent comme des dieux. Je ne me prononcerai pas sur ses... connaissances, ce dont je suis sûre et certaine, en revanche, c'est que ni Zeus, ni Poséidon et encore moins Héphaïstos ne peuvent rivaliser avec Royce en la matière. Je jurerais qu'ils ne lui arrivent pas à la semelle.

Ce doit être à cause des talents de mon mécanicien dans le domaine que je finis par m'égarer bien loin de mes sentiers battus. C'est sans doute également lié aux deux doigts qui jouent négligemment avec l'attache de mon soutien-gorge par-dessous mon haut de pyjama. Ça m'embrouille les idées. Ce qui est certain, c'est que si Royce n'embrassait pas aussi bien et que ses doigts n'étaient pas aussi aventureux, je n'aurais sûrement pas pensé ce que je viens de penser. Je ne me serais pas demandé si je peux ou non mettre la main sous son T-shirt, moi. Si lui le fait, est-ce que ça veut dire que j'ai le droit ? Ou est-ce que ce serait bizarre ? C'est de sa faute si je m'appesantis sur l'idée, de sa faute si elle me tente.

Et si je le faisais, juste pour voir ?

Je ne sais pas si j'oserais.

Pense au plongeoir. L'agitation juste avant le saut. L'estomac qui frétille. Le goût du risque. Le cri du vent. La froideur de l'eau. La satisfaction.

Les oreilles en feu, je tâtonne un instant pour trouver l'ourlet du T-shirt de Royce, puis j'envoie timidement un index en éclaireur. J'espérais naïvement que mon exploration passerait inaperçue, que mon mécanicien serait trop occupé pour la remarquer. C'est raté. J'ai à peine effleuré son ventre, que Royce se statufie. Mince. Ses lèvres interrompent leur activité pour se désolidariser des miennes alors qu'il se recule brusquement pour me toiser de ses prunelles sombres. Sous mes fesses, ses cuisses se confondent avec le marbre. Je dirais même qu'elles le battent en termes de rigidité.

Bon sang !

Mon doigt trop intrépide stoppe net sa course. Je suis tout près de lever les mains en l'air comme un bandit braqué par Lucky Luke. Je me retiens toutefois pour éviter d'aggraver mon cas. Royce continue de me scruter en silence, sous la brûlure de son regard, je peine à déglutir. Je n'aurais probablement pas dû le toucher comme ça, je réalise en baissant les yeux. Ça me fait repenser au mot qui commence comme aluminium et qui finit comme programmeuse. Mais alors que je m'apprête à me retirer, contrite, Royce agrippe mon poignet pour le maintenir en place sous l'étoffe de son T-shirt et ordonne simplement :

- Reste devant.

Oh !

Je n'ai pas de mal à décrypter ce qu'il entend par cette injonction laconique : « ne touche pas à mon dos ». Ce que moi, j'entends surtout, c'est « amuse-toi bien, tu as presque carte blanche ». Je hoche docilement la tête pour le rassurer. Mes lèvres se fendent d'un petit sourire reconnaissant dont Royce vient très vite s'emparer.

Je me concentre plutôt sur les contrées inconnues que je suis à présent autorisée à visiter.

Ne trépigne pas, c'est immature.

Chut. Glisser les doigts sous le T-shirt d'un garçon, ça, c'est mature ! Sous celui de Royce, c'est brûlant comme dans un four en marche. Sa peau est presque trop chaude. Téméraire, je remonte une main curieuse jusqu'à ses clavicules en essayant de ne pas déformer son haut. Je fais de cet os saillant le point de départ de mon travail de cartographie. Ma main est un peu comme Dora l'exploratrice. En moins pénible, j'espère. J'ai du mal à croire que je fais ce que je suis en train de faire, pourtant c'est le cas. Je dois probablement délirer, mais ça ne m'empêche pas de longer de l'annulaire la ligne creuse qui sépare les deux pectoraux de Royce.

C'est dingue ! Je poursuis ma progression, les pommettes cuisantes, et tombe sur cette zone compartimentée qui fait généralement rêver les filles lorsqu'elle est bien travaillée. Chez Royce, elle est... C'est... Waouh ! Si Mia savait... Mais je ne lui dirais rien. Non, je garderai jalousement cette donnée pour moi. Je prends cette décision puérile en parcourant les six carreaux de chair en béton qui composent le ventre de mon mécanicien et se tonifient violemment sur mon passage.

Comment est-ce qu'il a fait pour qu'ils soient aussi durs ? Il doit être somnambule et faire des séries d'abdominaux et du gainage en dormant, il n'y a pas d'autre explication. Je me souviens que Nate a dû essayer trente mille applications de musculation avant de parvenir à creuser un vague relief.

Dans leur cheminement, mes doigts butent contre de nombreuses petites cicatrices de guerre et je me demande s'il les doit à un autre exercice de lancé de poignards. L'autre hypothèse est qu'il ait à un moment de sa vie possédé un chat trop affectueux et un peu myope qui aurait régulièrement confondu son torse ferme avec un griffoir en bois. C'est quand même peu probable.

Mes pensées se tarissent d'elles-mêmes lorsque je trébuche dans le nombril de Royce. Enfin, ce n'est pas moi qui trébuche, plutôt mon index voyageur. C'est tellement inattendu. Je ne crois pas m'être déjà posé la question, mais j'imaginais difficilement Royce posséder quelque chose d'aussi humainement banal qu'un nombril. Pourtant ça tombe sous le sens. N'empêche, c'est fou. Les nombrils sont l'empreinte que laisse le cordon ombilical une fois sectionné. Les cordons ombilicaux rattachent les mères à leurs nourrissons et Royce... Royce ne peut pas avoir été un nourrisson. Jamais, je m'entête bêtement et sans aucune logique.

Perdue dans mes délibérations farfelues, j'ai dû descendre un peu trop bas parce que je rencontre soudain une mince ligne de poils. Ça non plus, je ne l'avais pas prévu. Je me sens soudain comme si j'avais osé nager jusqu'à la ligne de plots jaunes dans l'océan, puis que j'avais commis l'affront de passer en dessous pour me retrouver de l'autre côté, en zone interdite. Mes doigts font une halte pile à temps. Encore trois millimètres et je me serais heurtée à la ceinture de Royce.

Je fais quoi, maintenant ? J'ai envie de mettre la clim, mais je ne sais plus ce que j'ai fait de la télécommande. J'ai de la fièvre. Et un peu mal aux côtes, aussi. Sûrement à cause de mon cœur qui tente depuis quelques minutes d'enfoncer ses barrières pour s'échapper de ma poitrine. Et peut-être également un peu à cause de Royce qui, pour une raison que seul lui connaît, est en train de me broyer la cage thoracique. Je ne plaisante même pas. Ça m'élance. Si ses lèvres s'emboîtent toujours dans les miennes, elles sont à présent totalement inactives.

- Royce ? je l'appelle à voix basse sans prendre la peine de me détacher de lui.

C'est comme si je murmurais son nom dans sa bouche. Il n'a aucune réaction. Je suis forcée de m'écarter de quelques centimètres pour accrocher son regard. Lorsqu'elles se posent sur moi, ses prunelles abritent une nuit sans étoiles, filantes ou fixes. Je ne suis pas certaine qu'elles me voient vraiment. Son souffle étrangement chaotique me réchauffe le visage, le petit muscle a fait son retour à sa mâchoire et il ne tient pas en place. Ses mains ne desserrent pas leurs prises. En dessous d'elles, ma peau me semble légèrement engourdie.

- Si tu me fêles une côte, je ne sais pas comment je vais pouvoir expliquer ça à Chris, je plaisante à moitié.

Ma remarque semble réveiller mon mécanicien. L'effet est presque immédiat. Il ne fronce les sourcils qu'une demi-seconde avant de retirer vivement ses mains de moi, comme s'il venait de se brûler les phalanges. Sous son front plissé, ses yeux noirs s'attardent sur mon expression. Je lui offre un sourire heureux auquel il ne répond pas. Plissant les paupières pour le scruter avec une attention redoublée, j'essaye de mettre le doigt sur ce qui cloche dans son attitude. Impossible de déchiffrer son expression tendue. Il a l'air...

Avant que je ne puisse mettre la main sur un adjectif satisfaisant pour le décrire, Royce me fait basculer sans prévenir sur le dos. Il y a une seconde, j'étais assise sur lui et là, sans que je ne sache trop comment, il me surplombe à nouveau, en appuie sur les coudes qu'il a enfoncés dans le matelas. Ses mains ne me touchent plus, elles forment deux poings serrés de part et d'autre de mes flancs. Son ombre paraît gigantesque lorsqu'elle me tombe dessus. Ma tête atterrit sur une montagne d'oreillers inutilement haute que Royce ne tarde pas à déconstruire en envoyant négligemment valser plus loin un traversin et un coussin décoratif. Je le regarde faire, les yeux ronds d'égarement.

Qu'est-ce qu'il a ?

Plutôt que de répondre à ma question muette, il revient s'allonger sur moi, dissimulant derrière son imposante présence les papillons de lumière, la chambre et puis tout ce qui n'est pas lui. Au parfum de lavande qui imprègne mes draps, se mêle le sien, piquant et musqué. Il récupère promptement mes lèvres entrebaillées et s'engouffre sans attendre dans l'ouverture pour approfondir le baiser. Je m'y suis à peine faite qu'il ressort et pose férocement sa bouche brûlante sur ma gorge, comme pour en apposer l'empreinte.

Mes poumons bataillent pour m'oxygéner correctement. Son torse volumineux pousse contre mon cœur affolé quand il se met à longer ma carotide de ses lèvres. Il ne sème pas de baisers, il ne se décolle même pas de mon cou. J'ai le tournis et un peu de mal à suivre. Il est si proche que je peux deviner chaque ligne, chaque angle de son corps puissant et...

Et...

J'avale ma salive de travers. J'essayais juste de déglutir en m'apercevant que la situation est en train de m'échapper. De déraper ? Soudain, j'ai froid et chaud à la fois. Oui, c'est possible. Royce est... Est-ce qu'il... Mes cinq litres de sang se mettent d'accord après une rapide concertation pour conquérir leur territoire favori. Mon visage. Saturé d'hémoglobine, ce dernier prend sans aucun doute la teinte foncée d'une fraise gavée de soleil. Grand bien lui fasse. Jouant les statues de cires, je prends une profonde inspiration par le nez en faisant semblant de ne pas avoir senti... De ne pas sentir contre ma cuisse le... son... truc... Le truc de Royce.

Érection, Lily. Il faut que je te l'épelle ? E. R. E. C...

Mais...

C'est bon, je n'ai rien senti. Si je n'y pense pas, ça n'existe pas. Sauf que tenter de ne pas y penser implique forcément d'y penser. Zut, zut, zut ! Le pire vient quand je lève les yeux en espérant admirer mon plafond de lit et me cogne à la place au regard du mécanicien. Son visage crispé flottant juste au-dessus du mien, il m'examine avec attention. Est-ce que c'est crédible si je fais celle qui n'a rien remarqué ? J'essaye de prendre un air dégagé, mais même en partant du principe que j'y parviens, le flegme ne doit pas être très bien assorti à mon teint d'écrevisse. Je crois que je préférerais que Royce s'écarte. Parce que là, on est dans mon lit et... Mon cœur se met à galoper pour échapper à cette situation. Il n'a nulle part où aller.

Essaye d'avoir l'air un peu plus coincée, juste pour voir, me nargue ma peste de conscience quand je détourne la tête pour observer la grappe de bijoux que maman a laissé traîner sur mon bureau.

Cette pique que je viens de me lancer à moi-même m'atteint avec la douceur d'une gifle. C'est moi qui ai demandé à Royce de rester. Je lui ai même cassé les pieds à ce propos. Je ne peux pas faire le bébé, maintenant, juste parce que... juste parce qu'il... Enfin bref.

Étonnamment, mon lézard de la honte se tient tranquille, toujours lové au creux de mon ventre, mais profondément endormi. C'est trop beau pour être vrai, il adore me rappeler sa présence à tout bout de champ, il devrait déjà s'être manifesté. Il a forcément dû lever une paupière en détectant mon malaise, pourtant la situation ne doit pas m'être si désagréable que cela parce qu'il ne se donne pas la peine de bouger. Est-ce que cela veut dire que je suis guérie ? Je ne ressens ni nausée, ni envie de m'échapper, seulement de la honte à l'idée de me comporter comme une enfant devant Royce. C'est Royce ! Il ne me ferait jamais de mal... ou du moins, pas comme ça. J'en suis sûre à vingt mille pour cent !

Quand je me décide à rectifier le tir, c'est presque trop tard : mon mécanicien commence déjà à s'écarter pour me soustraire son poids. Sans trop me poser de questions et sous son regard vaguement dérouté, j'enroule rapidement les bras autour de son cou pour le garder près de moi. Alors qu'il pourrait aisément briser mon étreinte, il se laisse faire sans un mot. Sa... chose n'a pas disparu, mais je suis bien élevée alors je fais comme si de rien était. Soulevant ma tête de l'oreiller, je tente maladroitement de rétablir le contact. Royce comprend immédiatement ce que je désire et ne marque qu'une très brève hésitation avant de me rendre ses lèvres addictives. Comment est-ce que je ferais pour m'en passer demain ? Et les jours d'après ?

Plutôt que de m'attarder sur ces questions déprimantes, je hisse mes mains plus haut, glisse les doigts dans les cheveux de Royce. Ils sont légèrement humides, comme s'il s'était tenu debout sous la bruine pendant quelques minutes. Ce qui est humide aussi, c'est la langue de Royce lorsqu'elle atterrit je ne sais comment sous mon oreille droite. Je retiens mon souffle captif sans même y penser, violemment électrisée par ce contact inopiné. Une nuée de papillons enragés, plus ou moins semblables aux ombres provisoires qui décorent mon papier peint, se déchaîne dans mon estomac. Comment est-ce qu'il fait ça ?

Est-ce que ça marche dans les deux sens ? Est-ce qu'il aimerait autant que moi, si je lui rendais la pareille ? Je l'ignore. Je n'ai pas la moindre idée de ce qui peut plaire aux hommes en dehors de... des choses évidentes. Est-ce que les hommes peuvent avoir des papillons dans le ventre, déjà ? Je pourrais quand même essayer parce que... d'un, ça ne coûte rien du tout. Et de deux... j'aimerais bien savoir quel goût a sa peau, même si cela paraît très étrange, formulé ainsi.

Calant mes coudes derrière moi pour prendre appui dessus et me redresser partiellement, c'est à mon tour d'embrasser Royce dans le cou. Je vise le même endroit que lui, à la jonction entre la mâchoire et l'oreille. Il me laisse faire sans broncher. Par contre, lorsque je m'aventure à l'effleurer furtivement du bout de la langue, c'est une autre histoire. Royce ne doit pas être un adversaire redoutable en apnée parce que son souffle devient court bien avant le mien. Ses mains emprisonnent ma taille dans un étau de fer, un son rocailleux comme un effondrement de falaise s'échappe curieusement des tréfonds de son torse pour nous faire vibrer tous les deux et il se presse crûment contre moi.

Tout à coup, il paraît peser deux fois plus lourd. Je m'en fiche : maintenant, je sais qu'il est salé ! Je ne vois pas son visage qui a disparu quelque part entre mon cou et mon épaule. Les mèches de cheveux un peu mouillées qui bordent sa tempe me chatouillent la gorge.

L'ennui, c'est que je dois me concentrer de plus en plus fort pour ne pas sentir le « détail » que je m'acharne à ignorer. Je n'ai cependant pas à faire des efforts très longtemps parce que Royce me libère brutalement du poids de son corps en roulant sur le côté pour s'étendre sur le dos avec un « putain » parfaitement audible. À deux bons décimètres de distance ! Loin d'en être aussi soulagée que j'aurais pu le croire, je m'empresse de suivre le mouvement et cherche à m'accrocher à lui comme à une bouée en haute mer. Il m'en empêche en me repoussant d'un bras ferme qu'il finit par poser en travers de son visage, dissimulant ses yeux. On croirait presque qu'il s'apprête à faire une sieste. C'est absurde.

- Royce ? Pourquoi on arrête ? je l'interroge d'une voix légèrement plaintive en tirant sur son poignet pour dégager son regard.

Évidemment, je n'arrive à rien. S'il a décidé que son bras resterait là, même une grue ne pourrait venir à bout de sa volonté.

- Parce que, tranche mon mécanicien. Le tour de manège est terminé.

Sa voix est éraillée comme s'il venait de fumer un paquet entier de cigarettes. « Le tour de manège est terminé ». Qu'est-ce que cela signifie, au juste ? Est-ce que je dois comprendre qu'il va rentrer chez lui et que je n'aurais plus qu'à compter les crocodiles en attendant un sommeil qui ne se montrera jamais ?

- Pourquoi ? je m'entête , concentrée sur les mouvements un peu désordonnés de son diaphragme.

- Tu viens de me foutre ta langue dans le cou, jette-t-il comme si cela pouvait répondre à ma question.

- C'est toi qui as commencé, je me défends piteusement.

Il n'argumente pas davantage et se mure dans le silence. À la lumière satinée de ma veilleuse, je me laisse aller à contempler le peu de ses traits qui n'est pas dissimulé derrière son bras plié en méditant sur son attitude. Pourquoi est-ce qu'il m'échappe ? J'étais prête à me montrer mature, sur ce coup-là. Est-ce que ça a un rapport avec...

Ne pas regarder en bas. Ne pas regarder en bas. Ne pas re...

Sauf qu'avant même d'y penser, je jette un furtif coup d'œil en direction de son jean. Mais vraiment minuscule. En fait, je regarde à peine. Je m'efforce surtout de comprendre. Ces choses-là ne m'intéressent pas du tout, en principe. Du tout, du tout. Le problème, c'est qu'il s'agit de Royce et que tout ce qui le concerne m'intéresse.

Je ne sais pas trop comment fonctionnent les hommes. Enfin, je suis au courant de certaines choses que je devrais ignorer et d'autres m'échappent complètement. Ce que je sais - ou croyais savoir -, et ce rappel me donne très vite la nausée, c'est que quand les hommes veulent quelque chose de cette façon-là, ils se servent, quelles qu'en soient les conséquences. La partie floue consiste à déterminer ce qu'il advient lorsqu'ils ne se servent pas. À quoi ça ressemble pour eux ?

Je ne devrais pas me poser ce genre de question, mais je n'y peux rien, elles sont là, tout à coup, et elles polluent mon cerveau. La situation la plus comparable qui me vient est une pénurie de Haribo associée à une folle envie de sucre. C'est un peu trivial comme exemple, mais je n'ai rien trouvé de mieux. À en juger par les mâchoires complètement verrouillées de mon mécanicien, je suis loin du compte. Avant de pouvoir m'en empêcher, je glisse un deuxième et dernier coup d'œil secret en direction de cet... aspect de mon mécanicien qui ne doit en aucun cas devenir une source de curiosité.

C'était le coup d'œil de trop. Lorsque je me détourne au bout de trois secondes, le nez plissé de contrariété, c'est pour me faire harponner par un regard affûté et ombrageux, trop peu lisible, le dernier par lequel j'aurais voulu me faire surprendre en flagrant délit de curiosité très mal placée. Il n'était pas censé être sous son bras ? J'ai beau réfréner mon air coupable du mieux que je peux, je ne peux rien contre les joies d'une peau diaphane qui laisse entrevoir chacune de mes émotions en adoptant la nuance la plus criarde de l'arc-en-ciel. À présent, Royce dissèque mon expression, une lueur intriguée dont je me serais bien passée au fond des pupilles.

Et alors que je me consolais comme je le pouvais en songeant que la situation ne pourrait pas devenir plus catastrophique, ma bouche suicidaire me détrompe très vite en laissant échapper :

- Est-ce que ça fait mal ?

Ce qui ferait mal, c'est si tu t'enfonçais un pied-de-biche dans le crâne ! Ça nous ferait aussi des vacances !

- Quoi ? demande Royce en s'inclinant vers moi, son intérêt piqué.

Est-ce que ça fait mal d'être quelqu'un de bien, de se priver quand c'est nécessaire ? Ai-je été le petit caprice du mari de ma mère quand cela aurait facilement pu être évité avec juste un peu de volonté et de savoir vivre ?

Évidemment, je ne formule rien de tout cela à voix haute. À la place, je me justifie vaguement :

- Je ne sais pas... C'est juste que tu avais l'air de souffrir, marmonné-je, le visage à moitié dissimulé dans un oreiller.

Tu pourrais l'utiliser pour t'offrir la mort par asphyxie, qu'est-ce que tu en dis ?

- Non, ça fait pas mal, finit par répondre Royce après quelques secondes de silence et je me demande s'il ment ou pas.

S'il est si simple pour un homme de passer au-dessus de ce genre de... pulsions humaines, alors pourquoi Gareth m'a-t-il fait ça ? Toute la bonne humeur que j'avais emmagasinée dans les bras de mon mécanicien est en train de fondre plus vite que la banquise. Et si j'arrêtais de penser à Gareth ? Je m'en fiche de lui. C'est Royce qui m'intéresse.

- Ça fait quoi ? j'insiste avant de pouvoir m'en empêcher en coinçant mes mains jointes entre mon oreille et mon oreiller.

J'ai dépassé le stade du rougissement. Je viens d'attraper un coup de soleil. J'ai tout de même envie de savoir. Royce prend le temps de me dévisager en long et en large sous ses sourcils de plus en plus froncés.

- Tu t'es pas emballée ? m'interroge-t-il tout à trac, son regard oscillant entre mes yeux agrandis d'une curiosité fautive et ma position détendue.

- Comment ça ?

Cette fois, il semble vraiment perturbé. Ou contrarié. Il se redresse lentement sur un coude pour ajuster son angle de vue sur ma petite personne, médite un moment à propos de je ne sais quoi et vérifie d'une voix grave :

- Ça te fait quoi quand je te touche ?

Hein ? Prise au dépourvu par cette question incongrue, j'empoigne mon oreiller et le transforme en bouclier pour me protéger des prunelles affûtées de mon mécanicien. Il joue son rôle trois secondes, avant que Royce ne me l'arrache des mains pour l'envoyer rejoindre ses deux camarades, sur le sol. Il attend toujours que j'éclaircisse sa lanterne, impassible. Je fais travailler mes méninges à la recherche de la bonne réponse et propose finalement avec un sourire hésitant :

- Ça me rend heureuse.

De toute évidence, ce n'est pas ce que Royce attendait. Il me fixe, le front froissé de ridules concentrées, comme s'il essayait de déterminer si je lui fais une blague.

- Heureuse ? répète-t-il, interdit.

- Euh... très heureuse ? je hasarde, légèrement inquiète à l'idée de le froisser.

Il ne dit rien pendant un moment qui s'éternise et accentue mon stress, puis, sans crier gare, Il appuie sur mon épaule gauche pour m'obliger à m'allonger sur le dos, écarte mes genoux d'autorité et vient s'insérer entre eux sous la vigilance de mon regard désorienté. Ses yeux ne m'accordent pas une seconde de répit, ils ne lâchent pas les miens d'une semelle alors qu'il s'installe bien trop bas et passe tranquillement les bras par-dessus mes jambes. Clignant des paupières en sentant poindre un début d'angoisse, je porte mon poignet à ma bouche pour mordiller le tressage de l'un de mes bracelets, chose que je ne fais pratiquement jamais.

Alors que mon cœur s'apprêtait à goûter à une pause bien méritée, ahanant et suant après cette soirée plus qu'agitée, c'est la débandade. Il n'a pas d'autre alternative que de repartir au quart de tour lorsque Royce empoigne l'ourlet de mon T-shirt et le repousse lentement, juste assez pour dégager mon ventre. Il s'arrête juste avant que mon sous-vêtement n'apparaisse et je lui en sais gré. Du moins, jusqu'à ce que le dos abîmé de ses doigts rugueux n'effleure la peau qu'il vient de découvrir, transformant mes papillons somnolents en lutins de Cornouailles enragés. Je dois m'y reprendre à plusieurs reprises pour regonfler mes poumons soudain peu coopérants.

Et je ne suis même pas au bout de mes peines. J'ai tout juste rétabli un semblant d'ordre dans mon métabolisme respiratoire que Royce y remet une pagaille sans nom en s'inclinant subitement pour embrasser mon nombril. En tout cas c'est que j'imaginais qu'il comptait faire avant qu'il ne plonge la langue dans la cavité de chair.

Les gens qui sont foudroyés au sens littéral du terme ne doivent pas être plus bousculés que moi à cette seconde précise. Un frisson fulgurant me traverse comme un courant d'air et je m'étrangle avec ma propre salive en cherchant mon souffle fuyant. Mon cœur se fait plus bruyant et tempétueux qu'un troupeau de chevaux sauvages. Mues par un réflexe irrépressible, mes jambes tremblantes cherchent immédiatement à se refermer. Royce étant en travers de mon chemin, je ne parviens à rien d'autre qu'à resserrer mes genoux autour de son buste envahissant. En bas de mon ventre, mes papillons prennent feu et se consument violemment.

C'est comme... Ça ressemble à cette sensation de vertige qui vous mélange les entrailles quand on vous pousse trop fort à la balançoire. Et en même temps ça n'a rien à voir.

- Et là, t'es heureuse ? me nargue mon mécanicien en appuyant son menton piquant contre mon ventre frémissant.

Trop choquée pour rétorquer quoi que ce soit de pertinent, je ne fais rien de plus que battre des cils en espérant dissiper la brume de sensations qui handicape mes sens. Même à travers cette brume, je n'ai pas de mal à distinguer l'ébauche de rictus diabolique qui distord les lèvres de Royce, une fraction de seconde avant qu'il ne les repose sur ma peau, son regard noir de fauve attentif planté dans le mien, écarquillé de confusion. Il s'arrange pour maintenir le contact visuel pendant que sa bouche magique trace un chemin de baisers ensorcelés en dessous de mon nombril...

J'ai... Parce que... Il ne...

Il n'est pas humain ! Royce doit être une créature surnaturelle, ce n'est pas possible, autrement. Il est en train de me dérégler et...

Eh ! Eh ! Eh ! Où est-ce qu'il va comme ça ? Avant que je n'aie l'occasion de m'affoler pour de bon, ses lèvres s'immobilisent, à cheval sur ma peau et l'élastique de mon shorty. Je hoquette en récupérant ma respiration là où je l'avais oublié et repousse mon mécanicien d'une main pas très sûre au niveau de son épaule. S'il enlève sa bouche de mon estomac, peut-être que je me remettrai à fonctionner correctement. Il me laisse faire et s'écarte très légèrement, un air ouvertement satisfait plaqué sur ses traits normalement peu déchiffrables.

Pendant que je me frotte les paupières en espérant retrouver mes esprits, lui me dévore des yeux avec une expression bizarrement fascinée. Son attention affûtée me donne très envie de tirer sur mon édredon et de disparaître en dessous un bon quart d'heure, juste le temps d'oublier ce qui vient de m'arriver. Sans surprise, la gêne ne tarde pas à succéder à la stupéfaction et je détourne le visage à la hâte pour passer en revue le contenu de ma vieille bibliothèque mal éclairée. Je n'ai reconnu que deux contes pour enfants quand Royce m'oblige à lui faire face d'une familière pression sur mon menton.

Fidèle à sa nature lunatique, il semble avoir encore changé d'humeur. La légèreté moqueuse a cédé la place à une espèce de gravité mutique. J'observe calmement son air à nouveau sérieux et ombrageux alors qu'il remonte sur le matelas de sorte à ce que son visage se retrouve pile au-dessus du mien. Ses prunelles me dissèquent alors avec une intensité redoublée, affûtée comme des sabres japonais, elles effectuent de rapides allers-retours entre mon regard interrogateur et ma bouche entrouverte qui peine toujours à s'approvisionner en air.

C'est sur cette dernière que mon mécanicien finit par arrêter son attention. Pendant une très longue minute, peut-être deux, il semble sujet à une intense réflexion. Puis son pouce se place en travers de mes lèvres et, appuyant doucement dessus, il décrète brusquement d'un ton étonnamment dur :

- Ça, c'est à moi, ok ?

Euh... Ça quoi ? Pas certaine de le suivre, je demande contre son doigt, en quête de précision :

- C'est-à-dire ?

Au son de ma voix, il finit par relever les yeux et semble légèrement se reprendre :

- Tant qu'on traîne ensemble, aucun autre mec s'approche de cette bouche, rectifie-t-il un peu froidement sans s'encombrer d'explications. Je suis sérieux.

- Ben oui. Qui est-ce que j'irais embrasser, de toute façon ? je m'étonne en haussant les épaules avant de souligner l'évidence. Je ne veux personne d'autre que toi.

Il inspire d'un seul coup par le nez, comme pour respirer ma déclaration. Sans me laisser le temps de déterminer si le bref éclat qui j'ai entraperçu dans ses pupilles d'encre pourrait être du soulagement, Royce me décharge de son ombre en se rasseyant sur le lit. Aussitôt qu'il s'est écarté, je bouge en conséquence et m'empresse d'occuper la place libre qu'il n'a même pas songé à supprimer entre ses longues jambes. Je me colle à lui sans m'arrêter à son vague soupir désapprobateur. Hypnotisée par l'image de nos chevilles entremêlées à l'autre bout du lit, je songe brusquement que je ne verrais plus jamais ma couche de la même façon après cette nuit.

- Pourquoi tu n'enlèves pas tes bottes ? je m'enquiers en effleurant de mes orteils nus l'une de ses grosses rangers en cuir.

- T'as peur que je dégueulasse tes draps ? présume mon mécanicien, vaguement moqueur.

- Non, ça je m'en fiche. Mais ça me donne l'impression que tu t'apprêtes à partir.

Je m'attends à une remarque bien piquante, mais rien ne vient et après quelques secondes, il se déchausse sans les mains, envoyant cabrioler ses boots de motard plus loin, dans ma chambre. J'ai du mal à estimer s'il le fait pour me faire plaisir ou...

Ou quoi ? Termine ta phrase, je suis tout ouïe.

D'accord. J'ai du mal à estimer s'il le fait pour me faire plaisir ou parce qu'il en a envie. Les deux hypothèses sonnent aussi faux l'une que l'autre. Royce ne fait plaisir à personne, ou en tout cas, pas volontairement, et il est peu probable que passer la nuit à endurer mes niaiseries d'amoureuse soit dans le top quarante de ses idéaux. J'ai un peu l'impression de le prendre en otage. Cette pensée m'est aussi désagréable qu'un médicament amer.

- Est-ce que ça t'ennuie ? je souffle en adoptant une voix dégagée, le regard perdu dans mes peluches d'en face. Je veux dire, d'être ici. Ça t'embête ?

Ses billes d'acier creusent un trou dans ma tempe, mais je les ignore.

- Non.

Je hoche la tête sans insister, mais j'ai bien du mal à y croire. À chaque nouveau tiret que je dresse dans la liste des choses plus intéressantes que Royce pourrait faire s'il n'était pas coincé avec moi, mon moral s'enfonce de dix mètres sous terre. Il a presque atteint les mines de la Moria quand Royce le change en fusée et le renvoie dans l'espace... dans les étoiles. Contre toutes attentes, il s'incline en avant pour chatouiller mon cou de ses lèvres volontaires.

- Être ici, lâche-t-il près de mon oreille en réemployant mes termes, c'est ma connerie la moins merdique de la semaine.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top