Chapitre 4
Les trois pastèques explosent brutalement et émettent un bruit mouillé en repeignant la façade en bois de leur suc coloré. Mia vient de les fendre de son sabre. Pas un vrai, évidement. En fait, c'est juste le bout de son index qu'elle applique à répétition sur l'écran de son portable pour détruire des fruits virtuels. Je n'ai pas encore saisi l'intérêt ou la satisfaction qu'elle peut retirer de ce jeu, mais je la regarde quand même faire en pianotant distraitement des doigts sur le bord de ma vitre. Tant que je me concentre sur les ananas et les noix de coco qu'elle scie en deux, je ne pense pas au reste. Je ne pense pas au secret que j'ai laissé à la propriété et qui n'en sera plus un d'ici quelques heures.
Je n'y pense pas du tout.
- On devrait peut-être aller chercher ton frère, lui dire que tu es habillée, je propose à Mia en fixant d'un œil morne son score qui grimpe en flèche quand elle fait saigner quatre fraises en même temps.
- Nan, il viendra quand il aura fini sa clope. Je crève la dalle. J'ai envie d'un donut, pas toi ?
Je hausse les épaules. Je n'ai pas faim. Pas du tout. Moi, ce dont j'aurais envie, c'est d'un retourneur de temps. Comme ça je reviendrais plusieurs heures en arrière. Je me retrouverais à nouveau à cette réception minable sauf que cette fois, je n'adresserais pas la parole à Matt. Je ne poserais pas les yeux sur ce maudit journal et je ne découvrirais jamais l'identité réelle de mon géniteur. Avec un profond soupir, je me passe une main lasse sur les paupières pour tenter de chasser les images qui se pressent dessous.
Mia est toujours assise sur le siège conducteur. Elle a fait descendre presque au maximum son dossier et pose ses deux énormes bottines poussiéreuses sur le tableau de bord encombré. Ses lacets sont dépareillés : celui de gauche est blanc, l'autre est rouge. Rouge coquelicot. Je ne pense pas que j'aurais un jour assez confiance en moi pour dépareiller mes lacets de la sorte. En observant mon amie, je me demande si elle compte réellement couper les ponts ou si elle a seulement formulé cette éventualité sous l'emprise d'une culpabilité passagère et mal placée.
- Comment c'était, ta journée ? je demande pour tester la température.
Si elle se contente de deux-trois syllabes, je suis mal.
- Pas mal, lâche-t-elle, laconique.
Je baisse immédiatement les yeux et pince les lèvres, déçue, mais Mia enchaîne aussitôt.
- Ça a défilé toute la journée à cause du 4 juillet. Y avait une tonne de clients, je me suis fait de ces pourboires ! Du délire. Et y avait un gars archi frais au comptoir. Il ressemblait trop au mec dans Small ville. Celui qui joue Superman, tu vois ?
Ah ! Elle me parle. Ça s'annonce plutôt bien. Je prends une petite inspiration, rassérénée.
- Tom Welling ?
- Ouais lui, mais quand il était jeune. Et avec une petite barbichette. Je sais pas ce qu'il pousse à la salle, mais j'avais l'impression que ses biceps allaient lui faire éclater les manches.
- Il portait peut-être une taille en dessous de la sienne. C'est ce que faisaient les garçons un peu musclés dans mon lycée.
Je ne précise pas que je trouvais cela franchement ridicule. Royce porte des T-shirts à sa taille, lui.
- Nan, il était vraiment bien gaulé. Sa meuf arrêtait pas de le toucher comme si c'était une putain de peluche. Je veux bien ce genre de peluches dans mon pieu.
- Donc il a une petite amie. Dommage, je me désole poliment pour mon amie sans commenter son dernier trait d'esprit.
Elle hausse les épaules, guerre perturbée.
- Il m'a filé son num en réglant la note.
Ah.
- Ah. Euh... c'est chouette ?
- Mhm. Oh je t'ai pas raconté ! Putain, il s'est passé trop de trucs au Salty aujourd'hui. Bref, je suis là, tranquille, je sers une glace à une meuf et son gamin. Enfin, moi je pensais que c'était son gamin parce qu'il avait genre dix-sept ans, dix-huit ans et elle la quarantaine.
- Ne me dit pas que...
- Je les sers et tout, et là, t'as la vieille qui roule une pelle au gars. Mais genre bien dégueu, tu vois quand les gens s'embrassent et que tu captes leurs langues de dehors...
- Oh non, beurk, je souffle en grimaçant dégoût.
- Attends, c'est pas le mieux. Après je m'occupais d'une table avec un couple. J'écoute un peu et ça parlait divorce, ça négociait la garde de leur gosse. Autour d'une glace. Normal. Et là, je repasse et j'entends « Je veux bien prendre une semaine par mois mais pas plus ». Et t'as la femme qui répond « Abuse pas, déjà que c'est tout le temps moi qui m'en occupe. Ras le bol ».
Je me crispe sensiblement dans mon siège, serre fort les poings sur mes cuisses. Mia poursuit avec un air amusé, inconsciente de l'inconfortable écho que cette histoire produit en moi.
- En fait, y en avait aucun qui voulait du môme, ils essayaient tous les deux de le refourguer à l'autre. C'était pathétique, je te jure.
Je ne relève pas. Mes yeux me piquent et se rivent à la rue sombre et toujours bondée, mes pensées se ruent vers la zone périlleuse dont je leur avais interdit l'accès. Je me demande si Chris et maman ont eu ce genre de discussion avant même ma naissance. C'est fort probable.
- Alors, tu vas où ? relance la colombienne en cisaillant de son auriculaire une pauvre poire solitaire.
Je me racle la gorge et cligne plusieurs fois des yeux pour chasser la brume de malaise qui commençait à obscurcir mes pensées.
- Comment ça ?
- T'as dit que Diego allait te déposer en ville.
- Ah oui. J'allais... en fait j'étais...
- T'aurais pu me faire signe que t'étais sapée, râle le latino en ouvrant brusquement la portière conducteur. Ça fait un quart d'heure que je poireaute comme un con. Bouge.
Mia lui envoie un baiser volant et enjambe laborieusement la console centrale pour se retrouver avec moi sur le siège passager. Sur moi serait peut-être une formulation plus adéquate. La place n'est conçue que pour une seule personne, on se retrouve donc serrées comme des sardines en boite. Je suis aplatie contre la vitre et la colombienne à moitié assise sur le frein à main. Tant pis pour la ceinture. Je ne suis pas vraiment sûre que ce soit légal. Je jette des coups d'œil légèrement préoccupés vers l'extérieur. Je m'attends presque à ce qu'un agent de police vienne violemment frapper à ma vitre pour nous embarquer au poste.
Mais rien de ce genre n'arrive. Mia passe une jambe par-dessus les miennes et Diego redémarre après avoir remonté son dossier. Le trafic est aussi fluide qu'une vieille compote toute coagulée et je suis presque sûre qu'une sympathique famille d'escargots vient de nous dépasser en surfant sur sa bave. Les lampadaires et les éclairages colorés de la corniche déversent sur nous des flaques de lumière par intervalles. C'est comme une partie de cache-cache.
Lumière. Pénombre. Lumière. Pénombre.
Mon amie a mis la radio et la voix d'un animateur un peu allumé qui prodigue des conseils d'amours entrecoupés de métaphores douteuses envahit l'habitacle. J'ai beau ne pas être une experte en la matière – loin de là – je ne suis pas certaine que le « même si on a une œuvre d'art à la maison, rien ne nous empêche d'aller au musée » puisse passer pour une suggestion pertinente.
- En fait les gars, lance le bonhomme d'une voix exagérément enjouée pour conserver l'attention des auditeurs, pour que ça marche... faut juste être sûrs d'avoir les mêmes projets, les mêmes perspectives, vous pigez ? Si vous êtes en couple, faut que vous ayez les mêmes ambitions, sinon c'est mort ! C'est ça l'amour ! C'est juste... être deux personnes qui regardent dans la même direction. Oh merde, les gars, c'est beau ce que je viens de dire : regarder dans la même direction ! C'est un peu comme la levrette en fait !
Le frère et la sœur ricanent de concert à côté de moi et je me tasse dans mon siège en rougissant dans l'obscurité. C'est au moins la cinquième – si ce n'est pas la sixième – boutade de mauvais goût qu'il lance dans ce registre. Je commence à trouver cela un peu redondant. Mia me donne un petit coup de coude.
- Quoi, t'aimes pas ? me raille-t-elle gentiment avec un clin d'œil.
- Pas vraiment. Je le trouve vulgaire.
Les deux latinos repartent d'un rire amusé et mon amie met fin à mon supplice en changeant de station. La voix puissante de Bebe Rexha remplace les plaisanteries grotesques de l'animateur et je soupire de soulagement en faisant mine de ne pas remarquer les regards en coin qu'échangent les deux autres.
- Alors ? Tu vas où ? relance Mia.
À ce rythme-là, nulle part. On va peut-être devoir camper dans cette voiture, je songe vaguement quand on s'arrête pour la centième fois, freinés par la circulation encombrée. Je laisse mon regard se perdre sur la route enténébrée, hésitante. Mia va poser des questions. Une tonne de questions. Je ne suis pas certaine de vouloir y répondre maintenant, devant son frère. Je serre les lèvres et hausse les épaules avec toute la nonchalance dont je suis capable.
- Nulle part de spécial. Et toi, tu fais quoi ce soir ? j'enchaîne à toute vitesse. Je veux dire... tu avais prévu quelque chose ?
Elle m'observe quelques secondes sous ses longs cils alourdis de maquillage, puis lance sur un ton nonchalant :
- Ben, c'est la fête, non ? J'avais prévu de sortir.
- Oh. Où ça ?
- En boîte. Pourquoi, tu veux venir ? elle plaisante en haussant un sourcil moqueur, sûre de ma réaction.
Je me crispe immédiatement à cette seule perspective.
Non, certainement pas !
C'est la première réponse qui me vient aux lèvres avec l'automatisme d'un réflexe : les boîtes de nuit, très peu pour moi. Ce que je vois dans les films me suffit amplement et le Lust n'a pas contribué à rehausser l'opinion que je me fais de ce genre d'endroit. Je ravale toutefois ce « non » catégorique une seconde avant qu'il ne m'échappe.
Fais un effort, bon sang ! Pour l'amour du ciel, est-ce que tu pourrais arrêter deux minutes d'être à ce point... toi ?
Je me mets à réfléchir à la question. Vraiment. Intensément. Le front plissé, je pèse le pour et le contre à toute allure. Contre ? Facile : l'alcool qui coule à flot comme l'eau d'une source abondante, abrutissant tous les malheureux qui viennent y étancher leur soif, la foule compacte et transpirante à laquelle on se retrouve mêlés malgré nous, les hommes affamés qui arpentent généralement les clubs. Ce dernier détail est le plus contraignant. Et puis, je ne suis pas vraiment d'humeur à faire la fête. Pas du tout, même.
Le "pour", maintenant. C'est simple : Mia. Elle m'a proposé ce plan en rigolant, sans vraiment compter dessus, elle connait bien mon point de vue. Mais viendra forcément un moment où elle en aura réellement assez. Et je ne pourrais pas l'en blâmer. Je suis déjà sur la sellette. Et puis... je n'ai pas envie d'être seule, ce soir. Je ne croie plus que les monstres vivent sous les lits depuis bien longtemps, mais les miens sont dans ma tête. Somnolant, ils guettent patiemment, d'une paupière à moitié soulevée, l'instant où je me retrouverais à nouveau isolée. C'est là qu'ils attaqueront.
- Ok.
Mince. C'est sorti.
Je me mords l'intérieur de la joue en priant la divinité des fêtes de débauche de ne pas me le faire regretter. Les phares d'une voiture sur la voie d'en face illuminent une seconde les prunelles agrandies de la colombienne, qui n'attendait de toute évidence pas vraiment de réponse.
- Ok quoi ?
- Je veux bien venir. Enfin... si tu es d'accord.
Elle se fige en même temps que son frère et me coule un regard circonspect avant de plisser les yeux. Quand elle comprend que je ne plaisante pas, sa première réaction est de battre en retraite.
- Lily... arrête, je plaisantais.
J'en étais sûre !
Mais elle en a envie, je le sais. Je le vois. Mia est ce genre de personne, une créature de la nuit. Un feu follet. Elle est tout l'inverse de moi. À l'instar d'une flammèche, elle a besoin d'être constamment ravivée. Elle se nourrit du chaos, de la musique et de la luxure.
C'est une fêtarde, quoi.
Et même si elle finit en principe par le regretter, elle adore me faire découvrir son monde. Elle m'y fait entrer par la fenêtre.
- Pas moi, j'insiste sans me démonter malgré la part raisonnable de ma conscience qui se ronge les ongles d'angoisse.
- Non. T'as rien écouté à ce que je t'ai dit tout-à-l 'heure où quoi ? Quand je te sors, ça finit par être la merde ! Laisse tomber.
- Ce sera diffèrent, cette fois. Je t'assure !
À quoi est-ce que tu joues ?
- T'as pas besoin de faire ça. Si tu veux qu'on passe la soirée ensemble, on peut très bien aller ailleurs.
Elle est prête à gâcher ses plans juste pour ne pas me mettre mal à l'aise. Je le suis à présent. Mal à l'aise. Et je me sens un peu nulle aussi.
B.O.U.L.E.T, épelle ma conscience avec un rictus sardonique.
- Pourquoi ? je rétorque avec un sourire un peu crispé en essayant d'insuffler tout l'enthousiasme que je peux dans ma voix. Non, c'est chouette les... les boîtes de nuit. Hum. On va s'amuser.
Dans mes rêves, peut-être. Et encore. Même mes songes les plus doux ne sont pas aussi optimistes. Mia lève un sourcil, pas dupe une seconde.
- S'amuser ? répète-t-elle, sceptique.
Rappelle-moi ta définition du mot, se moque sur le même ton cette petite voix mesquine au fond de ma boîte crânienne.
- Ben oui. C'est ce que font les gens dans ces endroits, non ?
Entre autres choses, je précise mentalement. Ils boivent aussi... surtout. Beaucoup. Assez pour se transformer en espèces de marionnettes désarticulées et privées de discernement. Ils dansent... si l'on veut. En fait, ils se frottent plus les uns aux autres de manière assez pathétique pour combler je ne sais quel manque bizarre. Ils oublient. Et ils chassent. Les gens seuls cherchent d'autres gens seuls avec qui partager de brefs moments dénués de sens, les prédateurs glissent des saletés dans les verres égarés. Si j'étais religieuse - genre vraiment religieuse, pas seulement quand j'ai besoin d'un coup de main divin - je dirais que le diable loge probablement dans ces lieux de perdition.
J'essaye de conserver un air serein, mais plus j'y pense, moins il me semble que ce soit une bonne idée. Mia paraît hésiter à présent, tiraillée entre la suspicion - elle se doute forcément que je ne suis pas convaincue - et son envie de me faire découvrir des choses, de me faire passer - ce qu'elle pense être - un bon moment.
Sans lâcher le volant, Diego jette des coups d'œil à sa sœur toutes les dix secondes. Je n'en suis pas certaine, mais il me semble légèrement irrité. Ou contrarié. Sa sœur s'en moque, elle l'ignore. En réfléchissant, elle tire distraitement sur l'une de ses boucles. La mèche se déroule et se tend, puis tire-bouchonne à nouveau quand elle l'a relâche.
- T'es sûre ? demande enfin mon amie.
Non.
- Oui !
Après tout, pourquoi pas ? Au point où j'en suis. La colombienne joint les deux mains devant son nez et ferme les paupières, l'air profondément concentré. Je patiente deux minutes entières au cas où elle aurait une révélation importante, puis j'effleure son épaule.
- Mia ?
Quand elle les rouvre, ses yeux pétillent comme de la limonade, ses lèvres s'incurvent lentement vers le haut.
- Putain, on va s'éclater !
Je cligne des paupières, hoche la tête avec un temps de retard, et elle plaque un baiser ventouse exagérément bruyant sur ma joue. On échange un regard complice. Je ne peux pas m'empêcher de sourire. Un tout petit peu. Mes fantômes et mes secrets dérivent et s'éloignent, chassés par la bonne humeur contagieuse de la colombienne. Son frère, en revanche, ne sourit pas du tout, loin de là. Il soupire et se passe une main lasse sur le visage avec l'air de celui qui sent les problèmes arriver. Au moins, je ne suis pas la seule.
- Où est-ce qu'on va aller ? je demande prudemment, une imposante boule d'angoisse au creux de la gorge quand je m'imagine remettre un pied au Lust.
Mia pince brusquement les lèvres, à tel point que leur pulpe sombre s'éclaircit sévèrement. Ses pensées doivent avoir pris la même mauvaise tournure que les miennes.
- Quelque part dans le Sud. Y a plein d'endroits funs.
- Ok.
- On va s'amuser, répète-t-elle en insistant sur le terme.
J'en doute.
- Je sais.
- Tu nous déposes ?
Elle a posé la question au colombien étrangement silencieux qui nous sert gentiment de conducteur.
- Ouais, grogne-t-il, j'ai juste une course à faire, d'abord.
Ses doigts mates jouent un rythme saccadé sur le cuir de son volant et, la mine un peu sombre, il surveille le feu de signalisation rouge vif auquel on est arrêté. Mia hausse les épaules et monte le son de la radio, comme pour nous plonger d'ores et déjà dans l'ambiance.
- I want a boyfriend, so put it on me. I'm looking for a man who can take that heat, scande Mabel de son timbre mélodieux.
« Je cherche un petit ami, jetez-moi la pierre. Je cherche un mec qui peut supporter cette chaleur »
Charmant.
- On va se dégoter de ces mecs, je te promets, déclare subitement une Mia enthousiaste en écho aux paroles de la chanson. Tu verras, je sens que la pêche va être bonne !
Je joue aussitôt de mes facettes articulaires en secouant vigoureusement la tête. Diego fusille sa sœur du regard.
- Non ! Hors de question, je m'oppose formellement. On ne va rien me dégoter du tout !
- Allez Lily... Un petit blondinet tout sympa et plein aux as, style golden retriever, ça te dit rien ? Toi, il te faudrait un... un genre de Nate Archibald ! Mais une version plus récente.
Certainement pas !
En plus, j'ai toujours préféré Dan.
Mia vient de sortir un paquet de tortillas grillées au paprika de la boîte à gants et leur parfum industriel et épicé envahit mes narines quand elle enfourne une première fournée de chips.
- Je ne veux pas de petit-ami ! je décrète en secouant vivement la tête quand elle me tend son sachet.
- Want a boyfriend, but not too sweet ! My baby gotta be tough while he running that street, poursuit la chanteuse, m'enfonçant un peu plus.
« Je cherche un petit ami, pas un qui soit trop gentil. Mon bébé doit être un vrai dur pour régner sur la rue »
Et mince !
Mia éclate de son rire un peu grave et je grimace en regardant par la vitre, bien qu'il n'y ait rien à voir.
- Tu veux dire que tu veux personne d'autre que Walters, me raille ma pseudo amie en léchant ses doigts couverts de cette poudre salée et un peu écœurante qui tapisse les chips industrielles.
Mes yeux s'écarquillent d'eux-mêmes et je sursaute, dardant un regard horrifié sur ma voisine de siège. Qu'est-ce qui lui prend de lâcher une chose pareille devant Diego ? Je suis pratiquement sûre que cela va à l'encontre de toutes les règles du code féminin de l'amitié ! Le colombien a le tact de garder les yeux sur la route en faisant mine de n'avoir rien entendu, mais, au coin de ses lèvres qui tressaille furtivement, je ne me fais pas trop d'illusions. Mon visage chauffe comme une cocotte-minute et je ne serais pas surprise que mes oreilles se mettent à siffler en crachant de la vapeur.
Je ne réponds rien, je tourne carrément le dos à Mia, plaquant mon front contre le plexi-glace tiède de ma vitre.
- Allez Lily, détends-toi, je plaisante. Enfin pas vraiment...
- Chut !
- Je parie que je peux te sortir Walters de la tête les doigts dans le n...
- Non, et arrête de parler de lui, je siffle en me retournant vivement pour la guillotiner du regard.
- Walters, Walters, Walters...
Bon sang !
- Mia !
La circulation s'est enfin fluidifiée - sur la route, pas dans mes vaisseaux sanguins - et Diego prend un virage un peu brutalement, nous projetant toutes les deux contre la portière. Mia se redresse sans sourciller et pose la tête sur mon épaule.
- Lily, soupire-t-elle sur un ton un peu trop maternaliste, je sais que tu crois qu'y a personne d'autre que lui, mais comment tu peux en être sûre si t'as rien essayé d'autre ? Tente-le coup, qu'est-ce que ça coûte ? Moi aussi je pensais que la Pepperoni était la meilleure, mais c'était avant d'avoir goûté l'Hawaïenne.
Je ne sais pas ce qui est le pire : qu'elle essaye d'avoir cette conversation-là devant son frère ou qu'elle vienne de comparer les hommes à des pizzas. Je renonce !
- Ça ne sert à rien de parler, je ne t'écoute pas, je grince entre mes dents serrées, crispée par une gêne cuisante.
Je suis à deux doigts d'ouvrir ma portière et de m'expulser du véhicule, façon cascade de film d'action.
- Tu devrais vraiment...
- Je ne t'écoute toujours pas.
- Lily... franchement, combien de temps ça va durer, ce cirque ? Tu te fais des films. Je veux pas jouer les perroquets, mais je vais répéter tant que t'entendra pas : il-ne-te-mérite-pas...
Je mords à l'appât comme la dernière des idiotes.
- Ça tu n'en sais rien, tu ne le connais même pas.
Non, c'est toi qui ne le connais pas.
- Erreur. Je le connais depuis toute ma vie.
- Dans ce cas, tu ne connais que ses mauvais côtés !
C'est ce moment que choisit la brochure d'article de Matt pour revenir me torturer les méninges.
Comportement violent et destructeur... tendances à la pyromanie...
Je serre les molaires tellement fort que mes gencives se mettent à m'élancer.
- Je sais que c'est un gros connard, ça me suffit, contre posément Mia.
- Non, tu te trompes !
Dix-sept victimes...
- De toute façon, je te parie ce que tu veux qu'à la fin du mois, il est de retour au trou.
Je m'empourpre furieusement, mais de colère cette fois. Qu'est-ce qui lui prend ?
Enquête ouverte...
- C'est vraiment horrible de dire ça ! je m'emporte. Et arrête de parler, tu m'énerves !
Mia ne parait pas spécialement désolée, ni surprise ou choquée par ma virulence. Elle secoue la tête avec une petite moue attendrie, puis pivote vers son frère pour lui jeter un regard qui claironne « qu'est-ce que je t'avais dit ? ».
C'est pas vrai ! Je me suis faite avoir comme un bleu ! Diego s'est remis à me dévisager avec son air pensif et cette agaçante curiosité. Je souffle ostensiblement et me renfrogne, bien décidée à ne plus rien laisser échapper.
De toute façon, Mia ne semble pas sur le point de reprendre son petit jeu, elle déporte son attention à l'extérieur de la voiture au moment où Diego ralentit et enclenche son clignotant. Il vient de s'engouffrer dans une petite ruelle mal éclairée et, malgré l'obscurité poussée, je ne mets pas longtemps à comprendre que l'on est à présent bien loin des quartiers branchés du Sud de l'île. Les graffitis peu élaborés qui salissent les façades défraîchies, le bitume plus craquelé que le sol desséché d'un désert texan et les conteneurs abimés débordant de déchets en plein milieu des trottoirs sont un bon indice du périmètre dans lequel on se trouve.
Qu'est-ce que l'on vient faire dans la zone Nord ?
Mia l'a également remarqué.
- Eh ! Putain, qu'est-ce tu fous ? Diego !
- Je t'ai dit que j'avais une course à faire.
- T'aurais pu nous déposer avant, râle la colombienne.
Pendant quelques secondes, elle semble simplement ennuyée, puis son petit visage se froisse brusquement d'une profonde irritation quand son frère stationne le véhicule à quelques mètres d'un lampadaire grésillant en fin de vie. On est garés devant un salon de tatouage, je note en plissant les yeux pour examiner la seule devanture éclairée de la rue. « Chez Luke », indique l'enseigne vaguement illuminée par des néons sanglants.
À l'intérieur de la vitrine, des dessins sombres, méli-mélo d'encre et d'obscurs détails, sont fièrement exposés pour capturer l'œil des passants. Bien que la distance et l'éclairage plutôt avare ne me permettent pas de distinguer clairement les motifs, ces derniers provoquent un léger sursaut de bonne humeur dans ma poitrine et réveillent ma soif de crayons et de papier. Ils sont sombres et captivants à la fois. Même d'ici, je peux voir à quel point le tracé est fluide. Ce Luke doit être un sacré bon dessinateur. Mes doigts me démangent. Cela faisait un moment.
- T'es pas sérieux ? siffle soudain Mia. Même pas en rêve, putain ! Je te jure que si tu...
Mais avec un haussement de sourcils très peu repentant, Diego presse deux fois le bouton du klaxon, sur son volant. Le bruit strident et un peu étrange que produit l'avertisseur avale impoliment la fin de la phrase de la colombienne.
- Bordel ! s'emporte cette dernière dans un grognement défait en croisant les bras sur sa poitrine au moment où un homme blond et massif émerge de la boutique en s'étirant.
Hunter !
Si je me crispe subitement, ça n'a rien à voir avec sa grande silhouette qui fonce dans notre direction. Non, c'est à cause de l'autre, un peu moins trapue, mais plus joliment taillée et très familière, qui lui emboîte nonchalamment le pas.
Mon cœur décolle comme un Airbus.
Zut de zut de zut !
Pas maintenant ! Pitié, pas maintenant !
Pitié ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Connais pas..., s'excuse l'ange-gardien censé me prendre en charge en haussant fatalement les épaules.
Une main dans la poche de son jean, la tête baissée, Royce a les yeux rivés sur son portable lorsqu'il traverse la rue pour nous rejoindre. Bon sang ! Ses grosses bottes ne font pas de bruit en foulant le bitume. Je ne peux pas l'expliquer. Je me ratatine sur mon siège, à moitié dissimulée par Mia, quand Diego abaisse sa vitre en pressant l'interrupteur. Le mécanicien s'est immobilisé tout près de la voiture, son attention toujours focalisée sur l'écran de son téléphone. Du peu que je vois, son expression est complètement fermée, les ombres nocturnes qui assombrissent tous ses traits n'arrangent rien.
Il était dans un salon de tatouage. Est-ce que cela veut dire qu'il s'est fait tatouer quelque chose ? Je m'interroge avec un sursaut de curiosité mal-placée. Je devrais m'en ficher complètement. Après tout, qu'est-ce que cela peut bien me faire qu'il ait ajouté un nouveau motif sombre à sa collection ? Mais ça me fait quelque chose. Je veux savoir ! Est-ce que l'incendie s'est propagé à une nouvelle partie de son corps ? Je mire discrètement ses avant-bras pour déterminer si une flamme toute neuve s'est superposée aux anciennes, mais je ne vois rien de différent. Peut-être qu'il est juste ami avec le tatoueur.
Oui, ce serait peut-être crédible si Royce était du genre à avoir des amis et à leur rendre des visites de courtoisie.
Mon attention est finalement détournée par Hunter, qui se plante devant l'ouverture avec cet énorme sourire jovial et un peu flippant qui ne quitte presque jamais son large visage. La lumière crue et blafarde du réverbère fait scintiller ses dents blanches dans la pénombre.
- Salut ! lance-t-il avec un enthousiasme mordant en tapant sur la carrosserie du véhicule. Je savais pas que tu passerais. Mike est en train de se faire trouer ! Il a failli gerber comme une gonzesse, t'aurais dû voir ça... Hé ! Salut Lily, je t'avais pas vue !
À côté de lui, Royce se fige brutalement, comme pétrifié. Il lève lentement la tête. Mon cœur se crash comme un Boeing 737. Je déglutis avec peine et me fais encore plus petite quand il s'incline, une main plaquée sur le toit de l'auto, pour jeter un œil par la vitre ouverte de Diego. Ses sourcils bruns sont méchamment froncés, ses lèvres entrouvertes. Son regard acéré trouve immédiatement le mien et s'y verrouille alors que le choc s'imprime sur son visage et déforme ses traits lisses. Je me sens pâlir subtilement.
Incendie volontaire... familles des victimes...
Royce tique clairement en me voyant, mais je ne parviens pas à déchiffrer sa tension, ni l'émotion brute qui échappe furtivement à son contrôle pour faire luire ses prunelles nocturnes. Sa mâchoire s'est durcie sous le coup de la surprise et ses yeux s'agrandissent légèrement en faisant la navette entre le conducteur et moi. Je rive les miens au lampadaire le plus proche que je fixe à travers le pare-brise. Je laisse la lumière me brûler les rétines.
- Tu m'expliques ? siffle la voix basse et grave de mon addiction, sur ma gauche, après un pesant silence.
Il s'adresse à Diego, je crois.
- Je l'ai prise au stop, déclare le latino, pince sans rire.
- Répète ça.
- En fait, j'ai accepté de la déposer pour lui éviter de jouer les auto-stoppeuses. Je déconne même pas, elle allait vraiment le faire.
Royce inspire brusquement. Je suis sûre que c'est lui parce que je connais le bruit qu'il fait quand il inspire par le nez pour signifier son agacement. Je sais, c'est triste. Je m'accorde un tout petit - minuscule – coup d'œil dans sa direction. Il a les lèvres pincées et son attention est braquée sur moi comme une torche. Je trouve que son attention est un peu lourde à porter. Elle vous dote d'un état de conscience plus aiguisé, elle vous donne froid et chaud en même temps et vous tire de drôles de frissons. C'est comme un super-pouvoir. Je me demande s'il sait qu'il en a un.
Je perçois presque les questions qu'il se pose flotter dans l'air entre nous, mais il n'en formule aucune. Pas encore. Il ne me demande pas ce que je fais là quand on sait tous les deux que je suis censée être en route pour l'aéroport de Miami depuis longtemps.
- Tu la déposes où ? interroge-t-il un peu sèchement Diego, à la place.
- C'est pas tes affaires, trou-duc', se réveille Mia en émergeant de sa bouderie.
Mon mécanicien pose sur elle un regard aussi glacial que doivent l'être les hivers sibériens, mais ne relève pas. Hunter se penche par la vitre ouverte pour saisir une pleine poignée de chips dans le paquet entamé sur les genoux de la colombienne. Pendant quelques secondes, on n'entend plus rien d'autre que le bruit que font les tortillas grillées en craquant entre ses dents. Puis il demande, la bouche encore pleine :
- Alors, qu'est-ce qui vous amène ?
C'est Diego qui lui répond.
- On sort en boîte. Vous voulez venir ?
Euh... hein ?
Royce se redresse tellement vite que je m'attends à entendre sa nuque craquer. Mais non. Il avance le menton comme si son ami s'était adressé à lui dans une langue étrangère. Son intonation mordante transperce la nuit comme une flèche meurtrière en même temps que le cri d'indignation de Mia:
- C'est qui "on" ? s'enquière durement mon mécanicien.
- Putain ! Tu fais chier ! s'époumone Mia à quelques centimètres de mon tympan gauche. Merde, Diego !
Ce dernier ignore complètement les jérémiades de sa petite sœur et ne se donne pas la peine de répondre à haute voix à son camarade, il nous désigne simplement, Mia et moi, d'un geste du pouce. Royce pose à nouveau les yeux sur ma petite personne. Ils sont tellement profonds que si je m'y noyais, je pourrais ne jamais refaire surface. Tellement sombres que l'on y progresse à tâtons en cherchant désespérément un interrupteur qui n'existe pas. J'esquive son regard pour respirer. À la place, je me concentre sur le muscle nerveux qui palpite à sa mâchoire.
Traces de lutte... soupçonné de meurtre...
Il est en colère, c'est certain. Je le vois. Je le sens. Quand Royce s'énerve, l'air devient plus lourd, moins respirable, presque toxique. Cette idée de sortie était très mauvaise, je m'en doutais et maintenant j'en suis sûre. Tout compte fait, j'aurais mieux fait de rester la Lily coincée et raisonnable une soirée de plus, quitte à endosser le rôle de la trouble-fête de service. De toute façon, ce dernier me va comme un gant. Est-ce que je peux encore annuler sans passer pour la mauviette que je suis ? Il me semble que non.
- C'est quoi, ces conneries ? demande Royce sans que je ne sache si la question m'est adressée particulièrement.
De toute façon, Mia ne me laisse pas le temps de formuler une réponse : telle un bouledogue se jetant de toute sa masse au devant de sa laisse, elle passe à l'offensive.
- Pas tes affaires, Walters ! Je te préviens, t'as pas intérêt à nous plomber la soirée !
- Toi la naine, personne t'a sonnée, alors tu la fermes.
La voix polaire de mon obsession fouette l'air et semble même lui faire perdre quelques degrés. Ça ne peut pas faire de mal, on meurt à petit feu de chaleur, ici. Mia ne se laisse pas impressionner. En même temps, son frère forme un mur protecteur plutôt rassurant entre elle et sa cible.
- Si tu te pointes pour niquer nos plans, je te fais bouffer ta...
- C'est quoi vos plans ? coupe Royce.
La colombienne se tait, bien décidée à ne pas lui céder la moindre petite miette de renseignement sur la feuille de route de notre soirée. Diego se charge de la vendre.
- Elles veulent aller dans un club, zone Sud. En tout cas, Mia veut. Pour l'autre, je sais pas trop.
Royce s'est incliné d'avantage, ses deux grandes mains sont à présent agrippées au bord de la vitre, du côté conducteur. Je l'entends distinctement soupirer. En général, il fait cela pour contenir son agacement et c'est mauvais signe.
- Pourquoi faire ?
Diego hausse les épaules.
- Je sais pas. Tout à l'heure, ça projetait une partie de chasse à l'homme, nous dénonce-t-il sans sourciller.
Attendez... quoi ?
J'écarquille les yeux en même temps que Royce. Ses mains abîmées se crispent violemment sur la carrosserie et il en écarte une pour fourrager dans ses cheveux.
- Sans blague, lance-t-il simplement d'une voix distante, le regard vague et à des milliers de kilomètres.
Je me redresse comme un ressort et sors brusquement de mon mutisme prolongé sans prêter attention à la main de Mia qui presse discrètement la mienne pour me faire taire.
- N'importe quoi ! Moi je ne projette rien du tout de ce genre !
Je ne sais pas pourquoi je me justifie. Je ne suis pas sûre non plus de savoir à qui je m'adresse. À personne en particulier.
- Je peux venir, moi ? Vous allez où ? Quelle boîte ? demande joyeusement Hunter qui assistait jusque là à la discussion avec un air bovin.
Il a de la poudre de chips orange un peu partout autour de la bouche. Je l'aime vraiment bien. Dans une vie parallèle, je crois que c'est mon frère. En tout cas, ce serait chouette.
- On va à l'Eclipse, déclare soudain la colombienne avec le sourire du chat qui vient de poser une patte griffue sur la queue d'une souris.
Diego sursaute et pivote sur lui-même pour fusiller sa sœur du regard. Les prunelles du grand blond s'arrondissent subitement et ses épaules s'affaissent.
Quoi ?
- Putain, t'as braqué une banque ? s'étonne Hunter. Avec quoi tu vas payer ton entrée ? Ce club est blindé, tu ressors, t'es à découvert. De toute façon, je suis à sec, j'ai mangé sushi à midi.
Mia hausse les épaules avec un air angélique qui ne trompe personne et sourit, énigmatique. Qu'est-ce qu'elle trafique, encore ? À présent, elle fixe Royce droit dans les yeux, la mine victorieuse. Lui ne se démonte pas, il ne lui prête d'ailleurs pas le moindre gramme d'attention. Son regard calculateur est braqué sur moi et m'éblouie avec la même efficacité que les lampadaires de la rue. Une LED ultra puissante. Son regard est vraiment beau, même la nuit.
Suspect en fuite... un porté disparu... scène de crime...
Je reporte mon attention sur Hunter. Il a l'air dépité. Je ne trouve pas très prévenant de la part de Mia d'avoir choisi un endroit aussi select. Je sais bien qu'après mes désastreuses expériences dans les quartiers Nord, il est plus prudent de sortir du côté éclairé de l'île, mais elle aurait quand même pu opter pour une boîte de nuit un peu plus accessible. Surtout que, si c'est aussi cher que semble le croire Hunter, je ne vois pas comment la colombienne compte s'y prendre pour payer son entrée. Je suppose que cela fait partie de son plan diabolique, mais je lui en veux un peu de me mettre dans une position aussi inconfortable.
Parce que de l'argent, j'en ai. Beaucoup. Ce n'est ni honteux, ni glorieux. C'est le cas, tout simplement. Et je me doute que tout le monde ici le sait. Je n'ai pas envie de l'afficher davantage mais, d'un autre côté, je me sentirais terriblement égoïste de faire la sourde oreille et de ne rien proposer. Sauf que si je m'y risque, j'ai de grande chance de me heurter à un mur. Dans cette situation, l'ego masculin devient votre pire ennemi. Je vais me faire rabrouer comme jamais. C'est certain, j'ai été rejetée assez souvent par Royce dans ce genre de circonstances pour en être sûre.
Tant pis, je me lance. Sinon, je me sentirais trop mal. Je me racle la gorge et me penche en avant pour attraper au vol le regard du colosse. Je me sens rougir d'embarras, mais propose tout de même d'une voix incertaine :
- Euh... si tu veux... enfin, moi ça ne me dérange pas de payer. Je n'ai presque rien dépensé ce mois-ci, alors... je veux bien, je veux dire... si ça ne te pose pas de problème...
Argh !
Je mets fin à mes piètres balbutiements, déconcentrée par le regard incisif de Royce qui semble tenter de creuser un tunnel vers mes pensées. Hunter incline la tête sur le côté en me dévisageant comme si j'étais une espèce d'animal étrange et un horrible silence accueille ma proposition. On n'entend plus que les aboiements lointains des chiens errants. Je rive mes yeux au sol de la voiture, particulièrement mal-à-l'aise. Eh mince ! J'aurais dû me taire, je le savais ! C'était super prétentieux et condescendant et...
- Tu déconnes ? Un peu que ça me pose pas de problème ! s'exclame le blond à ma grande surprise. Tu peux payer pour moi quand tu veux, ma belle ! Quoi ? Je suis féministe ! se défend-t-il devant les regards écœurés que lui coulent ses deux compagnons de fortune.
Puis il se penche par la vitre ouverte pour me tendre son poing avec un énorme sourire que je m'empresse de lui rendre, soulagée. Je colle mes jointures fermées aux siennes, incrédule, et me rencogne contre mon dossier, plus légère. Mia me jette un regard exaspéré. Elle lève les yeux au plafond du véhicule en soupirant, mais ne semble pas réellement m'en vouloir.
Hunter s'écarte pour faire face à mon mécanicien silencieux.
- Eh mec, tu viens aussi, du coup ? C'est Lily qui paye, plaisante le blond, l'air sûr de la réponse de son ami.
Ce dernier épargne sa salive et lui décoche simplement un regard réfrigérant en secouant la tête. Puis, il se retourne vers nous et, après m'avoir scrutée quelques instants avec une expression indéchiffrable, s'adresse au conducteur :
- Je vous retrouve là-bas.
Il n'ajoute rien de plus. Il tourne juste les talons et avale la rue sans un mot. Je ne peux pas m'empêcher de le suivre des yeux. Sa haute silhouette se découpe distinctement dans l'obscurité, puis se fait dévorer presque en entier par les ombres du quartier. Je le vois quand même se pencher sur le monstre de carbone et d'acier que j'avais manqué jusque-là, garé sur le trottoir d'en face. Un bruit de chaines qui serpentent et s'entrechoquent retentit dans la pénombre. Puis c'est au tour du vrombissement affamé de la moto que mon mécanicien vient d'enfourcher.
Je le pressentais, mais à présent, c'est une prédiction : cette soirée va tourner au fiasco.
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