Chapitre 34
J'étais soulagée quand un professeur glissait ma copie au coin de ma table avec un "Excellent, comme d'habitude, Mademoiselle Williams" alors même que je doutais sérieusement de m'en être sortie. J'étais soulagée lorsque j'arrivais au service de restauration de mon lycée privé après la pause midi, mais qu'il restait quand même des portions végétariennes. J'étais soulagée à chaque fois que Nate renonçait à l'une des dangereuses lubies qui le prennent de temps en temps - la dernière en date ? Le Parkour, cette discipline sportive qui consiste à franchir des obstacles urbains par d'inutiles figures acrobatiques en attendant que, lasse de vous regarder vous ridiculiser, la mort ne vienne vous faucher. J'étais soulagée le jour où j'ai réuni assez de courage pour annoncer à ma mère que je ne deviendrai jamais mannequin.
C'est pour l'avoir éprouvé à de nombreuses reprises que je peux affirmer avec certitude que le soulagement n'a rien de commun avec ce que j'éprouve en ce moment. Ce n'est même pas une question de nuances. Aucun nom n'a été inventé pour désigner l'émotion qui, avec la puissance d'une vague Australienne, torpille mes organes. Un amalgame d'euphorie, de reconnaissance et d'apaisement. Ça ressemble à... C'est comme de chuter d'une falaise en appréhendant la collision fatale avec le sol rocheux pour ne rencontrer au final qu'un nid de coton.
Royce va bien ! Il est bien vivant et très en colère, tout est rentré dans l'ordre. J'y songe en sautant sur mes pieds presque sans m'aider de mes mains, vive et titubante comme une sportive olympique alcoolisée. L'impulsion survient de nulle part et me propulse comme un boulet de canon vers mon mécanicien immobile. Heureusement pour lui, un boulet de canon mal réveillé d'à peine cinquante-trois kilos tout mouillé. Sa crispation perpétuelle se transforme en tétanie au moment où je l'atteins, mais il n'a pas le temps de songer à me repousser que mes bras ceinturent son buste de granit comme s'il était une bouée gonflable et moi une naufragée du Titanic dans les eaux glaciales de l'Atlantique Nord.
Ses mains se referment très vite sur mes épaules et, loin de chercher à me rendre mon étreinte, s'échinent à me repousser. Je pourrais imputer son rejet immédiat à la présence de mon oncle, juste derrière, s'il ne m'avait pas habituée à ce genre de réticences. Dommage pour lui, je suis trop bien accrochée. Ils ont beau avoir leurs griffes en plus, à côté de moi, les koalas ont encore du chemin à parcourir. Royce doit se rendre compte qu'il ne parviendra pas à gagner ce combat sans me causer une luxation sévère, parce qu'il laisse tomber au bout de deux secondes. Il patiente, rigide comme une brique, les bras légèrement écartés, que cette crise d'affection aiguë me passe.
Sous mon oreille aux aguets, le grondement puissant de son cœur sonne encore mieux que le hit de l'année. S'il existait une boîte aux lettres céleste et un système postal capable d'acheminer de manière sécurisée le courrier jusqu'aux portes de l'Eldorado divin, j'irais de ce pas rédiger une lettre de remerciement de ma plus belle écriture et avec mon stylo-plume préféré ! Mais je ne suis sûre de rien, je me contenterai donc d'adresser mentalement toute ma gratitude à la bonne âme qui a pris mes prières en considération. Exceptionnellement, je ne hume pas sur Royce le parfum chimique que dégagent les moteurs, pots d'échappements et diverses huiles automobiles et qui le suit généralement à la trace. Outre une légère empreinte de lessive, ses vêtements ne dégagent pas d'odeur particulière. C'est déroutant.
Et puis, alors que j'avais tout juste pris la décision de camper sur cette position rassurante jusqu'au mois prochain, tout s'écroule. Je ne sais pas d'où me vient le brusque éclair de lucidité qui douche sans crier gare mon bonheur. Peut-être du soupir contrarié et assez audible que laisse échapper Chris dans mon dos, mais je parierais plutôt sur l'objet dur et métallique à la forme parfaitement reconnaissable que j'ai le malheur de deviner sous le T-shirt de Royce, coincé à l'arrière de son jean. Une arme à feu.
Un vilain frisson me traverse de la tête aux pieds et je me détache du mécanicien dans un sursaut. Il porte une arme à feu sur lui, en ce moment même. Il est entré chez nous avec, je réalise mécaniquement en levant deux yeux écarquillés et probablement encore embrumés de sommeil vers lui. J'ai enfin le loisir de l'examiner de près. Je me frotte les paupières. Comme très souvent, ses traits sont agencés de manière à ne pas révéler une bribe d'indice sur ce qui lui traverse l'esprit. Seuls ses yeux éprouvent. En cet instant, ils ont l'air d'éprouver très fort, mais j'ignore quoi. Ils sont tranchants, brutaux... secrets. Contrairement à ce que me dépeignait le coin le plus pessimiste de mon imagination ces derniers jours, son visage est intact.
Il va bien. Je me le répète et, même si cette réalité me procure toujours un soulagement sans nom, une légère pointe d'amertume s'immisce vicieusement dans le tas. J'essaye de l'écraser comme une petite bête sous mon pied, mais elle est résistante.
Il allait bien depuis tout ce temps. Pendant que tu te morfondais comme une andouille en supposant le pire, il allait bien.
Il va bien, c'est l'essentiel. Le reste n'a aucune importance. Je tente de m'en convaincre au moment où mon attention se pose sur l'objet rectangulaire qui déforme la poche avant gauche du jean de Royce. Alors il n'a pas perdu son portable. Je suppose que c'est une bonne chose, j'aurais été mauvaise de souhaiter le contraire. Je recule d'un pas supplémentaire et me cogne contre Chris. Je continue de dévisager Royce, il continue de me rendre la politesse. Après être venu me renifler affectueusement la jambe, Rambo s'est sagement couché près de son maître. Sous mes pieds nus, les dalles du hall sont aussi froides que l'attitude du mécanicien. Le silence vient de monter en grade, il a dépassé le stade du pesant.
- Où est-ce que tu étais ? je me lance finalement d'une voix enrouée pour briser la glace.
Ma question n'a pas d'autre effet que d'exacerber l'hostilité qui suinte déjà par tous ses pores.
- Tu me fliques, toi aussi ? raille-t-il bien qu'aucune étincelle d'humour ne vienne adoucir son regard tempétueux.
Au moins, il ne me hurle pas dessus comme il le faisait sur mon oncle il y a quelques minutes. C'est ça de gagné.
- Non. Bien sûr que non.
Je contiens ma nervosité croissante en tirant sur les lacets de mon Sweat-shirt, resserrant sans y penser les cordons de ma capuche. Chris n'intervient pas. Pour le moment, il demeure étrangement effacé. Une sorte de spectateur muet et bien trop attentif à qui rien ne peut échapper. Avec son T-shirt blanc, il se fond parfaitement dans le décor livide de ce grand hall épuré. Contrairement à Royce, qui semble autant à sa place ici qu'un mercenaire en uniforme à un goûter d'anniversaire.
Il me semble que l'adjectif "débraillé" a été inventé spécialement pour lui, en prévision des trous qu'il inflige lui-même à ses jeans en éteignant ses mégots fumants sur le denim, des ceintures qu'il ne prend jamais la peine de rentrer dans tous les passants ou de boucler correctement, des taches définitives de cambouis qui décorent son T-shirt sombre et du chantier capillaire dont il semble ignorer l'existence.
- Mais..., je reprends en me grattant le cou pour rendre ma voix plus audible. Est-ce que... Tu as eu des ennuis ?
- Rien qui te concerne, coupe net le mécanicien.
Je prends une brusque inspiration en attendant que mes poumons retrouvent leur rythme de travail coutumier. Je suis soulagée, seulement soulagée. Je ne peux pas laisser la place à d'autres émotions, je n'ai pas le droit de devenir négative maintenant ! Ce serait une insulte au cadeau - un peu mal emballé - que m'a fait le ciel. Il n'est rien arrivé à Royce, c'est le principal. Oui, c'est la seule chose qui compte, je m'entête.
S'il paraît évident qu'il s'acharne à conserver son impassibilité de maître, quelque chose en Royce est différent. Il est différent. Plus agité, presque nerveux, je suppose en remarquant la veine saillante qui traverse son front pour me saluer agressivement, ses narines frémissantes et le muscle à peine discret qui clignote furieusement à sa mâchoire, juste en dessous de l'ombre de barbe qui mange le bas de son visage. Près de ses flancs, loin d'être aussi discret qu'il doit l'imaginer, ses doigts s'ouvrent et se referment dans un geste répétitif et...
Mon Dieu...
- Il est arrivé quoi à tes mains ? je souffle en fixant avec anxiété ses jointures affreusement esquintées.
Ses articulations à cet endroit sont rarement intactes, mais je crois qu'il vient de battre un record. On dirait que ses poings sont entrés en collision avec une barrière rocheuse. Plusieurs fois. Impossible qu'un visage soit responsable de ces contusions, hein ? Parce qu'au vu de l'état de ses mains, je n'ose même pas imaginer... L'appréhension me laboure le ventre. Royce incline le menton pour planter plus profondément son regard acéré au fond de moi.
- T'écoutes quand je te parle ? Ça te concerne pas.
Je sens les lignes de mon visage se froisser sensiblement, impossible de masquer la blessure que rouvre constamment son indifférence. En principe, je l'encaisse sans broncher, je me suis fait une raison. Aujourd'hui, c'est plus difficile. Alors c'est là tout ce à quoi j'ai droit ? Après la semaine cauchemardesque que je viens de passer, dévorée par l'inquiétude, à me cogner contre les murs de ma propre conscience affaiblie, il faudra que je me contente d'un vulgaire "occupe toi de tes affaires" ?
J'ai de plus en plus de peine à positiver. Mon sang hurle un refrain de sirène dans mes tympans et la chaleur investit progressivement mon visage sous l'effet d'un sentiment d'injustice que j'ai bien du mal à étouffer. Le nuage de félicité qu'avait fait naître en moi le retour du mécanicien s'est mis à pleuvoir à grosses gouttes et l'envie de sourire l'est largement passée.
- Arrête de dire ça ! je m'emporte sans le vouloir avant de préciser sur un ton moins assuré. Ça me concerne un peu.
- Je vois pas en quoi.
Pourtant, c'est bien lui qui m'a raconté que son ancien patron du crime menaçait de me zigouiller s'il ne se montrait pas assez obéissant. Sur le moment, la méthode d'intimidation très peu crédible du russe ne m'a pas spécialement affectée. Maintenant, elle me semble être le meilleur angle d'attaque. Parce que quelle meilleure raison de demander des comptes que le risque plus ou moins imminent de se faire supprimer par un sociopathe ?
- L'autre jour, tu m'as raconté que Vadim voulait se servir de...
Le front du mécanicien frôle presque le mien et me ravit mes mots lorsqu'il incline subitement la tête. Quand il reprend brièvement la parole, ses mots à lui dégagent une légère odeur d'alcool fort et de cigarette.
- Ferme-la.
L'ordre a fendu l'air avec le potentiel destructeur d'une balle de plomb, venimeux. Si Chris ne semble toujours pas décidé à intervenir verbalement, sa main se pose avec autorité sur mon épaule et me force à reculer, réinstaurant un bon mètre de distance entre son employé et moi avant de combler cette distance de son propre corps. Il fixe Royce avec réserve, comme on surveille un animal à l'état sauvage avec la crainte que ses instincts ne reprennent le dessus et qu'il ne vous saute à la gorge. C'est n'importe quoi.
Le sujet est régulièrement en proie à des accès de rages d'apparence incontrôlables qui se soldent généralement par la destruction du matériel et des dommages physiques causés à d'autres détenus.
Je me dégage sans attendre de la prise de mon oncle pour le contourner et vais me replanter face à ma malédiction personnelle.
- Ferme-la toi-même ! je rétorque en puisant dans mes maigres ressources d'indignation. Tu n'as même pas... Ça coûtait combien d'envoyer un texto et de donner signe de vie ? Pas grand-chose, il me semble !
- Pour quoi faire ?
Je n'arrive pas à déterminer ce qui est le pire : le ton atrocement détaché avec lequel il a jeté cela ou le fait qu'il pose la question très sérieusement, secouant légèrement la tête devant l'absurdité de mon commentaire. Je serre les poings si fort que mes articulations me font souffrir.
- Je ne sais pas, moi, peut-être pour éviter aux gens qui s'inquiètent pour toi de se faire des trous dans l'estomac !
Devant moi, Royce cligne des yeux, vaguement déstabilisé. Je reprends douloureusement mon souffle et bascule la tête en arrière pour contempler le "ciel" de plâtre blanc et remettre une bride à mes émotions. Elles débordent. Or, je refuse d'être le maillon faible entre ces deux... humanoïdes. Je ne peux pas être la seule affectée, hors de question !
Le mécanicien a beau montrer quelques difficultés à contrôler son irritation, cette dernière a beau dessiner des crevasses dans son mur d'indifférence, il n'en reste pas moins un roc. Quant à Chris, il est aussi stoïque qu'un militaire en service, un véritable monstre de sang-froid. À côté d'eux, n'importe qui passerait pour le dernier des faibles, moi en premier. C'est pourquoi je me concentre sur le plafond le temps que mon cœur atteigne la ligne d'arrivée de la course qu'il est en train de disputer et que mes yeux arrêtent de brûler.
Là-haut, les gouttes de cristal qui composent l'énorme lustre prétentieux jouent à cache-cache avec le soleil. Ce dernier, audacieux et éblouissant, s'infiltre dans l'entrée à travers chaque surface vitrée et asperge les murs pâles de sa bonne humeur. À en juger par la brillance de son éclat, je dirais qu'il doit être dix heures du matin. Peut-être onze. Jace et Boyd doivent être dans le pré avec les deux yearlings. Ils ont dû petit-déjeuner il y a un moment avec les autres employés. J'aurais mangé avec eux et je serais en train de leur tenir compagnie sous le beau soleil qui illumine le plafond si je n'avais pas passé la plus grande partie de ma nuit à m'inquiéter de ce qu'on pourrait faire à Royce.
Alors que la vraie question était de savoir ce que lui, pourrait faire.
Un affreux frisson longe mon épine dorsale alors que les restes réchauffés d'optimisme que je gardais encore volent brutalement en éclats. Je baisse immédiatement le menton pour poser des yeux alarmés sur la source mutique de toutes mes angoisses. C'était juste là, sous mon nez, gros comme un château. Seulement j'étais trop occupée à louer ma bonne étoile pour y songer. L'écran de fumée que formait mon soulagement prématuré vient de se dissiper et l'évidence est juste derrière. Je suis longue à la détente. Au téléphone, quand Michael a parlé du bracelet, il a émis deux hypothèses : que quelqu'un ait retiré l'accessoire à Royce contre son gré... ou que le mécanicien ait lui-même mis le "bijou" hors service.
Bizarrement, pendant mon calvaire, cette dernière option ne m'a pas effleuré l'esprit une seconde. Est-ce cela, la confiance aveugle ? Quoi qu'il en soit, il est évident que personne ne retenait Royce dans un sous-sol glauque. Personne ne l'a forcé à se débarrasser de son traceur, il l'a fait tout seul. Tenter de deviner les raisons qui ont pu le pousser à de telles extrémités me donne des sueurs froides. Et la nausée, aussi.
Non, non, non !
Impossible !
Royce est trop intelligent pour se plier aux volontés tordues d'un maître chanteur encore plus tordu...
- Qu'est-ce que tu as fait ?
C'est moi qui ai posé la question. Elle ne sonnait pas spécialement accusatrice, c'était plutôt une sorte de murmure effrayé. Royce ne me fait pas l'honneur d'une réponse, se bornant à me scruter de son air sombre, le seul qu'il ait en registre dans une petite dizaine de nuances. Pourtant son silence veut tout dire. Quand tu demandes à quelqu'un ce qu'il a fait et qu'il n'a rien à se reprocher, il fronce les sourcils et il répond "rien du tout", il a au moins l'air surpris. Mais Royce...
Ok, je panique. Je cherche ma respiration et Chris du regard. L'expression grave qui tend ses traits ne me renvoie aucune certitude. L'oxygène dans ce hall est devenu irrespirable, presque toxique. C'est sûrement à cause de ça que j'ai de plus en plus de mal à respirer.
- Qu'est-ce qui est arrivé à ton bracelet ? j'essaye encore sur un ton plus pressant en pointant du doigt l'une des chevilles du mécanicien.
Royce sursaute légèrement en découvrant que je suis au courant de ce détail, ses prunelles assassines vrillent Chris et le mettent en pièces.
- T'as vraiment un putain de problème, décrète-t-il à l'intention de mon oncle.
- Alors ? j'insiste.
Il reporte lentement son attention sur moi. Sa mâchoire se tend, ses lèvres dessinent une parodie cruelle de ce rictus que j'aime tant et, avant même qu'il n'ouvre la bouche, je sais déjà que je n'obtiendrai rien.
- Je parlerais qu'en présence de mon avocat, énonce-t-il d'une voix traînante.
Celle-là, ce n'est pas la première fois qu'il me la sert. Ça fait super mal, comme si on n'était pas dans le même camp ou quelque chose dans le genre. Cette déclaration ironique me renvoie violemment quelques semaines en arrière, alors qu'il n'était encore qu'une graine d'obsession dans le terreau de mon esprit dérangé. À ce moment-là, il n'était absolument pas question d'une quelconque relation entre nous, quelle qu'elle soit. Mais n'est-ce pas toujours le cas ? C'est vrai, qu'est-ce qui a changé, au fond ? On en revient toujours au même point mort.
Ok, on s'en fiche de ça ! Le bracelet, Vadim, la police, la prison, c'est ce qui compte !
Oui. Je suis obligée de m'y prendre à plusieurs reprises pour avaler ma salive tant ma gorge est serrée. Royce m'étudie toujours, son regard est fixe et... résigné.
- Est-ce que tu l'as fait désactiver ou est-ce que tu l'as tout simplement arraché ?
- Qu'est-ce que ça peut faire ?
Qu'est-ce que ça peut faire ?
Qu'est-ce que ça peut faire ?
- J'essaye de savoir si tu manques un peu de discernement ou si tu es complètement cinglé, je me justifie en approchant, de plus en plus agitée.
Au-dessus des deux opales grises qui me dévisagent avec trop d'intensité, ses sourcils de charbon remontent légèrement de surprise.
Je ne m'attarde pas sur cette dérisoire démonstration d'humanité et m'accroupis sans détour pour dégager de sa botte gauche l'ourlet de son jean. Je suis plus rapide que lui, le temps qu'il comprenne ce qui me prend et essaye de se dégager, j'ai déjà calé une main derrière la chaussure pour l'empêcher de reculer. À moins de me casser le nez d'un coup de pied, je ne vois pas très bien ce qu'il pourrait faire. Je ne sais pas si Chris juge cette dernière éventualité probable contrairement à moi, mais il se déplace vivement pour intervenir si nécessaire. Encore cette attitude ridicule, comme si Royce était une sorte de bête sauvage imprévisible. C'est stupide. D'ailleurs, Royce ne cherche même pas à se dégager. Je m'attendais quand même à plus de résistance.
Je baisse les yeux et écarte gentiment le chien qui s'est relevé pour poser la truffe sur ma main. Je n'ai aucun mal à tirer sur la languette de la bottine, qui n'est lacée qu'à moitié, et un ténu soulagement m'envahit lorsque je découvre le bracelet intact. Il ne clignote plus en rouge, mais je ne repère aucun signe trop évident d'infraction. J'expire doucement, le sentiment d'urgence ne disparaît pas pour autant. Après tout, ce n'est pas pour rien que je n'ai pas d'insigne de police, il n'est pas improbable que les autorités soient en mesure d'identifier un acte de sabotage, même sans dégradation apparente... Pourtant, je crois entendre Chris soupirer également, juste derrière moi alors qu'il vient de se pencher pour jeter un œil.
- La police sait qu'il n'est plus actif, j'informe Royce en me relevant pour faire face à son visage fermé. Est-ce que tu te rends compte qu'ils vont probablement débarquer ici pour exiger des explications. Qu'est-ce que tu vas faire ?
Il a une brève mimique d'agacement, le genre de grimace qui traverse nos visages alors qu'on agite le bras pour chasser une mouche agaçante.
- Je vais te le dire une dernière fois pour que ça rentre. Reste en dehors de ça. Le message est passé, là ?
Les larmes sont des adversaires redoutables, elles se jettent contre des forcenées contre vos barrières, s'infiltrent par les fissures de votre âme et vous ligotent les cordes vocales, tout pour que vous les laissiez sortir. Mais pour le moment, je suis plus forte qu'elles. Elles ont beau flouter mon regard, je ne les laisse pas couler. Interdit.
- Oui, c'est très clair, m'entends-je murmurer faiblement en fixant son col sans vraiment le voir.
Je me sens très mal. Je ne comprends pas. J'ai beau me creuser les méninges dans tous les sens, je ne vois pas ce que j'ai pu faire de travers. Il me semble pourtant lui avoir prouvé ma bonne volonté à de nombreuses reprises. Qu'est-ce que je peux faire de plus ? Je garde ses secrets - pire, je ne cherche même pas à les déterrer, et puis, je prends tout le temps son parti, même quand je ne devrais pas, même quand personne ne se risque à le faire. Il faut croire que ce n'est toujours pas suffisant.
Je recule d'un pas, puis d'un autre, et encore un autre pour m'enfoncer dans l'ombre. Mais il n'y a que du soleil. Royce n'est pas décidé à me lâcher des yeux, je reste piégée dans sa ligne de mire glaciale. Un instant, il semble sur le point d'ajouter quelque chose, mais Chris le double en reprenant enfin les rênes.
- Ce qui est bien, déclare mon oncle en braquant un regard froid et implacable sur son employé, c'est que je n'ai même pas besoin de la mettre en garde contre toi. Tu fais tout le travail de sape tout seul.
Royce ne relève pas. Ses lèvres ne sont plus qu'un trait dur, aussi sévère que le reste de son expression gelée. Ses yeux sont deux fentes menaçantes et ses doigts abîmés poursuivent comme malgré lui leur chorégraphie compulsive. Fermés. Ouverts. Fermés. Ouverts. Alors que je glisse un coup d'œil morne vers les escaliers en réalisant qu'il est plus que temps pour moi de tirer ma révérence, Chris reprend d'un timbre polaire dont il n'a jamais usé pour s'adresser à moi :
- C'est moi qui pose les questions, maintenant. T'as replongé ?
Je ne sais même pas pourquoi je m'attarde. Il parle de Royce, il évoque son ancienne addiction et moi, je fais ce que je sais faire de mieux : je m'inquiète. Le regard du mécanicien exécute quelques allers-retours ouvertement mécontents entre son patron et moi, et je devine aux discrets fossés qui creusent ses joues ombrées qu'il serre violemment les dents.
- Réponds, s'impatiente mon oncle.
- Je suis clean, décline froidement Royce.
- Mais t'es sur la corde raide, je me trompe ? La tentation est plus forte quand on l'a sous les yeux, hein ? Où est-ce que t'as été traîner ?
- J'ai rien pris.
Je me tiens légèrement à l'écart et suis la discussion avec des yeux arrondis. Les deux hommes m'offrent leurs profils crispés et la tension qui flotte désormais entre eux transforme notre vaste hall en placard à balais. Royce est de plus en plus agité, je le vois à la raideur presque cadavérique de ses membres, à sa façon de piétiner sur place d'énervement. Même Rambo semble s'être rendu que quelque chose ne va pas parce qu'il tourne autour des jambes de son maître, l'œil aux aguets. Chris, en revanche, ne paraît pas noter son état. À moins qu'il s'en moque.
- Je te préviens, j'ai été très tolérant jusqu'ici. J'ai fermé les yeux sur pas mal de choses, mais si tu retouches à cette merde, c'est plus la peine de revenir.
- Des menaces ? Sérieusement ? s'amuse le mécanicien en décochant à son employeur un rictus carnassier.
- Pas de camés dans ma propriété, martèle Chris sans répondre à la provocation.
- Qui t'a dit que j'avais envie de revenir ?
Moi, ce que je voudrais, c'est un autre cœur. Un cœur tout neuf pour tout recommencer à zéro, parce que le mien n'est qu'un demeuré et qu'il me fait souffrir en permanence.
- Mon petit doigt. Il me raconte aussi que t'es pas là que pour mes voitures.
Royce reste silencieux, mais ses poings fermés contiennent mal de légers tremblements.
- Lily est trop gentille pour te le dire, donc je vais m'en charger. T'es un connard. Je ne sais pas pour quelles raisons elle a décidé de t'accorder le bénéfice du doute, ce que je sais, c'est que t'es une espèce de petit merdeux même pas capable de se poser deux minutes pour réaliser la chance qu'il a.
- Fais gaffe, siffle le mécanicien d'une voix dangereusement basse en fixant mon oncle par en dessous, l'œil noir, l'expression mauvaise.
Si on avait des totems, le sien serait un loup. Un Canis lupus ligoni noir. En ce moment, la bête aurait les oreilles plaquées en arrière, le poil hérissé et les crocs dehors. C'est Rambo qui se charge de gronder. Les pattes pliées, l'échine basse et le museau froissé par des plis féroces, le chien s'est posté en position d'attaque près de son propriétaire. Des grognements alarmants s'échappent de sa gueule entrouverte et il n'a soudain plus rien à voir avec l'animal qui me réclamait des caresses il y a dix minutes.
- Chris..., j'avertis mon oncle d'un maigre filet de voix, le pouls déchaîné dans ma carotide.
Il ne m'entend pas. Sa maîtrise demeure intacte, cependant il ne cherche plus à masquer sa colère.
- C'était la dernière fois que tu t'adressais à elle de cette façon, édicte-t-il sèchement. Va maltraiter quelqu'un d'autre le temps que dure ta probation, et si tu veux mon avis, ce sera plus très long. Je sais pas exactement ce que t'as fichu ces derniers jours, ni pourquoi tu as fait ce que t'as fait, mais continue sur cette voie et ce sera plus qu'une question de temps avant que tu te retrouves à récurer les chiottes du pénitencier de Miami.
Comme à chaque fois que la situation dérape avec Royce, tout part trop rapidement en vrille pour mes pauvres sens. Je me tenais immobile, attentive à l'échange glacial des deux hommes, aux moindres de leurs réactions... Et puis... Boum ! Le temps que j'écarquille les yeux en réalisant que ça pourrait mal tourner, c'est déjà le cas. Mon hoquet de stupeur en réaction à l'affront de Chris est immédiatement étouffé par un effrayant vacarme lorsque Royce pousse brutalement mon oncle en arrière et que ce dernier heurte une petite table en marbre.
Chris ne bascule pas vraiment, il retrouve sans trop de mal son équilibre contrairement au meuble décoratif qui va violemment embrasser le sol, emportant dans sa chute le vase chinois qui reposait dessus et mon cœur tétanisé. Paralysée, je regarde comme au ralenti le lourd bibelot - je parle du vase - se fracasser sans rebondir, puis s'émietter sur les dalles impeccables dans une pluie de porcelaine brisée, à quelques centimètres de mes orteils.
Dans un étrange moment de flottement, je me fais bêtement la réflexion que l'objet devait dater de quelques siècles et qu'il était probablement aussi onéreux et dépourvu de sens que tout ce qui encombre cette maison. Une dizaine de milliers de dollars, je dirais. Quelque chose dans ces eaux-là. Je n'y connais pas grand-chose en vases, mais je sais qu'il y en avait un semblable chez Nate et que son père l'a envoyé valser contre un mur au cours d'une dispute conjugale. Ce jour-là, mon ami a pleuré avant de déclarer vouloir changer de parents. Avant de se faire interner, sa mère se faisait une joie un peu malsaine de rappeler le prix de la décoration à chaque réveillon de Noël, je me souviens en dénombrant les éclats blanchâtres qui parsèment le sol.
Je m'arrête à la dix-septième brisure parce que ça n'a aucun intérêt. J'ai envie de monter dans ma chambre et de me recoucher. Je vais monter dans ma chambre, je crois.
- Lily, ne bouge pas, m'arrête directement mon oncle, avant même que je n'esquisse un pas. Reste où tu es.
Je lève lentement les yeux dans sa direction et hausse les épaules sans chercher à comprendre. Roye et lui ne sont pas en train de se battre, contrairement à ce que la scène précédente laissait présager. Ils sont figés à quelques mètres, leur attention focalisée sur mes pieds nus comme s'il risquait de leur pousser des ailes. C'est peu probable. Distraite par un cliquètement diffus, je détourne le regard vers l'escalier central pendant que Chris s'approche pour balayer les morceaux de porcelaine de mon chemin avec sa chaussure. Ah. C'est pour ça que je ne devais pas bouger.
Concentré sur sa tâche, il ne voit pas maman descendre les marches de sa démarche fluide de modèle validée. Je m'attarde sur la ceinture hors de prix qui fait tenir son chino crème. Le regard accroché au double G doré qui décore l'accessoire, je réfléchis à ce que j'ai pu faire dans une existence antérieure pour que les déceptions s'enchaînent plus vite que la musique dans ma vie actuelle. J'étais sans doute une très mauvaise personne, peut-être même une criminelle. Un brigand du dix-huitième siècle ou alors un pirate. Pas un forban sympathique comme Jack Sparrow, je pensais plutôt un vrai pillard avide et cupide.
- Lily. Tu te sens bien ? demande Chris quand il a fini de repousser un peu plus loin les débris coupants.
Je pivote le menton vers lui et hoche la tête. Pourquoi ça n'irait pas ? Ce serait plutôt à moi de lui adresser la question, étant donné qu'il vient pratiquement de s'effondrer sur un meuble, mais je ne dis rien. J'ai le cœur légèrement engourdi, je ne l'entends même plus. Tant mieux, ça me fait des vacances. Ce truc est encore plus bruyant et naïf qu'un enfant de trois ans.
- Qu'est-ce qui se passe ici ? s'impose maman en nous rejoignant. Est-ce que vous vous rendez compte que votre raffut s'entend du deuxième étage ?
Personne ne lui répond. Chris vient de remarquer sa présence. Il est à deux doigts de se pincer l'arête du nez. Royce n'a pas bougé, son éclat de rage s'est dissipé aussi vite qu'il a frappé.
Les surveillants décrivent généralement les réactions du sujet comme disproportionnées par rapport à la situation. Ils évoquent ces crises de fureur comme des "épisodes" dont la durée varie entre cinq et vingt minutes.
Je ne le regarde pas, je fixe les boucles blondes et soignées de ma mère en cherchant désespérément un épi, un cheveu rebelle. Il faut croire qu'elle fait pareil avec moi parce qu'il ne lui faut pas trente secondes pour remarquer :
- Élisabeth, tu as mauvaise mine.
Je me mordille l'intérieur de la joue en jetant un coup d'œil à la table renversée en plein milieu du passage et aux restes du vase chinois. Comment est-ce qu'elle a fait pour ne pas les voir ? Ça doit être une sorte de superpouvoir.
- Oui, c'est parce que j'ai dormi sur un tapis, je réplique un peu mécaniquement.
Comme d'habitude, j'aurais mieux fait de me taire.
- Je te demande pardon... Qu'est-ce que ça veut dire ? réagit Victoria avant de s'arrêter sur la porte que j'ai laissée entrouverte, de l'autre côté du hall. Elle a passé la nuit dans ton bureau ?
- Pas maintenant, l'arrête Chris.
D'après moi, les chances que maman lâche l'affaire sont d'environ zéro pourcent. Après, je me trompe peut-être dans mes calcu...
- Je voudrais savoir pour quelle raison ma fille a passé la nuit sur le sol de ton bureau !
Elle a mis l'accent sur le "ma fille", c'est à mourir de rire.
Ou pas.
- J'étais sur le canapé, je rectifie au cas où ça puisse aider.
Mais je sais bien que non. Il est peu probable que ce qui chiffonne le plus ma mère soit la perturbation de mon sommeil. Je parierais plutôt qu'elle s'inquiète de ce que Chris a pu me révéler à l'abri de son sanctuaire.
- Ça ne répond pas à ma question. De quoi est-ce que vous avez parlé ?
Elle est si... lisible. À moins que je ne la connaisse simplement depuis trop longtemps. Mes lèvres se mettent en mouvement sans l'accord de mon cerveau aux trois quarts débranché.
- De toi, j'abrège en me retenant de rouler des yeux. On a passé des heures à parler dans ton dos et Chris m'a raconté des tas de trucs horribles sur ton compte.
Maman blêmit si fort que même ses trois couches de fond de teint ne lui sont d'aucun secours. Chris sursaute et pivote pour me dévisager, la bouche entrouverte d'ahurissement.
- Qu'est-ce que tu lui as dit ? s'étouffe maman.
- Rien du tout, tu vois bien qu'elle plaisante.
En soi...
- Christopher...
- Ça n'avait rien à voir avec toi, on avait un problème à régler. Arrête, tu te rends ridicule.
- Un problème ? Je peux savoir quel...
C'est là que ma bêtise se retourne contre moi. Un éclair de compréhension fend le regard frais de ma mère lorsqu'elle décide enfin de s'attarder sur la présence - pourtant pas des plus discrètes - de Royce. Jusqu'ici, il était de toute évidence doté du même pouvoir d'invisibilité que le meuble basculé. Aussi effacé qu'un mécanicien revêche d'un mètre-quatre-vingt-dix et des poussières puisse l'être, il se tient légèrement en retrait, une main plus ou moins enfoncée dans sa poche et ses prunelles vides braquées au sol, voyeur involontaire de cette mini crise familiale qui doit autant l'indifférer que les promos chez GAP ou la Saint-Valentin.
- C'est à propos de cet homme, n'est-ce pas ? le désigne maman, juste avant de me crucifier. C'est celui dont tu m'avais parlé, non ?
Dans sa cage osseuse, mon cœur reprend péniblement du service. La pause est terminée. Les interrupteurs se relèvent un à un en grésillant et les émotions me submergent comme un ras de marée. Je bois la tasse. J'ai du mal à rester à la surface.
- Maman, je tente de l'arrêter en reculant maladroitement d'un pas pour me rapprocher d'une issue de secours.
Les escaliers !
Quand je disais qu'elle m'avait crucifiée, ce n'était pas encore tout à fait le cas : elle n'avait pas planté le dernier clou.
Elle prend le marteau et...
- Quoi ? Il s'agit bien de lui, n'est-ce pas ? Tu avais sous-entendu qu'il te plaisait...
... Bam.
J'avale ma salive de travers et palis d'un coup. Pourquoi est-ce qu'elle me fait ça ? Ce n'est vraiment pas le moment ! Et c'est mesquin ! J'aurais dû m'y attendre, c'est sa petite vengeance. Royce n'a pas remué d'un cil, on croirait presque que cette discussion ne le concerne pas, qu'il n'en est pas le nœud, si son regard brûlant n'était pas en train de m'infliger un coup de soleil. Je m'entête à l'ignorer.
- Non, je nie, au comble du malaise, en espérant que ma mère passe à autre chose.
J'ai recommencé à tirer sur les lacets de mon sweat dans un tic nerveux et je vais bientôt m'étrangler toute seule avec. L'épitaphe dira "Ci-gît notre pas si regrettée Elizabeth Williams. Cette jeune fille fort peu maligne a prouvé que la mort est partout, même dans les cordons d'un sweat Calvin Klein. Prenez garde".
- Mais si..., insiste vicieusement maman.
Tais-toi. Tais-toi. Tais-toi.
- Je te dis que non ! Tu confonds avec un autre, je ne parlais pas de lui ! je m'emporte par-dessus le bourdonnement qui emplit mes tympans.
Pour la crédibilité, on repassera.
De toute façon, je m'entends à peine.
J'ai peut-être tiré sur les lacets trop longtemps, empêchant momentanément le sang d'irriguer mon cerveau, parce que j'ai de plus en plus de mal à penser correctement. Je crois que je suis un peu cassée. Tout s'emmêle.
Royce m'a dit qu'il n'embrasse personne d'autre, l'autre fois, et j'étais tellement heureuse. C'est toujours comme ça avec lui, sept minutes de bonheur contre sept jours de malheur. Maintenant, on croirait qu'il me déteste. Royce déteste tout le monde, comment est-ce qu'on peut détester tout le monde ? Comment est-ce que je peux être amoureuse de lui ? Il a poussé Chris. Le vase s'est cassé, exactement comme chez Nate. Je ne sais pas ce qu'il a trafiqué ces derniers jours, mais c'est forcément mauvais. S'il a fait du mal à quelqu'un, il retournera en prison. Il redeviendra un "sujet" atteint de troubles mentaux dans une espèce de journal intime de thérapeute. S'il retourne en prison, combien de temps est-ce que je devrais l'aimer avant de pouvoir reprendre ma respiration ? Est-ce que je lui enverrais des lettres auxquelles il ne répondra jamais ? Non, je n'enverrais rien.
Je recule encore et maman continue de parler et de me gâcher la vie.
- Royce Walters, c'est bien ça ? J'ai fait quelques recherches et, ma foi, c'était plutôt édifiant. Christopher, j'aimerais bien savoir quels sont tes critères d'embauche. Quant à toi, Elisabeth, tu ferais bien de te renseigner sur les gens que tu mets dans ton lit.
Il me semble que Chris jure, ce qui n'arrive presque jamais. Royce est tendu comme la corde d'une arbalète. Et moi, j'en suis encore à me demander pourquoi mon existence ressemble à cette farce sans fin même pas drôle quand maman conclut en levant les yeux au ciel :
- Tu as décidément un talent pour attirer les détraqués.
Le temps se suspend sur ces mots, les rouages de son horloge s'encrassent, l'aiguille se fige et, pendant cette non-seconde hors du décompte, il n'y a plus que maman et moi. Maman, moi et notre secret dégoûtant. Nos regards se croisent et je vois dans le sien qu'elle voudrait ravaler sa phrase. Pourtant, je sais bien qu'elle ne parlait pas de lui, ça jamais. Elle faisait plausiblement référence à Alexander Davies, ce crétin un peu déséquilibré qui m'a embêté de la cinquième à la terminale et qu'elle imaginait amoureux de moi. Mais c'est l'occasion rêvée de lui rendre la monnaie de sa pièce et de toute façon, il n'y a qu'elle et moi, alors je souffle :
- Tu en sais quelque chose, hein ?
J'aurais mieux fait de me taire parce que quand maman blêmit, l'air au bord du malaise, je n'en tire aucune satisfaction, c'est tout l'inverse. Ensuite ça devient cent fois... mille fois pire parce que le temps reprend son marathon et que maman et moi ne sommes en fait pas seules du tout. Il y a Chris. Et il y a Royce. Leurs sourcils froncés, leurs traits tendus, leurs regards déconcertés, leurs airs interdits. Je cligne des yeux sans parvenir à les faire disparaître. Le silence n'est pas seulement total, il est terrassant. Comme une légère envie de mourir. Je recule encore et me cogne le dos contre la rampe de l'escalier. Si je le gravis tout de suite et au pas de course, est-ce que ce sera bizarre ? Est-ce que j'en ai quelque chose à faire ?
- Je ne comprends pas, lâche Chris sur un ton affreusement sérieux qui me donne envie de décamper.
J'ai littéralement des sueurs froides.
- Il n'y a rien à comprendre. Élisabeth a tendance à perdre ses filtres lorsqu'on la contrarie, tranche Victoria en coulant dans ma direction la fameuse œillade des mères qui signifie "on réglera ça plus tard, toi et moi".
- Ne me prends pas pour un con. Elle vient de dire que...
- Ce n'est rien ! Juste un garçon de son lycée qui la harcelait un peu, soupire maman alors que je grimpe sur la première marche le plus discrètement possible.
Royce est raide comme la justice. Son indifférence n'est plus qu'un lointain souvenir, le masque est à nouveau tombé, mais je n'ai plus tellement envie de jouer aux devinettes. Lorsque son regard crépitant se rue sur le mien, je l'esquive.
- Répète-moi ça, gronde Chris.
Deuxième marche. Plus qu'une vingtaine.
- Ça a l'air alarmiste, dit comme ça, mais je t'assure que ce n'était rien de bien méchant. Fais attention, Christopher, le rôle que tu essayes de jouer ne te revient pas, l'avertit Victoria sur un ton aride. Ne franchis pas les limites.
Chris se fige en même temps que moi sur la troisième marche. Son visage se durcit subitement et ses couleurs se sauvent. Aux prunelles acérées qu'il darde sur ma mère, je sais qu'on a compris la même chose. "Ne franchis pas les limites", sous-entendu "Reste l'oncle".
- Élisabeth, monte dans ta chambre. Tout de suite.
- D'accord ! Mais c'est parce que c'est ce que je comptais faire, pas parce que tu me l'as demandé.
- Et change-toi, tu n'es pas présentable, ajoute ma mère pour avoir le dernier mot.
Je fuis sans demander mon reste. Je ne reprends ma respiration qu'une fois mon étage atteint, et même là, je sillonne les couloirs comme si j'avais le diable aux trousses. Mes poumons se remplissent mal, de vieilles passoires inutiles. Je tremble comme une feuille en passant le seuil de ma chambre, seulement je ne pourrais pas dire si c'est de colère, de chagrin ou encore d'autre chose. Je ne claque pas la porte, je ne me laisse pas non plus glisser contre le battant en pleurant comme une héroïne de film. Je suis à des kilomètres d'en être une.
Les héroïnes sont fortes. Elles se battent, elles montrent les crocs, elles ont un côté guerrier qui me fait définitivement défaut, je reconnais en retirant mon short, le cœur battant dans le vide. Je jette rageusement le vêtement à l'autre bout de la chambre en regrettant de ne pas avoir une bouteille de whisky ou n'importe quoi de brisable à balancer contre un mur comme dans un feuilleton médiocre. Puis je pense aux vases chinois, celui de chez Nate, celui d'en bas, et j'oublie l'idée.
J'ouvre la porte de mon armoire à la volée. Tout ce que je récolte, c'est qu'elle se referme dans la seconde et me claque au nez. Je suis en train de la rouvrir plus aimablement quand maman fait irruption dans la pièce avec la délicatesse d'une furie.
- Je peux savoir ce qui t'est passé par la tête ? As-tu perdu l'esprit ? explose-t-elle d'emblée.
- Tu m'as tendu la perche ! je me défends en me contorsionnant pour retirer mon haut froissé.
Je ne prends même pas la peine de me retourner dans la manœuvre, ma mère est l'une des rares - pour ne pas dire la seule - personnes qu'épargne ma pudeur. Forcément, après s'être déshabillé un bon millier de fois devant une personne, on finit par n'avoir plus rien à cacher.
- Tu sais très bien que non, me contredit sévèrement ma mère.
Elle a raison. Je savais qu'elle ne faisait en aucun cas allusion à son mari en poste.
- Ça m'a échappé ! je reconnais, ma voix étouffée par le sweat dans lequel je suis restée coincée.
Je me démène avec en titubant à l'aveuglette et retiens un sifflement de douleur lorsque mon tibia rencontre un coin de lit.
- Ne tire pas ! Ne tire pas, pour l'amour du ciel, tu vas élargir le col, se plaint Victoria en saisissant elle-même l'ourlet du haut pour m'en débarrasser.
Une fois que c'est chose faite, elle passe l'index sous mon menton et lève mon visage jusqu'à ce que nos regards se touchent.
- Élisabeth, ce genre de choses ne peut pas t'échapper. Jamais. Est-ce que tu le comprends ?
Je suis obligée de me mordre la joue pour empêcher les larmes d'affleurer.
- Je... Oui ! Je sais... Pardon.
Elle joint les mains devant son nez, comme pour une prière bouddhiste, et prend une profonde inspiration. Sûrement une méthode qu'elle tient de son prof de yoga. Namaste, tout ça...
- Ça va aller, soupire-t-elle finalement en se retournant pour fouiller dans mon dressing.
J'enfile sans broncher le petit short en polyester blanc et la ceinture assortie qu'elle me tend, bien que les deux fassent trop habillés à mon goût. Il faut savoir choisir ses batailles.
- Et toi, qu'est-ce qui t'as pris de m'afficher comme ça ?
- Sois claire, exige maman sans me regarder et en levant à peine un sourcil bien épilé.
- Pourquoi est-ce que tu as dit devant Royce que... C'était hyper gênant ! Tu m'as fait passer pour une débile !
- Langage.
- Pour une idiote, je rectifie en attrapant au hasard un t-shirt dans mon armoire.
- C'est un haut de pyjama, s'offusque ma mère en fronçant imperceptiblement son nez parfait.
- Pas du tout.
- Chérie, pas de smiley. C'est de mauvais goût.
- Ça revient à la mode, j'improvise. Est-ce que tu vas me répondre ?
Il me semble que quatre-vingt-dix pourcents des conversations que j'ai avec ma mère tournent autour de mes vêtements, quand ce ne sont pas mes cheveux ou mes cernes. C'est lassant, mais en même temps, c'est ma normalité, une sorte de point d'ancrage.
- Pas de smiley. Tiens, mets plutôt celui-ci.
C'est à mon tour de grimacer devant le chemisier floqué à l'enseigne Dior qu'elle agite sous mon nez. J'aurais vraiment l'air d'une idiote en portant ce truc au milieu des employés. Une idiote doublée d'une frimeuse. Mais ça m'étonnerait que l'argument fasse mouche auprès de ma mère et j'ai d'autres préoccupations plus urgentes que ma toilette.
- On participe à un défilé et je ne suis pas au courant ? je grince tout de même en défaisant les boutons.
- La vie est un...
- Un défilé de mode qui ne finit jamais. C'est bon, je suis au courant.
C'est là qu'elle décide de lancer les "hostilités".
- Élisabeth, je sais que tu sors avec cet employé.
Je passe les bras dans les manches sans la regarder, même quand elle empoigne les pans de la chemise ouverte pour me rapprocher. Je sais très bien ce qui va arriver. Elle a fait des recherches. C'est le moment où elle va me conseiller de me tenir à distance de Royce. Il est dangereux, il ne me causera que des ennuis, bla-bla-bla. Je connais la chanson sur le bout des doigts. Si je pouvais presser la touche marche-avant, je ne me gênerais pas. Comme c'est impossible, je marmonne juste un vague :
- Je ne sors pas avec lui.
- Peu importe le nom que tu donnes à votre relation, balaye ma mère en commençant à boutonner mon haut. Je ne suis pas aveugle, je sais que tu le fréquentes d'une manière ou d'une autre.
Elle marque une pause pendant laquelle je me perds par la fenêtre ouverte.
- Et je n'ai rien contre.
Là, je suis forcée de la regarder. Je pose sur elle des yeux de merlan frit.
- Tu as le droit de t'amuser et tu peux le faire avec ce garagiste si ça te chante, précise-t-elle devant mon air stupéfait. Je n'ai aucun problème avec ça.
Mécanicien !
À présent, c'est d'un air bovin que je la fixe en tentant de déterminer si elle est en train de parler de ce dont je crois qu'elle parle. J'espère que non. Je n'ai pas l'occasion de me pencher trop sérieusement sur la question, parce que ce qu'elle précise ensuite éclipse tout le reste :
- Mais ne commets pas la bêtise d'en tomber amoureuse.
Ah, mince alors, pourquoi n'y ai-je pas pensé avant ! Tout ce qu'elle vient de faire, c'est de conseiller à un randonneur en chute libre de ne pas trop s'approcher du précipice. Qu'est-ce que je peux répondre à ça, à part un funeste "trop tard" ? Si elle veut m'être utile, elle ferait mieux de me donner la technique pour reprendre mes sentiments. Me "désamourer". Parce que là, je n'ai pas la moindre idée de ce que je vais pouvoir faire.
Je ne prends conscience que les larmes que je retiens depuis que je suis levée viennent de me trahir qu'en percevant leur goût salé sur mes lèvres.
- Pas de ça. On ne pleure pas, encore moins pour un homme, s'agace maman en passant ses pouces ultra-doux sur mes joues.
Je me frotte aussi les yeux.
- Pourquoi pas ?
- Parce que la plupart n'en valent pas la peine. Et je t'assure que celui-ci ne t'arrive pas à la cheville.
- Parce qu'il n'est pas riche ?
- Non, parce qu'il n'est pas prêt à se battre pour toi. Quand tu sens qu'ils hésitent, qu'ils sont trop lâches pour te choisir ou qu'ils ne te veulent pas aussi fort qu'ils le devraient, tourne les talons.
Je me demande si c'est ce qu'elle a ressenti avec Chris, si elle a eu l'impression qu'il ne l'aimait pas assez et que c'est pour ça qu'elle a choisi papa. Si je dois fonctionner ainsi, il est certain que je ne serais jamais en mesure de choisir Royce. Cette seule idée trempe les joues que je viens d'essuyer.
- Peut-être... que je peux me battre pour deux ? je propose sans parvenir à gommer l'espoir puéril qui s'incruste dans chacune des syllabes que je prononce.
- Certainement pas, s'offusque ma mère. Ce n'est pas à toi de le faire. Si celui-ci ne voit pas qu'il tient un diamant brut entre ses mains, trouves-en un autre. Trouves-en dix autres.
- Un diamant brut, je répète en levant les yeux au ciel. Parce que je suis riche ?
Elle prend son temps pour me répondre, rentre juste ce qu'il faut mon chemisier dans mon short et resserre ma ceinture d'un cran avant de conclure tout naturellement :
- Non, parce que tu es parfaite.
Soit elle essaye d'être drôle, mais soyons clairs, c'est très peu probable, soit elle me connaît bien mal. Je pourrais sans difficulté rédiger une dissertation de six pages rien que pour lui donner tors si le listing exhaustif de mes tares ne risquait pas d'une manière ou d'une autre de heurter sa fierté.
- C'est certain, je ricane jaune en m'écartant.
- Élisabeth, ne m'insulte pas. La perfection, c'est le minimum. Je ne tolère rien en dessous. Termine de te préparer et par pitié, oublies les Converses.
C'est sur ces conseils fort avisés qu'elle quitte ma chambre.
- La perfection, c'est le minimum, je la singe en exagérant son accent guindé dès qu'elle disparaît dans le couloir.
- Élisabeth, ces portes ne sont pas insonorisées. Ressaisis-toi.
Dans ce genre de situation, Nate serait en train d'adresser un doigt d'honneur magistral au battant fermé, il ferait semblant de donner un coup de pied dedans sans vraiment l'effleurer et exécuterait une petite danse de l'insolence. Moi, rien que l'idée de fermer tous les doigts sauf le plus vulgaire me cause des sueurs froides, je me borne donc à fusiller la serrure du regard jusqu'à entendre les talons de ma génitrice s'éloigner.
Je délaisse à regret mes All stars gribouillées pour des vans nickels et, après avoir fait semblant de mettre de l'ordre dans mes boucles, je quitte cette chambre vide qui alimente ma déprime. Le problème, c'est que je ne tarde pas à remarquer que tout ici me donne soudainement le cafard. Les corridors sans fin me paraissent froids et sans âme, l'escalier central de deux kilomètres de large me fait sentir insignifiante, et le grand hall ivoire achève de pulvériser mon moral. Le vase décédé a disparu, ainsi que Chris et Royce, je note en passant.
Dehors, le soleil n'a rien de gai ni de chaleureux, il est assommant. Ses rayons agressent le sommet de mon crâne alors que j'erre près du porche, complètement désœuvrée. Je parviens à empêcher mon regard de flâner vers le garage. Ce succès ne me rend pas fière, seulement triste. Et de toute façon, après ce qui vient de se passer, il n'est pas improbable que Royce ait quitté les lieux pour toujours. J'essuie mes paumes moites sur mes cuisses et fais les cent pas comme une vieille personne. Il est bientôt midi et, à part le jardinier qui me fait poliment signe depuis le rosier qu'il est en train de coiffer, le parc est désert de toute âme humaine.
Je rejoins finalement la salle des employés en traînant des pieds. J'espérais y trouver Jace ou Boyd, mais il n'y a toujours personne. Ils sont sans doute tous en train de se rafraîchir dans leur bâtiment. Je reste plantée au milieu de l'espace, seule. Pourquoi je me sens comme ça ? Ma respiration devient laborieuse. J'ai trop chaud. Un mal-être qui ne dit pas son nom me colle visqueusement à la peau. L'impression que tout m'échappe... que tout va de travers. Je déglutis en essayant de dédramatiser. Impossible. Mon cœur recommence à pédaler dans la semoule. Le bidule s'emballe sans raison apparente et c'est en espérant le faire taire que je tire mon portable de ma poche.
- Bonjour, vous êtes bien sûr le répondeur de Nathan Evans. Je suis occupé pour l'instant, laissez-moi un message, conseille une version professionnelle de mon meilleur ami après quelques tonalités.
Évidemment, il est au travail. J'hésite à raccrocher pour le rappeler plus tard, mais les mots se dispensent de mon avis et se déversent dans un fleuve verbal confus.
- Nate... c'est moi. Je voulais juste... Est-ce que tu peux... En fait, j'ai réfléchi, si on attend le tout dernier moment, il n'y aura sûrement plus d'appartements avec piscines disponibles à Miami. Et c'est toi qui as décrété qu'il nous fallait impérativement une piscine, alors je me suis dit qu'on aurait qu'à y aller plus tôt pour mettre toutes les chances de notre côté, signer un bail et juste... être là-bas. De toute façon, il est hors de question que tu rates tout l'été à cause de ce stage débile et moi, j'en ai vraiment, vraiment marre d'être ici. Ça devient vraiment... Tu me manques. Et t'as pas le droit de me laisser moisir sur cette île pourrie, d'accord ? Donc dis à ton père que... dis-lui que tu...
Un bip sonore me coupe dans mon élan, j'envoie le message vocal tel quel en inspirant. Il me faut plusieurs secondes pour la percevoir. Cette brûlure familière au niveau de ma nuque que mon trouble m'a fait manquer. Avant même que je ne me retourne, le duvet blond se hérisse sur mes bras en même temps qu'une colonie de frissons me grignote l'échine. Je pivote sur moi-même et, même si j'avais déjà deviné sa présence, j'ai un léger mouvement de recul en découvrant Royce immobile à l'entrée de la pièce.
Depuis quand est-ce qu'il est là ?
Son regard ombrageux m'aspire immédiatement comme un vortex maléfique. Ses narines dilatées, ses poings serrés, la gravité de son expression... autant de détails qui me donnent envie de déguerpir. D'ailleurs c'est ce que je fais. Du moins, ce que je tente de faire, parce que j'ai à peine esquissé trois pas en direction de la porte de sortie la plus proche que le mécanicien se rue en avant pour me barrer le chemin. Je secoue la tête et recule pour lui échapper. Lui continue d'avancer, instoppable.
- Laisse-moi tranquille, j'ordonne en faisant mine de ne pas remarquer que ma voix se fêle.
C'est comme si je n'avais pas ouvert la bouche. Dans la lueur avare que laisse filtrer les stores aux trois quarts fermés de la pièce, les yeux du fauve sont noirs comme la nuit. Une nuit hivernale et privée de la compagnie des étoiles, déchirée par des cris de coyotes affamés. Royce ne me touche pas. Il ne m'effleure même pas. Il m'accule jusqu'à ce que l'intérieur de mes genoux heurte le bord du sofa et que je sois obligée de m'y laisser tomber. Là, il se redresse et me toise du haut de ses quatre mètres je ne sais pas combien. Il semble un instant distrait par ma tenue trop sophistiquée, puis son regard brûlant revient m'ébouillanter le visage.
Avant qu'il n'ait le temps de prononcer le moindre mot, si tant est que ça n'ait été son attention, j'attrape l'énorme casque audio que Jace a laissé traîner sur une table et le cale sur mes oreilles en fermant les paupières. Il n'y a pas de musique, mais tant pis. Le message est clair quand même. Il existe une loi tacite et non écrite interdisant d'embêter les gens qui portent des écouteurs, il me semble. C'est pour ça que tout le monde se balade avec des airpods ou autre : pour avoir la paix.
Il faut croire que le mécanicien n'a jamais entendu parler de cette règle d'or, parce qu'il me retire le casque au bout d'une demi-seconde pour le jeter sans ménagement sur un fauteuil voisin.
- Je n'ai pas envie de te parler, je le préviens en me focalisant sur l'as de pique enténébré qui noircit son avant-bras.
- Je m'en tape, coupe Royce avant d'enchaîner sur un ton incisif. Tu veux te tirer ?
Je recule la tête, décontenancée par la façon dont il a craché son interrogation. Alors, il a entendu le message que j'ai laissé à Nate. Est-ce que c'est un problème ? Il me semble que non.
- Réponds !
- Est-ce que c'est une vraie question ? je demande sans le regarder.
Son silence éloquent fait office de réponse. Ses prunelles me mordent, m'appellent, mais je leur résiste. Je garde les miennes résolument baissées en haussant les épaules.
- Qu'est-ce que ça peut faire ?
Écartant brusquement ma chaussure gauche, il m'oblige à desserrer les genoux et, avant même que je ne réalise ce qu'il cherche, il s'est ménagé suffisamment d'espace pour s'accroupir entre eux. Dans cette position, il est bien plus ardu de le fuir. Son aura tentaculaire s'étend au-dessus de moi, pareille à une ombre géante, et des extraits de son odeur musquée me piquent les sens, m'embrument la cervelle. Il faudra vendre ce parfum en magasin, ça ferait un carton. Et moi, il ne faut pas que je le regarde, sinon je recommencerais à tomber. Je colle mes yeux au plafond après avoir basculé la tête contre le dossier de mon sofa. Voilà, zone sécurisée. Au-dessus de moi, j'entends Royce souffler d'irritation.
- Regarde-moi, s'impatiente-t-il.
Je l'ignore et continue de promener mon attention aussi loin de lui que possible. J'ai bien conscience que c'est puéril, mais la liberté de faire la tête est tout ce qu'il me reste. Je peux lui résister, j'en suis sûre. C'est juste un homme, pas un être surnaturel ! Il n'a pas de superpouvoir à part celui qui consiste à pulvériser mon moral. Juste. Un. Homme. Sauf qu'il pose les mains sur mes genoux pour m'inciter à le regarder en face et... Patatras. C'est la cata. Ma salive se trompe de canal, sur la peau qu'il effleure fleurit une délicieuse chair de poule et quelques papillons au sommeil léger émergent de leur sieste dans mon estomac. Non ! Surtout pas.
Je tire sur ses poignets pour le faire lâcher prise.
- Ne me touche pas, s'il te plaît.
Un quart de seconde désarçonné, le mécanicien ne se fait toutefois pas prier pour retirer ses mains, seulement les muscles de sa mâchoire durcissent du même coup.
- Est-ce que, oui ou non, t'as envie de te barrer ? martèle-t-il sèchement, les poings enfoncés dans l'assise du canapé, de part et d'autre de moi.
Ses deux billes de plomb ne me laissent pas en paix : elles fouillent mon visage de fond en comble à la recherche de je ne sais quoi. Je ne suis même pas sûre de détenir la réponse à sa question.
- C'est juste que... Je suis fatiguée de tout ça, j'avoue faute d'une meilleure explication.
Royce accuse le coup en silence. Si je pouvais me faufiler dans son esprit, rien qu'une minuscule seconde et décrypter ne serait-ce que la plus infime parcelle de ses pensées, je serais comblée. Mais je ne peux pas et son expression dévorée par les ombres m'est aussi déchiffrable qu'un code bar.
- C'était quoi ces conneries à propos d'un harceleur, tout à l'heure ? enchaîne-t-il brutalement, sans s'encombrer de transition.
Mes joues n'ont besoin de rien de plus pour perdre quelques degrés et je m'enfonce contre le dossier pour m'éloigner autant que possible de mon tourmenteur. Ce n'est toujours pas suffisant. Je pousse sur ses épaules en espérant l'obliger à me rendre mon espace vital. Las. Il est clair que j'aurais plus de chance de faire reculer la statue de la liberté de deux pas. Le mécanicien ne me cède pas un millimètre de terrain.
- Alors ? me rappelle-t-il sans douceur.
- Je suis désolée, mais ça ne te regarde pas du tout, dis-je en me dévissant le cou pour admirer une plante verte, dans l'angle de la salle.
- Putain de merde !
Je reporte quand même un tout petit peu mon attention sur lui en l'entendant jurer. La frustration a contaminé ses traits. Il est en train de ratisser le haut de son crâne, tirant sur les cheveux plus courts à l'arrière, semant un désordre sans nom au sommet.
- Qu'est-ce que tu me veux, Royce ? je l'interroge poliment en me concentrant sur sa barbe quelque peu négligée pour garder la face. Je suppose que tu n'es pas ici pour t'excuser.
Sourcil numéro un et sourcil numéro deux menacent de se rejoindre au-dessus de son nez, Le mécanicien ne me regarderait pas différemment si je venais de m'adresser à lui en Suédois.
- Non, confirme-t-il en employant le ton de l'évidence.
Loin d'être surprenante, sa réponse catégorique m'arrache tout de même une légère grimace. En même temps, je ne suis pas sûre qu'il puisse me donner une définition claire du terme si je la lui réclamais.
Mais alors que je n'espérais plus rien...
- T'as envie que je m'excuse ? demande-t-il après m'avoir longuement étudiée.
J'entrouvre les lèvres devant ce revirement inattendu, incapable de formuler une réponse cohérente. Il doit prendre ma réaction pour de l'assentiment parce qu'il plante le tranchant de ses yeux gris au fond des miens et abrège :
- Ok. Je suis désolé.
Oh ! Je nage dans la quatrième dimension, c'est impossible autrement. Je ne fais que cligner des paupières en regrettant de ne pas avoir enregistré ce moment.
- De quoi ? je vérifie, un poil sceptique.
- De quoi tu veux que je sois désolé ?
Il a posé la question sur un timbre neutre, comme s'il me demandait le jour qu'on est. Je serre les lèvres pour retenir le début de sourire inespéré qui me vient.
- Ça ne marche pas comme ça, les excuses.
- On s'en fout.
Bon. Qu'est-ce que je risque ? Rien du tout. Ça peut être un bon début. Ce qui est certain, c'est que le Royce qui me fait face en ce moment n'a déjà plus rien à voir avec celui en présence de Chris. Il est presque redevenu... mon mécanicien, un homme distant et un brin calculateur, mais réfléchi et presque humain.
- D'accord. Alors... euh... Tu pourrais être désolé de n'avoir répondu à aucun de mes messages ? je propose timidement.
Sans me quitter des yeux une seconde, il exhume son portable de sa poche et me le tend. Euh... Oui ? Quelque peu égarée, je prends l'initiative de presser le bouton d'allumage. L'écran reste sans réaction.
- Je l'ai pas rechargé depuis que t'as pompé la batterie chez Luke, m'informe placidement le mécanicien en récupérant son bien. Qu'est-ce que j'ai raté ?
- Pas grand-chose. En fait, maintenant, ça m'arrangerait bien que tu ne lises jamais ces textos. Est-ce que tu crois que tu pourrais... les supprimer sans regarder ? je tente avec espoir.
- Rêve.
J'aurais essayé.
Je repasse à l'offensive :
- On n'est pas au Moyen Âge. Même sans ton portable, tu aurais pu trouver un moyen de donner des nouvelles.
- Je savais pas que t'en attendais, se dédouane le mécanicien, imperturbable.
Secouant la tête, j'imite le bruit des mauvaises réponses avec ma bouche, le genre qui retentit désagréablement pendant les jeux télévisés à chaque fois les gens se trompent sur le plateau.
- Argument non recevable, je décline.
- Qu'est-ce tu voulais que je t'écrive exactement ?
- N'importe quoi. De toute façon, à ce stade, même la vérité ne pouvait pas être pire que ce que je m'imaginais.
- Je suis pas sûr, me détrompe froidement Royce.
- Moi si. Sûre à cent pour cent. J'ai cru que tu étais...
Je m'interromps juste à temps pour éviter de me ridiculiser. Sauf qu'il faut que je pique un fard à ce moment-là et ce genre de détail n'échappe jamais aux radars du mécanicien.
- T'as cru que j'étais quoi ? veut-il savoir.
- Rien.
Hors de question de formuler mes "pires scénarios" à haute voix ! Ça n'aurait aucun intérêt, de toute façon.
- Parle, exige le mécanicien.
- Non, je refuse d'emblée. Tu vas trouver ça fou et te payer ma tête. En plus, avec du recul, je n'étais vraiment pas réaliste.
Il se tait et patiente. Une vacillante lueur de curiosité vient troubler son regard. C'est tellement ténu qu'il serait facile de la manquer au milieu de cet océan d'acier. C'est pour éviter qu'elle ne s'éteigne que je consens finalement à céder un bout de vérité, aussi absurde que soit cette dernière.
- Bon ok, je me lance après une hésitation. J'ai cru que tu t'étais fait piéger. Par Vadim. Jusque-là, ce n'est pas trop improbable. Ça devient moins cohérent quand tu te fais séquestrer et torturer par ce dégénéré dans une cave. Parfois c'était une cave, parfois un parking sous-terrain désaffecté... ou une espèce de sous-sol avec une lumière rouge... Et... euh... dans les pires moments, j'avais très peur que tu sois... mort, j'avoue à mi-voix en m'étranglant légèrement sur le dernier mot.
Royce est affreusement silencieux. Ses lèvres entrouvertes ne laissent pas échapper le moindre souffle, on croirait presque qu'il ne respire plus. Mince, pourquoi est-ce qu'il ne dit rien ? Tout compte fait, il aurait peut-être mieux valu qu'il se moque, son mutisme prolongé alimente ma nervosité. J'ai dû lui faire peur avec mes théories de films d'horreur. Logique, c'est de lui que je parle en évoquant ces scénarios abjects. Si ça se trouve, je lui ai fait penser à sa propre mort. Personne n'a envie d'anticiper ce genre de chose ! Qu'est-ce qui m'a pris de lui raconter tout ça ?
- Désolée. Pardon, c'est bizarre de te dire ça. C'est... c'est bizarre, non ? Je t'avais prévenu que c'était dingue. C'est juste qu'avec le stress, les scénarios catastrophes ont l'air très réalistes. Si tu savais tous les trucs que j'ai promis aux Dieux à condition qu'ils te ramènent sain et sauf... D'ailleurs, c'est à cause de toi si je suis coincée dans cette tenue de snob. "Obéir à ma mère" faisait partie du contrat. J'ai marchandé avec les représentants légaux de toutes les religions, je conclus avec une fierté un peu surjouée en espérant dérider le mécanicien.
Demande-lui de t'en toper cinq, tant que tu y es.
Royce ne dit toujours rien, mais ses prunelles habituellement accordées aux températures Nordiques flamboient à présent comme deux torches perdues dans l'obscurité. Le disque de métal rayé auquel ressemblent normalement ses iris silencieux s'est liquéfié en un bouillon de lave argentée. Ou alors j'invente tout. Finalement, ce sont seulement des yeux, je relativise en posant les miens sur le petit bout de pomme coincé qui remue au niveau de la gorge du mécanicien. N'empêche, son regard trop puissant me donne envie de descendre me cacher sous la table. Évidemment, je n'en fais rien.
- Quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?
- T'es complètement cinglée, commente-t-il simplement après s'être discrètement raclé la gorge.
- Et alors ? Ça a marché, je te signale. T'es en vie, je me rengorge en sentant un vrai sourire poindre sur mes lèvres, le premier de la semaine.
Royce pose furtivement les yeux dessus tandis que sa fameuse ride se creuse, pile entre ses deux sourcils. Sur le sofa, à quelques centimètres de mes jambes, ses poings se crispent.
- Je peux toujours pas te toucher ? se renseigne-t-il brusquement d'une voix tendue.
Il prend mon haussement d'épaules indécis pour une invitation et soude sans préambule ses paumes à l'extérieur de mes cuisses pour m'attirer tout au bord de l'assise... pour me rapprocher de lui ? Ses longs doigts paraissent brûlants sur ma peau. J'ai du mal à penser à quoi que ce soit d'autre. J'ai du mal à penser tout court. Mais il y a encore une chose que je dois savoir et c'est trop important pour que je me laisse distraire.
Dis-moi que tu n'as pas fait ce que je crois, Royce...
- Est-ce que tu vas me dire ce que tu as fait ? je chuchote en réprimant une grimace contrite, certaine de jeter un froid.
Royce semblait s'y attendre, parce qu'il tranche immédiatement d'un ton sans appel.
- Non.
- Parce que tu n'as pas confiance en moi ? Qu'est-ce que tu imagines ? Que je vais aller te dénoncer à la police ?
- Rien à voir, s'agace-t-il en me faisant comprendre d'un regard d'avertissement que je ne dois pas insister.
J'insiste :
- Alors pourquoi ?
- Lâche l'affaire, putain !
- Non. Dis-moi pourquoi.
- Parce que t'as pas envie de savoir !
- Si !
- Ok, alors c'est moi qui veux pas que tu saches ! Ça te va ? gronde le mécanicien dont le sang-froid recommence à s'effriter.
Je n'ai jamais l'occasion de répondre parce que la porte vient de s'ouvrir, emplissant la pièce de soleil et du brouhaha enjoué des employés qui s'y engouffrent en file indienne. Très vite, une douzaine de paires d'yeux éberlués nous tombent dessus. Contrairement à ce à quoi il m'a habitué, Royce ne s'écarte pas immédiatement. Ses lèvres s'étirent de contrariété alors qu'il devine l'afflux humain, juste derrière lui. Toutefois, ses mains s'attardent sur moi quelques minutes supplémentaires. Si la plupart des hommes s'obligent à détourner les yeux au bout de dix secondes, certains n'ont pas ce tact. Comme Dallas, qui s'entraîne mentalement au tir à l'arc en prenant le dos de Royce pour cible. Ou Jace, qui s'écrie dans la joie et la bonne humeur :
- Génial, le dérangé du bocal est de retour. On va pouvoir retrouver notre Lily. Tu vois, Lily, je t'avais dit qu'il était pas mort ! Y a que dans les films que les méchants meurent.
Royce finit par se redresser et s'écarter en soupirant pendant que je mitraille le rouquin du regard.
Le repas se déroule presque sans encombre. Je pique mes légumes avec enthousiasme, complimente Rose pour sa cuisine, ri aux plaisanteries farfelues de Jace et essaye de ne pas multiplier de manière exagérée les coups d'œil en direction de Royce. J'ai dit presque sans encombre. Parce que, comme s'il ne pouvait plus se passer de ma compagnie un quart d'heure, le malheur rapplique dès le dessert, en même temps qu'une quinzaine de tartelettes aux fraises. Par réflexe plus qu'autre chose, Brent me tend machinalement son exemplaire du Miami Herald du jour ouvert à la "bonne page". Je ne devrais peut-être pas le prendre, mais je tire tout de même le journal dans ma direction, mue par un instinct plus fort que moi. Ces sept derniers jours, j'ai pris la funèbre habitude d'emprunter à cet employé sa revue quotidienne pour consulter une certaine rubrique...
- Encore la rubrique nécro ! se moque Jace qui vient de s'incliner pour déchiffrer ce que je lis. Tu deviens morbide, ma belle.
Une brusque inspiration me parvient d'en face et je lève lentement le menton pour trouver le regard affûté que Royce fait peser sur moi. J'ai la sensation d'avoir cherché la voie neuf et trois quart au mauvais endroit tant la collision est violente. Ses yeux étrécis sont deux puits de lave, deux volcans en éruption, ils tracent des allers-retours corrosifs entre mon visage angoissé et ce que le mécanicien a compris que je lisais. Sa mâchoire est verrouillée comme un coffre et je suis presque certaine de le voir secouer la tête dans un avertissement on ne peut plus clair. Je sais parfaitement ce qu'il me demande : il veut que je referme cette revue, que je ne cherche pas à savoir.
Mais sa réaction est la preuve que je redoutais et je me retrouve malgré moi - malgré lui - à pencher la tête pour déchiffrer les quelques noms imprimés en rouge sur la page. Je n'ai pas besoin de tous les passer en revue, j'ai tellement cherché celui qui m'intéresse au cours des jours écoulés, que mes yeux le repèrent dans la seconde.
Jorge K Ohara.
"Assassiné durant la nuit du 11 au 12 Juillet à Overtown Miami. Enquête en cours."
Non. Non. Non. Non. Non. Non.
C'était cette nuit, pendant que je me tournais et me retournais sur le canapé de mon oncle, puis sur son tapis...
Je relis cette phrase laconique en boucle. Quand je sens mes dernières couleurs déserter mon visage frigorifié, je la reprends du début.
"Assassiné durant la nuit du 11 au 12 Juillet à Overtown Miami. Enquête en cours."
Quand mon estomac commence à se contorsionner devant l'horreur d'une vérité que j'avais pourtant déjà à moitié devinée, je recommence.
"Assassiné durant la nuit du 11 au 12 Juillet à Overtown Miami. Enquête en cours."
L'odeur des fraises et de la crème pâtissière que dégustent gaillardement mes voisins de table finit par me donner la nausée, j'arrête de respirer par le nez et survole à nouveau l'immonde actualité, comme une punition bien méritée, mais largement insuffisante, à ma passivité.
"Assassiné durant la nuit du 11 au 12 Juillet à Overtown Miami. Enquête en cours."
Au fond de moi, je devais forcément me douter que ça allait arriver, non ? Pourtant, j'ai laissé faire. Est-ce qu'en me taisant, j'ai cautionné ? J'ai lu le nom sur la missive. Est-ce que je savais vraiment qu'il irait au bout de cette mission sanglante ? Le pire est que, même en ayant sous les yeux rouges sur blanc l'odieuse conséquence de ma désinvolture, je n'arrive pas à imaginer ce que je changerais si j'avais l'occasion de revenir en arrière. J'aurais sûrement choisi Royce quoi qu'il arrive et quoi qu'il en coûte. C'est d'ailleurs ce que j'ai fait, au détriment de la vie d'un homme.
"Y a que dans les films que les méchants meurent".
C'est ce qu'à dit Jace, tout à l'heure. S'il a raison, j'ai probablement une longue vie devant moi parce qu'il me semble que je viens à l'instant d'intégrer le club pas select pour un sou des mauvaises personnes.
Je ne sais pas à quel moment j'ai quitté la table, mais j'ai forcément dû le faire parce que je traverse à présent le hall. J'espère au moins que je me suis excusée avant de prendre congé. Sauf que les politesses d'usage ne doivent plus avoir tant d'importance. Les méchants se fichent de paraître courtois. J'en suis là de mes réflexions stériles sur le bien et le mal lorsque les voix me parviennent depuis le bureau entrouvert de mon oncle. J'esquisse deux pas incertains dans cette direction et me fige net.
Il était déjà enterré six pieds sous terre avec mon sens moral, mais mon cœur vient de réaliser l'exploit de tomber plus bas encore, creusant dans les profondeurs de l'asthénosphère.
Chris est en pleine conversation avec deux lieutenants de police.
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