Chapitre 37

J'ai « No tears left to cry » d'Ariana Grande dans la tête. C'est son « Shut. Your. Mouth » mélodieux qui se répercute tel un écho immortel à l'intérieur de ma boîte crânienne, trop tard hélas puisque la bourde m'a déjà échappée il y a trente longues secondes. J'ai une théorie. Je pense que la personne qui a décrété un jour qu'il est bien avisé de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de l'ouvrir me visait personnellement. Comment est-ce qu'elle me connaissait ? Ça reste un mystère. Je demeure malgré tout persuadée qu'elle tentait de m'épargner des instants de malaise comme celui que j'endure en ce moment. Bienveillante intention. C'était peut-être l'un de mes ancêtres, un ancêtre doté de pouvoirs de divination. Je me gratte un sourcil en considérant cette dernière hypothèse. En fait, je réfléchis surtout à ce que je viens de demander à Royce.

J'ai dit « tu pourrais rester » et, avec du recul, c'est bizarre de lancer ça de cette façon. C'est bizarre, non ? Ça doit forcément l'être un peu, dans le cas contraire, Royce ne me dévisagerait pas aussi fixement et ses sourcils ne se seraient pas autant éloignés de ses yeux. Il me regarde comme si... Comme si je venais de révéler un penchant pour les cookies au cannabis. Et que j'avais fait cet aveu en norvégien. Ses yeux s'étrécissent distinctement sans me libérer pour autant de leur prise de fer tandis qu'il paraît tenter avec une volonté renouvelée de s'introduire dans mes pensées. Une chose est certaine, il n'est pas sur le point d'accéder à ma requête farfelue. Qu'est-ce que je m'imaginais, au juste ? Qu'il accepterait de bonne grâce de rester me tenir compagnie et qu'on s'assiérait en tailleur sur ma moquette pour jouer au mikado en partageant des barres chocolatées ? N'importe quoi.

Je m'empourpre face à ma propre stupidité et au mécanicien qui n'en finit pas de me fixer. Lorsque son attention se détache brièvement de mon expression confuse pour faire un très bref crochet vers mon lit, j'ai la sensation que le bout de mes oreilles se met à frire. Il met moins d'une seconde à se reconcentrer sur moi, mais je dois quand même me retenir de fusiller l'encombrant meuble du regard, juste parce qu'il me paraît tout à coup bien trop visible et déplacé. Pourquoi est-ce qu'il faut qu'il soit là, déjà ? Qui a besoin de lit quand on a déjà des tapis ? Le visage à moitié trempé par le faisceau lunaire, son regard étrange et foudroyant de nouveau greffé au mien, Royce met fin à ce blanc interminable :

- Tu me demandes quoi, en fait ? De passer la nuit ? vérifie-t-il sur un ton qui masque mal son incrédulité.

Son sourcil gauche pourrait être à la fois narquois, surpris et suggestif lorsqu'il s'élève discrètement. Les yeux agrandis, je secoue vivement la tête sans savoir si je suis en train de nier ou si j'essaye simplement de remettre mes pensées en place en agitant leur bocal.

Je ne lui demandais pas de passer la nuit ici !

Enfin si, mais...

Mais ?

Mince, c'était clairement déplacé ! En plus, il est bien trop tard pour ce genre de proposition. Je me suis à peine fait cette réflexion que le mécanicien tord le poignet pour jeter un œil circonspect au cadran de sa montre. Je crois entendre la déesse des coïncidences et celle du malaise ricaner ensemble à mes dépens.

Elles ont raison de se moquer : à moins qu'il ne s'agisse du marchand de sable, on ne peut décemment pas inviter un homme à s'attarder dans sa chambre après dix heures du soir sans se préparer à ce qu'il y décèle quelques sous-entendus ou propositions scabreuses. Et encore, même pour le marchand de sable, j'émets quelques réserves. Qui se risquerait à convier dans ses quartiers un type dont le passe-temps principal consiste à rôder autour d'enfants endormis ? C'est louche de faire ça. Royce croit peut-être que je suggérais de... Je ne sais pas trop, mais il a sûrement mal interprété mes intentions. Je ferais mieux d'aller me coucher comme c'était prévu, avant que l'envie me prenne de débiter de nouvelles âneries. Oui, c'est la meilleure option.

Demi-tour ! On retourne au navire, moussaillon.

- Lily ? insiste le vortex à oxygène d'un mètre quatre-vingt-dix qui continue de m'étudier scrupuleusement.

C'est complètement absurde, à chaque fois qu'il prononce mon prénom à haute voix de son timbre un peu traînant, chaud et froid à la fois, ma jauge de bien être explose pour me positionner quelque part entre le niveau « je déguste un sorbet à la fraise au milieu d'un champ de tournesols épanouis» et celui « d'un plongeon, je perce la surface scintillante d'un lagon azuré dans les tropiques ». Ça ne change rien au fait que « passer la nuit avec Royce » dans le sens où il doit l'entendre me tente à peu près autant que de faire du saut en parachute. Autrement dit, si cela titille vaguement la curiosité de la Lily la plus téméraire, ce n'est certainement pas au point de me faire tenter l'aventure, seulement d'en effleurer l'idée du bout de mes pensées. Et l'idée est globalement plus inquiétante qu'attrayante. Mon cœur s'emmêle les pédales rien que de l'envisager.

Pour garder la face, je me focalise sur le crâne noir calciné et enfumé qui décore le biceps droit du mécanicien tout en cherchant un moyen de me dépêtrer de cette situation délicate.

- En fait, tu as raison, je devrais dormir, je bats rapidement en retraite. Maintenant, je veux dire. Je suis super fatiguée et ça me rend encore plus embêtante... Ça me fait dire des âneries parce que... mon cerveau est moins oxygéné, je crois. J'ai dormi sur un tapis la nuit dernière, donc... De toute façon, tu dois avoir plein de choses à faire, vu que j'ai l'impression que tu ne dors jamais, toi. D'ailleurs, je ne t'ai jamais vu dormir. Enfin, je ne vois pas quand j'aurais pu te voir dormir, mais comme tu travailles la journée et que tu participes à des courses de moto la nuit, je ne vois pas quand tu as le temps de te reposer. En fait, tu devrais aller te coucher toi aussi... Ce n'est pas un ordre, évidemment ! Tu fais ce que tu veux, c'était simplement pour dire... euh... Bonne nuit, du coup, je conclus en fermant prestement mon robinet verbal, le souffle court.

Bon. Ça, c'est fait.

Je commande la corde. Mets fin à notre supplice.

Si j'étais née quelques siècles plus tôt, j'aurais eu une carrière toute tracée. J'aurais été bouffon du roi. Pas besoin de talent, seulement d'une bonne dose de crétinerie et d'une forte propension à se rendre ridicule. J'en viens presque à considérer cette orientation professionnelle en regardant Royce : lorsque j'ose un coup d'œil dans sa direction, il paraît exceptionnellement... diverti. Je ne peux pas l'expliquer parce qu'il ne sourit pas. Son expression ne s'est pas départie de sa neutralité granitique, ses lèvres ne tressaillent pas, mais entre ses rangées de cils bruns, ses prunelles s'éclaircissent, fendues d'une lueur humoristique. Il a soudé l'une de ses larges épaules au mur, près de moi, et me toise de très haut, le menton incliné afin de me garder dans son viseur.

- Y a pas deux minutes, tu voulais que je squatte, et là tu me vires, note-t-il d'une voix presque égale. Tu m'expliques ?

Je me recule un peu sur la banquette et l'un des coussins décoratifs émet un bruissement de plastique, dans mon dos. Tâtonnant derrière, je récupère le sachet de bonbons qui s'y cache. Des crocodiles ! Un capiteux parfum fruité s'empare de mon odorat dès que j'ouvre le paquet. Je le fais surtout pour me distraire de Royce et de ses questions impertinentes. Dans ma confusion, j'en oublie mes bonnes manières et me sers en premier. Bien que je ne me fasse pas d'illusion sur sa réponse, je pense malgré tout à en proposer à mon « visiteur » après avoir étêté mon premier reptile.

Je lui présente poliment l'ouverture du sachet au cas où il veuille choisir un alligator en gélatine. Sans surprise, il repousse ma main et le sachet comme on le ferait avec une mouche désopilante. Il n'est vraiment pas humain. Et je ne dis pas ça à cause du vide intersidéral auquel ressemblent parfois ses émotions, mais bien pour les bonbons. Franchement, quel Homo Sapiens normalement constitué peut résister à cet arôme ? Pas moi en tout cas, je reconnais en me resservant.

- T'as perdu ta langue ? s'impatiente Royce lorsque je démembre mon troisième ovipare d'un coup d'incisives.

Pour une fois, ça ne m'aurait pas dérangé qu'il tourne les talons sans prendre congé, un art qu'il maîtrise généralement à la perfection. Comprenant qu'il attend réellement une explication, j'oublie de mâcher avant d'avaler et la friandise dévale mon œsophage en roulé-boulé, manquant m'étouffer sur sa route. Une fois qu'il est certain que ma vie n'est pas attentée et que je n'ai donc pas d'excuse pour garder le silence plus longtemps, je repose les bonbons et me résous à me justifier.

- C'est juste... Je n'ai... Je ne l'entendais pas comme ça, je marmonne piteusement en pianotant un air hasardeux sur mes genoux.

- Comme quoi ? creuse-t-il, la mine indéchiffrable.

Fait-il exprès de se montrer obtus ? Probablement.

Je ne suis pas certaine d'avoir envie d'entamer ce genre de conversation avec lui.

En fait, je suis certaine de ne pas en avoir envie.

Les yeux scotchés au plafond, je cherche mes mots en maltraitant l'un de mes bracelets. Je ne les trouve pas. Gonflant les joues, j'expire lentement pour me donner du temps. Ce lustre a-t-il toujours été aussi grand ? Comment se fait-il que je ne l'ai jamais vu auparavant ? C'est à lui que je m'adresse lorsque je chuchote :

- Je voulais que tu restes, mais pas... Tu sais... Pas pour qu'on fasse des trucs.

Je n'ai vraiment rien trouvé de mieux. Je bénis la nuit d'exister et d'atténuer le rose fuchsia que je sens violemment imprégner mes tissus faciaux. J'ai l'impression d'avoir attrapé une insolation tant mes pommettes cuisent.

- Qui a dit que je voulais faire « des trucs » avec toi ? contre neutralement le mécanicien après un instant de silence gênant.

- Oh.

Mes joues déjà brûlantes empochent quelques degrés supplémentaires. Cependant, l'embarras n'est que passager. Alors que je devrais sans doute me recroqueviller de vexation, la tranquillité prend le pas sur le reste et me rend mon aplomb en même temps que la bonne humeur que j'avais égarée en chemin. Je pourrais presque rire de ma méprise, j'ai été légèrement présomptueuse sur ce coup-là. Qu'est-ce qui m'a permis de croire que Royce pourrait nourrir ce genre d'intentions à mon égard, déjà ? Je suis à des kilomètres d'être une experte dans le domaine, mais je jurerais que l'embarras et la maladresse ne sont pas de ces traits qui attisent la convoitise des hommes, bien au contraire. Les filles confiantes et désinhibées, celles qui savent ce qu'elles veulent et le demandent en regardant leur partenaire droit dans les yeux, voilà ce qui tente les hommes. Les filles... les femmes comme Mia et Rachel. Je n'ai rien à craindre de ce côté-là.

Quelque chose en moi, une petite voix ténue et étouffée, semble vouloir s'offenser de ce constat, ou du moins s'en attrister. Elle est toutefois écrasée dans la seconde par les lourds sabots du soulagement qui reparamètre mon pouls sur une fréquence plus douce. Si Royce ne me voit pas de cette façon, c'est tant mieux pour moi. Je ne cacherais pas que ça égratigne un peu l'amour-propre, mais dans le même temps, ça me laisse une impression de sécurité aux allures de cocon douillet. Ni une, ni deux, je me remets à sourire. Je ne fais pas semblant. Toutes mes appréhensions envolées, je repose les yeux sur mon premier centre d'intérêt et réitère joyeusement :

- Alors tu peux rester !

Ça va pas recommencer !

Royce recule le menton, comme pris de court par mon entrain mal dosé. Il est possible que j'ai mis un peu trop de ferveur dans mes mots, mais qu'est-ce que je peux y faire ? Je me sens bien. Je n'ai même plus sommeil ! Si je ne risquais pas de passer pour encore plus déséquilibrée que je ne le suis, je pourrais même me lever pour exécuter quelques fouettés et une ou deux pirouettes de danse classique. Pour la première fois en sept jours, j'ai l'espoir de voir les choses rentrer dans l'ordre et cette impression vaut bien un Milkshake Nutella-banane avec trois boules de glace, un supplément chantilly, et des éclats de noisettes.

Royce est là. Son absence prolongée et inexpliquée m'a rongé l'âme toute la semaine, son crime potentiel a ruiné ce qu'il restait de ma journée, mais il est de retour et je n'ai plus l'énergie de culpabiliser à propos de la mort de ce violeur. Je ne suis même plus assez vertueuse pour culpabiliser de ne pas culpabiliser. Je viens de heurter la bonne humeur au détour d'un couloir imaginaire et ça y est, elle ne me quitte plus. Si elle pouvait éclabousser le mécanicien de sa magie, ce serait parfait.

Je suppose qu'il ne faut pas trop rêver. Cet individu est doté d'un champ de force hyperpuissant capable de résister aux assauts de toutes les émotions positives du catalogue humain. Pas contaminé pour un sou par ma gaieté, il se borne à me passer au scanner de son regard sceptique.

- Pourquoi je ferais ça ? lâche-t-il avec flegme.

Parce que tu ne peux rien commettre d'illégal dans ma chambre.

Parce que ma connexion internet est excellente.

Parce que je n'aime pas regarder ton dos ou entendre la musique de tes bottes quand tu t'éloignes.

- Parce que... parce que... S'il te plaît ? je simplifie avec les compétences oratrice d'un élève de moyenne section.

- Quoi, tu crois que parce que tu demandes gentiment en dégainant tes fossettes, ça va passer ? Ça marche, normalement ? doute Royce.

- Je ne sais pas. Pas avec ma mère, ça c'est sûr. Elle, quand elle dit non, c'est non. Je pourrais pleurer l'Atlantique qu'elle ne changerait pas d'avis.

Il ne relève pas, mais je peux voir les lignes sèches de son visage se creuser de dédain à l'évocation de Victoria. Ses yeux sombres se sont faits songeurs et délaissent les miens pour errer dans ma chambre, près de la commode sur laquelle maman vient de disperser mes bijoux. Coinçant sagement mes mains jointes entre mes cuisses, je profite d'être délestée du poids de son attention pour le dévorer du regard comme je ne me le permettrais jamais dans un face-à-face. Je ne laisse rien de côté. Je redécouvre avec un plaisir pas trop coupable chaque détail de ce visage dur et inflexible que mes meilleurs songes s'attellent à recréer la nuit.

Cicatrice de guerre en croissant de lune. Check.

Iris de métal et d'argent broyé. Check.

Ombre de barbe épineuse. Check.

Cils de charbon. Check.

Bataille capillaire digne des épisodes d'Alesia. Check.

Si on était dans une bande dessinée, j'aurais les coudes appuyés sur une table, le menton dans les paumes et des pupilles en forme de cœurs. Je cligne des yeux, juste au cas où il y aurait réellement des émojis niais à chasser de là, puis je les laisse terminer leur promenade de santé. Les angles prononcés du visage de Royce, comme ses traits coupants, semblent avoir été sciés au poignard dans un bloc de marbre par un pro de la géométrie. Ses sourcils bruns sont constamment de mauvais poil - sans mauvais jeu de mots - et font apparaître sa ride de félin à toutes les occasions, quand il s'impatiente, quand il se concentre, quand il s'étonne, quand il s'énerve et quand il juge.

Juste en dessous de son nez droit, ses lèvres bien dessinées aux contours durs finissent par capter mon attention malgré toute ma bonne volonté. J'ai toujours du mal à croire qu'une bouche qui a vu passer plus de grossièretés qu'un bar malfamé, qui maîtrise les rictus et mimiques méprisants comme un as et qui peut vous détruire le moral en quelques mots soigneusement sélectionnés, soit capable d'embrasser.

Plus que juste capable, non ? me rappelle sournoisement ma conscience.

Le rose me monte aux joues et je croise nerveusement les chevilles en essayant de ne plus y penser. C'est raté. J'y pense quand même. J'y pense très fort. Si Royce accepte de rester, quelles sont les chances pour qu'il m'embrasse ? La dernière fois qu'il l'a fait date d'il y a quelques jours, pourtant, il me semble que cela fait des mois et que dix rivières polluées ont coulé sous les ponts.

Lorsque je me résous à mirer une zone moins perturbante, je me prends les pieds dans le regard que le mécanicien a entre-temps reporté sur moi. Prise la main dans le sac en train de rêvasser. J'ai beau baisser illico les paupières, l'objet de mes pensées est aussi évident que si un prompteur en faisait défiler la transcription sur mon front.

L'attention de Royce pèse deux tonnes et demie et je crois bien qu'elle me donne un coup de soleil. La mienne reste prudemment focalisée sur sa pomme d'Adam agitée. Une fois, j'ai posé les lèvres juste là...

Oh ! Redescends.

En fait, je l'ai déjà fait à deux reprises.

Arrête ça.

J'aimerais bien recommencer. Il me semble que les filles qualifient presque unanimement ce mini-cartilage de « viril », c'est du moins l'avis de Mia. En ce qui me concerne, l'adjectif « viril » ne m'évoque pas grand-chose, je trouve plutôt ça mignon. Comme un tout petit poisson coincé sous la peau.

D'où c'est mignon, ça ?Fais-moi mourir, je fatigue.

Le petit Nemo exécute un léger salto au moment où Royce se racle la gorge et je redresse à nouveau le menton pour lui faire face. L'air me paraît tout à coup plus épais. C'est physiquement impossible. L'air n'est rien de plus qu'un fluide gazeux, pourtant je jurerais qu'il crépite.

À cause de l'obscurité, les yeux de mon mécanicien paraissent beaucoup plus sombres, plus proches de l'onyx que du plomb. Ses joues très légèrement barbues se creusent alors qu'il fait jouer le bébé muscle à sa mâchoire. Ses narines frémissent comme celles d'un cheval auquel on tend un sucre roux. La comparaison est exécrable, pour ma défense, j'ai le cerveau vide, tout à coup. Je ne peux rien faire d'autre que regarder Royce réaliser la prouesse d'être décontracté et tendu à la fois. Sa posture est celle de la nonchalance personnifiée : paresseusement appuyée au mur, mains rangées dans ses poches et chevilles croisées. Ça n'empêche pas ses doigts de remuer sous le denim de son jean, ses tendons de saillir au niveau de ses avant-bras et ses triceps de gonfler comme s'il serrait les poings.

- Pourquoi tu vas pas plutôt faire chier ton buveur de thé ? siffle-t-il finalement entre ses dents en extirpant une main de sa poche pour fourrager sèchement dans ses mèches désordonnées.

- Mon... Nate ? Il doit être quatre heures du matin chez lui, j'élude distraitement, moins préoccupée par la question que par la façon dont il l'a formulée.

Il a dit « faire chier ».

- Est-ce que c'est ce que je fais ? Je t'embête ? je m'enquiers avec un soupçon d'inquiétude.

Je ne préférerais pas. C'est vrai, je n'ai pas envie d'endosser le rôle du pot de colle. Encore. Personne n'aime être cette personne-là, la fille un tantinet horripilante qui ne veut jamais lâcher le morceau. Oh mon Dieu ! Je suis cette personne, en fait ! Mon cœur chute brutalement d'un étage et s'écrase sur mon foie. Au-dessus de moi, Royce soupire par le nez.

- Non, admet-il comme à contrecœur.

Non ? Non, quoi ? Oh.

Mon cœur se sent brusquement pousser des ailes de ptérodactyle et revient se blottir entre mes deux poumons dilatés.

- Tu restes, alors ? je souffle, pleine d'espoir, la voie lactée dans les yeux.

À présent, il me scrute avec circonspection.

- Je capte pas pourquoi t'as envie de me voir rôder dans ta piaule en pleine nuit.

« Roder ». Comment ça « roder » ? Le professeur Rogue « rôde » dans les couloirs de Poudlard. Les tueurs en série « rôdent » dans les ruelles nocturnes. Royce ne « rode » pas.

- Je ne veux pas être toute seule, j'avoue sans prendre le temps de maquiller cette semi-vérité.

C'est toujours mieux que le « parce que tu me manques trop fort » qui m'a chatouillé les lèvres en premier lieu. Je ne doute pas que Royce m'aurait claqué la porte au nez si un aveu pareil m'avait échappé.

- Si c'est à moi que tu penses quand t'es en manque de compagnie, ça craint pour toi, commente placidement mon obsession personnelle.

- Je pense presque tout le temps à toi, donc ça « craint » dans tous les cas.

Oula !

La tête renversée en arrière et le sommet du crâne collé à la vitre de ma fenêtre, j'ai livré cette confession un poil trop franche aux étoiles qui se disputent le ciel d'encre. J'aurais pu m'abstenir. Pour le coup, Royce ne dit plus rien. Ce n'est pas comme s'il était bavard avant ça, mais on franchit un nouveau cap. Si d'aventure quelqu'un passait par là, il penserait sans doute qu'on s'affronte au roi du silence.

On s'affronte également du regard. Le mien s'excuse. Le sien... le sien est un mystère. Les « choses » y défilent beaucoup trop rapidement, essayer de le décrypter revient à regarder une vieille cassette en marche très, très rapide. Comment un regard peut être aussi bruyant et muet à la fois ? Lorsque le propriétaire dudit regard esquisse sans prévenir un pas dans ma direction, mon souffle se tarit de lui-même. L'air s'est remis à peser différemment, mais pour quelques instants seulement.

Ensuite la vibration brutale d'une saleté d'IPhone m'arrache un sursaut et je crois voir Royce frémir. Logique puisque le maudit engin vient de sa poche. C'est depuis cette cachette qu'il émet son bourdonnement désopilant. Le mécanicien jure à mi-voix dans sa barbe de quelques jours et ferme une seconde les yeux en tirant son portable de son jean. Je baisse les miens sur l'écran, histoire de savoir à quel nom je dois adresser mes prochaines malédictions. J'espère que c'est Michael, il mérite vraiment d'être l'objet de sortilèges vaudou avec tout ce qu'il...

Ce n'est pas lui.

J'ai le temps d'apercevoir le « nom » du contact avant que Royce ne s'écarte. Il y a seulement marqué « V ». Comment une seule et misérable lettre parvient-elle à me retourner l'estomac ? Comme l'idiote optimiste que je suis, je me laisse évaluer les probabilités pour que Royce ait un membre des BTS dans ses contacts. Trop faibles pour que je m'y attarde plus de quelques secondes. L'autre possibilité est que ce soit une initiale. Il y a sûrement un paquet de monde dont le nom commence par V.

C'est vrai, il y a Victor, Vera...Violeta... hum... Vladimir, Victor...

Déjà dit.

Bon, peut-être pas tant que ça, mais ça existe. Ce n'est pas forcément... Le flot d'idioties qui me traverse l'esprit s'interrompt dès que je repose les yeux sur Royce. L'autre Royce. L'alter ego glacial et aussi hermétique qu'une porte de banque blindée. Son visage a perdu quelques teintes. Il ne pose pas une seule fois les yeux sur moi avant de faire volte-face et de quitter ma chambre sur un « Tu veux quoi ? » polaire qu'il crache près du haut-parleur de son téléphone.

Royce est parti. Il est parti et c'est très probablement ce psychopathe russe qui vient de l'appeler. Dieu sait ce qu'il lui demandera de faire, cette fois-ci, je m'affole en un rien de temps. Dieu, parlons-en ! En me dévissant la nuque pour scanner l'immensité du ciel nocturne, je plisse les yeux pour faire croire au grand Manitou que j'arrive à le voir. Un peu comme quand j'étais enfant et qu'après avoir visionné les Toy Story, je déclarais à voix haute à l'intention de mes poupées « je sais que vous êtes vivantes, pas la peine de faire semblant avec moi. Je ne vous veux aucun mal ». Cette fois, je m'adresse à une plus haute instance et je ne le fais que dans ma tête. « Je vous préviens, vous n'avez pas intérêt à me le reprendre ! Vous le laissez tranquille... S'il vous plaît. Euh... Amen ». Légèrement démoralisée, je demeure cloîtrée dans ma forteresse de déception pendant un petit moment.

La forteresse doit être insonorisée parce qu'il me faut quelques minutes pour percevoir la voix qui s'échauffe, à l'extérieur de ma chambre, juste derrière le battant de ma porte. La voix de Royce ! Royce est toujours là ! Il n'est pas parti ! Son timbre est trop bas pour que je saisisse quoi que ce soit de pertinent. Tout ce que je devine des bribes qui me parviennent, c'est sa colère. Rien d'exceptionnel, en somme. Il va peut-être revenir... quand il aura raccroché. En attendant, dans le but de m'occuper les mains, je saute sur mes pieds et traverse la pièce pour aller m'agenouiller sur le tapis et ramasser les bonbons qui s'y sont généreusement déversés un peu plus tôt.

Je suis un peu plus proche de l'entrée de la pièce, du coup, des morceaux de conversation me parviennent. Ce n'était pas prémédité, promis juré.

- ...Sais ce qui me ferait envie, à moi ? De l'air, putain, entends-je Royce s'énerver alors que je recueille une à une les friandises égarées par terre. T'arrêtes pas de me pomper mon putain d'air ! Non, ils m'auront déjà collé un nouveau bracelet d'ici là, tu oublies...

Je jette les sucreries dans ma corbeille, puis tire mon tapis pour le décoincer de sous mon lit et aller le secouer plus loin. Je suis encore plus proche de ma porte, là. J'entends vraiment tout. Ce n'était toujours pas prémédité. Les grains de sucres acidulés se mettent à neiger sur le parquet. Je déplace seulement le problème, mais je m'en fiche. Je m'occuperai de ça demain. Je continue d'agiter ce tapis trop grand comme un drapeau, l'ouïe aux aguets.

- Ce soir, c'est mort. J'ai déjà un truc...

Oh. Je m'immobilise et laisse la vaste pièce de tissus traîner à mes pieds. Royce a « déjà un truc ». Pourquoi m'avoir laissée essayer de le convaincre de me tenir compagnie s'il a déjà des engagements ailleurs ? Désappointée et quelque peu perdue, je m'en vais reposer mon chargement à sa place. Je ne prends pas la peine de le caler correctement ou de défaire les plis, et je retourne vite me poster près de la porte, cœur et tympans en alerte rouge.

Dans le couloir, la conversation se poursuit et devient moins cordiale à chaque seconde qui passe. Le ton qu'emploie Royce est si froid qu'il contribue à n'en pas douter à réduire l'effet de serre, chaque mot que prononce le mécanicien devrait vraisemblablement sortir dans un nuage de condensation.

- Te mêles pas de mes affaires... J'en ai rien à battre, démerdez-vous sans moi... Va te faire foutre, t'avais dit que ce serait bouclé avant que les keufs se rendent compte pour la puce... Je sais pas, à ton avis ? Ils étaient à deux doigts de m'embarquer... Ouais, et pas grâce à toi... Je te préviens, si je me fais coffrer à cause de ce bordel, je ferai en sorte que tu plonges avec moi... Écrase, je vais te dire un truc... Là-bas, tu seras pas Kotova. Là-bas, t'es personne, t'es que dalle... Je connais un paquet de gars qui se feront un plaisir de te soulever, je m'assurerais qu'ils te la mettent tous bien profond.

Son filet de voix devient empoisonné, doucereux et coupant à la fois, il n'a pas besoin de hausser le ton pour avoir l'air menaçant. Sur mes bras, le fin duvet pâle se met en garde-à-vous, la chair de poule me taquine le dos alors que je ne suis même pas la cible de sa haine. Même quand il s'adresse très durement à moi, je n'ai jamais eu droit à pareille animosité, je réalise. Puis je prends conscience d'un autre détail.

Il a dit Kotova. J'ai déjà entendu ce nom. Où est-ce que... Chris ! Chris a reçu un appel d'un Kotova hier, au cours de la traque téléphonique qu'il a menée pour retrouver son mécanicien. Si l'interlocuteur de Royce est bien Vadim, est-ce que je dois en conclure que mon oncle est aussi en contact avec ce déchet humain ? Il faudra que je le lui demande. Ou que je recommence à fouiller son bureau... Non. Plus de fouille improvisée.

Je suis forcée de mettre mes projets d'investigation en attente, ces derniers sont détrônés de mes priorités lorsque l'intonation de Royce prend un virage à quatre-vingts degrés.

- Je vais te buter ! décrète violemment le mécanicien dans un suffoquement de rage à peine contenu, sa voix caverneuse pareille à un grondement de tonnerre. Je vais te faire la peau et tu supplieras... T'as envie de jouer ? Tu crois que tu me tiens par les couilles et que tu peux... Vas-y, fais rien qu'essayer, et je te bute. Penses-y et je te bute... Je viendrais te choper dans ton pieu et je t'égorgerais comme un porc. Je te foutrais dans une déchiqueteuse et je nourrirais mon clebs avec ta viande, c'est assez imagé pour toi, là ? Voilà, c'est ça... Rends-toi service et oublie ce numéro.

Il raccroche. C'est l'impression que j'ai, en tout cas.

À l'instar d'une pierre précieuse, le silence se compose de multiples facettes. Il lui arrive d'être pesant comme il peut être apaisant. Il y a des silences de plomb, des silences de mort, des silences religieux... Parfois, dans son aspect le plus paradoxal, le silence devient assourdissant, si brutal et complet que vous n'entendez plus que le rugissement de votre sang qui se propulse dans vos vaisseaux. Celui qui vient de s'abattre est de cet acabit. J'ai l'impression de devenir sourde, si bien que j'en viens même à regretter le tic-tac horripilant des horloges que j'ai toujours proscrites dans mes chambres - qui a envie de s'endormir bercé par le son d'une bombe à retardement ?

Je ne sais pas combien de temps s'écoule dans cette étrange atmosphère pré - ou post- apocalyptique. Plusieurs minutes, sans doute. Les crocodiles imaginaires cheminent en file indienne et je perds très vite le compte. Le menton bas, je les imagine d'un œil trouble circuler sur mon parquet en me repassant en boucle l'emportement auquel je viens d'assister en première loge. Je ne sais pas trop quoi penser. J'ai bien compris que le Russe essaye de faire chanter Royce pour l'obliger à se salir les mains à sa place et de toute évidence, le mécanicien n'apprécie pas de se voir manipuler comme un vulgaire pantin. Cette histoire de déchiqueteuse m'a un peu remuée, mais en termes de menaces sanglantes et moyennement réalisables, Nate m'a habituée à pire.

Je suis dans le camp de ceux qui voient le verre à moitié plein - même lorsqu'il est aux trois quarts vide -, donc tout ce que je retiens, en fin de compte, c'est que Royce a dit non.

En réalité, il a dit « je viendrais te choper dans ton pieu et je t'égorgerais comme un porc », mais bon, on ne va pas chipoter.

Il y avait peut-être des façons plus civilisées de refuser, mais il a refusé. Cela mérite d'être salué, non ? Je fixe mes orteils en méditant là-dessus, c'est comme ça que je parviens à leur épargner de se faire charcuter par le battant de ma porte de chambre lorsque ce dernier s'ouvre sans prévenir. Je recule précipitamment de deux pas avant de me faire aplatir comme un Playmobil.

Je n'aurais peut-être pas dû, je songe en me retrouvant presque nez à nez - à une vingtaine de centimètres près - avec un Royce blême de fureur. J'espère que la colère qui suinte actuellement par tous ses pores n'est que le vestige de sa conversation téléphonique et que ça n'a rien à voir avec le fait qu'il m'ait trouvée collée à la serrure. Dans le dernier cas, il est bien possible que je regrette l'option Playmobil. C'est vrai que ma position prête à confusion, il risque de croire que je l'espionnais sciemment.

Hum.

Je ploie un peu la nuque en arrière pour regarder le mécanicien atrocement silencieux dans les yeux et je me prends sa foudre en plein visage. Je patiente un peu pour attendre sa réaction et après quelques étranges secondes passées à nous dévisager mutuellement, j'ai le sentiment qu'il en fait de même. En tout cas, il ne m'a toujours pas sermonnée. Il est tendu comme la corde prête à se rompre d'une arme de trait, chaque muscle de son buste semble encore plus imposant qu'en temps normal. Ses biceps se battent avec les manches de son T-shirt, sous le tissu du haut, son torse monte et redescend à un rythme soutenu et, en longeant le réseau bleuté des veines qui courent le long de ses bras, je tombe sur deux poings serrés qui ne parviennent pas à dissimuler un léger tremblement.

«Les symptômes du TEI sont généralement : une augmentation de l'irritabilité, une incapacité à maîtriser la colère, une énergie accrue qui s'accompagne d'une sensation de puissance, des palpitations, des tremblements ». Oui, c'est ce moment que choisit ma mémoire pour me coller sous le nez les fragments qu'elle a retenus de cet article médical sur les Troubles Explosifs Intermittents.

Troublée, je ne peux pas m'empêcher de me demander si c'est réellement de ce mal que Royce souffre, si ses accès de colère y sont liés. Je fixe ses jointures esquintées par des mois de chocs répétés et je tente de deviner ce que l'on peut ressentir lorsqu'on nous diagnostique un trouble mental. Est-ce qu'il a été soulagé d'obtenir une explication scientifique à certaines de ses propres réactions qu'il ne pouvait pas rationaliser lui-même, ou plutôt écœuré de se voir rangé dans la case « malade » et poser une étiquette aussi réductrice ? Je m'égare.

Plus le blanc s'éternise, plus l'expression du fauve paraît se durcir, moins il parvient à contenir ses réactions. Je perce l'abcès sur un coup de tête, sans feindre de ne pas avoir assisté à sa conversation.

- Tu plaisantais pour la déchiqueteuse, non ? Dans une série, j'ai vu un homme en découper un autre en morceaux et le passer dans un hachoir à viande. Ils montraient vraiment les bouts de chair et tout... C'était dégoûtant. Et le personnage était un vrai psychopathe, alors... exemple à ne pas suivre, je plaisante.

J'espère vraiment que lui aussi plaisantait.

Et que tu ne viens pas de lui fournir l'idée du hachoir sur un plateau !

Royce s'est figé, attentif à chacune des imbécillités qui m'échappent en troupeaux. Il cligne deux fois des yeux. Les lignes sévères de son visage se défroissent progressivement tandis qu'il se redresse. La rage lui colle toujours à la peau comme une combinaison de surf difficile à retirer, à tel point que je peux presque percevoir ses ondes menaçantes s'échouer sur moi par vagues, mais ses poings se sont rouverts et ses mains ne tremblent plus.

Le mécanicien patiente, comme pour deviner si je prévois de l'assommer de questions. À dire vrai, j'ai à peu près autant envie de relancer le sujet Vadim et toutes les discussions pénibles qui l'accompagnent que de marcher pieds nus dans un nid de cafards. Quand il devient évident que je ne ferais pas d'autres commentaires sur ce que j'ai entendu, Royce s'écarte en inspirant par le nez.

Un instant, je me prépare à le voir filer une bonne fois pour toutes et je me mords discrètement la joue pour ne pas commenter, argumenter, quémander ou recommencer à jouer les pots de glue, mais le mécanicien ne s'éloigne que de quelques pas sur lesquels il revient presque aussitôt, la tempe battante et les mâchoires encore verrouillées. Ses lourdes bottes martèlent mon parquet. Je n'ose rien dire. Je lui trouve d'inquiétants airs de lion en cage. Pourtant, il est libre de s'en aller. Cette pensée m'a à peine effleurée à contrecœur, qu'il s'informe d'un timbre impersonnel :

- Tu veux toujours que je squatte ?

Je m'attendais tellement peu à cette question qu'il me faut plus de trente secondes sous le regard aiguisé du mécanicien pour me rappeler comment hocher la tête. Quand le mode d'emploi me revient, je me cogne pratiquement le menton au sternum dans la précipitation. Tant pis pour son « truc à faire ». Je préfère l'avoir pour moi, même s'il me faut composer avec la version mutique et revêche.

Ça reste Royce. Ce sont ses beaux yeux qui me scrutent en ce moment avec une dureté de fer. En bas de son visage, le mince trait livide correspond aux lèvres à propos desquelles je rêvassais il y a quelques minutes. Les lignes crispées de son visage ouvertement hostile sont celles que j'ai appris à dessiner et sa pomme d'Adam aquatique continue de m'attendrir en rebondissant furtivement.

J'aime aussi ce Royce-là. Je n'ai pas le choix. Je ne peux pas juste choisir les aspects de sa personnalité qui me plaisent et jeter les autres, il me semble. C'est comme ces gens qui trient les légumes dans leurs assiettes pour enlever les morceaux de courgette ou de tomate, je trouve ça un peu écœurant pour celui qui a cuisiné.

Légèrement empotée, je danse maintenant d'un pied sur l'autre en suivant son regard de pluie lorsque ce dernier vise mon dressing. Je redécouvre en même temps que lui, bien qu'avec une indifférence qui semble lui faire défaut, l'espèce de cratère que sa chaussure de motard a percé dans le bois tout à l'heure. Alors que je n'imaginais plus cela possible, son expression s'assombrit encore davantage.

- Je la préfère avec le trou, moi, j'improvise sans trop me poser de questions. Sans, elle était un peu ennuyeuse. Qui a des meubles intacts en 2020, de toute façon ?

Royce baisse le menton pour m'honorer d'une œillade incisive et finit par me contourner et traverser la chambre pour se laisser à nouveau tomber sur ma banquette de fenêtre, le dos collé contre la vitre, bras fermement croisés sur son torse herculéen et jambes écartées. Je reste debout devant lui sans trop savoir où me mettre.

Techniquement, il a ménagé suffisamment d'espace pour que je m'asseye à ses côtés, mais j'hésite. L'unique lampe allumée dans la pièce éclabousse son visage fermé d'angoissantes lueurs enflammées et n'aide pas à le rendre plus abordable. Son animosité prend des allures d'armure de glace infranchissable. Une armure hérissée de pointes gelées. Si je ne prends pas garde, je m'embrocherai sur l'une d'entre elles. En réalité, ce n'est pas ce qui m'inquiète le plus. Le problème lorsqu'il devient ainsi - distant, mordant... intouchable - c'est que je ne sais jamais avec exactitude où se cachent ses limites. J'ai toujours peur de les piétiner sans m'en rendre compte.

Pour éviter de voler son air, et un peu aussi parce que ce Royce-là m'intimide, je jette mon dévolu sur le tapis plutôt que sur la banquette. J'ai dû commettre une erreur de calcul quelque part parce que je m'y suis à peine laissée choir que le monstre de mauvaise humeur qui habite Royce semble subitement gagner en volume et faire planer son ombre austère sur nous. Bon. Je reconnais que ce n'est pas exactement de cette façon que j'entendais passer le temps en sa compagnie, mais je peux m'en accommoder.

Ses prunelles ternes époussettent neutralement la pièce. Lorsqu'elles s'arrêtent au niveau de mon espace de travail, un bref éclat semble très discrètement les ranimer. Je me tords le cou pour regarder derrière moi et ne mets pas bien longtemps à repérer ce qui a capté son attention. Le blouson de cuir rapiécé et deux fois trop grand qu'il m'avait prêté tient chaud au dossier de ma chaise de bureau depuis une semaine.

- J'allais te la rendre, je me dépêche de justifier. Je t'assure... J'attendais juste que tu reviennes.

Il n'a pas vraiment de réaction. Il ne hoche même pas la tête. C'est comme s'il n'était là qu'à moitié... et encore. J'aimerais tellement savoir à quoi il pense lorsqu'il est comme ça, dans quels sombres recoins son esprit le retient captif. Mais je ne sais pas et j'ai beau me creuser les méninges jusqu'au bulbe, je ne vois pas ce que je pourrais faire pour le ramener. Je déteste le voir aussi sombre, je déteste qu'il reste seul avec ses pensées délétères, quelles qu'elles soient.

- Royce ? je l'appelle à demi-voix avant d'attendre que son regard revienne me pointer pour lui rappeler : Tu n'es pas obligé de rester tu sais ? Si tu as d'autres choses à faire, ce n'est vraiment pas un problème.

Il ne saisit pas la perche que je lui tends, il l'ignore simplement. Je ne parviens pas à lui soutirer la moindre réaction. Il est si pâle et figé, si inexpressif, que j'envisage un court moment d'effleurer le dos de sa main, juste pour vérifier qu'elle est toujours constituée de chair et qu'elle ne s'est pas changée en pierre. Je n'en fais rien. Je suis perdue. De toute évidence, Royce n'a pas envie d'être ici. Pourquoi s'attarde-t-il ? Mystère et boule de gomme. Royce est ainsi : à l'occasion, il fait des choses qui n'ont aucune logique et que lui seul peut expliquer.

Frustrée, je me laisse chuter en arrière sur mon tapis. Étendue sur le dos, je dénombre les motifs papillons qui font gaiement la ronde autour de mon plafond et me change les idées en me penchant sur les plus gros problèmes de l'humanité. Comme par exemple, pourquoi est-ce qu'il faut systématiquement que l'on tombe sur le côté de la notice quand on ouvre une boîte de médicament ? Ou bien, est-ce qu'on a vraiment le droit de faire le puits à « Pierre, feuille, ciseaux » ? Pourquoi les lettres sur le clavier ne sont pas dans l'ordre alphabétique et si je rêve que je dors en dormant, est-ce qu'il faut que je me réveille deux fois ? Est-ce que les gens déguisés en mascottes Mickey Mouse à Disney Land prennent la peine de sourire sous leur masque, quand ils prennent des photos ?

Je ne trouve rien de concluant. En revanche, la confortable et duveteuse épaisseur de mon nid de fortune rameute très vite mon sommeil. Je pensais qu'il m'avait désertée en même temps que mes angoisses de la journée. Au temps pour moi, il était juste parti promener son chien. Le voilà déjà de retour, prêt à me métamorphoser en flaque d'eau et me kidnapper pour le pays des cauchemars. Pas question de le laisser gagner !

Déterminée à lui claquer la porte au nez, je ravale le bâillement que je sens prêt à débouler et m'étire comme un chat pour chasser la fatigue de mes muscles ramollis. J'aimerais bien en avoir un. Un chat, je veux dire. Maman est allergique, ou en tout cas, c'est ce qu'elle prétend. Nate voudra peut-être qu'on en ait un, lui. Je l'embrasserais sur la tête et dans le cou, là où c'est doux comme du coton. Le chat, pas mon ami. Mes rêves de petit compagnon poilu sont balayés par la caresse presque physique d'un regard que je sens se balader sur moi comme un escadron désorganisé.

Pour la première fois en dix minutes, je lève les yeux vers Royce. Il me regarde. Ses prunelles ont perdu de leur froideur et je suppose que ce serait une bonne chose si elles n'étaient pas en train de m'ébouillanter en skiant sur ma peau, laissant une traînée de frissons malvenus sur leur chemin. Il a l'air... je n'en sais rien. L'expression tendue qui flotte sur ses traits ne ressemble plus vraiment à de la colère. Intimidée par cette soudaine et singulière attention qu'il me porte tout à coup, je me sens rougir de partout, comme si mon stock de sang s'était mis à paniquer et déambulait dans tous les sens pour se perdre dans les galeries. J'ai un peu de mal à déglutir. Lorsque ses billes de plomb incandescentes effleurent mon ventre, je tire nerveusement sur l'ourlet de mon T-shirt de pyjama pour le remettre en place.

La brûlure de son regard s'atténue brusquement lorsqu'il revient saluer le mien, puis se rive au mur opposé pour y camper. Toujours sans prononcer un mot, mon mécanicien change de position sur la banquette et enfonce ses mains dans les poches de son jean. Il est tellement...

Je songe à ces décodeurs d'aboiements que les Asiatiques ont inventé pour permettre aux maîtres « d'écouter » leurs chiens. Je me dis qu'il me faudrait un bidule de ce genre pour décrypter les réactions de Royce. Chaque fois qu'il se montrerait étrange, opaque ou flippant, j'appuierais sur un bouton magique et ça me dirait ce que je dois faire. Mais je n'en ai pas sous la main et, ce serait sûrement de l'arnaque : aucun algorithme au monde n'est capable de réduire l'équation à mille inconnues qu'est Royce. Je dois me débrouiller toute seule.

Du coup, lorsque j'aperçois ses doigts remuer dans la poche droite de son jean, c'est un vague pressentiment ainsi que mon instinct brinquebalant qui me poussent à me redresser sur les genoux et plisser les yeux. Je ne suis pas en mesure d'expliquer comment, mais je sais ce qu'il est en train de faire et c'est... flippant.

- C'est avec ton briquet que tu joues, là ? je chuchote en louchant sur sa main invisible.

Elle s'immobilise aussitôt. Pour avoir déjà observé chez Royce ce tic étrange, je suis certaine qu'il était en train de faire rouler la petite molette de son briquet. Il fait rouler la molette dans sa poche ! Pas assez fort pour faire jaillir la flammèche, mais tout de même. Il suffirait qu'il y mette un tout petit peu trop de vigueur pour se carboniser le pouce. Plutôt que de lui attraper moi-même le poignet pour « l'obliger » à lâcher prise, je tire sur mes bracelets en fronçant les sourcils.

- Arrête, s'il te plaît.

- Quoi, t'as peur que je foute le feu à ta chambre ? me nargue Royce d'une voix blanche.

Sa voix a l'air d'être passée au détergent et il s'est incliné sans prévenir en avant pour souffler ces paroles insensées à dix centimètres de ma bouche. Les attaches de l'une de mes babioles tressées cèdent dans un discret craquement et le filage me reste dans le creux de la paume.

- Non, juste que tu te brûles les doigts et le pantalon, je rétorque en m'interdisant de reculer malgré son regard trop proche qui me torpille l'âme avec la puissance d'un ouragan.

La tempête se dissipe aussi vite qu'elle s'est déclarée dans ses pupilles de nuit bordées d'éclairs. Il cille et recule le visage pour me rendre mon espace. J'en profite pour retrouver un rythme cardiaque supportable - avoir un DJ spécialisé dans l'Électro House entre les côtes, ça va bien deux minutes -, puis je me concentre sur le bracelet que je viens d'assassiner par mégarde. C'est un tricolore. Violet clair, violet foncé, violet très foncé. Royce ne dit toujours rien et j'avoue que ça commence à me mettre un tout petit peu mal à l'aise. J'aimerais bien le dérider, mais je ne vois pas très bien comment m'y prendre. Si je parviens déjà à supprimer un des trois plis contrariés qui creusent son front, ça relèvera de l'exploit.

- Toc-toc, lancé-je à brûle-pourpoint en me démenant pour rattacher la breloque raccourcie.

À une seule main et sans la boucle, c'est mission impossible. Je ne savais pas que les doigts étaient aussi mal coordonnés avant d'essayer de faire un nœud avec un pouce, un index et un majeur. En plus, Royce n'a pas l'air le moins du monde intéressé par ma blague. Je vais finir par attraper un rhume avec tous les vents qu'il me met.

- Tu dois dire « qui est là ? », je lui souffle avant de réitérer. Toc-toc ?

Je coince l'une des extrémités du bracelet entre mes dents pour remplacer la main inutilisable et fais un troisième essai infructueux avant d'expulser un petit soupir insatisfait. Royce ne joue toujours pas le jeu. Tant pis pour lui, il ne connaîtra jamais la chute de la blague. Relevant le menton, je lui fais comprendre avec une moue boudeuse :

- Je ne peux pas te remonter le moral si tu n'y mets pas un tout petit peu du tien.

Je rassemble mes jambes en tailleur en suivant le mouvement de ses sourcils qui s'inclinent brusquement comme s'ils voulaient s'embrasser au-dessus de son nez. Ils y sont presque, mais tout près du but, ils s'immobilisent. Ça doit être dur pour eux d'être si proches l'un de l'autre sans jamais pouvoir s'effleurer. Stop. Est-ce que je suis réellement en train de plaindre une bande de poils ?

C'est plutôt de moi que je devrais avoir pitié, parce que le mécanicien de mes rêves me toise comme si j'avais des formules d'algèbre niveau supérieur tatouées sur le visage - que Dieu m'en préserve. En général, ce n'est pas de cette façon que l'on voudrait que le mécanicien de nos rêves nous regarde. Je me demande quelle expression il aurait si je cédais à la tentation d'appuyer ma tempe contre son genou, qui se situe à environ quatre fraises tagada de ma tête. Ma tête lourde d'un sommeil que je ne laisserais pas m'amadouer. Je reviens à mon bracelet avant de faire une gaffe.

Cinquième tentative ratée. Je suis à deux doigts d'ouvrir la fenêtre pour envoyer la breloque rejoindre les oiseaux quand Royce se ranime sans prévenir. Couvé par mes yeux agrandis, il s'empare de mon poignet qu'il manipule sans un mot. Hébétée, je regarde ses longs doigts rattacher eux-mêmes la babiole brésilienne avec une facilité enfantine qui fait passer mes mains pour des pots de fleurs. Je serais presque vexée si je n'étais pas trop occupée à rêvasser à propos de ses mains à lui. J'en viens même à regretter qu'il ne peine pas davantage à rattacher l'accessoire, juste pour prolonger ce contact inespéré.

Mais là, il vient de terminer le nœud et ses doigts ne m'ont pas encore relâchée. Pas même après que j'ai murmuré un timide merci du bout des lèvres. S'il attend que je me dégage, il faudra qu'il amène du matériel de camping parce que ça n'arrivera pas.

Je suis si proche de lui que l'un de mes pieds nus entre en contact avec le côté de sa rangers. La différence de taille est marrante, mais je n'aimerais pas me faire écrabouiller les orteils par ses semelles dentées.

Je suis si proche de lui que ses expirations me réchauffent le front et s'enroulent autour de mes mèches de cheveux les plus courtes.

Je suis si proche de lui que si je levais très légèrement le menton, le bout de nos nez s'effleurerait. Et si je me redressais juste un petit peu... 

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