Chapitre 36
Un grain de sable... Un tout petit grain de sable insignifiant séparé de ses autres amis grains de sable et de sa plage par un malencontreux coup de vent. Le malheureux s'est incrusté dans l'engrenage un peu décrépit que sont mes pensées, bloquant l'ensemble de la machine. C'est pour cette raison que, pendant un paquet de secondes qui s'étirent, je ne bouge pas. Je reste étendue à plat ventre sur la surface duveteuse de mon tapis et je ne fais rien d'autre que cligner lentement des paupières en continuant de fixer les deux bottes intruses qui dévorent mon champ de vision.
Les lacets ne sont pas rentrés dans tous les œillets, ni même noués. Ceux de la gauche traînent sur mon parquet, les autres sont coincés dans la chaussure. Les languettes mal serrées ploient légèrement en avant, le cuir vieillissant est moins foncé sur les pointes et les semelles sont un nid de poussière. Dans ma semi-léthargie, je ne peux m'empêcher de remarquer qu'elles écrabouillent le minois de Kendall Jenner. Enfin bon, ce n'est pas son vrai minois, plutôt la couverture d'un magazine people échoué au pied de mon lit. Un numéro de Star UK, je réalise en tentant de déchiffrer le gros titre qui accompagne les visages crispés de Meghan et Harry, capturés sur le vif par l'un de ces journalistes bas de gamme qu'on appelle paparazzis. C'est forcément ma mère qui a laissé traîner ce torchon dans ma chambre, je me suis sevrée de ce genre de presse poubelle au collège.
Je ne sais pas combien de temps je demeure ainsi, tapie par terre à fixer alternativement le tout petit début de calvitie du prince et les grands yeux de Mila Kunis, dont ce tabloïd annonce le divorce imminent. Une minute, peut-être plus, peut-être moins. Il me faut au moins ça pour comprendre que je n'ai pas les aptitudes mentales nécessaires pour faire disparaître cette monstrueuse paire de Rangers - et son propriétaire - par la pensée. Le grain de sable est finalement éjecté, le dispositif se remet laborieusement en branle et je tressaille en réalisant enfin.
Ces bottes sont celles de Royce. En cherchant confirmation, je lève si vivement la tête que ma nuque est parcourue d'un désagréable courant électrique. Mes yeux escaladent à toute allure la silhouette de géant qui se dresse devant moi, remontent le tracé irrégulier des griffures qui sillonnent une paire de jeans vieillissante, s'attardent à peine sur la boucle de ceinture apparente ou le t-shirt relativement propre du spécimen et vont sans perdre de temps balayer le visage de l'intrus. Il fait trop sombre pour que je distingue son expression avec clarté. Là-haut, je n'aperçois qu'un mélange tranchant d'ombres et de lignes sévères. C'est bien Royce.
Royce est dans ma chambre.
Ça n'a pas de sens, je décide en poussant brusquement sur mes mains pour me remettre debout. Dans ma précipitation je bouscule un paquet de Haribo éventré et les gourmandises se déversent sur ma moquette en peluche. Génial. C'étaient mes préférés, celles qui sont roulées dans le sucre. Et maintenant ce sucre va se retrouver dans les poils du tapis. J'ai envie de me baisser pour ramasser, mais je suppose que ce n'est pas le plus urgent de mes soucis donc je me tiens tranquille. En tout cas j'essaye. Je gigote tout de même un peu parce que toutes mes alarmes se déclenchent dans le vide et que je ne parviens pas à me rappeler la marche à suivre dans cette situation d'urgence. Confinement ? Évacuation ?
Je me suis levée afin de ne pas avoir à regarder Royce d'en bas, mais pour ce que ça change... il est tellement imposant qu'il transforme aisément la pièce en boîte à chaussure. Il a beau avoir déjà brièvement visité les lieux, sa présence dans mon espace me paraît toujours aussi... grotesque. Avec sa stature inquiétante, son sombre accoutrement et la collection de tatouages qui lui dégouline le long des bras, il détonne si fort au milieu de cette chambre de poupée à taille humaine qu'on croirait presque à un gag. Ma ménagerie de peluche semble approuver : sagement installés sur mes étagères, les animaux manifestent leur incompréhension en écarquillant leurs yeux de plastique.
Pourquoi est-ce que Royce est dans ma chambre ?
- Pourquoi est-ce que tu es dans ma chambre ? j'ose l'interroger d'un filet de voix incertain.
J'ai dû parler trop bas, ma question demeure sans réponse. Il faut dire que Royce ne me prête pas tellement d'intérêt, trop occupé à inspecter le bazar sans nom que maman a laissé sur mon lit. Je pince les lèvres d'embarras en réalisant qu'elle me fait passer pour une personne désordonnée. Techniquement, je n'ai pas à me sentir gênée. Ce que le mécanicien pense de moi ne devrait pas m'importer autant : après tout, il tue des gens, c'est autrement plus alarmant que d'être peu soigneux. Ce rappel glaçant m'arrache des frissons de...
Oh.
Mon.
Dieu.
À l'instant où je comprends ce qui retient l'attention de Royce, je me métamorphose en feu de circulation. Sans transition. Ai-je besoin de préciser la couleur ? J'estime avoir eu mon compte en mésaventures déplaisantes pour la journée... voire pour mon existence tout entière, mais ce tordu de Karma n'en a pas fini de régler ses comptes avec mes vies antérieures. La surprise de découvrir le mécanicien dans ma chambre à une heure aussi improbable a, semble-t-il, lavé ma mémoire des quatre détails provocants qui trônent toujours impudemment au sommet de la pile de linge.
Mais, c'est bon, ça me revient. Est-ce qu'il y a une chance, même infinitésimale, pour que Royce ait manqué ces... ces... machins - je doute que le qualificatif de "sous-vêtement" tolère d'être aussi bassement associé à ces fragments de textile obscènes. Après tout, il peut très bien être en train de fixer la veste en cuir Loewe dont l'étiquette apparente clame avec une ferté déplacée un montant qui l'est encore plus. Il est peut-être seulement occupé à méditer sur mon statut de fille pourrie gâtée et...
Non, il regarde bien la lingerie.
Eh mince !
Avant que le feu de circulation ne passe au vert, je me précipite vers mon lit pour ramasser la pyramide de vêtements qui a échappé au tri maternel. Il en reste une demi-tonne, mais je me débrouille. Je rassemble le tout en quatrième vitesse et titube jusqu'à mon dressing, à moitié aveuglée par mon fardeau. Démolissant trois tours de chemisiers et pantalons fraîchement pliés, je fais disparaître ma charge dans l'armoire. Ni vu, ni connu.
Euh... si. Royce a vu.
Je ne sais plus où me mettre. Je pourrais aller rejoindre le linge dans ma garde-robe, me caler à l'étage des chaussures et refermer les portes derrière moi en attendant que le mécanicien quitte les lieux. Sauf que ça passerait sûrement pour un comportement étrange et je serais étiquetée comme légèrement dérangée en plus d'être celle qui compte des dessous vulgaires parmi ses affaires. Non merci. Je m'abstiens.
À la place, je chasse du pied une démangeaison imaginaire de mon mollet en essayant de mettre de l'ordre dans mes idées. J'ai vraiment du mal. Je suis fatiguée et confuse et... fatiguée. En plus, Royce a reporté son attention sur moi et ça n'arrange rien. Je n'ose plus lui faire face, mais son regard impitoyable me grille le front avec la puissance d'un caniculaire rayon de soleil, ce qui est plutôt étrange quand on sait qu'il a les yeux les plus froids de la terre... pardon, de l'univers.
Il ne semble toujours pas décidé à m'expliquer ce qu'il est venu faire ici sans prendre la peine de s'annoncer. Il se tient droit comme un poteau de rugby, c'est tout ce que parvient à grappiller ma vision périphérique. Il n'esquisse pas un geste. Je crois que ses mains sont dans ses poches, mais je n'en suis pas certaine. S'il s'était présenté à ma porte il y a encore vingt-quatre heures, j'aurais exulté. À présent, les choses ont l'air... différentes.
Quand j'ai appris ce qu'il avait fait, cet après-midi, ma peur de le perdre, de voir ces inspecteurs de police me l'enlever, a éclipsé tout le reste. L'urgence de le protéger a été plus forte que mon sens moral, elle m'a bousculée du mauvais côté de la loi. Et peut-être... Peut-être qu'égoïstement, c'est un peu moi que j'ai voulu protéger en m'épargnant une énième désillusion, le coup de grâce. Quelque part, dans un processus cognitif inconscient, j'ai dû peser le pour et le contre et décider que me corrompre pour garder Royce et couvrir un crime serait moins douloureux que de ne plus jamais le revoir parce qu'il irait répondre de ses actes devant une cour pénale qui le renverrait tout droit en prison.
Seulement, passé l'instant de frayeur et mon coup de folie que je n'ai toujours pas la force de regretter, il ne reste plus que l'immonde vérité, celle qui était marquée noir sur blanc dans la rubrique nécrologie du Miami Herald, celle que les lieutenants ont évoquée avec Chris. Royce a tué quelqu'un. Il a tué un homme et ce n'est même pas le pire. Il y a cette autre chose, celle qu'a évoquée l'agent au sujet de... la torture. C'est la partie que j'ai le plus de mal à digérer. Elle me hante comme un mauvais esprit. Je n'arrête pas d'y penser, j'y pense en boucle, j'essaye de me figurer la chose, je me demande ce qu'il pouvait bien y avoir sur le cliché que ce Preston a fait voir à mon oncle... et l'écœurement me gagne en même temps qu'une brutale déception.
Comment peut-on avoir le cœur assez rigide, l'âme assez froide, pour infliger de la douleur physique à quelqu'un, encore et encore, et continuer de respirer normalement ? Si Royce en est capable... alors c'est que je me suis trompée. Sur toute la ligne. Le Royce que j'aime n'est pas un enfant de chœur, loin de là, mais il n'est pas assez mauvais pour infliger ce genre de traitement à un autre être humain. Ou du moins, il n'était pas supposé l'être. Je savais d'entrée de jeu que son passé était plus sanglant qu'immaculé : bien qu'il reste généralement vague à ce sujet, il ne me l'a jamais caché. Sans avoir de données chiffrées, je sais qu'il a déjà pris des vies et les multiples témoignages et opinions que m'ont imposés les gens de l'île ne dressaient pas de lui un portrait très sympathique.
Qu'est-ce que je faisais pendant ce temps-là ? Je me bouchais les oreilles comme une enfant, je me berçais d'optimistes "tous nos actes ne nous définissent pas forcément", et puis je me répétais "c'était avant". Je croyais dur comme fer à ces idioties de rédemption, j'étais certaine de pouvoir tout encaisser ou presque. Mais ça, je ne pense pas être en mesure de le dépasser, et surtout, je ne pense pas en avoir le droit. Qu'est-ce que ça ferait de moi si je fermais les yeux là-dessus ? J'aurais pu persévérer et me battre indéfiniment, juste pour récolter les miettes de sa personne qu'il m'accorde parfois, j'aurais pu continuer de tenir tête à tout le monde pour lui. Mais pas ainsi, pas dans ces circonstances. Si je m'engage sur cette voie maintenant... Je perdrais trop.
- Tu devrais... tu devrais t'en aller, je souffle tout bas en fixant résolument un point imaginaire, près de son coude.
Un silence pesant accueille ma remarque murmurée. C'est la meilleure chose à faire, la seule chose. Pourtant j'ai mal au ventre. Un porc-épic adulte pourrait s'être logé contre la paroi interne de mon estomac que ce serait le même résultat. Je n'ai pas besoin de poser les yeux sur Royce pour le voir se redresser avec lenteur. Son buste déjà massif gagne encore en volume lorsqu'il inspire profondément et, quand je me résous à lui couler un très bref regard, il me semble voir le sien s'obscurcir de quelques teintes.
Lorsqu'il ouvre enfin la bouche, c'est pour lâcher sur ce ton neutre qui ne révèle rien de son humeur.
- Faut qu'on parle. T'as deux minutes ?
Je me mords fort la langue et plonge les yeux vers mes orteils en fronçant les sourcils. Si je fais ce qui est bien, pourquoi est-ce que c'est aussi dur ? Comment est-ce que je vais parvenir à garder mes distances pendant les deux prochains mois ? Ai-je un mental assez solide pour me tenir à cette résolution ? C'est supposé être simple, je ne devrais même plus avoir envie de le voir après ce qu'il a fait ! Mais si mon esprit s'épouvante devant l'acte commis, mon cœur a bien du mal à suivre le même chemin. Il s'affole avec autant d'ardeur qu'avant. Mon cœur est vraiment un monstre. Si je pouvais l'extraire de sa cage, je jetterais ce bidule défaillant à la poubelle. Sans hésitation. Pourquoi est-ce que j'attends toujours le déclic ?
- Je... je ne crois pas, réponds-je avec un train de retard et une voix à peine audible. J'allais dormir et... et... Je n'ai pas très envie de discuter, là.
Le parquet émet un léger grincement quand Royce le martèle de ses bottes pour engloutir la distance qui nous sépare façon bulldozer. Non... Je ne peux ni le regarder, ni le sentir, ni le respirer. Si je le regarde, le sens ou le respire, je ne donne pas cher de mes résolutions. Avant qu'il ne m'atteigne, je recule d'un pas pour lui échapper et il se fige net, coupé dans son élan. Il demeure immobile à un petit mètre et demi de moi. J'aperçois subrepticement ses lèvres s'écarter l'une de l'autre et ses yeux s'ouvrir un peu plus grand, ensuite je détourne le regard vers la porte.
- Ça veut dire quoi ? m'interpelle fraîchement le mécanicien sans chercher à réduire davantage l'espace entre nous. Si tu peux pas me regarder, pourquoi t'as raconté ces conneries à la police ?
Sa voix fait toujours vibrer quelque chose de confus, à l'intérieur de ma poitrine. Comment est-ce qu'il peut encore me faire cet effet ? Déglutir m'a rarement paru aussi pénible. Je lie mes deux mains dans mon dos en poussant ma salive au fond de ma gorge encombrée. Mes doigts s'entrelacent discrètement pour tenter de m'insuffler un peu de force. Ça ne marche pas.
- Royce... s'il te plaît. Il faut vraiment que tu partes...
- Parle, tranche-t-il durement sans m'écouter. Pourquoi t'as menti aux flics ?
- Je... je fais des trucs stupides tout le temps. Tu devrais le savoir, maintenant, j'élude faiblement en collant l'arrière de mon crâne à la paroi de ma penderie.
Puis, avant de pouvoir m'en empêcher, je débite :
- Parfois j'accompagne d'anciens détenus à des courses de moto illégales, j'imagine naïvement qu'ils ont retenu la leçon et feront en sorte de ne plus retomber dans leurs travers, j'essaye de devenir leur amie même s'ils me font sans arrêt comprendre qu'ils ne sont pas du tout intéressés, j'ignore toutes les personnes qui me conseillent de ne pas m'entêter et je me retrouve à couvrir le genre de crimes atroces contre lesquels mon père s'est battu toute sa vie. Ça, c'est l'étendue de ma stupidité.
- Qu'est-ce que t'as entendu ? demande le mécanicien après quelques secondes pendant lesquelles je dois me concentrer de toutes mes forces pour ne plus être amoureuse de lui.
- Je ne comprends pas.
- Qu'est-ce que ces keufs ont raconté ? gronde-t-il. Avant que tu te pointes dans le garage.
- Qu'est-ce que tu as fait ? je contre du tac au tac en redressant un peu le menton.
Je continue d'esquiver son regard, comme si fuir ses deux billes d'argent était ma meilleure option pour rester lucide. Royce lève brusquement la main. Je n'ai aucun mal à deviner le but de son geste, plus qu'habituée à cette étrange manie qu'il a d'orienter mon visage à sa guise pour m'obliger à lui faire face. Il se rétracte toutefois de lui-même à mi-chemin et son bras retombe le long de son flanc.
- Quoi, tu veux des détails ? raille-t-il sèchement.
Mon cœur dégringole dans mes chaussettes. Comme je suis nu-pieds, il roule au sol et reste par terre en PLS, gorgé de déception. Cette fois, je n'ai pas d'autre option que de lever les yeux vers Royce. Si je pouvais élire l'une de ses expressions comme celle que je déteste le plus, je choisirais celle qui marque son visage en ce moment. Ce léger rictus au coin de la lèvre, une mimique aussi gelée que ses iris d'orage qu'anime une lueur presque cruelle. Le fin duvet qui recouvre mes avant-bras se hérisse. L'envie de reculer me prend aux tripes, mais j'ai déjà le dos collé à mon armoire. J'aurais dû entrer dedans quand l'idée m'a chatouillé l'esprit, tout à l'heure. Là, je me sens comme un lièvre d'Europe lorsqu'il se retrouve nez à nez avec une carabine à pompe. Ça n'a rien d'agréable.
- Qu'est-ce qui est drôle ? je m'enquiers en fixant la commissure gauche légèrement relevée du mécanicien.
Je pose la question, mais je suis sûre qu'il ne trouve pas plus que moi la situation amusante. Son morceau de sourire sonne terriblement faux. Tous ses muscles faciaux sont crispés, on dirait presque qu'afficher cette mine suffisante lui demande un effort. Les minuscules et très rares manifestations de gaieté qu'il m'est arrivé d'entre-apercevoir sur ce visage me manquent atrocement.
Non. On ne veut pas le voir sourire pour de vrai. On essaye de ne plus l'aimer, tu te souviens ?
Comme pour me faciliter la tâche, Royce rétorque sur un ton mordant, sans se répartir de son air railleur :
- Toi. Je te trouve tordante. Vas-y, explique-moi. Qu'est-ce qui est pas à la hauteur de tes attentes ?
- Je...
Ma réponse se perd en route, bousculée par mon souffle affolé, quand Royce me rejoint en deux enjambées pour s'imposer à quelques centimètres de moi. J'ai le cœur qui cogne. Je scrute avec un début d'angoisse la veine très apparente qui suit son chemin jusqu'à la racine des cheveux du mécanicien. Ses prunelles m'agressent, leur lave métallique déborde et m'assaille violemment. Une étincelle qui pourrait passer pour le minuscule indice d'une panique bien déguisée scintille au fond de ses pupilles d'obsidienne. Il ne me touche pas, mais les jointures de ses poings fermées viennent se coller aux portes de mon dressing, tout près de mes oreilles, et sa respiration insistante m'époussette le front lorsqu'il s'incline :
- Viens pas dire que je t'avais pas prévenu, siffle-t-il tout près de moi avec une haleine de menthe et d'alcool. J'ai pas arrêté de te répéter que tu pourrais pas encaisser, je t'ai dit quinze mille fois que t'étais pas armée pour ce genre de merdes. C'est pas la peine de venir me casser les couilles parce que t'as été assez conne pour pas m'écouter.
J'ai l'impression de sentir quelque chose se fendre à l'intérieur de moi. C'est la vérité, c'est précisément ce que je ressens. Je comprends que c'est physiologiquement peu probable, mais c'est... immatériel. Ça ne fait pas de bruit comme le vase qui est parti en morceau ce matin, c'est moins tonitruant et impressionnant, pourtant ça semble réel et ça fait affreusement mal. Au point de me faire songer, juste une seconde, à l'éventualité de points de suture.
Alors selon Royce, si je m'accroche à lui depuis le départ, si j'essaye de me rapprocher de lui en dépit de tous les signaux négatifs que m'envoie l'univers, c'est parce que je suis... "conne" ? Il a sans doute raison, après tout. Je me sens réellement idiote. Il faut vraiment l'être pour s'acharner comme je l'ai fait, pour accorder aussi aveuglément sa conscience sous prétexte que son cœur s'emballe un peu trop fort. Ça n'a rien de beau ou de romantique en fait, c'est seulement triste et déraisonnable, je réalise. Comme si la situation n'était pas assez désagréable comme ça, ma trachée se referme, mes yeux se mettent à piquer et j'y détecte les signes avant-coureurs d'une crise de larmes non désirée.
La dernière chose dont j'ai besoin, c'est de me mettre à sangloter maintenant ! Je connais plein de techniques pour se retenir de pleurer. Je les mets toutes en application d'urgence. Cligner des yeux, déglutir pour essayer de faire disparaître les nœuds dans la gorge, résoudre une équation mathématique dans le but de se distraire de la source de chagrin, compter ses inspirations... Ces techniques sont archi nulles, aucune ne marche et, très vite, une humidité suspecte vient recouvrir mes globes oculaires.
Je me dépêche de lever les mains pour me frotter les paupières. Évidemment, le geste n'échappe pas au mécanicien qui devient plus tendu de seconde en seconde, la tempe palpitante et les mâchoires contractées à l'extrême. Ses narines frémissent, son teint perd quelques nuances. Il est si proche que l'un de mes coudes l'effleure par mégarde et lorsque, sans prévenir, il envoie un coup de pied dans mon armoire fermée, la porte touchée vibre violemment contre mon dos et m'arrache un hoquet de stupeur. Mes yeux ont à peine le temps de s'arrondir que le mécanicien fait marche arrière.
Il rétrograde dans la seconde qui suit son coup de sang, jure et recule de trois pas pour finalement me tourner le dos, l'échine courbée, les mains égarées dans les mèches désordonnées qui peuplent densément le haut de son crâne et qu'il semble à deux doigts d'arracher. J'attends que mon pouls récupère un rythme acceptable en observant les omoplates du fauve qui montent et redescendent sous son T-shirt noir, en rythme avec sa respiration saccadée.
- Je sais très bien que tu m'avais prévenue. Est-ce que tu m'as entendu te faire un reproche ? j'objecte doucement en reprenant la conversation là où elle s'était interrompue. Je ne comptais même pas aborder le sujet avec toi. C'est toi qui es dans ma chambre, Royce.
Il pivote à moitié sur lui-même et m'offre son profil fermé. Cette fois, il n'esquisse plus un pas dans ma direction et garde ses distances en jetant froidement, le regard rivé à la fenêtre de ma chambre :
- J'ai fait de la taule. J'ai fait sept putains d'années de taule et j'étais censé prendre beaucoup plus cher que ça. Tu t'attendais à quoi ? Tu croyais qu'on m'avait foutu au trou pour vol à l'étalage ?
- Non, je nie. Je pensais que tu avais commis de graves erreurs... avant. Et je me disais que tu avais peut-être des circonstances atténuantes que les gens n'ont pas cherché à connaître. Mais je n'aurais jamais imaginé que la torture puisse faire partie de ces "erreurs" ou que tu serais capable d'éliminer quelqu'un juste comme ça, parce qu'un homme de pouvoir te l'a demandé ! Je n'arrête pas de... Depuis le début, je n'ai pas arrêté de te défendre ! Avec tout le monde !
- Je t'ai jamais demandé de faire ça, je paye déjà un avocat pour le job, remarque un Royce atrocement détaché.
- Mais je l'ai fait ! je m'écrie. À chaque fois que... C'est... Peu importe. Ça n'a plus d'importance, je m'embrouille.
- Déballe, exige Royce en reposant deux yeux déserts de toute émotion sur moi.
Je gonfle mes poumons d'une profonde inspiration et me jette à l'eau, perçant la surface froide et lisse de la vérité.
- D'accord. À chaque fois que quelqu'un se permettait un avis ou un commentaire désobligeant, je le reprenais ! Je n'arrête pas de me justifier ! Tout le temps ! Je dois expliquer comment je peux apprécier ta compagnie alors que tu... Je l'explique à Mia, à Jace, à Boyd, à Dallas, à Chris... Maintenant, je ne trouve même plus comment me l'expliquer à moi-même ! Je t'avais demandé de ne rien faire ! Sur cette plage, il y a une semaine... je t'ai demandé une seule chose ! Mais tu t'en fiches de ce que je veux, non ? C'est ce que tu dis tout le temps.
Je m'interromps uniquement pour reprendre mon souffle, mais les mots qu'il a si souvent répétés dans des accès répétés de mauvaise humeur en profitent pour venir perforer mon moral déjà criblé de balles.
"Je m'en tape de ce que tu veux".
Je n'ai même pas compté le nombre de fois où j'ai eu droit à ce trait d'esprit.
Royce ne cherche pas à m'interrompre. Étrangement attentif à la moindre de mes paroles, il ne fait rien d'autre que me toiser avec sérieux, une ride sévère entre les sourcils.
- Est-ce que tu arrives à dormir quand tu fais ce genre de trucs ? je reprends quand la lourdeur qui me compresse la poitrine me donne un instant de répit.
Ensuite, je vide mon sac. Je l'attrape métaphoriquement par les hanses et le retourne pour déverser son contenu à nos pieds. C'est une cascade de stylos quatre couleurs sans encre, de monnaie anglaise, de chewing-gum à la fraise, d'élastiques cassés et de vérités mal emballées qui chutent et rebondissent entre nous.
- Parce que moi, tu veux savoir ce qui se passera dès que je poserai ma tête sur mon oreiller ? Je serai obligée d'y penser ! J'essayerai de t'imaginer en train de faire du mal à cet homme et je me demanderai comment tu t'y es pris, même si je n'ai pas du tout envie de le savoir ! Et je sais que j'ai décidé toute seule comme une grande de couvrir tes traces, j'en assume la responsabilité, mais... je... je n'arrête pas de me demander comment je me sentirais si quelqu'un avait fait ça pour le meurtrier de mon père, si ce monsieur que tu as tué avait des enfants et si cette Malia était sa fille ! Parce que si tu savais ce que ça fait... si tu... comprenais ce que ressentent les gens à qui tu enlèves un proche, je te jure que tu ne toucherais plus jamais aucune arme de ta vie ! En gros, c'est comme si... ça te donne envie de mourir aussi, juste pour ne plus avoir à éprouver ce que tu éprouves quand tu réveilles le matin en te disant que cette personne n'existe plus, que tu n'entendras plus jamais le son de sa voix ou le bruit de sa voiture quand elle rentre à la maison, et qu'il te faut encore tirer une demi-douzaine de décennies sans elle !
Ma voix s'est méchamment enrouée dans la course pour se briser en mille morceaux sur les derniers mots. Ça y est. Je pleure pour de bon. Comme une enfant. Les émotions négatives que j'ai emmagasiné au cours de cette semaine exécrable débordent à cause de la dernière goutte d'eau et font céder la digue. Je peux papillonner des yeux et compter toutes les inspirations que je veux que ça n'y changerait rien. C'est trop tard. Je suis engagée dans ce que j'appelle "la phase de pleurs avancée". C'est celle qui fait fuir votre regard comme un robinet ouvert et dérègle votre respiration. Une fois que cette phase est déclenchée, aucun retour en arrière n'est envisageable. Les sanglots se transforment en dominos, chacun bouscule le suivant hors de votre gorge. C'est sans fin.
Enfin, c'est surtout la fin de votre dignité. De la mienne. Les gens qui disent que pleurer un bon coup fait un bien fou ne sont que sales menteurs. Ça donne l'impression d'être au fond du gouffre, que l'on n'ira jamais mieux. En plus, j'ai horreur de me donner en spectacle. Malgré cela, pas moyen de m'arrêter. Être obligée de renoncer à Royce me cause un chagrin sans nom auquel s'additionne le monstre du deuil qui vient de se réveiller en sursaut à l'évocation de mon père. Les deux m'asphyxient.
Si Nate était là, il arriverait sûrement à limiter le carnage. Il me serrerait dans ses bras à m'en briser une ou deux côtes, il me murmurerait des imbécillités à l'oreille jusqu'à ce que mes pleurs se transforment en éclats de rire trempés. Il fredonnerait - faux - du Katy Perry ou il nous installerait devant un Toy Story qu'on a déjà visionné deux cents fois. Mais Nate n'est pas là, pire : 4500 kilomètres et un océan entier nous séparent. Il n'y a que Royce dont mes larmes inconsolables s'attellent à brouiller la silhouette. Pétrifié à deux chevaux à bascule de distance, il est livide. Son teint trop pâle est tout ce que j'arrive à distinguer à travers mon voile de tristesse.
C'était décidément le pire moment pour craquer. J'aurais pu me retenir quelques minutes, le temps que le mécanicien se décide à quitter la pièce, mais non. Il a fallu que ce soit tout de suite et devant lui ! Le cauchemar. Plus je réalise à quel point je dois paraître stupide, moins je parviens à brider ma peine, elle se manifeste de la plus banale et humiliante des manières. J'ai le goût salé du malheur sur les lèvres.
Mes larmes de crocodiles poursuivent leur route, elles imbibent tranquillement le col de mon T-shirt et je réalise en collant mon dos contre la penderie pour me laisser glisser sur le parquet que je ne sais même pas pourquoi est-ce qu'on dit "larmes de crocodiles". Est-ce que ces reptiles pleurent ? Il me semble qu'ils n'ont pas l'air si malheureux que ça lorsqu'ils éviscèrent de pauvres zèbres innocents qui ont eu le malheur de s'abreuver dans leur marre. En touchant le sol, je me recroqueville directement, remonte précipitamment mes jambes vers moi pour les étreindre et appuie le front sur mes genoux. Comme ça, plus personne d'autre que moi n'a à assister à ce flagrant accès de faiblesse.
J'ai fermé les yeux pour barrer la route aux traîtresses. Du coup, je ne m'explique pas comment je sais que Royce vient de s'agenouiller près de moi. Je ne le vois pas, je ne perçois pas non plus le parfum de gasoil qu'il dégage normalement et il se garde bien de m'effleurer. Je sais qu'il est là, voilà tout. Je le sens avant même qu'il n'ouvre la bouche pour articuler entre ses dents serrées, juste au-dessus de ma tête :
- Putain... Lily ! Qu'est-ce tu veux que je fasse ? Tu préfères que je me casse ? Parle, bordel !
Son ton pressant fait voleter quelques mèches au sommet de mon crâne et me tire un frisson involontaire. Je ne sais pas quoi lui répondre. Je ne peux décemment pas dire "oui", c'est bien trop violent. Je n'ai pas spécialement envie non plus qu'il reste pour assister à ça. Royce est bien la dernière personne devant laquelle on a envie de pleurer. Probablement parce que ce genre de chose ne doit jamais lui arriver, je suis sûre qu'il ne sait même pas comment on fait. Ses glandes lacrymales sont au chômage, elles ne se donnent probablement pas la peine de fabriquer des stocks de larmes inutiles.
Je n'ai pas besoin de réfléchir très longtemps à sa question, j'en suis dispensée au moment où la porte de ma chambre se rouvre sur une Victoria en kimono fleuri. N'avais-je pas prédit qu'elle reviendrait ? Je redresse le nez à temps pour la voir pénétrer dans la pièce de sa démarche légèrement chaloupée, mais pas trop.
Royce se remet debout sans tarder, dépliant son corps massif dans cette pièce qui peine toujours à s'adapter à sa présence. Il pose sur ma génitrice un regard imperturbable, l'expression à nouveau cryptée. À sa posture rigide, je devine cependant qu'il guette sa réaction. Il est servi... en quelque sorte. Victoria fend l'espace sans ciller ni manifester le plus petit éclat de surprise en découvrant le mécanicien de la propriété dans mes quartiers. Son regard azuré s'attarde peut-être une seconde de trop sur le jean ruiné de l'intrus, mais pour une fois, elle ne laisse échapper aucun commentaire désobligeant. Elle trace simplement jusqu'à mon bureau et se met à fouiller dans mes boîtes à bijoux.
- Tu n'as pas vu mon bracelet ?
- Quel bracelet ? je l'interroge après m'être discrètement raclé le fond de la gorge pour chasser les larmes qui s'y logeaient.
- Le Van Cleef & Arpels. Celui avec les trèfles à quatre feuilles, s'impatiente Victoria en ouvrant un nouvel écrin sans trouver ce qu'elle cherche.
Évidemment qu'elle ne trouve pas puisque j'ai gentiment cédé cette breloque à un tatoueur du Nord en échange de quelques croquis bien spécifiques et une ou deux informations.
- Non, je ne l'ai pas vu, réponds-je d'une voix à peu près normale avant de renifler et de passer le dos de ma main sous mes deux yeux pour essuyer une partie des dégâts.
- Tu pleures ? s'agace-t-elle vaguement après m'avoir coulé un regard distrait.
- Non. J'ai des allergies.
- Tu parles de ton allergie aux hommes ? se moque-t-elle en éparpillant un nœud de chaîne en or sur ma table de travail.
Je serre les dents en coulant un furtif en direction du mécanicien. L'entièreté de son attention est concentrée dans le mètre carré que j'occupe et il ne sourit pas du tout. Il ne sourit jamais et même les fois où j'ai cru le voir sourire, j'ai dû rêver. Je me détourne avec un soupir qui se prolonge en réponse négative :
- Non. Je parle de mon allergie au pollen.
- Arrête Lily, tu n'as pas d'allergies.
- Je ne pleure pas.
- Comme tu veux, écourte ma mère. Mais sèche-moi ça, tu es en train de te mettre dans l'embarras. Réfléchis s'il te plaît. Je t'ai prêté ce bracelet le jour où... Le quatre juillet.
Le menton appuyé sur mes genoux, je lève les yeux en l'air et percute sans le faire exprès le regard sombre du mécanicien. Ses chaussures de motards se sont remises à piétiner la revue à potin, écrabouillant cette fois le visage de Shawn Mendes qui fait l'angle de la couverture. Silencieux comme une ombre, il se borne à étudier la scène qui s'offre à lui avec un étrange intérêt. Ses bras puissants sont croisés sur son torse, dans son silence, il est pareil à une ombre. Je ne sais pas s'il se souvient de ce que j'ai fait du bijou ou si c'est autre chose qui le préoccupe, quoi qu'il en soit, il affiche une drôle de tête. Son expression se situe à mi-chemin entre l'indifférence de façade qu'il s'évertue à préserver et un air sidéré qu'il semble avoir du mal à réprimer.
La bouche collée contre ma cuisse, je marmonne :
- Je l'ai fait tomber dans une bouche d'égout.
Maman pivote si énergiquement sur elle-même à cette annonce qu'elle pourrait sans mal postuler pour faire les sièges tournant dans The Voice UK.
- Je te demande pardon ?
Le "je te demande pardon" a toujours été l'une de ses rengaines préférées, au même titre que le "reprends-toi" ou le "tu as passé l'âge". C'est l'équivalent d'un simple "quoi ?", mais en plus intimidant. Enfin, c'est intimidant la première fois, pas la cinq-centième.
- J'ai dit, je l'ai fait tomber dans u...
- J'ai entendu.
- Tu as dit "je te demande pa...
- Je sais très bien ce que j'ai dit, Elisabeth, je n'ai pas besoin d'un perroquet. Il ne t'est pas venu à l'idée de le récupérer ?
- J'ai essayé, mais mes doigts ne passaient pas dans la grille. En plus, il y a des hommes qui font pipi dans ces trucs...
- Langage.
- J'ai juste dit qu'ils font p...
- Élisabeth, ne me pousse pas à bout, s'il te plaît.
- Ok. Qui urinent.
Ce qui est bien dans les conversations que je partage avec ma mère, c'est qu'elles agissent comme un siphon à émotions. Tout est aspiré par la bonde et, après quelques minutes ou secondes d'échange passif-agressif, je me sens comme une page blanche ou... une coquille vide désertée par son bigorneau. La crise est derrière moi. Je laisse même échapper un rire nerveux qui ne doit pas me donner plus de douze ans d'âge mental.
- Tu trouves ça drôle ? s'agace maman. Ce bracelet coûtait treize mille dollars !
Oups. Je pensais vraiment que c'était moins que ça.
Royce également si je me fie au haussement de sourcil interdit qui lui échappe le temps d'un battement de cils.
- Tu m'expliques ce que je suis censée faire ?
- Arrêter de me prêter des trucs chers. Moi, mes bracelets à cinq dollars me conviennent très bien.
J'ai droit à une œillade réfrigérante en réponse, puis l'attention de ma mère est subitement accaparée ailleurs. Ses lèvres corail si joliment ourlées se pincent sévèrement alors qu'elle cingle en fixant un point près de mon bras.
- Je peux savoir ce qui est arrivé à la porte de ton armoire ?
En pivotant légèrement le menton, j'ai la surprise de découvrir une espèce de mini-cratère creusé dans le panneau en bois. Un cratère de la taille d'une pointe de botte. Une rangers, par exemple.
- Élisabeth ?
- J'ai jeté une peluche sans mesurer ma force tout à l'heure. Ça a fait un trou.
Est-ce que ça va passer ? Je croise fermement les doigts sous mes genoux...
Maman ne me croit pas, je le lis dans le bleu délavé de son regard qui descend examiner les chaussures d'un Royce de marbre. Le petit éclat de compréhension est au rendez-vous, mais, haussant calmement les épaules, Victoria se contente de commenter :
- Ça ne peut pas rester comme ça. On fera changer cette armoire, je vais voir ce que je trouve dans les catalogues.
- D'accord.
- Tu sais quoi ? On devrait faire venir un décorateur d'intérieur, qu'est-ce que tu en dis ? propose-t-elle avec le même enthousiasme bridé qui ranime très légèrement son regard presque éteint lorsqu'elle parle vêtement.
- D'accord.
- Cette chambre a fait son temps. Tu n'as plus six ans, tout ce rose... c'est déplacé. Je suis sûre que ton... ami sera d'accord avec moi, commente-t-elle placidement alors que je me liquéfie de gêne. Je vais chercher dans mes contacts si je retrouve la designer qui s'est occupée de notre salon l'été dernier, elle acceptera peut-être de faire le voyage.
- D'accord, je répète telle un automate bien huilé.
- Très bien. J'y vais.
Je retiens ma respiration. Elle a presque passé la porte, mais elle se fige sur le seuil, une main manucurée positionnée sur la poignée. C'était trop beau.
- Oh. Une dernière chose.
Non ! Pas de dernière chose ! Je connais ses "dernières choses", c'est souvent mauvais pour moi.
Dans une supplique muette, je secoue la tête sans trop d'espoir. Rien n'arrête Victoria lorsqu'elle a quelque chose à dire.
- J'ai assez de problèmes comme ça en ce moment, déclare-t-elle sans préambule. La dernière chose dont j'ai besoin, c'est que ma fille de dix-sept ans tombe enceinte ou attrape une saleté. La protection n'est pas en option, j'espère que je suis claire.
"J'ai dix-huit ans, pas dix-sept" est la première chose à laquelle je songe. Il est vrai que mon cerveau est parfois un peu lent au démarrage. Si les cerveaux étaient des appareils électroniques, le mien serait sans nul doute un vieil ordinateur de bureau. Un Dell encombrant des années 2000 avec une unité centrale ronronnante et une souris à boule. Ce n'est pas vintage, c'est juste lent et moche. Le disque dur s'emballe, chauffe et établit la connexion nécessaire entre les trois mots suivants : enceinte, saleté, protection. Ma deuxième pensée est accompagnée d'un rougissement incontrôlable : "Elle n'a pas dit ça devant Royce. Elle n'a pas pu me faire ça". Puis je prie Zeus d'abattre sa foudre sur moi en me ratatinant sur mon parquet, accablée de honte
Zeus ne m'entend pas, mais je n'ai pas l'occasion de réitérer ma requête parce que sous mes yeux écarquillés, Royce esquisse deux pas vers la porte et, sans un mot, envoie violemment le battant gifler l'encadrement. Au nez de ma mère. Il a été bien trop rapide sur ce coup, j'ai eu beau sauter sur mes pieds en comprenant ce qu'il s'apprêtait à faire, la porte a claqué avant que je puisse ne serait-ce que l'effleurer. Un courant d'air frais me souffle à la figure et je grimace en me bouchant les oreilles au moment du bruit. Je suis mal.
Silence.
Je joins les mains devant mon nez en dénombrant les secondes qui défilent avec une lenteur effarante.
Un crocodile... Deux crocodiles... Trois crocodiles...
Au douzième, les pas de maman s'éloignent en martelant sèchement les dalles du couloir et ce n'est que là que je m'autorise à reprendre ma respiration. Toutefois, il semblerait qu'un nouvel invité ait décidé de nous tenir compagnie, j'ai nommé le malaise. Le bonhomme est invisible, mais on le sent et on l'entend presque claquer du pied de manière agaçante pour aggraver notre tension artérielle. Enfin, je l'entends, Royce y est sans doute aussi hermétique qu'à tout le reste. Pour le coup, j'ai vraiment envie qu'il s'en aille.
Je ne peux pas le regarder, pas après la remarque complètement déplacée et hors contexte que maman a laissé flotter derrière elle. Bon, je le fais quand même un peu. J'aventure quelques coups d'œil incertains dans sa direction. En même temps, il ne reste plus que nous deux dans la pièce, alors à moins d'aller me réfugier sous ma couette comme si de rien était, je n'ai pas d'autres choix que de reporter mon attention sur lui.
La sienne m'enveloppait déjà. Je n'arrive plus à déterminer si elle me réchauffe ou si elle me gèle. Un peu des deux. Tout est confus, tout se confond. Mes sentiments qui s'accrochent comme des fils de fromage et tiennent bon en dépit de mes doutes. L'horreur, la douleur, le sang et la mort qui se superposent à l'image que j'avais de Royce pour la ternir et la déformer. Même si j'étais capable de faire taire mes valeurs et de m'asseoir sur l'éthique pour le garder... ce ne serait plus comme avant, n'est-ce pas ? Est-ce que j'aurais quand même envie de lui prendre la main si je sais qu'elle faisait hurler un être humain de douleur il y a quelques jours ? Si oui, c'est que j'ai définitivement un problème.
La nuit a encore noirci par la fenêtre et elle disperse des ombres chinoises oppressantes partout sur mes murs. L'obscurité s'épaissit de minute en minute, je l'ai toujours haïe pour ce qu'elle dissimule dans ses recoins. Pour l'instant, c'est surtout Royce qu'elle me cache. Ses traits me sont illisibles, effacés par la pénombre. Je devine seulement qu'il m'observe. Il ne bouge pas, il ne dit rien... Il est comme un fauve tapis dans un buisson, à l'affût du moindre mouvement. C'est trop perturbant. Après une hésitation, je traverse ma chambre pour mettre de la distance, guidée comme un papillon de nuit vers la seule source de lumière de la pièce.
Je me hisse sur la banquette de fenêtre sans un mot, croise les jambes et jette mon regard au-delà de la vitre. Il fait trop sombre pour que le parc m'apparaisse nettement, mais le ciel est particulièrement séduisant, cette nuit. Un voile de jais s'étend à perte de vue et la voûte est saturée d'une pléiade d'étoiles. Pâles et scintillants comme des joyaux perdus, les astres qui décorent le toit du monde semblent des milliers de lucioles, à moins qu'il ne s'agisse des sorties illuminées de tortueux et ténébreux tunnels que l'on craignait sans fin.
En tailleur et calée contre ma collection de coussins, je me perds dans ma contemplation. Je ne détache pas les yeux du tableau céleste, même lorsque je sens Royce bouger pour me rejoindre, même lorsque ses semelles lourdes font craquer le parquet, même lorsque son parfum de carburant pour voitures vient me titiller l'odorat alors qu'il se plante devant moi, me surplombant de toute sa hauteur. Je me sens comme un abribus à côté d'un building. Son ombre démesurée me fait comme une tente immatérielle. Ses prunelles en titane me vrillent le front, prêtes à déterrer chacun de mes secrets. Jamais des genoux ne m'ont paru aussi fascinants que les miens en ce moment.
Tant que je ne regarde pas Royce, je ne suis pas trop amoureuse de lui.
Tant que je ne le regarde pas, je ne...
- Lève les yeux, m'impose subitement le mécanicien.
Sa voix grave explose dans la quiétude saturée de mauvaises ondes de ma chambre. Je secoue la tête de droite à gauche en gardant résolument le menton baissé. Si je le regarde, si je croise ses iris de métal broyé et de pluie, ce sera encore plus dur, ça fera encore plus mal. Au-dessus de moi, Royce laisse échapper un brusque soupir, marque d'une irritation croissante. Ou de frustration. Ou de lassitude. Lorsqu'il s'accroupit sans crier gare face à moi, en équilibre sur ses talons, son regard est à la hauteur du mien. Plus moyen de l'ignorer. Plus envie, non plus.
La lune pratiquement pleine nimbe son expression fermée d'un halo blafard, exposant ses traits ciselés et accentuant les angles secs de son visage. Les yeux du mécanicien paraissent encore plus pâles que d'ordinaire, presque de la goshénite ou du Quartz blanc. Si beau... si dur. Je pourrais rester ainsi, obnubilée par les vitres teintées de son âme hivernale et inaccessible, des heures durant.
Mais tu ne dois pas !
Un corps ligoté et suspendu. Du sang qui coule à flots d'un corps déchiqueté. Des cris d'agonie à peine humains. L'issue fatale. Et cette Malia qui doit se sentir mourir, quelque part.
Ces visions chimériques me mettent le cœur et l'estomac à l'envers. Je recule vivement sur l'assise pour m'écarter du mécanicien, mais quelque chose dans son expression me cloue sur place. L'espace d'un tiers de seconde, ses traits tendus ont laissé percevoir un léger choc avant de se verrouiller à nouveau. Là, ils n'expriment plus qu'une résignation un peu écœurée.
- Quoi ? Je te fais flipper, maintenant ? raille-t-il sur un ton totalement dépourvu d'humour.
- Non.
Il ne réagit pas, visiblement peu convaincu. Sa petite veine s'est remise à pulser au niveau de son front et un muscle familier se manifeste violemment à sa mâchoire. Je n'ose plus bouger. Je cherche quelque chose à ajouter lorsqu'il jette abruptement :
- J'ai pas buté ce mec.
Je cligne des yeux en privant par réflexe mes poumons d'oxygène. Ai-je bien entendu ? Doutes et certitudes entrent violemment en collision. Entre mes oreilles bourdonnantes, c'est un carambolage de pensées qui grillent les feux et s'entrechoquent. La stupéfaction électrise mon pouls, brouille ma vue et les étoiles par la fenêtre, illumine mon âme d'un éclat d'optimiste aveuglant. L'optimisme... J'avais pratiquement oublié son arôme de bonheur. J'ai beau fermer la porte à l'espoir prématuré qui me rend visite, le fou tambourine contre le battant imaginaire, me hurle de lui faire une place à l'intérieur.
- Quoi ? Comment ça ? je m'exclame en me dressant énergiquement sur les genoux.
Cette position me donne l'occasion de regarder Royce d'en haut, ce qui m'arrive à peu près tous les... jamais.
- O'hara. C'est pas moi qui l'ai descendu, précise-t-il sur un ton neutre, dans l'expectative.
- Et tu ne l'as pas... Tu ne l'as pas non plus... torturé ? j'ose vérifier d'une petite voix légèrement suppliante.
En réponse, il se borne à secouer vaguement le menton.
D'accord. Je suis fichue. Dans ma cage thoracique, c'est une envolée d'hirondelles. Elles battent joyeusement des ailes, effleurent mon cœur fou de bonheur de leurs plumes en soie. Si Royce n'est pas coupable de ce meurtre, alors j'ai le droit de continuer à l'aimer ! Là, maintenant, tout de suite, je meurs d'envie de me jeter dans une piscine à balles ! Je ne sais pas pourquoi, j'en ai envie, c'est tout ! Le mécanicien promène son regard chiffré sur mon visage. Éperdue de soulagement, je lui fais don de mon plus éclatant sourire, celui de trois kilomètres qui me déchire les joues ! Il ne me le rend pas, loin de là.
- Mais tu... tu... Attends ! Si tu n'as rien à voir avec cet homicide, pourquoi tu ne l'as pas dit dès le début au lieu de me laisser devenir hystérique et pénible ? je m'enquiers en fronçant le nez de confusion.
C'est insensé...
Le mécanicien garde le silence et mes hirondelles battent de l'aile.
- Royce ? Je ne comprends pas... tu es mêlé à cette histoire ou non ?
- Tu peux pas te contenter de savoir que j'ai pas appuyé sur la détente ? tente-t-il de négocier avec une mine sinistre.
- Non.
Il se passe une main lasse sur le visage.
- Tu te rends compte que t'es chiante ?
- Qu'est-ce que tu as fait ?
- Je suis le service de livraison, annonce-t-il platement après s'être accordé un bref temps de réflexion.
- Le service de livraison ?
Le mécanicien ne se donne pas la peine de m'éclairer davantage. De toute façon, ce n'est pas nécessaire, je ne mets pas longtemps à comprendre où il veut en venir. Mes hirondelles du bonheur fendent le ciel en piquet, aspirées par la gravité, et vont s'échouer sur le trottoir par centaines. Ambiance hitchcockienne. L'espoir se dégonfle en sifflant comme un ballon de baudruche crevé et je ravale mes fossettes.
- Alors... quoi ? Tu... tu l'as mis dans ton coffre et puis tu l'as conduit à ses bourreaux ? Est-ce que c'est ça ?
- Pose pas de questions dont tu veux pas les réponses, cingle Royce en se relevant.
Je dois basculer la tête en arrière pour ne pas le perdre de vue. Ses mains viennent de disparaître au fond de ses poches et il me toise, stoïque. Les lèvres fendues d'une moue contrariée, je réexamine mentalement la situation. Royce a bel et bien joué un rôle dans cette sordide affaire, mais je ne peux pas nier que la réalité me paraît déjà bien moins insoutenable que ce que j'avais envisagé. C'est peut-être justement parce que je m'étais monté un scénario effroyable que j'ai dû mal m'indigner à nouveau. Ce que Royce a fait, n'importe qui d'autre aurait pu s'en charger. Ce n'est pas un hasard si ce Russe de malheur a décidé que ce serait lui. C'était probablement pour prouver quelque chose, un jeu de pouvoir tordu.
Et toi tu es probablement en train de lui chercher des excuses.
- Est-ce que tu regrettes ? je cherche à savoir en refermant les doigts sur mes chevilles.
Tu essayes encore de lui trouver des excuses.
Non.
Si.
Royce plisse les yeux comme si je m'adressais à lui en suédois. Je précise avec une pointe d'espoir :
- Je veux dire... Est-ce que tu ressens quelque chose ? N'importe quoi ?
Son regard trop attentif se balade sur mes traits, comme s'il espérait y déceler la bonne réponse. Ses lèvres dures s'étirent lorsqu'il les pince. Passé un rapide temps de réflexion, il reconnaît :
- Ça me fout les boules que tu sois au courant de cette merde.
Il termine en haussant deux sourcils blasés, comme pour déterminer s'il a répondu correctement au test. Comment dire... J'esquisse une légère grimace et il semble saisir le message.
- Et si je te disais que ce type était encore plus dégueulasse que moi, ce serait plus facile à avaler ?
"Encore plus dégueulasse que moi". Qu'est-ce que c'est supposé vouloir dire ? Royce n'est pas une personne "dégueulasse". Sans relever cette bizarrerie de langage, je m'étonne :
- Comment tu le sais ?
- Il bossait avec nous y a des années. Comme tueur à gage.
- Oh.
Je bats des cils en mettant mes données à jour pour rectifier le portrait du défunt. On s'éloigne légèrement de l'innocent père de famille aimant que j'avais fabulé dans un accès de pessimisme aigu.
Peu importe que cet homme ait été bon ou mauvais de son vivant, personne ne mérite un sort comme le sien. Réveille-toi, me secoue ma conscience.
Royce enchaîne sur un timbre peu concerné.
- Je sais pas à qui est le blaze qu'il s'est tatoué dans le cou, mais c'est certainement pas sa mioche ou... je sais pas trop ce que t'imagines. À tous les coups, il s'est fait poser ce nom défoncé après avoir chopé une de ces meufs à qui il oubliait de demander la permission.
Ses derniers mots font trébucher mon rythme cardiaque.
- Qu... quoi ? je bégaye en ouvrant grand les yeux.
- Ouais, de ce que je me rappelle, il avait un petit kif pour les gamines non consentantes, commente nonchalamment le mécanicien. T'as toujours envie de le pleurer ?
Roulé en boule dans mon abdomen, mon lézard de la honte frémit dans son sommeil. Je me mords la joue et baisse les yeux en rougissant de culpabilité. Parce que d'un seul coup, le meurtre de cet homme ne me fait presque plus ni chaud, ni froid. Je sais que c'est horrible, que personne ne peut se targuer de savoir qui mérite de périr ou non... Pas même les juges, selon moi. L'ennui, c'est que je n'ai aucun contrôle là-dessus. Il se trouve qu'à la seconde où Royce a mentionné ces "gamines non consentantes", toutes mes réserves de compassion se sont évaporées. Pouf. Envolées. Je tente vainement de les récupérer, ne serait-ce que pour me donner bonne conscience, mais c'est peine perdue. De l'espace que s'était ménagé mon indignation face au crime atroce qui a mené à la mort de cet homme, ne demeure à présent plus qu'un grand froid.
- Est-ce que tu me mens pour que j'avale mieux la pilule ? je chuchote en tirant nerveusement sur l'ourlet de mon T-shirt.
- Non, nie le mécanicien en me scrutant avec davantage d'attention quand je préférerais qu'il détourne le regard. Faut que tu saches que ça a rien d'exceptionnel dans mon milieu. La plupart d'entre nous acceptent pas le "non".
"La plupart d'entre nous". Il a dit "la plupart d'entre nous" sur un ton traînant et peu contrarié, je n'ai pas pu m'empêcher de tressaillir. Qu'est-ce qu'il essaye de me faire comprendre ? Que c'est un comportement normal pour ses pairs ? Et pour lui ? Il est surprenant que je ne me sois jamais posé la question.
En principe, j'ai tendance à tenir à distance de mon esprit toute réflexion impliquant Royce et d'autres filles, surtout dans un contexte... intime. Notre relation n'est pas de ce type et il est peu probable que je l'attire de ce point de vue là, donc son comportement à mon égard reflète probablement mal sa façon d'interagir avec ses... partenaires habituelles. Je sais qu'il est à des lieux de pouvoir prétendre au qualificatif "galant" et je l'ai déjà vu s'adresser de manière peu respectueuse à des membres de la gent féminine, mais je n'ai aucun moyen de savoir s'il lui est déjà arrivé de... de forcer un peu la main à une femme. Sûrement que non et je m'en veux aussitôt d'y avoir songé, ce qui ne m'empêche pas de pâlir à cette idée.
- À quoi tu penses ? veut soudain savoir le mécanicien, crevant mon brouillard de doutes visqueux.
Reprends-toi, tu délires complètement !
- À rien, je rétorque presque trop vite avant de corriger dans un souci de crédibilité. Euh... aux hippocampes.
Aux hippocampes ? Sans commentaire.
Je passe l'index sur mon sourcil droit et détourne le regard en m'efforçant de balayer plus loin les doutes aussi infondés qu'injustes que je viens de laisser germer sur le palier de mon esprit. L'imposante paume de Royce s'inscrit un instant dans mon champ de vision alors qu'il approche le poignet de mon menton, comme par réflexe. Il se rétracte cependant une seconde avant de m'effleurer du pouce et rerange aussi sec ses deux mains dans les poches de son jean. Pourquoi est-ce qu'il ne veut plus me toucher ? Je m'interroge là-dessus avec une pointe d'inquiétude en fixant une déchirure qui zigzag sur son pantalon, au niveau de sa cuisse.
- Lève les yeux, m'ordonne-t-il pour la deuxième fois.
Je plie aussitôt la nuque en arrière et m'exécute. Il s'incline partiellement au-dessus de moi et, sans m'imposer de contact autre que la douce morsure de son regard qu'il amène au niveau mien, il martèle près de mon visage brûlant :
- Je baise que des meufs qui sont intéressées. Le viol, ça me fait pas bander du tout.
J'avale ma salive de travers tandis qu'un incendie se déclare dans mon visage. Aucun pompier charitable n'accourt pour me rafraîchir avec un tuyau, la chaleur s'accumule en haut de mes joues. En même temps, le soulagement galope dans mes veines. Royce n'est définitivement pas... ce genre d'homme.
- T'étais vraiment en train de te poser la question, réalise-t-il en plissant le front, incrédule.
- Je... non ! J'étais juste...
- C'est bon, m'arrête-t-il, un rictus amer et un peu forcé tirant sur la commissure gauche de ses lèvres. Bien fait pour ma gueule.
Après cela, il n'ajoute plus rien. Plus distant que jamais, il scrute la nuit, derrière moi, l'œil lointain et froid, l'expression de marbre. Je commence à culpabiliser pour de vrai. Qu'est-ce qui a bien pu me passer par la tête de le soupçonner d'une chose pareille ? Je le regrette. L'une de ses mains est toujours perdue dans sa poche, mais l'autre pend simplement près de son flanc, libre de toute entrave. Je lève la mienne sur un coup de tête irréfléchi - les coups de tête ne le sont-ils pas systématiquement ? - et effleure son index du mien pour attirer son attention.
Ça me fait penser à la couverture du film E.T l'extraterrestre et je souris toute seule comme une andouille. Je l'ai à peine frôlé que Royce se reconcentre sur moi. Il ne me retire pas sa main, me laisse même la retourner sans broncher et se borne à secouer discrètement la tête lorsque je plisse les yeux pour déchiffrer les lignes de sa paume. J'ai appris à les "décoder" dans un vieux numéro de Closer, au collège. Je ne sais plus trop lequel de ces traits est la ligne de cœur et lequel est la ligne de vie. Je suis presque sûre que la position de ce pli central signifiait quelque chose comme...
- Une nature chaleureuse et démonstrative, je ris avant de m'expliquer devant le sourcil inquisiteur que lève le mécanicien. Je crois que la longueur de ta ligne de cœur, là, c'est censé faire de toi une personne chaleureuse et démonstrative.
Je pouffe à nouveau en lui désignant la ligne en question, mais il n'y jette même pas un regard, trop occupé qu'il est à me dévisager sous ses sourcils froncés.
- Tu n'es pas obligé de rester debout, je finis par remarquer en libérant son poignet face à son mutisme prolongé.
Il détache les yeux de moi un quart de seconde, juste le temps de considérer ma banquette de princesse Disney avec un plissement de lèvres peu emballé.
- C'est pas contagieux, je lui garantis en laissant un sourire neuf gagner mes lèvres.
- Quoi ?
- Le rose.
La banquette s'affaisse sous son poids lorsqu'il s'assoit sans commenter. Il s'est installé à côté de moi, pas aussi près que ce à quoi il m'a habituée, mais assez pour que sa chaleur corporelle me heurte par vaguelettes et altère mes pensées. Mon cœur a repris son désordre habituel, un air musical tolérable, rien à voir avec le calvaire qu'il m'a infligé ces dernières heures. Je ne pense presque plus à l'homicide. Je ne pense presque plus qu'à Royce, à ses prunelles d'acier qui ne me lâchent plus d'une semelle, à l'encre de ses tatouages que fait briller la lune, à sa cuisse en jean que je pourrais facilement effleurer du genou si j'en avais le cran... et aussi un petit peu à ses lèvres. Mais vraiment un tout petit peu. À peine.
Je me focalise sur mes jambes pour retenir un rougissement que Royce ne manquera pas et je songe qu'il est bien moins douloureux d'être amoureuse de lui que de s'en empêcher.
- Je crois que je vais aller en enfer, je remarque d'une voix ensommeillée avec un petit haussement d'épaules.
- Je pensais que tu gobais pas ces conneries.
- Je ne suis pas sûre. Parfois, j'y crois. C'est moins déprimant de me dire que papa est dans une espèce de jardin enchanté plutôt que de penser qu'il n'existe plus du tout nulle part, j'argumente en m'affalant à moitié contre les coussins dans mon dos.
Royce ne doit rien trouver à m'opposer parce qu'il garde une fois de plus le silence. Son regard n'est plus connecté au mien, il a glissé bien plus bas pour faire une halte aux alentours de mon shorty. Mince, pourquoi est-ce qu'il a fallu que je porte ce truc pile le soir où il s'invite dans ma chambre ? Pendant presque trente secondes, ses yeux restent fixes et il ne cille plus du tout. C'est ce qui empêche mon visage de se changer en radiateur électrique. Il est seulement perdu dans ses pensées, certainement pas en train de fixer mon sous-vêtement. Ça m'arrive aussi, un camarade de collège m'a hargneusement demandé si je voulais sa photo sous prétexte que je le "reluquais" depuis plusieurs minutes. Il se trouve que je me rejouais simplement les meilleures scènes de "Maman j'ai raté l'avion" dans mon cinéma mental et que ce crétin se tenait sur mon chemin à ce moment-là.
- Si je vais en enfer, on sera peut-être voisins de cellules, je plaisante en étouffant un bâillement dans mon poing.
J'ai surtout fait ce trait d'humour pour ramener le mécanicien à l'instant présent parce que, qu'il soit en train de songer au dernier moteur crasseux qu'il a bidouillé ou à son prochain repas, il n'empêche que ses yeux sont un peu mal placés et que c'est bizarre. Mon initiative fonctionne. Son regard remonte à la vitesse de l'éclair et il cligne plusieurs fois des yeux en retrouvant ses esprits. Ce que je n'avais pas anticipé, c'est de le voir se remettre sur ses pieds dans les dix secondes qui suivent. Il appuie le bout de sa botte gauche sur le bord de la banquette pour resserrer ses lacets en rétorquant distraitement :
- T'es un putain d'ange, je vois pas ce que le Satan pourrait faire de toi.
Mes lèvres s'écartent pour laisser passer une brusque expiration et je me redresse sur les coudes, légèrement sonnée. Il a dit que j'étais un ange ? Il l'a vraiment dit ou je l'ai rêvé ?
Rectification. Il a dit "un putain d'ange".
Encore abasourdie par l'aberration qui vient d'échapper au mécanicien, je le regarde faire volte-face et s'éloigner.
- Où est-ce que tu vas ? je le rappelle avant de pouvoir m'en empêcher.
Royce s'immobilise à deux pas de ma porte de chambre et pivote à moitié vers moi.
- À ton avis, je vais où ? Je me tire, je compte pas camper ici.
- Ah.
Et sans le ton accablé, c'était pas possible ?
- T'façon, t'es à deux doigts de t'écrouler. Va te coucher, conclut-il en me tournant à nouveau le dos pour attraper la poignée.
- Je n'ai pas sommeil !
Tais-toi !
Royce se tord le cou pour me jeter un coup d'œil interdit par-dessus son épaule.
- Alors reste debout, qu'est-ce tu veux que je te dise ?
Cette fois, je ne trouve rien à rétorquer, en tout cas pas sans avoir l'air désespérée. Je lâche un faible "ok" du bout des lèvres et me laisse retomber en arrière pour ne pas avoir à le regarder partir. Oui, j'ai tendance à devenir légèrement pitoyable lorsque je suis épuisée. En fait, non, je n'ai pas besoin d'être épuisée pour ça, je le suis déjà la plupart du temps. Je ne peux simplement pas m'empêcher de penser que la dernière fois que j'ai vu Royce tourner les talons, je n'ai pas eu de ses nouvelles pendant une semaine et qu'il a participé à un meurtre. Paupières fermement closes, j'attends d'entendre ma porte claquer derrière lui, mais ça n'arrive pas. Quand je rouvre les yeux, le mécanicien est à nouveau près de ma banquette et m'observe de très haut.
- Qu'est-ce que t'as ? m'interpelle-t-il.
La bonne réponse est : "Rien, j'ai seulement sommeil. Bonne nuit". Je répète : "Rien, j'ai seulement sommeil. Bonne nuit."
- Tu pourrais... rester ?
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