Chapitre 39

"L'amour est un esprit malin, l'amour est un démon. Il n'y a pas d'autre mauvais ange que l'amour". Ce n'est pas moi qui l'ai dit, c'est Shakespeare. Et lui, c'est une sorte de Docteur de l'amour, il doit maîtriser les élans du cœur comme un géologue les subductions. Si ce pro des sonnets a raison, si l'amour est bien comparable à un "démon", alors je suis en ce moment même en train de nourrir ce diablotin à la petite cuillère. Chaque fois que je remue en quête d'une meilleure position et que Royce me laisse faire sans broncher, la créature se resserre copieusement. Elle avale goulûment lorsque je prends ma respiration et que mes poumons se dilatent, repus d'un singulier parfum d'homme, de gasoil et de caoutchouc brûlé. Elle reprend du dessert dès que mon mécanicien expire et que son souffle chatouille le sommet de mon crâne, déversant en moi une pluie de frissons. La grande main immobile qui réchauffe mon dos à travers le coton de mon T-shirt ne me rend pas les choses aisées.

Je n'arrête pas de penser à elle. À ses doigts brûlants comme les braises. Au bras lourd qui y est rattaché. Impossible de craindre quoi que ce soit lorsqu'un bras de cet acabit se referme sur vous. C'est encore plus rassurant qu'une ceinture de sécurité, ou qu'un matin ensoleillé. Je me sens apte à regarder un film d'épouvante sans frémir. Un vrai long-métrage d'horreur, comme... "Insidious". Ou "The Conjuring" ! Comment un simple bras tatoué peut-il se métamorphoser en rempart protecteur, vous couper aussi radicalement du monde et réduire vos peurs les plus ancrées à de lointaines préoccupations ? J'ai l'impression qu'il ne pourra plus jamais rien m'arriver de mauvais. Qu'il soit fondé ou non, je me laisse bercer par ce sentiment de sécurité addictif. Pas trop quand même parce que le sommeil est toujours en vadrouille. Avec le même rictus machiavélique que les vautours dans « Blanche Neige et les sept nains », Morphée guette probablement le moment opportun pour fondre sur sa proie : moi !

Toujours fermement décidée à ne pas me faire prendre dans ses filets, je modifie une énième fois ma position et remonte un peu contre mon mécanicien, resserre légèrement mon étreinte autour de lui et change mon menton d'épaule. Je le pose sur la droite, la joue scotchée à son cou. Je n'en reviens toujours pas de cette aubaine, j'aimerais me retourner vers la fenêtre pour louer ma bonne étoile, mais le ciel est tellement encombré d'astres que j'aurais bien du mal à la différencier des autres étoiles. Et puis, je préfère me concentrer sur Royce. Là, même l'air n'a plus la place pour s'immiscer entre nous. J'adore ! C'est décidé, je ne bougerais plus jamais de là ! Tous les autres endroits de la terre sont nullissimes en comparaison. En revanche, mon bien-être ne doit pas être très contagieux parce que Royce s'est raidi. Sa main exerce une légère pression entre mes omoplates et il se permet un juron :

- Putain... Tu vas faire ça encore longtemps ? me gronde-t-il.

C'est la première fois que sa voix rocailleuse perfore le silence de ma chambre depuis... plein de minutes. J'ai perdu le compte dans ma chrysalide de béatitude où la lumière timide de ma lampe de chevet embrasse la nuit. Elle traverse furtivement la pièce enténébrée, l'éclaboussant des poussières d'une aube imaginaire. Elle nimbe le mobilier d'un tendre halo mordoré et sa lueur tremblotante drape le rose de mes murs pour un rendu... Féérique. Enchanté. Comme cet instant. Ce moment, quel que soit le temps qu'il durera et la façon dont il s'achèvera, finira à n'en pas douter dans ma boîte à trésors.

- De quoi ? j'interroge mon mécanicien sans me résoudre pour autant à me détacher de lui.

Plus jamais.

- Arrête de remuer, précise-t-il d'une voix tendue en raffermissant sa prise autour de mon dos pour appuyer son exigence. Je suis pas en bois.

Je ne saisis pas très bien ce que le bois vient faire là-dedans. Ça ne m'empêche pas de plaider :

- Je vais m'endormir si je reste immobile. Je suis déjà à deux doigts.

Si seulement j'avais du Coca-Cola, j'en viderais deux bouteilles sans m'arrêter au goût médiocre de ce symbole américain. C'est toujours moins mauvais que le café. De toute façon, je n'ai ni l'un, ni l'autre sous la main.

- Je m'en tape, tiens-toi tranquille. Et dors, tant qu'à faire.

C'est cela. Pour qu'il s'évapore à nouveau dans la nature et que je me réveille sur le tapis – encore – seule avec ma colonne vertébrale en compote ? Merci, mais non merci. Je préfère encore plonger la tête dans un abreuvoir après qu'une douzaine de chevaux s'y soit désaltérés.

- Tu vas partir si je m'endors ? je vérifie quand même avec une petite grimace que Royce ne peut de toute façon pas intercepter.

Sa réponse fait vibrer sa gorge, tout contre moi, et je ne peux pas m'empêcher de sourire en cachette dans son T-shirt.

- Non, je vais rester ici et te tenir la main, lâche-t-il sobrement.

Cette fois, je suis bien obligée de m'écarter. Mon regard éberlué cherche et trouve le sien, insondable.

- C'est vrai ? je m'exclame, mes commissures prêtes à lâcher la bride à une mimique émerveillée.

Royce laisse échapper une discrète interjection de dédain - quelque chose à mi-chemin entre un « pfff » moqueur et un « tsss » de désapprobation -, puis il soude l'arrière de sa tête au mur derrière lui et me considère de haut en clarifiant :

- Non.

Ah. Oui, logique.

Mais, dans ce cas...

- Alors je reste réveillée ! décidé-je en poussant sur ses clavicules pour manœuvrer un demi-tour dans l'espace étriqué qui m'est réservé sur cette banquette peu spacieuse.

L'objectif est de me retourner sans écraser Royce, sans lui mettre un genou dans le ventre ou un coude dans les côtes. La manœuvre est périlleuse, mais réalisable.

- Je cause en chinois ou quoi ? s'agace mon mécanicien. Qu'est-ce que je viens de te dire ?

- Désolée, c'est la dernière fois, je promets en attendant qu'il s'asseye pour plaquer mon dos contre son torse contracté.

Au temps pour moi, il n'était même pas contracté, je comprends au moment où il le contracte pour de vrai et qu'un troupeau de muscles se met à onduler pour se changer en pierre derrière moi. Qui a besoin de gilet par balle avec une armure de chair pareille ? Ce n'est pas de la pacotille, c'est certain !

Je serre les dents pour tuer dans l'œuf un trois-centième bâillement et, après une courte hésitation, pose timidement les mains au sommet des genoux que Royce a plié de part et d'autre de mes jambes. Il ne trouve rien à y redire, même quand je m'aventure à triturer les effilochures de son jean à ce niveau. Même quand mon index trébuche dans un trou et rencontre de la peau en haut de son tibia.

Avec un soupir à peine audible, il passe nonchalamment un bras autour de mon ventre. Je ne vais pas m'en remettre. Je frissonne comme une feuille rousse en automne. Mon cœur joue les trapézistes, il se balance, s'élance, virevolte et s'écrase sur les filets de sécurité quand j'oublie de le rattraper. Inconscient de mon trouble, Royce repousse doucement ma cuisse et un coussin qui n'a pas arrêté de vibrer la dernière demi-heure pour récupérer son portable. Lorsqu'il affiche ses derniers messages sur l'écran après l'avoir sèchement déverrouillé du pouce, il ne semble pas plus préoccupé que cela à l'idée d'en révéler le contenu. Même si je ne regardais pas, je verrais forcément.

Mais tu regardes.

Certes. Qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ? En fait, ce serait pire si je ne zieutais pas l'appareil. Ça relèverait de l'hypocrisie pure et simple parce que j'ai une excellente vision périphérique et que cette dernière ne pourrait pas s'empêcher de déchiffrer, elle. Autant y aller franchement. Les premiers textos qui s'affichent sont d'Hunter et Royce ne leur fait même pas l'honneur de les lire. D'ailleurs, même les plus anciens demeurent sans réponse, seulement tamponnés de l'affligeante double encoche bleue. Alors comme ça, le blond et moi faisons partie du même club ?

Royce fait descendre la discussion – ou devrais-je dire le monologue – plus vite que son ombre et j'ai tout juste le temps de survoler les débuts de paragraphes. C'est largement suffisant. En quelques secondes chronomètre en main, des larmes d'hilarité se sont amassées aux coins de mes yeux et mes côtes m'élancent follement à force de garder mon rire enfermé.

Hunter : J'ai fait un rêve trop bizarre l'autre nuit, mec ! On était dans un train avec des Japonais. Je sais plus si c'était un train ou une salle de bowling, mais bref, on s'en fout. Ils avaient des sabres. Les Japonais. Je bouffais des nems aux crevettes... Ah y avait aussi Tom du garage ! Ça mouillait, je crois. J'avais pas de parapluie et tu voulais pas me prêter ta caisse pour que je m'abrite, tu faisais que de répéter que...

Hunter : On va sur les anciens docks vieux, ça te branche ? Y a une fête, ils ont rameuté tous les gars là-bas, ça va être dément ! En plus, les condés ne t'ont même pas coffré, faut céléb...

Entre deux gloussements avortés, j'ai du mal à réprimer un léger sentiment de culpabilité. Royce pourrait être en train de s'amuser avec ses amis, à l'heure qu'il est. Au lieu de ça, il est coincé avec moi. Je me console en songeant que, si rester ici l'ennuyait vraiment, il se passerait de pincettes pour m'en informer. Il ne serait même plus là.

Hunter : C'est dément, je l'avais dit ! Tu branles quoi ? Amène ton cul, je veux pas m'amuser sans toi, mec ! Et y a Knife ! Tu te rappelles quand tu lui avais explosé la gueule ? Ben maintenant, il a des dents en...

Hunter : Mec, le dentifrice, tu l'avales ou pas ? D dit qu'on doit pas l'avaler, il me fait marcher, non ? Pourquoi c'est sucré si faut pas avaler ?

Mon Dieu...

Hunter : Je suis défoncé. C'est trop bizarre, dès que je ferme les yeux, je vois plus rien. Ça te le fait, à toi...

Je n'y tiens plus, je m'écroule de rire. Comment Royce fait-il pour rester de marbre ? C'est beaucoup trop drôle !

Hunter : Mec, j'ai pensé à un truc ! Imagine, t'as deux gars qui peuvent lire dans les pensées, ils se retrouvent face à face et genre ils lisent dans les pensées de l'autre, mais du coup, est-ce que c'est leurs pensées qu'ils lisent ?

Fermant ce fil de discussion à sens unique sans commenter ni même lâcher un émoji, Royce ouvre un autre message. Celui-ci vient du latino.

Diego : T'es un poids mort dans ma vie, tío. Mia me fait la gueule parce qu'elle sait que je racontais de la merde à chaque fois qu'elle m'a demandé ou t'étais cette semaine. Hunt m'a gerbé sur les pompes et là, il me pète les couilles pour aller à l'hosto parce que ses yeux fonctionnent plus. C'est merdique, je suis coincé sur le vieux port avec les deux blaireaux pendant que tu fais Dios sait quoi avec ton anglaise. Je vais te dire, j'espère qu'elle t'a claqué la porte au nez et qu'elle t'adresse plus la parole. Lo digo sinceramente.

Que Diego ait été au courant des... agissements de son ami ces derniers jours et qu'il n'ait rien fait malgré ça me dépasse. N'est-il pas supposé être son garde-fou ? Ou quelque chose comme ça ? En plus, s'il n'avait pas menti à Mia, il m'aurait épargné une semaine de cauchemars ! Enfin, peut-être pas. N'empêche, j'aurais préféré savoir, l'incertitude est le pire des poisons. Elle vous mine. Avant que je n'aie pu décider si je dois ou non faire de Diego un bouc émissaire, mon mécanicien affiche un dernier message et mes tergiversations boivent la tasse dans une rivière de malaise.

Royce a beau refermer la notification aussi vite qu'il l'a agrandie, c'est sans compter ma vue de lynx capable de repérer un trafic de réponses au fond de la salle pendant un examen. Je m'assois généralement au premier rang.

Michael : Tu t'es pas pointé donc j'imagine que t'es avec ton écolière/dans ton écolière ?? Y a intérêt à ce que t'aies au moins raflé une pipe, mais dans tous les cas tu perds au change, ici c'est buffet de chattes à volonté. Les meufs sont comme des fruits mûrs, t'as plus qu'à les cueillir.

Michael : Et contrairement à ta petite « vierge », elles attendent pas que tu leur joues la sérénade pour écarter.

Sous le regard compatissant de ma rate et de mon pancréas, mon estomac exécute une série d'acrobaties horrifiées. Je m'octroie une brusque inspiration et détourne la tête au moment où Royce éteint son portable avec un juron étouffé. J'ai retiré mes mains de son jean. La capacité qu'a cet albinos de malheur à m'écœurer me surprendra toujours. À chaque fois que je me dis qu'il ne peut pas descendre plus bas dans mon estime, il s'arme d'une pelle et creuse, il creuse tel un Fox-terrier pour me prouver que j'ai tort. La remarque que je me permets dans un grommellement imprécis n'était pas supposée m'échapper et, pour la mille-quatre-cent-quatre-vingt-cinquième fois, je regrette que la combinaison de touches « control z » n'ait aucun effet dans la vraie vie.

- Qu'est-ce qu'il y connait aux filles, lui, déjà ? m'entends-je bougonner d'une toute petite voix.

Zut.

Je n'ai pas le droit de dire ça. Ce n'est pas parce que ce double infernal de Jack Frost fait des trucs moches que je dois forcément m'abaisser à son niveau. Avec une grimace de reproche que je n'adresse qu'à moi-même, je ramasse l'un des nombreux paquets de bonbons entamés près de la banquette et enfourne un mini-tapis multicolore. Tant que j'ai la bouche pleine, je ne risque pas de l'ouvrir pour raconter des bêtises. De toute façon, c'est déjà trop tard. Royce s'est immobilisé en entendant ma remarque.

- Ça veut dire quoi, ça ?

Je croise les chevilles entre ses bottes de soldat et remue la main pour jouer avec un rayon de lune. Je le laisse glisser sur ma peau pour y tracer des motifs blafards.

- Rien, juste qu'il n'a pas l'air assez cool, ni assez sympa pour avoir eu beaucoup de petites amies, je me rattrape in extremis.

Je le sens bouger et peser légèrement sur mon dos lorsqu'il s'incline par-dessus l'une de mes épaules et dissèque mon profil. Il passe une minute entière à me dévisager et je dispense ces soixante secondes à essayer de ne pas me trahir. Ou plutôt, de ne pas trahir l'autre malotru. Je n'ose même pas tourner la tête de quelques degrés pour faire face à Royce parce qu'il est dangereusement proche. À cette distance, impossible d'éviter la collision. Quand il reprend finalement la parole, je perçois la chaleur de sa question contre ma joue et je frissonne :

- L'autre jour, quand tu l'as chopé dans les chiottes du night-club, commence-t-il en me vrillant la tempe de ses prunelles perspicaces, il était pas en train de pisser, hein ?

Eh mince !

- Je... Je ne me souviens plus, mens-je. J'avais beaucoup bu. J'ai tout oublié...

- Il se faisait sauter ? propose-t-il sans ciller et, aussi insensé que cela puisse sembler, cette idée à l'air de lui faire bizarrement plaisir.

Je sursaute et me liquéfie d'embarras. Une vraie flaque d'eau. Une flaque d'eau indignée !

- Mais... Tu... Non !

Je ponctue cette exclamation d'un secouage de tête en règle.

- Raconte, il foutait quoi ? s'amuse Royce.

Il s'est trop rapproché, au point que ses lèvres un peu sèches me chatouillent la mâchoire sur les derniers mots. L'étau de son bras se resserre sensiblement autour de moi. C'est déloyal. Mon pouls encaisse quelques inquiétants ratés et je m'étrangle presque avec mon propre souffle.

- Je ne peux... je ne peux pas te le dire, j'articule péniblement entre deux battements de cœur retentissants.

- Pourquoi ?

- Parce que. Ça ne te regarde pas.

- Il était à genoux ? Il se payait une branlette ? murmure Royce près de mon oreille, une très rare pointe d'humour dans la voix.

Bon sang ! Je voudrais être une bûche. Une simple bûche dans la grange d'un homme des montagnes, juste pour qu'il me réduise en miettes de sa hache bien affûtée et me jette dans sa cheminée. Je préfère me consumer là-dedans que de honte. Mais je suis moi et non une bûche, alors tout ce que je peux faire, c'est me cacher le visage à deux mains en attendant que le thermomètre imaginaire que j'ai dans la bouche affiche une température plus raisonnable.

- C'est ça ? devine Royce et je ne sais pas si j'hallucine l'accent de jubilation dans son ton. T'as vu un mec lui mettre la main dans le fût ?

- Arrête de dire de genre de choses, je râle, ma supplique amortie par mes paumes.

D'autorité, mon mécanicien s'empare de mes poignets pour les éloigner de mon visage cuisant.

- Quoi ? Branlette ? ricane-t-il en me laissant triturer nerveusement le bracelet de sa montre.

- Chut ! En plus, non, il ne faisait pas du tout ça, je le détrompe un peu malhonnêtement.

Ses deux billes grises braquées sur moi comme des projecteurs de théâtre me donnent l'impression de brûler vive. Sans la douleur, cela va sans dire. Le bref coup d'œil en biais que je m'accorde me révèle un Royce pratiquement déridé. Je m'attarde sur le léger mouvement détecté au coin de ses lèvres habituellement neutres, puis sur l'étincelle narquoise qui ranime ses prunelles d'acier renforcé.

- Tu sais ce que ça veut dire, au moins ? vérifie-t-il.

Plissant le nez d'embarras, je jette mon regard par la fenêtre et le promène dans le parc rudimentairement éclairé. Si mon regard saute par la fenêtre, est-ce qu'on peut dire qu'il se suicide ?

- Oui et il n'était pas en train de... faire ça, je m'entête en fixant la lointaine fontaine dont l'eau luit faiblement dans la nuit. Il ne faisait rien du tout, voilà. Est-ce qu'on peut parler d'autre chose, maintenant ?

- Je croyais que tu te souvenais de rien, me coince Royce.

- Je...

Vaincue, je profite de l'occasion pour me taire.

Définitivement, c'est faisable ?

- Je savais que c'était un enculé, mais je me doutais pas que c'était ce genre d'enculé, commente Royce et je suis bien obligée de me retourner pour lui faire les gros yeux. Pourquoi t'as pas balancé ce que t'as vu ?

Décidant qu'il ne sert plus à rien de nier à ce stade, je hausse doucement les épaules.

- À qui ?

- À moi.

- Il n'avait pas l'air de vouloir que ça se sache.

- Et alors ? insiste mon mécanicien, un pli perplexe entre les sourcils.

- Comment ça « et alors » ? Il m'a demandé de me taire et de toute façon, ce ne sont pas mes affaires. Ni les tiennes, d'ailleurs, je précise le plus gentiment possible alors qu'il recule pour recoller son dos au mur, songeur.

Je bascule la tête en arrière contre son sternum, refusant de le perdre de vue. Il m'apparaît dans le mauvais sens. Ça ne fait rien, il n'y a aucun sens dans lequel il ne soit pas séduisant. Il est trop beau même à l'envers. Même quand il me fixe avec cet air familier... Comme s'il pensait que j'avais un grain... Comme si j'étais une équation différentielle du second ordre et lui un élève en classe de physique. Dans les deux cas, ça n'a rien de flatteur. Les gens fous finissent à l'asile, comme la mère de Nate, et les équations donnent la migraine.

- Quoi ? je demande parce qu'il continue de me scruter bizarrement et que c'est perturbant.

- Il arrête pas de te tailler, tu tenais ta revanche, énonce-t-il sans me quitter du regard.

On parle encore de ça ?

- Ça ne fonctionne pas comme ça. Si quelqu'un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l'autre.

Royce fronce les sourcils, peu convaincu. Vu qu'il est à l'envers, on dirait qu'il les hausse.

- Ça sort d'où, ces conneries ?

- C'est de Jésus. Ça signifie qu'on ne doit pas essayer de se venger, ni répondre à un outrage par un autre outrage.

Mes explications sont accueillies d'un mouvement de lèvres dédaigneux. Sa réaction ne me surprend pas plus que cela. Nate ne l'a pas pris très différemment au collège, lorsque j'ai essayé de lui inculquer la notion pardon après que Corey Gordon du club de football a crevé son ballon dédicacé. Mon meilleur ami ayant alors nourri l'intention de payer quelqu'un pour aller « démonter » Gordon, une intervention s'avérait plus que nécessaire. À cette histoire biblique de claque, Nate a rétorqué que le prophète devait être le genre de personne à se faire racketter son goûter au primaire et que ce n'était pas parce que nos modèles religieux étaient de « gros lâches » qu'on devait les imiter. Résultat des courses, Gordon a écopé de cinq points de suture, Nate s'est fait exclure du club de foot et son père a dû renvoyer celui de ses employés qui avait décidé de faire du zèle en « rendant service » au fils du patron.

- Il t'a dit quoi ? enchaîne Royce, impassible.

- Jésus ?

- Michael.

- Ah. Euh... Pas grand-chose, je commence en fouillant ma mémoire encombrée et peu coopérative. Il a dit qu'il fallait que je me taise, il l'a demandé avec l'extrême politesse qui le caractérise. Il a aussi précisé qu'il n'est pas gay, j'ai répondu que j'étais sûre que si, mais que ça ne devrait sûrement pas te poser de problème, vu que l'homophobie, c'est clairement démodé, même aux Etats-Unis. Et je lui ai demandé s'il était amoureux de toi, mais il a dit que non et que...

Je m'interromps en interceptant l'expression sidérée de mon mécanicien. Ses lèvres sont entrouvertes sur les mots qu'il ne semble pas trouver et les rides d'incompréhension se multiplient à la vitesse grand v sur son front. Mince. Je n'aurais peut-être pas dû partager ma théorie alcoolisée avec lui, c'est sans doute un peu trop.

- Ça m'a paru logique, sur le moment, je me justifie, penaude.

Il ne dit toujours rien et ma nuque commence à me faire payer ma position peu naturelle. Mon front s'est gorgé de sang et je ne suis pas aussi près de mon mécanicien que je voudrais.

- Royce ?

Je prends son silence pour un « oui ? » aimable et poursuis d'une toute petite voix.

- Je préférais dans l'autre sens finalement, je souffle avec une grimace d'excuse.

- Tu me fais chier, commente-t-il.

Ça ne l'empêche pas de me refaire une place, puis de m'aider à me retourner. Cette fois, je connais le chemin, mes bras n'attendent pas de se faire prier pour s'enrouler autour de lui comme une écharpe de laine et c'est presque sans hésitation que je passe de l'état solide à ma forme la plus liquide et collante pour me fondre contre son buste. Je repose la tempe sur sa clavicule. Mon pouls reprend son sprint comme s'il n'avait jamais fait de pause. Je dois avoir un pouls très musclé, à force.

J'ai du mal à respirer. Quand je suis près de Royce, tout semble se dérégler à l'intérieur de mon corps. Son odeur ressemble à une note de musique dans les gammes graves. Je suis sûre que le pianiste du paradis doit se servir de cette note tout le temps tellement elle sonne juste ! Je ne savais même pas que les gens avaient des arômes rien qu'à eux, avant de connaître Royce. Je stocke une réserve satisfaisante du sien dans mes poumons et ne m'autorise à expirer qu'une fois qu'ils en sont pleins à ras bord. À force de respirer mon mécanicien, je me demande si mon tube respiratoire sent l'essence lui aussi. Ce serait marrant.

Ce serait dangereux.

Mais marrant.

- Vire ta bouche de là, grogne mon obsession personnelle sur un ton à moitié convaincu et je mets dix bonnes secondes à me rendre compte que dans ma folie amoureuse, j'ai appuyé les lèvres contre son cou.

Il doit avoir de la lave à la place du sang, autrement, sa peau ne serait pas aussi chaude. Brûlante, même. En parlant de sang, je sens sa carotide en activité. Je suis pile dessus ! Elle palpite à quelques millimètres de la surface, comme un volcan en activité. Un Vésuve tout proche de l'éruption. L'artère s'emballe sous mon sourire. Mon cœur s'emballe, lui aussi.

- Sinon quoi ? j'ose d'une voix paresseuse, trop bien installée pour bouger.

Son épiderme frémit au point de contact. Je souris encore plus fort.

- Tu tournes à quoi, putain ? Y a de la came dans ces merdes ? s'interroge Royce en froissant le paquet de bonbons au Coca qui flâne près de sa cuisse.

J'en veux un !

Je me recule un peu et plonge les doigts dans le sachet pour les ressortir plein de sucre, une friandise en forme de bouteille entre le pouce et l'index. Je n'en propose pas à mon « invité », je connais déjà sa réponse. Agenouillée entre ses jambes, je fais disparaître la poudre acidulée goût Cola d'un coup de langue, coince la partie blanche de la sucrerie entre mes dents – au bûcher les blasphémateurs qui avalent la confiserie en une seule fois - et savoure en me remémorant son processus de fabrication.

J'ai vu ça dans une vidéo récemment. C'est fascinant ! Une armada de bonbons en cours de création, étalés à perte de vue au beau milieu d'une usine. Autrement dit, le paradis. Je pourrai toujours travailler là-bas si je coule mes études de médecine et que je ne deviens pas vétérinaire. Est-ce que les employés de ces fabriques ont le droit de chaparder quelques produits de temps en temps, quand ils ont un petit creux ? Vu le nombre de machines automatisées qui interviennent dans le processus, je ne pense pas qu'ils se risquent à laisser traîner les doigts.

Le fil grotesque et désorganisé de mes pensées s'interrompt de lui-même au moment où la morsure d'un regard aimanté se fait trop puissante pour être ignorée. J'aiguille à nouveau mon attention et mes idées dans la bonne direction pour me heurter à deux billes assorties à la nuit.

Je m'y connais en billes, je suis passée par la case « école primaire ». Alors que les prunelles du fauve oscillent généralement entre le Mini-calot Blanc Glossy et les Billes Plates Pétrole, à cet instant précis, elles me font davantage penser au Boulard Typhon en verre ou à la Mini Bille Perle Noire. Elles sont parfaitement fixes. Leur propriétaire ne pense même pas à cligner des yeux de temps en temps pour faire semblant d'être humain. Ses sourcils restent droits comme des I renversés. Déroutée par son expression... inexpressive, je ramasse le paquet encore plein et l'agite sous son nez en espérant le convertir à cette drogue inoffensive... et le ramener à la vie.

Il ignore complètement mon geste. Ses yeux sombres et abyssaux demeurent profondément fichés dans les miens sans osciller.

- Tu chais pas che que tu rates, j'articule laborieusement, prête à terminer ma micro-bouteille de Coca sur un haussement d'épaules.

Avant que je n'aie l'occasion de l'aspirer en entier, Royce me la dérobe. Royce me... Royce... Ce qui m'arrive, ça doit être ce que ça fait quand on se prend un électrochoc. Mon mécanicien referme les lèvres sur le bonbon... et sur les miennes. Je les entrouvre par réflexe sur une brusque inspiration et lâche prise. Royce en profite pour me substituer la confiserie. Sa bouche s'attarde quelques secondes supplémentaires. Les yeux ronds comme des galettes et l'hémoglobine en furie, je retiens mon souffle, tétanisée. Tachycardie ventriculaire. Mon cœur est une balle de tennis, il rebondit partout où il peut et continue de se cogner contre les murs, même après que Royce m'a relâchée.

Je ne peux que le regarder avaler, complètement hébétée, en me demandant si ce qu'il vient de faire compte pour un baiser.

Non. Du tout.

Un peu quand même, je m'obstine en effleurant mes lèvres d'un pouce émerveillé et sûrement peu discret. Si je décide que ça compte, alors ça compte !

Je suis dans la lune.

Dans les étoiles.

Je me disperse dans le ciel d'obsidienne parmi les miettes lumineuses. Je m'aligne sur l'horizon, là où la nuit rencontre l'océan.

- Quand tu te choperas un diabète carabiné, viens pas te plaindre, commente platement Royce, rétablissant brutalement les lois de la gravité, même pour moi.

Le retour sur terre est abrupt. Royce s'est déjà détourné, et scrute un point au-delà de la vitre. Je ne suis pas spécialement intéressée par ce qui vient d'attirer son attention, quoi que ce soit. La mienne préférerait le garder pour cible aussi longtemps que possible. Pourtant, je me force à jeter un œil dehors, seulement pour lui éviter de trop se sentir épier. Les joues encore un peu roses, le palpitant encore un peu fou, je dois me concentrer très fort pour distinguer la silhouette qui a capturé l'intérêt de mon mécanicien.

Planté devant le store fermé de son garage à voiture, les mains enfoncées dans les poches du pantalon de costume qu'il n'a toujours pas retiré, Chris semble en pleine séance de méditation. Bien que l'heure tardive se prête peu à un tête-à-tête spirituel avec soi-même, je préfère encore cette option-là à celle du somnambulisme. Cette dernière reste quand même peu crédible : même à cette distance, j'arrive à deviner la contrariété de mon oncle. Il est raide comme un piquet. D'ici, il paraît tout petit. À quoi est-ce qu'il peut bien penser ? Il se demande peut-être en quoi les déterminismes contribuent à entraver la liberté des Hommes. Ou alors, il réfléchit au fait que j'ai menti à la police, c'est plus probable.

- Qu'est-ce qu'il a, tu crois ? je chuchote sans raison apparente quand, après quelques minutes de silence, le comportement de Chris finit par devenir inquiétant.

- Il panique, répond sobrement Royce.

Il n'a pas eu l'ombre d'une hésitation.

- Pourquoi ?

- Tu veux pas savoir, lâche-t-il en reposant ses prunelles d'argent en fusion sur mon visage, comme pour évaluer je ne sais quoi.

- Si, je veux.

- Le garage est fermé, mais ma bagnole est toujours sur le parking, résume-t-il en me faisant prisonnière de son regard trop perçant.

Oh.

Oh !

Collant le front contre ma fenêtre tiède, j'aperçois mon oncle se passer une main dans les cheveux, puis faire volte-face et lever brusquement la tête vers... Nous ! Alors que Royce demeure aussi détendu qu'un dimanche, je me pétrifie sur place, à un cheveu de m'aplatir sur la banquette. Ridicule ! Mes frêles réserves de bon sens attendent que j'aie frôlé l'infarctus pour me rappeler que Chris ne peut pas nous voir. Il fait bien trop sombre dans la pièce. Ma pompe à sang tambourine contre mes côtes tandis que je le regarde traverser la cour d'une démarche un peu - beaucoup - trop raide. Il disparaît de mon champ de vision en gagnant le porche et ce n'est que là que je remarque le rictus de travers que Royce ne prend même pas soin de dissimuler.

- Pourquoi tu souris ? je m'enquiers faiblement en frottant me paupières de nouveau lourdes.

- Il va faire des cauchemars, déclare-t-il simplement comme si ça pouvait m'éclairer.

- Ok...

La commissure déjà faiblement sollicitée de ses lèvres remonte encore d'un cran. Autour de ses pupilles semblables à deux trous noirs, le mince anneau d'argent semble soudain léché par les flammes. Ou alors non, c'est moi qui divague. Je divague. J'ai sommeil.

Ne t'endors pas. Ne t'endors pas. Ne t'endors pas.

- Tu veux pas que je te fasse un dessin ? me nargue Royce en arquant un sourcil.

Je ne sais pas trop pourquoi je pose le doigt dessus. Parce que j'en ai envie, voilà tout. C'est une bonne raison, je trouve. J'ai aussi envie de l'embrasser, mais je ne sais pas si c'est une bonne idée, ni si je peux. Du coup je me contente de toucher son sourcil avec respect. Je le redessine avec mon pouce. Je retrace également l'arête sévère de son nez. Et puis son philtrum, cette petite trachée qu'a dû creuser un ange en y posant son propre doigt, juste au-dessus de la bouche. Mon croquis s'arrête sur cette bouche interdite. Je range ma main baladeuse avant que Royce ne s'agace pour de bon et rétorque avec deux ou trois wagons de retard :

- Je suis sûre que tu te trompes. Chris ne pense pas du tout à ça. En plus on ne fait que des trucs platoniques.

- Évite d'utiliser le mot platonique quand tu t'allonges en sous-vêtement sur un mec, commente Royce, railleur, alors que je me décompose d'embarras.

- Eh ! T'es fou ? Pourquoi est-ce que tu dis ça ? Je porte des vêtements ! je m'offusque d'une voix un peu pâteuse en m'obligeant à cligner des yeux à un rythme soutenu pour ne pas oublier de les rouvrir.

Ne t'endors pas. Ne t'endors pas. Ne t'endors pas.

Ma confusion atteint des sommets rarement dépassés lorsque Royce baisse les yeux entre nous et que la quasi-totalité de ma surface cutanée se met à brûler. J'ai chaud comme dans un sauna. Et je suis mal à l'aise comme dans un sauna aussi, quand on doit se mettre en petite serviette devant des inconnues. Enterrez-moi. Profondément. Dans l'asthénosphère. Plutôt que de se donner la peine de me répondre, mon mécanicien se contente d'effleurer l'élastique de mon short avec une sorte de moue suggestive, faisant passer mon rougissement à l'état alarmant d'incendie.

- C'est un short ! je me défends en fronçant les sourcils alors que le regard de Royce tarde à remonter.

Je prends les choses en main et tire moi-même sur son menton pour l'obliger à relever la tête. Il se dégage facilement de ma poigne, mais obtempère. Lorsque je retourne pour la troisième fois me blottir contre lui avec un soupir de soulagement et d'épuisement mêlés, lorsque son bras rempli de muscles en titane se décide à revenir m'enfermer, je ne peux pas empêcher une idée puérile, futile, mais étrangement savoureuse de me traverser l'esprit comme une comète trop pressée. Je ne peux pas non plus empêcher cette idée de franchir mes lèvres.

- Les filles de mon lycée seraient tellement jalouses, si elles me voyaient, je marmotte dans le T-shirt de Royce tout en triturant l'ourlet cotonneux du vêtement, en bas de son dos. Même si on ne sort pas ensemble ni rien, elles seraient vertes. Je les connais.

Royce s'est statufié contre moi, ses longs doigts pianotent presque sèchement contre ma colonne vertébrale. Il m'a l'air excessivement attentif à mes balbutiements et je ne suis pas assez partie pour ignorer que c'est très mauvais signe. Je me sens molle comme du Yaourt. Ceux avec des petits morceaux indéterminés égarés dedans. Ceux-là, je les déteste. Je vais dire n'importe quoi, je le sens.

- Elles sont en kif sur les détraqués ou c'est le côté taulard qui les fait triper ? demande mon mécanicien sur un timbre un peu fade.

- Ni l'un, ni l'autre. Et il n'y a pas de détraqué ici, de toute façon. Mais je sais qu'elles t'auraient trouvé à leur goût, parce que... Je le sais, c'est tout. En tout cas, t'es dix f... Cent fois mieux que les garçons de notre école. Le mieux qu'on avait, nous, c'était Rhys Lane. Tout le monde le trouvait très beau et très sympa, mais je l'ai déjà vu lécher sa colle et se contempler son reflet dans des vitres et... Tu ressembles aux hommes auxquels elles rêvent, je crois. Mia dit que les filles aiment les hommes méchants à cause des chasseurs de Mammouth ou quelque chose comme ça. Elle a dit ça en parlant de toi, mais je ne sais pas... Je ne pense pas que tu comptes comme un vrai méchant, même si des fois, tu fais des choses répréhensibles comme Walter White. Est-ce que tu as vu Breaking Bad ? je clos avant de m'essouffler pour de bon.

Un ange passe, prend un bonbon et ouvre un magazine.

J'aimerais savoir à quoi pense Royce. Il est effroyablement silencieux tout à coup. Encore plus que d'habitude. Quand il reprend la parole, j'expulse un soupir de soulagement et m'autorise à fermer les paupières.

- Je vais te dire un truc, ces meufs dont tu parles, je vois très bien le genre. Elles peuvent pas m'encaisser plus de cinq minutes en dehors d'un pieu.

Je n'ai même plus l'énergie de faire la grimace en l'entendant parler de ses... liens avec d'autres filles. Je grimace dans ma tête.

- Pourquoi ?

- Putain, t'es à l'Ouest, hein ? Pourquoi, d'après toi ?

- Parce qu'elles sont nulles ?

Son pouce dessine des cercles magiques par-dessus le tissu de mon haut. Je me sens frémir. Comme il ne semble pas sur le point de relever, j'enchaîne faiblement :

- Tu feras quoi quand tu auras fini ta période probatoire ?

Il se raidit sans prévenir, ses muscles durcissent de partout. Je pourrais m'assoupir, même sur son corps en béton.

Ne t'endors pas. Ne t'endors pas. Ne t'endors pas.

- « Quand » ? T'es sûre de toi, note mon mécanicien d'une voix blanche au bout d'une dizaine de secondes.

- Oui.

- Pourquoi tu veux savoir ça ?

Il a l'air méfiant. Ou prudent. C'est difficile à dire.

- Parce que... j'ai prévu de te suivre là où tu iras, de me marier avec toi et de te harceler jusqu'à la fin de tes jours, je chuchote près de sa peau avant de me reculer pour jauger l'effet de ma plaisanterie.

Ça ne rate pas. Ses yeux de fauve s'agrandissent, ses lèvres dures s'entrouvrent et les traits nets de son expression se lissent brutalement pour la vider de la plus infime trace d'émotion.

- Je rigolais, je me dépêche de le rassurer. C'était une blague, hein ? Je ne vais pas te suivre.

Une fois de plus, je n'ai droit qu'au silence. Il n'a même pas répondu à ma question. Trop éreintée pour insister, j'appuie le menton sur son sternum pour me repaître des contours secs, mais étonnamment harmonieux de son visage.

- Tu as un cil, là. Fais un vœu, je lui conseille dans un souffle.

Je ne sais pas s'il m'a entendue, en tout cas, il n'esquisse pas un geste. Me toiser sans un mot semble être devenu son activité favorite du moment. Je me dévoue. Moi, mes cils sont blonds et, de fait, parfaitement invisibles. Du coup, personne ne m'avertit jamais quand c'est le moment de prononcer un souhait. Pour éviter qu'il ne gaspille le sien, je fais de mon mieux pour garder les yeux ouverts en me concentrant dessus et je prie le Dieu des cils perdus afin que tout aille bien pour Royce. Puis je souffle doucement sur sa joue pour faire disparaître le futur miracle et repose la mienne sur son thorax.

Je crois qu'il se plaint que je lui donne mal au crâne, mais je n'en suis pas sûre à cent pourcents. Il me semble m'entendre lui répondre que je me donne également des maux de tête à moi-même, mais encore une fois, rien de certain. J'ai très bien pu lui raconter un truc idiot ou lui faire une devinette.

Ne t'endors pas. Ne t'endors pas. Ne t'endors pas.

Mais je dois forcément m'endormir un peu parce qu'une partie de la bande-vidéo est effacée. Je rouvre les yeux un laps de temps indéterminé plus tard en sentant mon dos s'enfoncer dans un nuage au parfum de lavande que je ne mets pas très longtemps à identifier comme mon lit. La brume se dissipe légèrement autour de mon esprit en veille, pour s'évaporer complètement lorsque deux mains cherchent à désolidariser les miennes pourtant résolument nouées. Je rouvre les yeux en grand, d'un coup, comme pour répondre à un réflexe mécanique. Des formes, je ne distingue d'abord que cela dans l'obscurité aux nuances de rose de ma chambre trop spacieuse.

Puis ma vue s'acclimate à la pénombre et je comprends que Royce me dépose à ma place pour s'en aller. Sa silhouette démesurée à moitié couchée sur moi, un genou enfoncé dans le matelas entre mes jambes et une main appuyée près de mon oreille, il utilise la seconde pour briser mon étreinte autour de sa nuque. Je la resserre aussitôt. Ça aussi, c'est un réflexe mécanique ! Je ne veux pas qu'il s'en aille !

Tais-toi et dors, pour l'amour de toi !

Non !

Royce s'est immobilisé en sentant ma prise se raffermir. S'il part, quand est-ce qu'il reviendra ? Et qu'est-ce qu'il fera ? Est-ce que je devrai encore mentir à la police ? Et pourquoi est-ce qu'il fait aussi noir ? Royce a dû éteindre la lampe de chevet parce qu'il ne nous reste plus qu'un faisceau de lune un peu mystique. Il fait quand même trop sombre. Je déteste l'obscurité. Les ombres se multiplient dans les recoins et cachent les monstres, quelle que soit leur espèce. Le silence écrasant qui pèse sur la pièce et alourdit l'oxygène comme une future tempête n'arrange rien.

C'est mauvais, je le sais. Mon esprit encore aux trois quarts endormi carbure à plein régime pour me concocter un scenario glaçant. Il est très doué pour ça, donnez-lui un Oscar du meilleur réalisateur. J'ai déjà un pied dans le train, j'embarque pour le pays des cauchemars.

Prise dans un tourbillon d'angoisse irrationnelle que mon semi-coma ne fait qu'aggraver, et parce que mes bras ne me semblent plus suffisants, j'enroule les jambes autour de sa taille en renfort et m'agrippe à lui avec une volonté redoublée. Je dois ressembler à un filet de diable. Si je suis une espèce de liane de la jungle, Royce n'a qu'à être Tarzan, ça ne m'embête pas. Tarzan jure soudain comme un charretier, je ne me souvenais pas d'un passage de ce genre dans le dessin animé. Avec un « putain » parfaitement audible, mon mécanicien passe la main dans son dos pour en détacher mes jambes. Je n'insiste pas. Je libère également sa nuque, tant qu'à faire.

Les bras rangés le long du corps, je me détourne pour fixer le papier peint, derrière ma commode. J'attends de sentir son poids disparaître du matelas, mais Royce n'a toujours pas bougé. Ses doigts râpeux empoignent ma mâchoire pour ramener mes yeux dans les siens et il demande :

- C'est quoi le problème ?

Ma réplique était toute prête : « il n'y a aucun problème ». Les didascalies m'intimaient de la prononcer avec flegme, puis de feindre un bâillement. C'est finalement sur un timbre vaguement plaintif et un peu cassé que je réponds :

- Je voulais que tu restes.

Royce cille, puis fronce les sourcils. Sa pomme d'Adam exécute un aller-retour discret alors qu'il me dévisage, interdit.

- Que je reste... Quoi ? Là-dedans ? vérifie-t-il en désignant mon lit d'un coup de menton.

Je ne trouve rien à répondre. Son ton ahuri me fait monter le rose aux joues et je me demande vaguement de quelle couleur est ce rose dans le noir. C'est probablement le même fuchsia sombre qui repeint mes meubles en ce moment. Peu importe.

La lumière blafarde du satellite connaît le chemin. Elle me fait cadeau des traits crispés de Royce, de son air préoccupé ou perplexe à quelques misérables centimètres de ma figure, de ses yeux plissés, remplis d'éclairs et sertis de cils bruns. Lorgnant ses lèvres rigides et contrariées avec envie, une dizaine de cœurs enfiévrés battant à l'unisson dans ma cage thoracique, j'essaye de me remémorer à quoi ça ressemble de les embrasser. Est-ce que le contact était plus doux que rugueux ? Est-ce que c'est aussi bien que mes récents souvenirs semblent le crier ou ma cervelle a-t-elle tout exagéré ? J'ai comme un trou de mémoire fulgurant : j'oublie un instant pourquoi il n'est pas envisageable de poser ma bouche sur celle de Royce, juste comme ça, sans invitation. Et le temps de cette étourderie, je m'appuie sur mes coudes pour me redresser et pose ma bouche sur celle de Royce, juste comme ça, sans invitation.

Deuxième électrochoc de la soirée, celui-là paraît plus brutal que le précédent. Le sommeil reflue violemment, pulvérisé par des choses plus fortes. Est-ce qu'il y a un état au-dessus de « vivant » ? Je sais qu'un cran en dessous, c'est « mort », mais quel est le niveau supérieur, au juste ? Je me sens vivante à la puissance mille ! Et maintenant, je sais que les lèvres de Royce sont douces et rugueuses. Les deux à la fois. Lorsqu'elles se mettent en mouvement et s'emboîtent fermement autour des miennes, comme instinctivement, mon cœur... que dis-je, mes cœurs ne sont plus que des caramels mous oubliés sur une table au soleil. Ils fondent et suent à grosses gouttes sucrées dans ma poitrine, inondant mes autres organes d'un nappage collant.

Mes organes n'ont que faire de ce petit problème technique, ils tombent eux-mêmes en pane un par un. Sourd aux discrètes protestations de mon matelas, Royce se presse brusquement contre moi et, alors que j'en avais à peine conscience, le poids de mon mécanicien se fait soudain plus évident. En dépit des apparences, je le soupçonne d'en porter une bonne partie, s'il m'écrasait réellement de toute sa masse, l'air n'aurait plus l'espace suffisant pour investir mes voies respiratoires. Son thorax exerce une pression inattendue sur le mien, ses respirations grignotent un peu de mon terrain, l'une de ses mains passe sous mes cheveux, soulève légèrement ma nuque, l'effleure d'un contact calleux et finit par l'empoigner pour m'empêcher de bouger – pfff, comme si j'allais quelque part. Il soude ses lèvres actives aux miennes avec une vigueur presque anarchique... déconcertante.

Légèrement désarçonnée par ce changement d'attitude, je me fige en essayant de rassembler mes pensées dispersées aux quatre coins de la chambre. Royce m'a habituée à des contacts plus calculés et moins... désordonnés. Mais j'aime bien, je crois. C'est comme s'il était partout. Il n'y a plus que lui, son corps immense, sa bouche fascinante et son aura asphyxiante qui ne fait qu'une bouchée de moi. Le tissu rêche de son jean contre mes jambes libère une horde de papillons endiablés au creux de mon ventre. Je perçois son odeur, piquante et agressive, avec une force renouvelée. Elle m'encercle agréablement et je dois probablement afficher un air béat un peu niais en me demandant s'il y a une chance pour qu'elle s'accroche à mes draps, même après qu'il soit parti. Si c'est un rêve, que personne ne s'avise de me réveiller ! Dans le cas contraire... je ne veux plus jamais m'endormir ! C'était probablement un rêve et, comme tous ses semblables, il a une fin.

C'est peut-être parce que j'ai mis trop de temps à réagir que Royce finit par s'écarter. Ses lèvres me libèrent sans que je n'aie rien demandé. Poussant violemment sur ses mains pour réinstaurer un peu de distance entre nous, Royce me scrute de haut, l'œil noir et les narines dilatées.

- Eh. Pourquoi tu t'arrêtes ? je proteste sur un ton boudeur.

- Je me casse, déclare-t-il sans se laisser attendrir par mon plissement de nez déçu.

Sa voix est différente, comme si sa gorge était pleine de gravier. Je ne sais pas si c'est lui ou moi qu'il informe de ses intentions. Dans tous les cas, il ne bouge toujours pas. Il est encore à moitié couché sur moi, même si les contours secs de son corps ne font plus que m'effleurer. Son torse se gonfle et se dégonfle rapidement, un peu comme un ballon de baudruche, mais en plus ferme et plus séduisant. À chaque fois qu'il se remplit d'air, il me frôle légèrement au passage. Je préférais quand il m'écrasait, je songe. Le bout de mes oreilles se met à flamber à cette pensée déplacée.

Je n'arrive pas à savoir si Royce a vraiment l'intention de s'en aller. En attendant qu'il se décide, je lève la tête et embrasse son menton barbu. Il n'y a pas besoin de permission pour les mentons, il me semble. C'est comme pour les joues. La sensation mordante de ses poils de barbes sur mes lèvres est un peu étrange. Déjà, le concept de barbe en soi m'a toujours paru bizarre. Je me disais, « qui est le premier bonhomme qui a trouvé ça logique de faire pousser des poils autour de la zone où il mange ? ». Avec Royce, c'est différent... Rien n'est pareil avec lui, je reconnais.

Il se racle la gorge. Sûrement à cause du gravier.

- Tu fous quoi, là ? gronde-t-il sans s'écarter pour autant.

J'ai encore moins envie de me décoller de lui que de manger un merlan vivant avec les yeux et tout. Du coup, sans rompre le contact, je m'appuie sur mes coudes et longe l'arrête piquante de sa mâchoire verrouillée en semant une pluie de baisers microscopiques. Lorsque j'atteins l'ourlet de son oreille, je bifurque vers le cou. Là aussi, j'ai le droit, il me semble. Le cou, le menton, les joues... c'est du pareil au même, il n'y a pas de restrictions pour ces endroits-là. C'est sécurisé. En plus, je me souviens que ça avait marché, dans le salon de tatouage. Lui quand il m'embrasse là, j'ai l'impression de m'évanouir.

Ça ne fait peut-être pas le même effet à tout le monde parce que je l'ai à peine effleuré que Royce laisse échapper un chapelet de jurons que je ne me risquerais même pas à répéter en rêve.

- Lily, arrête ça, bordel, siffle-t-il en pressant deux doigts contre mon front fiévreux pour m'obliger à reposer la tête sur l'oreiller. T'es encore en train de pioncer ou quoi ?

- Non, je suis réveillée, regarde ! 3,1415926535897932384. Tu vois ? je m'exclame avec fierté.

Il me fixe attentivement, le front barré d'un creux vertical, visiblement peu impressionné.

- Je vois quoi ?

- C'est le nombre Pi. Je ne connais que dix-neuf chiffres après la virgule, mais si je dormais, je ne m'en souviendrais pas ! j'argumente.

Royce se tait. Ses yeux plissés forment deux fentes concentrées et ne font pas de quartiers. Quand il me regarde comme ça, j'ai peur qu'il ne lise dans mes pensées. Il n'y a pas grand-chose qu'il ignore dans ce bric-à-brac inutile, mais il n'est pas obligé de connaître tous les détails. Si ses prunelles sont un lac de mercure, je suis recroquevillée sur une barque et je me laisse dériver à la surface, à la fois pétrie d'angoisse et impatiente de voir mon embarcation se retourner et de me noyer.

- S'il te plaît ? je murmure tout bas en déversant mes réserves de politesse dans ces quelques mots.

- S'il te plaît quoi ?

Je ne réponds pas. Ces choses-là ne se formulent pas. Et puis, ce que je veux est assez évident comme ça. « S'il te plaît, reste ». « S'il te plaît, embrasse-moi encore ». Non, décidément, cette dernière ne sortira pas. Pendant quelques interminables minutes, Royce semble en proie à un dilemme Cornélien. Je passe le temps en jouant avec des mèches de cheveux sur son front. Je caresse d'un index prudent sa cicatrice-croissant de lune et laisse échapper un soupir conquis que mon mécanicien vient sans crier gare avaler à la source.

Roulement de tambour derrière mes côtes.

Fanfare.

Explosion de feux d'artifice.

Lancer de confettis.

Mes papillons gastriques sont tellement survoltés qu'ils se battent entre eux. Le charmant « putain de merde » qui échappe à Royce lorsqu'il revient couvrir mon corps du sien s'échoue directement sur mes lèvres. Pourtant, mon mécanicien a à peine recommencé à peser sur moi, qu'il s'écarte à nouveau. Mais... L'interjection frustrée qui m'échappe, à moins que ce ne soit mon froncement de sourcil impatient, me donne droit au rictus en coin dont je raffole.

- Pas comme ça, décrète Royce en reculant pour s'asseoir contre ma tête de lit. Amène-toi.

Je m'exécute sans discuter et le laisse m'attirer à lui pour m'installer sur ses cuisses de gladiateur antique.

Avant, je pensais que la nuit n'était faite que pour dormir. On s'éteint avec le soleil pour ne reprendre du service qu'au petit matin, après que l'aube a mélangé les couleurs sur sa palette, puis donné ses premiers coups de pinceaux. J'ignorais à quel point je me trompais. 

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