Chapitre 32

Le jeu des sept différences. C'est ce qui occupe mon esprit engourdi par la douche brûlante de pratiquement trois quarts d'heure que je viens de m'accorder. C'est mal, je le sais bien. Pas le casse-tête, mais les douches à rallonge. Le réchauffement climatique, les nappes phréatiques contaminées, les inégalités d'accès à l'eau potable sont assez d'arguments affligeants pour condamner mon comportement et je ne parle même pas de ce que trouveraient à dire les dermatologues là-dessus. Bah, il doit sûrement y avoir des circonstances atténuantes à l'égoïsme. Une sorte de code implicite qui stipulerait que, si tu apprends que ton oncle aux mœurs douteuses et ta mère avaient sympathiquement programmé ton avortement comme on planifie un rendez-vous chez le dentiste, alors tu es en droit de t'asseoir sur ton sens moral le temps d'une douche de trois quarts d'heure, à condition de te sentir assez coupable après.

Je culpabilise donc en jouant au jeu des sept différences, assise en tailleur au milieu de mon lit Viking size. Je n'ai pas pris la peine de m'essorer les cheveux, résultat : les pointes recréent le Mississipi en bas de mon dos. Je tire un peu sur le col de mon polo trempé, enfourne trois M&m's et me concentre plus fort. Bon, alors, ce n'est pas la couleur, puisque les deux sont exactement du même blanc laiteux. Le poids, peut-être ? Paumes ouvertes vers le ciel, je joue les balances Roberval et soupèse les deux modèles. Non, toujours pas. À moins que l'écart ne soit trop sensible pour que je le perçoive. Les bords du premier sont peut-être un peu plus arrondis... Mhm... pas sûr.

OK, j'abandonne. À part quelques centaines de dollars et deux trois risibles millimètres d'épaisseurs qui rapprochent dangereusement l'engin du papier cartonné, aucune caractéristique objective ne différencie mon IPhone décédé de celui - une gamme au - dessus - que j'ai découvert encore emballé sur mon matelas. J'espère au moins que la batterie de celui-là tiendra plus longtemps qu'un yaourt ouvert parce que celle de mon dernier portable n'était qu'une vaste blague.

À chaque sortie, je ne peux pas m'empêcher de me figurer un designer floqué d'une pomme entamée, avachi dans un fauteuil, les chevilles croisées sur une chaise, en train de réfléchir à la façon dont la multinationale pourra rameuter le troupeau de moutons que l'on est dans les points de vente. Et à chaque sortie, maman sort la carte gold pour en cogner de l'arête les comptoirs des Apple Store. Je suppose que je dois cet appareil neuf à Chris, maman ne sait même pas que j'ai assassiné mon portable. Chris, l'homme qui dégaine les IPhones plus vite que son ombre. Il n'a certainement pas eu le temps de retourner en ville m'acheter celui-ci, ce qui veut dire qu'il gardait un téléphone dernier cri quelque part dans sa grotte. Qui fait ça, déjà ?

Je suis mauvaise langue. Délogeant à tâtons avec ma langue des blocs de chocolat et de cacahuètes coincés dans mes molaires, j'allume le petit nouveau et entre mes identifiants google. J'ai déjà inséré ma carte SIM. Depuis un traumatisme datant de son premier portable, Nate a développé une maladie de la sauvegarde... un mal très contagieux pour lequel je ne peux que le remercier en découvrant que mes données n'ont pas coulé dans le siphon de douche de Diego.

Nate...

Quand l'intégralité de mes photos a sagement regagné ma galerie, quand j'ai lancé le téléchargement d'une demi-douzaine de jeux mobiles, quand mes doigts heurtent le fond tristement vide de mon second paquet de confiseries et quand, entre deux nuages bougons, ce déserteur de soleil m'adresse un dernier salut par la fenêtre ouverte avant de fondre en piqué vers l'océan, je me décide à contacter ma petite teigne.

Mon pouce se suspend un très bref instant au-dessus de la caméra taille réduite. Juste au-dessus de l'icône appel vidéo, encadré dans un petit cercle, Nathan m'encourage, son visage illuminé par un sourire de trois kilomètres et ses beaux yeux bruns pétillants comme de la limonade citronnée. C'est une illusion. Une fourbe tromperie. Le garçon qui m'attendra, à l'autre bout du "fil", n'aura sans doute aucun rien de commun avec le jeune plaisantin qui égaille mon écran en ce moment.

Tant pis. Je ne l'aurais pas volée. Quand il faut y aller...

J'appelle.

Les tonalités se succèdent dans le vide, encore et encore et encore. Mes lèvres se tordent d'une moue amusée. Je roule des yeux, guère étonnée, et me laisse tomber sur la marée d'oreillers et de coussins qui se disputent la place contre ma tête de lit. Mon doigt plane au-dessus de l'écran et s'acharne sans laisser le temps à la messagerie vocale de se déclencher. Nate répondra à ma troisième tentative.

"Bip... Bip... Bip... Bip... Bip... Bonjour, vous êtes bien sûr le répondeur de Nathan Evans. Je suis occupé pour l'inst..."

Je raccroche et insiste encore une fois. La dernière. Sans surprise, il prend l'appel. Son image s'ouvre et mange aussitôt la totalité de mon écran. Il porte un débardeur rayé ainsi que sa mine des mauvais jours qu'un rideau de boucles humides ne parvient pas à adoucir. Il ne dit rien, mais un bruit de fond désagréable raye très vite la quiétude de ma chambre. Qu'est-ce que c'est ? On dirait... une espèce de bourdonnement. Avec des bruits mouillés.

- T'es dans la buanderie ? j'ose demander en reconnaissant la cloison bleutée qui soutient le dos de mon ami.

Je n'obtiens pas de réponse. Son regard s'égare dans la boîte de nouilles chinoises qu'il est en train de vider à l'aide d'une fourchette, en bon amateur. Il est assis sur une des machines à laver, je le devine en réprimant un sourire. Il y a un bidon de lessive à côté de lui. De l'angle de vue, je déduis qu'il a dû remonter ses jambes contre lui et coincer le portable entre ses genoux pour dégager ses mains, une position fort périlleuse pour l'appareil.

- Ça se mange avec des baguettes, ce truc, Nate, je l'asticote.

Pas de réaction. Bon. Je tente une autre approche.

- Tu te souviens de Mike Howard, ce garçon que tu détestais ? Il s'invitait à nos brunchs en été... il voulait sortir avec moi. Tu te souviens ou pas ?

Il s'est arrêté de mastiquer, ses prunelles couleur noisettes toujours plongées dans l'emballage cartonné de son repas et sa fourchette suspendue en l'air. Il patiente.

- Je l'ai croisé, hier soir. C'est dingue, non ? Je ne me rappelais même plus de son existence et lui, il est apparu comme par magie. Ça faisait vraiment trop bizarre, il ne se ressemble plus tellement, je poursuis en espérant tirer une réaction à mon ami.

Ça marche. D'une certaine façon. Nate consent maintenant à me regarder dans les yeux, juste le temps qu'il faut pour m'assassiner en pensée. Quelque chose de bien sanglant, de préférence. Quelque chose d'inventif qui implique des clous rouillés, des couteaux aztèques et des coupe-ongles. Ensuite il retourne à ses pâtes sans plus m'accorder une gouttelette d'attention, l'air encore plus agacé qu'avant. Moi, je ne peux pas interdire à mes lèvres de sourire. Même quand je me mords la langue, elles continuent de gagner du territoire sur mes joues. Et, plus elles s'étalent, forant mes fossettes, plus Nathan se raidit. Plus il s'énerve, plus j'ai envie de pouffer.

Allez, Nate. Pardonne-moi.

En désespoir de cause, je me mets à débiter avec une élocution soignée et enfantine :

- Bonjour Madame, Monsieur. Je m'appelle Russel et je suis un explorateur de la tribu des Wapitis section 54, 12e, campement. Avez-vous besoin que je vous rende un service aujourd'hui, Monsieur ?

Il lutte, je peux presque deviner le combat qui se mène au niveau de ses commissures. Les coins de sa bouche frissonnent et il se dépêche de baisser le menton pour dissimuler sa réaction instinctive. C'était trop facile. Je connais ce garçon comme si je l'avais fait. Il me semble que dans une ancienne vie, peut-être à l'époque des chevaliers et des châteaux forts, à moins que cela ne date de l'âge de pierre, Nate et moi étions une seule et même personne. Ensuite, au cours d'un processus métaphysique de réincarnation, le grand Homme là-haut s'est planté et nous a implantés dans deux corps distincts. Pour rattraper sa bourde, il a placé nos cellules œufs dans les utérus de deux meilleures copines. Voilà. C'est ma théorie.

J'insiste, toujours sur le même ton ridicule :

- Je peux... vous aider à traverser la rue ?

- Non. Arrête, Lily.

Mais c'est qu'il parle !

- Euh... je peux... vous aider à traverser votre jardin ?

- Lily.

- Nate ?

Allez, vide ton sac, mon grand.

C'est ce qu'il fait. Il pose son dîner à côté de lui, prend le temps de s'essuyer les mains avec ce qu'il croit être une serviette en papier mais qui ressemble plutôt à une feuille de détergent à lessive, et repousse ses boucles les plus longues vers l'arrière de sa tête pour dégager sa vision. Là, il se lance :

- Ça fait deux jours que tu me ghoste comme de la merde. Toi et tous les autres. La dernière fois qu'on s'est parlé, tu m'as dit qu'un gang de criminels en avait après toi ! Tu m'as raconté t'être fait agresser à l'arme blanche, ensuite silence radio ! Je suis comme un gros con à tourner en rond en me montrant les pires scénarios et mon père a gelé mes comptes parce qu'il flippait que je me paye un billet d'avion pour me casser en Floride ! Je peux même plus m'acheter une minable paire de sneakers sans passer par lui ! Alors toi... toi, t'as intérêt à avoir une excuse en béton.

Il semblerait que je ne m'en sortirais pas avec une ou deux répliques de l'un de nos films cultes.

- Quoi ? je m'exclame, plaquant un air profondément ahuri sur mes traits. Tu ne regardes pas les infos ? T'es sérieux ? Ils ont fait des expériences qui ont raté dans la zone 51... l'armée américaine. Je ne sais pas trop ce qu'ils ont bidouillé, mais il y a eu des coupures internet dans tout le pays ! Et pareil pour le réseau téléphonique. Couic. Plus rien ne captait, c'était limite la fin du mon...

- Lily.

C'est trop gros, c'est ça ?

À peine.

- Oui ?

- Je vais raccrocher.

Mince !

- Ok, ok. La vérité, c'est que...

- J'ai dit en béton, croit-il bon de me rappeler.

- Ça vient ! Je te préviens, c'est vraiment dingue, tu vas avoir du mal à me croire. Je jouais à cache-cache avec des employés et je suis entré dans un salon au troisième étage, dans l'aile ouest. Tu te rappelles cette pièce super-moche et vieillotte dans des teintes caca d'oie que personne ne voulait rénover à cause des grands-parents Williams ? Bref, il y avait une vieille armoire, j'ai décidé de me cacher dedans et je... Nate, c'est fou, je...

- Tu t'es retrouvée dans un monde enneigé où t'as croisé un pauvre type à moitié homme, à moitié bique ?

- Comment t'as deviné ?

- C'est Narnia, ton histoire.

Zut. C'est vrai que le récit me semblait un peu familier en franchissant mes lèvres.

- Je raccroche. Salut.

- Non ! Attends, attends ! Chris a mis maman enceinte, d'accord ?

Y avait-il une façon plus délicate d'annoncer la chose ? Probablement. Mais autant appeler un chat un chat, non ?

Les quelques secondes qui succèdent à ma déclaration dépourvue du moindre tact sont seulement peuplées par le ronronnement incessant de plusieurs machines à laver. Nate me dévisage, à court de mots, le nez froissé et les yeux ronds comme des noix. Passé l'effet de surprise, ses lèvres s'amincissent pour former une ligne droite et sceptique.

- T'es complètement givrée, ma pauvre fille, diagnostique-t-il finalement en reprenant son repas là où il l'avait laissé.

- Non, par contre, c'est la vérité là.

- C'était bien tenté, mais même ton oncle est pas assez rapide pour mettre une femme en cloque en trois jours. Adios, conclut-il en avançant un index menaçant vers son portable pour mettre fin à l'appel.

- C'était il y a dix-huit ans, je précise à toute vitesse en désespoir de cause.

- Je vois. C'est le moment où t'essayes de me faire croire que t'as un frère caché depuis tout ce temps ? Il a vécu dans l'ombre toutes ces années et en fait, plot twist de fou, c'est le jardinier !

- Je suis sérieuse, Nate.

- Oh, alors c'est vraiment le jardinier ? ironise mon ami en hochant plusieurs fois la tête, faussement compréhensif. C'est bon, dis-moi pourquoi t'as fait la morte pendant deux jours.

- Je viens de le faire.

- Tu te payes ma tête ? Ton oncle a fait des galipettes avec ta mère y a des années et t'as un frère caché. C'est ton excuse ? Je dois vraiment avaler ça ?

- Je n'ai pas de frère caché.

- Super. Une sœur, alors ? propose-t-il en aspirant bruyamment ses pâtes.

Il sait pertinemment que je déteste ça.

- Non plus. Concentre-toi, Nate. C'était il y a dix-huit ans.

Pendant un petit moment, il ne fait rien d'autre que mâcher en me fixant d'un air bovin. Et puis je décèle facilement le déclic. Le moment précis où deux neurones futés parviennent à se serrer la pince assez fort pour allumer cette petite ampoule de la raison. Ses doigts s'immobilisent sur son ustensile en plastique. Pareil pour les nouilles qui pendouillent, déjà à moitié dans sa bouche, mais encore à moitié dans la boîte, alors qu'il s'arrête de manger. Il se force à avaler pour m'avertir :

- Lily, si c'est une blague, elle s'arrête ici, s'il te plaît.

J'aimerais bien. Je conserve le silence. Plus je me tais, plus Nate s'agite.

- C'est n'importe quoi ! décrète-t-il finalement en gesticulant pour s'agenouiller sur sa machine à laver.

Il brandit son portable à la hauteur de son visage, si près de son nez que, sans la qualité médiocre de l'appel vidéo, je pourrais distinguer les différents anneaux caramélisés qui bordent ses pupilles. Il bat plusieurs fois des cils en attendant que je le contredise, son expression est l'illustration vivante du message d'erreur "404 not found".

- Je sais.

Que dire d'autre ? Il a raison. C'est n'importe quoi.

- Non, mais je veux dire... c'est n'importe quoi ! C'est... d'où tu sors un truc pareil, déjà ? C'est eux qui te l'ont dit ? Ils t'ont dit quoi ? T'as fait un test de paternité ?

Sa bouche reste entrouverte sur cette dernière question, il dessine un "o" parfait avec et je peux le voir coller la langue au palais en cogitant.

- Non, pas de test.

- Fais en un !

- Chris dit que ça ne servirait à rien, vu que lui et papa ont le même ADN, tu vois... Mais maman et lui ont reconnu, je ne vois pas trop à quoi ça les avancerait de mentir sur une chose pareille.

- Ouais... c'est... c'est... merde !

Je n'en suis pas sûre, mais il me semble qu'il est debout sur la machine, maintenant.

- Oui, je confirme avec un plissement de lèvres désabusé.

Pour lui laisser le temps d'intégrer la nouvelle, je confine son image à un angle de mon écran et ouvre le moteur de recherche d'une pression du pouce. Dans la fine barre blanche, j'inscris les mots-clés "Jorge K. Ohara" et "Key Haven".

- Alors ta mère... , reprend Nathan.

- Oui.

- Et Chris, il...

- Oui, Nate.

- Punaise ! réalise-t-il alors que son regard s'égare dans tous les sens, un peu comme un sac de billes qu'on aurait brutalement vidé sur le carrelage. Sale histoire ! Ok, attends... Est-ce qu'on est choqués ? On est choqués, non ? Est-ce qu'on est en colère ? Genre... grave en colère ?

Le "on est", c'est une combine entre nous, une tournure de phrase destinée à nous rappeler que l'on est deux, quoi qu'il arrive. On l'utilise plus ou moins depuis que nos bouches sont aptes à formuler des informations cohérentes. "Est-ce qu'on a faim ?". "Y a éval. Est-ce qu'on compte réviser ce soir ?". "Jenny Humphrey. On l'aime pas, non ?".

- Plus trop, murmuré-je après un temps de réflexion en parcourant les résultats de ma recherche google. Enfin, on l'était, au début. Très, très choqués. Maintenant, on est juste un peu dégoûtés.

La seule chose qui pourrait correspondre est un vieux profil Facebook et il est privé. L'unique photo montre un jeune homme basané qui pose torse nu et souriant aux côtés d'un Pit-Bull Terrier Américain. Ce n'est même pas net, je ne suis pas sûre de pouvoir reconnaître cet individu si je le croise. En plus, ce cliché pourrait tout aussi bien dater d'il y a dix ans, pour ce que j'en sais. Me voilà bien avancée.

- D'accord. Est-ce que tu... Ça va ? hésite Nate, radicalement radouci. Non, je veux dire... comment tu...

Dans leur errance, mes yeux ont malencontreusement buté contre la pièce de cuir noir qui pend sur le dossier de ma chaise de bureau. Le blouson de Royce. Un rayon de lune malavisé en effleure presque timidement le col et il me suffit de songer à son propriétaire pour que mon pouls s'éparpille aux quatre coins de la pièce.

Royce.

Où est-ce qu'il est maintenant ?

Avec un peu de chance, il est simplement au Lust, en train de décompresser avec ses amis.

Ou avec des stripteaseuses.

Ce sera toujours mieux que de le savoir en train de courser je ne sais quel malfrat pour le compte de son psychopathe d'ex-patron, je tranche en m'obligeant à ignorer les cruels assauts de Miss Jalousie qui prend mon cœur pour une piñata.

- Lily ? me ramène Nate.

- Ça va maintenant, je le rassure en roulant sur le matelas pour m'en extirper sans entrain. J'ai eu le temps de digérer. J'essaye juste de savoir...

- Quoi ?

Je me retrouve debout, pieds nus, les orteils enfoncés dans le duvet de mon tapis et les yeux dans le parc, de l'autre côté de la fenêtre. C'est encore cette lune blanche et blafarde qui me tente. Son faisceau dégringole jusqu'à l'herbe sombre du pré pour y semer des grains de lumières à la façon du petit poucet et, comme les papillons de nuit sont attirés par les ampoules allumées, je suis captivée par l'éclat enchanteur du satellite.

- Ce que ça change, concrètement, laissé-je échapper dans un soupir égaré.

- Ça change rien, Lily, m'assure Nate que j'ai appuyé contre un pied de mon bureau le temps de me chausser. Qu'est-ce que tu veux que ça change ? Ton père, c'est ton père. C'est oncle Wyatt. T'en as qu'un seul et t'en auras jamais qu'un seul, même s'il est au ciel. Chris, c'est juste... un genre de donneur de sperme, tu vois ?

Mes doigts se sont immobilisés sur les lacets de mes Vans. Je suis accroupie au sol. Le souffle court, je dévisage mon âme jumelle sur l'écran, et j'ai le sentiment qu'il vient d'empaumer mon cœur, qu'il a sorti un tube de pommade et qu'il s'apprête à me réparer. Il poursuit d'un ton sûr et je suis suspendue à ses lèvres.

- Je vais te dire un truc. Je crois que plein de pères se retrouvent coincés avec leurs enfants. Y en a qui se font piéger par leurs femmes, d'autres qui ont juste pas été assez prudents et d'autres encore qui se sont contentés de suivre le mouvement. Mais après, le gosse, c'est le leur, ils sont obligés de l'aimer et d'en prendre soin. Comme mon père, quoi.

Il marque une pause et mon cœur est toujours là, palpitant d'espoir au creux de sa main. Son regard est doux comme l'aube lorsqu'il s'arrime au mien.

- Mais le tien, Lily, c'est autre chose. Réfléchis. Il t'a choisi. Il a fait de toi sa fille alors que rien ne l'y obligeait. Pour lui... ça devait être comme une certitude, je pense. Tu devais être une certitude. En plus, quand il a pris cette décision, t'étais quoi ? Juste un fœtus parmi des millions, il pouvait pas encore savoir qu'y avait la fille la plus cool de l'univers qui poussait dans le ventre de ta mère.

Je ne m'autorise qu'une larme, une seule et unique larme solitaire qui me chatouille la joue et sale mes lèvres tremblantes. Je déglutis et termine de nouer mes tennis le temps de retrouver l'usage de ma voix.

- Si tu n'existais pas, ma vie serait complètement nulle, je réalise à haute voix pour la millionième fois dans ma courte existence en ramassant mon portable.

- Je trouve aussi.

Un mini-sourire aux lèvres, je rafle une veste en doublant ma penderie ouverte et quitte ma chambre.

- Je t'adore, tu le sais ?

J'ai rappelé ça sur un ton léger, celui de la rigolade, seulement des fois, je doute que Nate réalise à quel point il m'est indispensable. Sans lui, mon existence n'est rien d'autre qu'une suite de dominos qui s'écroulent les uns après les autres.

- J'aime personne plus que toi, énonce-t-il simplement avant de marmonner. Désolé de t'avoir fait la gueule, tout à l'heure.

- Pas grave.

- J'ai une question, mais... c'est pas très pertinent.

- Vas-y, je l'encourage en arpentant le dédale de corridors enténébrés de l'étage.

- Est-ce qu'il t'a fait une Dark Vador ? Chris. En mode "Je suis ton père, Luke", t'sais.

Dites-moi que je rêve. Nate n'obtient qu'une moue vaguement désapprobatrice. Son carton de nourriture a retrouvé sa place en équilibre sur cuisse, il entortille des nouilles autour des dents de sa fourchette et le genou qu'il a remonté contre lui n'arrête pas de remuer.

- Pourquoi tu gigotes comme ça, t'as envie d'aller aux toilettes ou quoi ?

- Ouais...

- Mais qu'est-ce que t'attends ? Vas-y ! Et explique-moi pourquoi tu te caches dans la buanderie.

- Papa a invité ses copains de poker. Ils sont tous près du hall, je les entends. Si je sors de là, je serais obligé d'aller les saluer.

- Nate ! Sérieusement ? T'as quel âge ? je me moque en dévalant les escaliers sans prendre la peine d'être discrète.

Mes semelles couinent légèrement contre les dalles. Tant pis.

- Flemme. Ça va durer des plombes ! Ils sont tous vieux, ils voudront savoir pourquoi je vais pas à Oxford et je devrais leur parler des spécialités que j'envisage pour la fac, se plaint mon ami en faisant semblant de ronfler alors que je gagne le hall illuminé.

Pourquoi est-ce qu'il y a encore de la lumière ? Peu importe. Je trace jusqu'à la porte d'entrée et j'ai déjà une main sur le poignet quand la voix atone de Chris me coupe dans mon élan :

- Lily ?

Bon sang !

Pendant un bref instant, j'envisage la possibilité de sortir comme si de rien n'était, voire peut-être même de claquer un peu la porte. Mais c'est vraiment très bref, parce qu'ensuite, je me souviens que je suis bien éduquée et je pivote pour faire face à mon oncle. Il se tient à l'entrée de son bureau et me scrute avec prudence, les traits complètement fermés.

- Où est-ce que tu vas ? insiste-t-il.

Traduction : est-ce que tu t'apprêtes à fuguer encore une fois ?

- C'est Dark Vador ? s'enquiert le timbre trop expressif de Nate depuis mon écran, assez fort pour être entendu par toute personne présente dans un rayon de dix mètres.

Je grimace et colle mon portable contre ma cuisse en essayant - trop tard - d'étouffer la voix de mon meilleur ami. Insondables, les prunelles cristallines de Chris descendent fixer l'appareil. Je toussote, mal à l'aise.

- Je vais juste aux écuries.

- Ouais, on va aux écuries. Qu'est-ce tu vas faire ? renchérit effrontément Nathan, de toute évidence décidé à me mettre dans l'embarras.

Saleté !

- À cette heure-là ? s'entête mon oncle, sourd aux provocations de la crapule.

- Ben ouais, pourquoi ? Y a un couvre-feu ? m'enfonce l'autre pendant que mon pouce cherche désespérément et à tâtons le bouton du volume.

- Je ne serais pas dehors longtemps, je promets en me précipitant vers la sortie pour limiter la casse.

Dehors, c'est un envoûtant ciel d'obsidienne et un souffle estival parfumé au muguet qui m'accueillent. Je prends la direction du pré. Entre deux hennissements lointains et les clapotements de la piscine, Nate s'esclaffe.

- T'es malade ? Qu'est-ce qui t'a pris ? le rabroué-je en escaladant la barrière.

- Il a esquivé toutes ses corvées parentales, je me suis dit qu'il devait au moins goûter aux charmes de l'insolence adolescente deux secondes. En plus, lui aussi, ça fait deux jours qu'il me snobe.

Barrant mes lèvres d'un index, je lui fais signe de garder le silence. On n'entend plus que les sons de la nuit qui m'ouvre tendrement ses bras. Et les battements tempétueux de mon impatiente pompe de chair. L'herbe défraîchie qui crisse faiblement sous le caoutchouc de mes semelles alors que je rejoins l'abri en catimini.

L'étalon se tient exactement où je l'attendais, pourtant sa présence a tout d'un mirage. Ses contours estompés par la pénombre et sa robe opalescente nimbée d'un filet de lune lui octroient une allure spectrale. Sur la croupe de l'animal, les pommelures d'un ivoire plus foncé que le reste sont une constellation d'étoiles. Lorsqu'il aperçoit l'intruse que je suis, il recule s'enfoncer dans l'ombre. Ses muscles se contractent et font ondoyer les reflets fantomatiques qui décorent ses poils blêmes. Son portail monstrueux se dresse comme une barrière entre le monde et lui. Entre lui et moi. Les deux pierres onyx qui lui font office de regard me braquent avec réserve.

Il est beau comme un songe d'été.

Les yeux rivés à ses énormes sabots, de ceux qui pourraient vous fendre le crâne sur une impulsion, je pénètre dans sa cachette le plus naturellement possible. Ses oreilles frémissent, hésitent un moment à se coucher à l'arrière de sa tête, mais finissent à chaque fois par revenir pointer dans ma direction.

- T'es inconsciente, chuchote Nate quand je fais pivoter la caméra pour lui donner un aperçu de la créature.

Bannissant les gestes brusques, je me laisse glisser contre la cloison opposée et me fais toute petite en touchant le sol.

- T'es juste jaloux, je prononce en retour sur le même ton.

C'est dans la quiétude sécurisante de ce sanctuaire, près d'un étalon bagarreur et sur ce volume de messes basses, que je raconte tout à mon meilleur ami.

Tout ?

Presque tout.

Je lui épargne certains détails inutiles. Par exemple, il n'a pas besoin de savoir que ce Vadim envisage potentiellement d'attenter prochainement à mes jours, inutile de lui causer un ulcère pour ces broutilles sans preuves tangibles. Et puis... je passe sous silence tout ce qui concerne Royce parce que... et bien... parce que ce serait beaucoup trop long à raconter. Long et pénible. Et compliqué. Et embarrassant. Voilà.

- C'est badass ! décrète Nate après une bonne demi-heure, quand j'aborde les activités quelque peu... explosives de mon oncle.

Toujours confiné dans la buanderie, mon ami a calé son portable contre un pot de fleurs et utilise l'espace restreint de la pièce pour réviser ses figures de foot.

- T'es bête ou quoi ? Ça n'a rien de badass, c'est la réalité, Nate.

Je suis à présent allongée dans l'herbe drue, les bras levés pour hisser mon portable devant mes yeux et l'une de mes chevilles à quelques centimètres du cheval qui me surveille, les paupières mi-closes, comme si je représentais une forme plutôt inoffensive de nuisible.

- Ouais... mais c'est quand même un peu badass, persiste et signe Nathan en enchaînant quelques tours du monde avec son ballon. Pourquoi quand j'étais là, il se passait rien de cool ? Toi t'as les gangs de motards, les meurtres étouffés et les sales secrets de famille et moi, j'avais juste la piscine et les brunchs du dimanche...

- Nate...

- Ben quoi ? C'est trop tôt ?

- Je crois.

- Pardon.

- Mais cette photo... , je commence d'une voix hésitante et rendue un peu pâteuse par le sommeil. Et si... si Chris était vraiment sorti avec elle en premier ? Qu'est-ce que mon père serait dans tout ça ? Un remplaçant ? Ou... un briseur de couples ?

Mes biceps s'engourdissent de fatigue, mes paupières s'alourdissent. Mon récit m'a vidée des dernières forces que cette journée épuisante n'était pas encore parvenue à me faucher.

- Mais non ! T'es folle ! Tes parents étaient mariés, Lily. Et vu ce qu'a dû coûter la bague de ta mère, ça pouvait pas être du fake. Le mariage... c'est du solide, pas de la rigolade. Pense à celui de Kate et Williams ! On s'en fout que ta mère et ton oncle aient flirté au lycée. En plus, tu sais très bien que les bals de promo, c'est bidon, même aux States. Joshua et Mona y sont allés ensemble, je te rappelle. Tu crois vraiment qu'ils vont s'épouser, ces deux-là ?

Quelque part, depuis le nuage filamenteux et hospitalier sur lequel je viens docilement d'embarquer, je pouffe. Et je reconnais faiblement :

- Certainement pas. Mona, elle, c'est sûr qu'elle finira seule avec ses poupées Monster High. Elle portera des robes gothiques jusqu'à sa mort et elle décédera étouffée par son propre venin.

Mon portable s'est cassé la figure, il gît quelque part près de moi - pas grave - et le timbre amusé de mon meilleur ami continue de s'en échapper.

- Ouais. Et Josh, lui, il aura du bide à force de boire des bières. Il profitera des millions de son papa, mais aucune fille voudra de lui et il sera obligé de se payer des prostituées. Je hais ce gars !

- Sans blague, je baragouine, presque éteinte.

- Tu te souviens quand je l'ai frappé ?

Je trouve juste assez d'énergie pour rétablir la vérité.

- Je me souviens quand il t'a frappé.

- Tu rigoles ? Je l'ai frappé, moi aussi !

- Non, tu lui as juste tiré les cheveux.

- Bref. Tout ce que je dis, c'est que tu devrais pas te faire des nœuds à la cervelle avec tous ces trucs. Après, si tu veux vraiment en savoir plus... ben dis-toi que Chris à sûrement les réponses à toutes tes questions, il te suffit de...

- N...non... Impossible. J'peux pas... j'veux pas parler de tout ça... avec lui, je refuse en poussant à deux mains les portes du royaume de Morphée.

J'ai bien peur de rêver la réponse de Nate tellement elle me parvient de manière étouffée, pareille aux échos d'un appel lancé contre les flancs d'une montagne. Ils se répercutent, se répercutent, se répercutent... et se perdent.

- Qui a dit que tu devais lui parler ? Parler, c'est tellement surfait, qui fait ça en 2020 ? Nan, fouiller son bureau fera largement l'affaire.

Très vite, c'est le silence et le brouillard. Un silence douillet qui a un goût d'apaisement et une odeur de cheval, quelque chose de réconfortant. Mais les silences ne sont jamais complets et les brouillards ne font que dissimuler les choses, comme le fait un voile disposé sur le désordre. Une brèche est vite creusée dans la brume, les angoisses du jour deviennent les cauchemars de la nuit. Les choses qui vous inquiètent sous le soleil de midi vous terrorisent à minuit. Le sommeil est insaisissable, on ne peut deviner ses contours flous qu'une pluie de secondes avant qu'il nous tombe dessus, puis durant les quelques instants qui précèdent le réveil. Entre les deux, il n'est qu'une espèce de néant confus et chaotique, une pièce insolite par laquelle on est obligés de passer. Cage pour certains, palais enchanté pour les plus chanceux.

Comme la terre, mon sommeil à moi est peuplé de monstres en tout genre. Des monstres russes aux visages émaciés et aux regards maléfiques. Des monstres anglais aux sourires trompeurs et aux costumes de velours. Des monstres balafrés aux tatouages effrayants et aux blousons de cuir rapiécés. Même des monstres aux cheveux verts et aux visages de clowns avec des sourires maléfiques tracés à la peinture rouge.

Et puis il y a Royce.

Si mes rêves étaient une symphonie, Royce en serait le point d'orgue. S'ils étaient un parfum, alors Royce serait la note de fond et la note de cœur. S'ils étaient une pièce de théâtre, Royce serait l'acteur principal, celui qui apparaît dans presque toutes les scènes.

Lorsqu'entre deux actes, mon esprit s'éveille quelque part au beau milieu de la nuit et que ma conscience refait vaguement surface, perçant le brouillard, je m'inquiète pour lui. Et je crois qu'il me manque. Ensuite, malgré mon état comateux, je me souviens qu'il va revenir, il l'a dit, et je replonge, apaisée.

Sauf que Royce ne revient pas.

Pas le lendemain, en tout cas. Ni le jour d'après, ni ceux qui suivent.

Pourtant, la vie reprend son cours dès le lundi avec le retour en fanfare des employés, celui du soleil suffoquant des Keys, les pancakes au miel et l'éternel sourire de Rose. Ma vie reprend son cours là où elle s'était suspendue. Elle le fait avec un naturel époustouflant voire douteux, comme si aucune tornade n'était jamais venue l'ébranler jusque dans ses fondations. Ces dernières ont beau être fissurées et moisies de partout, ce n'est pas le problème de Miss routine, qui n'a cure de ce genre de futilités.

À table, le premier matin, jardiniers, ouvriers et maçons accueillent ma réapparition de sourires hésitants et de poignées de mains plus ou moins formelles. Personne ne se risque à aborder devant moi "l'incident" du quatre juillet, encore moins après cette horripilante séance photo à laquelle Chris, maman et moi nous adonnons le temps de quelques pénibles minutes sur le porche principal de la propriété. Rien que d'y repenser, j'en ai mal au cœur et aux muscles des joues. J'imagine que ces clichés et nos sourires éclatants illustreront le démenti officiel des rumeurs qui paraîtra je ne sais où.

Non, Victoria Williams n'a jamais trompé son mari avec le frère de ce dernier. Non, Lily Williams n'est pas la fille adultère de Chris Williams. Non, aucun secret aussi sombre ne viendra entacher l'honneur du regretté lieutenant Wyatt Williams, ni l'image des jumeaux choyés de l'île. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

C'est presque comme s'il ne s'était rien passé.

Jace redevient agacent et grossier, mais de façon parfaitement innocente. Pas du genre à se promener la nuit pour participer à des actes condamnables, plutôt du genre à remplir le sucrier commun de sel ou à détailler avec une prose confondante ses conquêtes pendant le plat de résistance. Le mardi, il me défie à la course. Juchés sur Brutus et Pimprenelle, on sillonne la plage à bride abattue. Je le bats à plate couture. Mercredi, Dallas me laisse participer aux séances de débourrage avec les deux poulains des Wise et dans l'après-midi, j'aide Boyd à rafraîchir les chevaux. Je dessine Aladin sur son tapis volant et Veronica Lodge. J'appelle Nate tous les soirs. Je multiplie les visites nocturnes dans le pré sous l'œil de plus en plus désabusé de Waneta.

Oui, à quelques détails près, tout redevient comme avant.

Deux de ces "détails" doivent peser chacun dans les cent dix kilos, armes non comprises, et jouent les statues de marbre près de grand poitrail en fer forgé du domaine. Le plus drôle dans l'histoire, c'est que, sans pour autant se cacher, ces deux gardes des enfers - à moins que ce ne soient de simples agents de sécurité - cherchent de toute évidence à se faire oublier. Et ils ont des mitraillettes ! Ou quelque chose qui s'en approche. Jouer la discrétion quand on trimballe ce genre d'instruments de la mort... Ma foi, c'est culotté.

Timon et Pumbaa - oui, c'est ainsi que j'ai surnommé les deux armoires à glaces - ne mangent pas. Enfin, pas que je sache. Ils ne partagent pas la table des autres employés. Ils ne parlent pas et ne sourient pas, encore moins à moi. Et puis, ils sont capables de demeurer aussi immobiles qu'un membre de la garde anglaise, dehors, en pleine canicule, dans leurs combinaisons noires qui doivent mortellement absorber la chaleur.

Ma théorie ? Timon et Pumbaa sont des mutants. Dans tous les cas, ils ne sont pas humains. Ils viennent peut-être d'une autre planète. À vue de nez, je dirais Asgard.

Ma mère est un autre des "détails" qui rompent avec l'avant.

Je ne me permettrais jamais de la qualifier d'encombrante, mais... Je reconnais que certains de ses vices ne m'avaient pas manqué au cours du mois écoulé. Comme cette mauvaise habitude qu'elle a de passer ses doigts dans mes cheveux pour y remettre de l'ordre dès que son chemin croise le mien. Son besoin maladif de contrôler mes tenues vestimentaires. Ses coups d'œil hautement réprobateurs lorsqu'elle me surprend à grignoter. Sa propension à émettre des jugements - négatifs - sur... à peu près tout. Son sujet de prédilection du moment ? Les Américains.

Ils sont en surpoids et c'est entièrement de leur faute, si leurs burgers ne faisaient pas trente-sept étages, ils n'en seraient pas là. Et puis, qu'est-ce que c'est que cette manie de mettre des glaçons partout ? Tu commandes un cocktail et tu te retrouves à payer pour un verre d'eau ! Sans compter que les Américains sont superficiels avec leur manque flagrant de culture et leurs fausses bonnes manières. Tiens par exemple, qu'est-ce que c'est que cette façon qu'ils ont de vous demander comment vous allez sans attendre de réponses à leurs questions ?

Je ne vois presque jamais Chris. C'était déjà le cas avant, mais c'est différent aujourd'hui. Parce que c'est prémédité de ma part. Parfois, je l'aperçois. Je heurte son regard océanique de très loin alors qu'il distribue des consignes à ses employés dans le parc où il m'apparaît alors que je traverse le hall au pas de course. Dans tous les cas, je bats en retraite. Je ne sais pas si on peut dire que je le fuis comme la peste, ce qui est certain, c'est que je le fuis comme un oncle qui devient votre père biologique du jour au lendemain. Je dois dire que, dans cette situation, les dimensions de sa maison de millionnaire sont mon meilleur allié. Je suppose que, si je le souhaite et si j'y mets assez du mien, je pourrais tenir encore plusieurs mois sans le croiser.

Cette configuration pourrait m'aller : Jace, Boyd, les chevaux, la plage et les nuits volées près de mon étalon fantôme... je pourrais m'y faire. Je pourrais même recommencer à être heureuse en dépit des secrets de Chris et de l'omniprésence de ma mère. Je pourrais s'il n'y avait pas cet ultime "détail" qui change tout.

L'épais store métallique du garage qui reste baissé malgré les jours qui passent.

Je vois mes sentiments comme ces particules scintillantes qui flottent paisiblement dans les boules à neige. À chaque fois que mes yeux tombent sur ce satané store - autant dire approximativement tous les quarts d'heure -, la boule à neige est violemment secouée et les paillettes de plastiques s'affolent. Sous le verre, c'est un déluge de flocons, une violente avalanche. Le problème ne vient pas du store métallique en lui-même parce que je me fiche pas mal du garage de Chris comme de tous les véhicules hors de prix qui somnolent à l'intérieur.

Ce qui m'embête, c'est l'absence prolongée du mécanicien qui devrait lever ce store, occuper ce garage et soigner ces véhicules.

Où est Royce ?

La peur est une créature vicieuse. Elle éclôt à partir de trois fois rien, un doute, un mauvais pressentiment... mais à l'instant où elle a fait son nid en votre sein, impossible de l'en déloger. Elle prolifère, pond des petits qui deviennent plus résistants qu'elle, et très vite, ce qui n'était qu'une vague sensation d'angoisse se change en quelque chose de plus sombre, de plus froid. Un sentiment d'urgence dont on ne peut pas plus se débarrasser que de son propre épiderme. Qui sait ce que ça fait ? Pour faire court, ça donne l'impression d'étouffer. Ça contamine chacune de vos pensées, ça alourdit la moindre de vos inspirations. C'est comme... d'avoir la semelle gelée et dentée d'une Rangers appuyée en plein milieu du thorax avec le poids d'un homme adulte dedans.

En ce moment même, je la sens. La botte de ma panique. Je suis allongée à même le sol brûlant, juste au bord de la piscine à débordement, et elle m'écrase. Je sens qu'elle pourrait me casser quelques côtes tant sa pression est puissante. De l'extérieur, on croirait que je bronze. C'est juste la fille de la propriété qui parfait son bronzage en lézardant près de l'eau par cette fin d'après-midi à la météo presque clémente. Personne ne doit se douter que je me fais piétiner par mes propres craintes comme par un troupeau de cerfs affolés. Pendant les petits-déjeuners, personne ne remarque que je parcours la rubrique nécrologique des actualités de l'île en priant pour ne pas y déchiffrer le nom de Jorge K Ohara... ou pire.

- Qu'est-ce qu'elle a ? Elle médite, vous croyez ? Elle a pas la gueule de quelqu'un qui médite fort.

- Elle a surtout la gueule de quelqu'un qui supporte tes conneries à longueur de journée, Quinn. Mets-la en veilleuse, tu veux ?

- Non, je suis sérieux, elle a pas l'air bien depuis hier. Eh Lily, qu'est-ce tu fous ? Allez, amène-toi ! s'égosille Jace en même temps qu'une pluie de gouttelettes chlorées s'abat sur moi et trempe mon maillot de bain sec.

Je n'ai pas besoin d'ouvrir les yeux pour le "voir". Il est au milieu du bassin, avachi sur une bouée gonflable en forme de donut entamé.

- Laisse-la tranquille, s'interpose Boyd qui campe sagement près de l'échelle.

Sous mon dos, les lattes humides sont bouillantes. Tout comme le soleil qui tente de percer mes paupières closes et chaque parcelle de ma peau découverte sans parvenir pour autant à me réchauffer de l'intérieur.

- Allez, Williams, insiste gaiement le rouquin. Viens m'aider à noyer cette traînée !

- C'est toi la traînée, Quinn ! crache une Mia faussement furibonde, un peu plus loin dans l'eau. Me touche pas, putain !

Leurs chamailleries ont débuté dans la salle de repos des employés il y a deux heures pour une histoire de soda... je n'ai pas trop suivi. Elles se sont perpétuées dans les écuries, sur les transats et maintenant ici.

- Calme ta joie, je voulais juste attraper la bouée, ça arrive de se tromper, se défend Jace.

- Mon cul.

- Qu'est-ce qu'il a ton cul ?

- Mais tu me saoules ! Vire tes pattes, je t'ai dit ! Faut que je l'écrive sur mon maillot pour que tu captes ou quoi ?

- Parce que tu crois qu'y a la place pour écrire quoi que ce soit sur ce bikini. La prochaine fois, rends-toi service et achète un truc à ta taille.

- Nique ta mère.

Et s'il mourait ? S'il était mort ? Si quelqu'un le tuait ?

Cette seule idée, à peine formulée du bout des lèvres par mes pensées, me donne un aperçu du gouffre qui m'attend. Il me suffit de l'envisager une seule seconde pour avoir l'impression de me déchirer en deux. Comment est-ce que j'ai pu laisser une chose pareille m'arriver ?

De toute façon, c'est n'importe quoi ! Royce ne mourra jamais. Et personne ne peut le blesser sérieusement ! Il est bien trop fort. Il est incassable. Je suis sûre que sous l'apparence innocente de sa peau se cachent quelques couches de béton et de titane. Oui, sûre !

Alors qu'est-ce que je fais de ce pressentiment gluant et rampant dont je ne peux pas me débarrasser ?

On est samedi. Ça va bientôt faire une semaine. Une semaine, qu'est-ce que c'est, au fond ? Rien du tout, non ? En sept jours, on a à peine le temps de guérir d'un rhume ou de regarder les premières saisons de Peaky Blinders...

Mais tu es bien placée pour savoir qu'il ne suffit que de quelques petites secondes...

Un index déterminé pressé contre une détente. Une déflagration, un bruit de fin du monde qui vous marque à jamais. Une vie qui prend fin, si vite, si... facilement.

La pointure glacée s'incruste plus fort dans ma poitrine. Mon cœur se révolte en accélérant drastiquement sa cadence et je me redresse en position assise. J'empoigne mon sac par une bretelle et le tire vers moi sans prêter attention aux deux jouteurs dans l'eau, ni à Boyd qui me dévisage discrètement depuis son poste d'observation. Mes doigts tremblants s'agitent dans le gosier du panda, remuent le bric-à-brac jusqu'à agripper mon portable.

Je déverrouille l'appareil. Je vérifie les notifications. J'ouvre mes contacts. Je descends jusqu'à la lettre R.

Randy, Richard, Roberta, Rose... Royce

C'est presque devenu un automatisme ces derniers jours. Un rituel un peu satanique. Pas satanique, juste désespéré. Le désespoir est ce qui m'a poussé à envoyer le premier message à Royce, mardi. Et probablement aussi le deuxième. Je ne sais pas trop quelle est mon excuse pour le sixième qui date de ce matin. Quelque chose du style "de toute façon, il ne les lit même pas, alors qu'est-ce que ça peut faire ?". À moins que ce ne soit "un de plus ou un de moins...".

Effleurant l'écran du pouce, je parcours mes erreurs.

Lily : Salut. Je sais que ça ne me regarde pas, mais est-ce que tout va bien ?

Ça, c'était celui du mardi. Je me souviens avoir tapé ces mots avec une moue boudeuse, déçue de ne pas l'avoir recroisé. Le mercredi, j'étais déjà plus inquiète que désappointée :

Lily : Bonjour. Est-ce que tu pourrais au moins répondre "oui" à mon dernier message, s'il te plaît ?

Lily : Je sais que trois textos sans réponses, c'est deux textos de trop, mais étant donné la situation et les choses que tu m'as racontées la dernière fois à propos "tu sais qui", il y a de quoi paniquer un peu.

En expédiant celui-ci, le texte me paraissait on ne peut plus clair. Ce n'est qu'après coup que j'ai réalisé que le "tu sais qui" évident pour moi ne le serait pas forcément pour Royce. Du coup, j'ai ajouté un quatrième message à la liste déjà trop longue pour préciser.

Lily : Quand je dis "tu sais qui", je parle de 22.1.4.9.13.

Encore une fois, je ne suis pas certaine d'avoir été claire. Le codage qui consiste à remplacer chaque lettre par le chiffre équivalent fait partie de la formation de base des enfants qui projettent de devenir espions ou agents secrets, soit à peu près quatre-vingts pour cent de la population de moins de dix ans. Si Nate et moi nous sommes un jour inscrits dans cette catégorie, je ne sais pas si c'était le cas de Royce.

Je ne sais même pas pourquoi je n'ai pas écrit Vadim en toutes lettres. Sans doute pour les mêmes raisons qui m'ont empêché d'évoquer Jorge K Ohara, les Scorpions et tous les autres motifs de ma panique. Je ne voulais laisser aucune trace qui puisse incriminer Royce de quelque façon que ce soit... au cas où le FBI ou la CIA tomberaient sur ces textos. Mais tout bien réfléchi, les probabilités pour que cela arrive sont encore plus minces que celles d'obtenir un jour des réponses à ces messages. C'est en réalisant cela que j'ai envoyé le cinquième, puis le sixième, hier.

Lily : À quoi ça sert de donner ton numéro de téléphone à quelqu'un si c'est pour lui mettre des vents de l'espace ensuite ?

Celui-là m'a échappé. J'étais légèrement irritée quand je l'ai tapé, mais alors que mon pouce planait sur la missive pour l'effacer, je l'ai envoyée sans le faire exprès. Je pensais que ce genre de chose n'arrivait qu'au plus de soixante-dix ans. Je me trompais. En plus, il n'y a même pas de vent dans l'espace, c'est un non-sens.

L'œil trouble, je relis distraitement le dernier message. Celui que j'ai rédigé avec deux pouces tremblants et un cœur aux abois.

Lily : J'espère vraiment, vraiment, vraiment qu'il ne t'est rien arrivé de mal et que tu n'as simplement pas envie de me répondre. Mais je crois qu'après ça, je n'aurais plus jamais envie de te parler.

Hier encore, relire cette suite sans fin de bourdes m'affligeait et je crois bien que la honte m'a vaguement fait envisager l'autoflagellation. J'ai aussi pesté contre tous les techniciens du monde qui n'ont pas encore mis en place un dispositif pour annuler un message après son envoi comme sur certains réseaux sociaux. Aujourd'hui, je me fiche pas mal de ces textos débiles. Je serais même bien heureuse que Royce soit en train de les déchiffrer en se payant ma tête parce que ça voudrait dire qu'il va bien. Au point où j'en suis, c'est tout ce qui m'importe.

Des doigts mouillés s'enroulent autour de ma cheville et m'ancrent de force à l'instant présent. Je m'oblige à déglutir et cligne des yeux pour les focaliser sur les ongles mauves qui contrastent contre ma peau pâle. Mon regard perdu remonte chercher celui de Mia, étrangement compréhensif. Elle est toujours dans la piscine, ses bras sont croisés sur le bord, tout près de moi.

- Mia...

Son nom quitte mes lèvres comme une supplique étranglée.

- Je ne sais vraiment pas, Lily, m'assure-t-elle d'une voix douce qui lui ressemble aussi peu que le rose ou les paillettes. Je ne l'ai pas vu de la semaine, il n'est pas passé au Lust non plus.

Derrière elle, je crois percevoir un échange de coups d'œil muets entre Boyd et Jace, mais ça n'a pas d'importance.

- Diego...

- Il sait pas non plus, me coupe la Colombienne. Ou alors... il le couvre. Mais je crois pas. Il dit que ça lui arrive de disparaître quand... Il a des trucs à régler.

Des trucs à régler...

- Mais il..., poursuit Mia, hésitante, avant de s'interrompre en pinçant les lèvres.

- Quoi ?

- Il a l'air inquiet.

Je suis sur mes pieds bien avant de prendre la décision de me lever. Je sens bien Mia qui me dévisage, ses beaux yeux bordés de cils d'encre emplis de compassion... ou de pitié. Les deux autres me scrutent et une fois n'est pas coutume, le rouquin se dispense de remarque spirituelle.

Après avoir murmuré des excuses, je me presse d'enfiler le short en denim et le sweat-shirt sans manches que j'avais abandonnés sur le dossier d'un transat, chausse mes tongs trempées et regagne l'ombre de la maison comme un automate. De toute façon, je ne faisais que plomber l'ambiance. Et puis, je ne décide de rien, mes jambes le font pour moi. Elles me portent jusqu'au bureau de Chris en urgence. Je ne sais même pas ce que je compte y faire en cognant timidement du poing contre le battant. Le silence est tout ce à quoi j'ai droit. Plus par dépit qu'autre chose, j'active la poignée... qui, sans surprise, me résiste.

- Élisabeth ? C'est toi ? m'appelle ma mère depuis le séjour qu'elle a transformé en cabinet de mode. Viens par ici, je voudrais qu'on...

La fin de la requête se perd en chemin. Je suis déjà loin. Où peut être Chris à dix-sept heures de l'après-midi s'il n'est pas sorti, ni enfermé dans son bureau ? Il n'est probablement pas un adepte de la sieste, alors où est-ce qu'il se cache ? Je m'interroge là-dessus en sillonnant les couloirs déserts du rez-de-chaussée. Ça ne fait rien, il ne me reste "qu'à" fouiller les cinquante pièces et quelques qui se partagent la demeure. "Du gâteau !" je songe en m'immobilisant devant la porte qui mène au sous-sol. Je n'y descends que très rarement. Il n'y a rien pour moi, en bas. Seulement la cave à vin où mon oncle range les grands crus européens destinés à épater ses rivaux commerciaux et sa salle de sport, donc...

Sa salle de sport.

Je n'ai jamais dévalé d'escaliers aussi imprudemment, engloutissant les marches cinq par cinq. Les dernières donnent sur un hall faiblement éclairé devant lequel se dresse une succession de baies vitrées. La salle de sport de la propriété ressemble à une sorte de grand cube en verre... Deux faces transparentes, deux façades opaques et un faux plafond noir. Pourquoi est-ce que ces endroits ont toujours des éclairages glauques, comme si la musculation en elle-même n'était pas déjà une pratique assez lugubre comme ça.

Bref. C'est une sorte cage géante avec une collection de poutres et un tas d'instruments de torture pour les masochistes qui aiment suer à grosses gouttes en martyrisant leur corps. Chris est l'animal qui s'enferme de son propre chef dans la cage. Davantage un lion qu'un hamster, je décide en finissant par l'apercevoir.

Face au spectacle insolite qui se dresse devant moi, mes yeux s'ouvrent plus grand, ma mâchoire se décroche très légèrement de son axe, et l'espace d'un instant qui s'éternise, j'envisage de rebrousser chemin aussi vite que je me suis incrustée là où je n'ai pas été invitée. Mon oncle se tient debout entre un banc de musculation et un tapis roulant. Jusqu'ici, rien d'aberrant. Je pourrais presque passer outre le fait qu'il a troqué l'élégance de ses habituels costumes sur mesure pour un short de sport s'il n'était pas en train de massacrer un sac de frappe comme si ce dernier s'était rendu coupable d'un crime capital.

Ok.

C'est... ben, c'est... effrayant. Je me doutais que mon oncle était massif et je sais qu'il s'entretient, mais je n'imaginais pas... ça. Il a beaucoup trop de muscles qui ne doivent pas lui être d'une grande utilité puisqu'il passe la majeure partie de son temps dans des bureaux et des salles de conférences. Et la force des coups qui pleuvent sur le défouloir...

Si c'était un humain et non un simple sac...

Mais c'est un sac.

Je fais quoi maintenant ?

L'indécision me cloue sur place. Je coince le lacet de mon sweat entre mes dents en délibérant. C'était déjà suffisamment gênant de le poursuivre pour lui demander une faveur quand je m'amuse à le fuir depuis des jours, si en plus il est d'une humeur de dogue et qu'il ne porte pas de T-shirt... on atteint un niveau de malaise rarement atteint, même par moi. De toute façon, c'est trop tard. J'ai dû trop tarder à me décider parce que, percevant sans doute le poids d'un regard intrusif sur ses épaules en sueur, mon oncle cesse brutalement ses assauts sur le punching-ball pour se retourner.

Ses yeux sont d'un bleu électrique lorsqu'ils s'abattent sur ma pauvre personne tétanisée. D'ailleurs, je crois bien qu'ils m'électrocutent. Maintenant qu'il m'a vu, ce sera encore plus bizarre si je décide de détaler, il me semble. Bon. Je pousse la porte vitrée pour m'incruster dans la cage à mon tour. Contrairement aux salles de sport de lycéens, celle-ci ne sent pas le renfermé, ni le vieux caoutchouc et encore moins les chaussettes sales. L'arôme du désinfectant est trop fort pour que l'on détecte quoi que ce soit d'autre.

Je ne sais pas si j'ai le droit de fouler le tapis avec mes sandales, dans le doute, je me déchausse à l'entrée. Chris est toujours immobile près de sa victime suspendue en cuir synthétique. La bouche entrouverte pour reprendre son souffle, il suit mon avancée d'un regard circonspect et peut-être légèrement égaré. Ses cheveux blonds d'ordinaire parfaitement soignés sont trempés de sueur et barrent ses prunelles fraîches. Son torse continue de soulever à un rythme soutenu, probablement parce qu'il vient de mettre une raclée de l'enfer à un pauvre sac de frappe qui n'avait rien demandé.

Je m'immobilise face à lui en conservant quand même deux généreux mètres de distance entre son corps transpirant de Terminator enragé et moi. Qu'est-ce que je peux bien lui dire ? Je fixe le plafond bas et danse d'un pied sur l'autre en cherchant l'inspiration. J'aimerais bien qu'il se rhabille. Ce n'est pas que ça me gêne de le voir torse nu, mais... ça me gêne de le voir torse nu. J'ai peut-être pensé assez fort, à moins que ce ne soit les coups d'œil entendus que j'ai multiplié en direction du T-shirt qui pend sur le guidon du vélo elliptique... quoi que ce soit, ça fonctionne. Mon oncle s'empare du haut et l'enfile en deux mouvements avant d'attendre la suite, une main accrochée à la chaîne du punching-ball.

Allez !

- Chris, j'ai...

Ça vient ou pas ?

- J'ai besoin que tu m'aides, terminé-je d'une voix feutrée.

Puis j'ajoute un minable "s'il te plaît" en balayant le tatami d'un regard confus. J'ai vraiment du culot. Il va m'envoyer balader et je l'aurais mérité.

- Oui, m'encourage mon oncle en épongeant distraitement ses tempes humides avec une petite serviette sans laisser paraître ni impatience, ni agacement. Qu'est-ce qu'il te faut ?

Je retourne fouiller ses yeux trop perçants en luttant contre l'envie de me détourner. Je reste plantée dans leur bleu si froid en cherchant mes mots.

- Je voudrais... Ce que je veux... Est-ce que tu pourrais me dire où est Royce ?

Chris se passe une main sur le menton, visiblement désarçonné par ma requête. Ses sourcils blonds se haussent subtilement.

- Pourquoi est-ce que je ferais ça ?

- Quoi... Alors tu sais où il est ?

L'espoir revient frapper à ma porte, il amène avec lui un parfum de vanille et de soulagement. J'en souris presque. Je crois que je souris tout court. Si Chris sait où il est, alors c'est qu'il est bien quelque part et...

- Je n'ai pas dit ça, coupe mon oncle.

Mais...

- Donc tu ne sais pas ?

- Non.

Mes maigres réserves d'optimismes s'écroulent aussi vite qu'elles se sont bâties sur du vent, l'angoisse rapplique pour me souffler son haleine hivernale par les espaces intercostales. Chris esquisse un pas dans ma direction, mais s'interrompt presque aussi sec.

- Pourquoi est-ce que tu as besoin de savoir ça ?

- Je veux juste savoir qu'il va bien. Le reste, je m'en fiche.

J'ai l'air désespérée, je le devine à l'air contrarié qu'affiche mon oncle, mais ça n'a pas la moindre espèce d'importance. S'il est en mesure de me rendre mon souffle, qu'il le fasse.

- Est-ce que tu sais comment il va, toi ? j'insiste.

- Non.

- Quoi ? Mais... Comment ça, non ? Il travaille...

- Pour moi. Il travaille pour moi. Je n'ai pas pour habitude de demander des précisions sur les activités de mes employés quand ils quittent mes murs.

Mes ongles me griffent les paumes si fort que mes yeux s'embuent.

- Ok, mais tu pourrais l'appeler ?

- Tu veux me faire croire que tu n'as pas son numéro ? lâche Chris, vaguement sceptique, en se dirigeant vers les bancs qui bordent le mur du fond.

Je lui emboîte le pas sans hésiter.

- Non... Enfin, si, je l'ai. Mais il ne décroche pas.

- Idem, décoche Chris sur un ton neutre.

Cette fois, je chancelle. Elle est de retour. Palpable et infâme avec son odeur de rouille et de mort. La peur. Je croyais l'avoir goûtée sous chacun de ses immondes arômes au cours de la semaine écoulée, mais je viens probablement de débloquer un nouveau niveau parce que la botte gelée n'était qu'un amuse-gueule en comparaison du raz de marée qui m'ensevelit sur place. Mon cœur va s'arrêter. Il va se taire d'un instant à l'autre et il n'y a rien que je puisse faire pour le convaincre de continuer de lutter.

Je recule à l'aveugle et mon dos heurte violemment une poutre. C'est ma faute ! Si je ressens ça, si je me sens aussi mal, je ne peux m'en vouloir qu'à moi-même ! C'est moi qui me suis lancée là-dedans à cœur perdu, comme la dernière des idiotes. J'ai sauté à pieds joints dans cette histoire, maintenant j'en paye le prix. Invincible, mon œil ! Dans ce pub, il y a une semaine, quand ce Russe de malheur l'a visé avec son arme, il n'a pas cillé une seconde. Il n'en a rien à faire et c'est avec ce genre de désinvolture qu'on finit criblé de balles.

- Lily !

Les mains de mon oncle s'enroulent fermement autour de mes poignets et il m'oblige à reculer jusqu'à ce que je heurte le banc en bois et m'asseye. Il s'est agenouillé devant moi et son expression froissée d'inquiétude m'apparaît peu nette, floutée par le voile humide qui amoindrit ma vue. Je remonte mes jambes contre moi et m'entoure de mes propres bras pour me consoler.

- Qu'est-ce qui t'arrive ?

Ma gorge est tellement encombrée que je peine à articuler ces quelques mots décousus :

- Je ne veux p... pas qu'il... il disparaisse...

Je ne veux pas que Royce soit effacé de ma vie. J'ai déjà été témoin de l'aisance avec laquelle une personne qui compte peut vous être arrachée sans raison valable ni préavis, puis rayée de votre existence comme certains pays sont gommés d'une carte après la guerre. Chris demeure silencieux un très long moment, mais je lui prête à peine attention, trop occupée à contenir ma terreur, ce monstre irrationnel survenu de nulle part et sans justifications tangibles.

- Calme-toi. Personne ne va disparaître, m'assure mon oncle de son timbre tangible et solide.

Il a l'air tellement sûr de lui que j'arrête de trembler. Je renifle et avale ma salive en retrouvant mes esprits. Je me redresse en sursaut quand une idée me traverse. C'est au tour de mes doigts de se refermer sur le poignet de Chris. Je le presse en proposant avec emphase :

- Tu pourrais appeler Michael ! Lui, il en sait toujours long ! Et il est à tes ordres, hein ? Il est obligé de te dire ce qu'il sait ?

Toujours agenouillé près de moi, Chris me scrute sans un mot, les traits concentrés, mais difficilement lisibles.

- S'il te plaît ! j'implore en levant les sourcils. Je ferais ce que tu veux !

Mon oncle se passe une main dans les cheveux, puis, sans s'écarter ni me lâcher des yeux, tend le bras vers le sac que je n'avais même pas remarqué sous le banc et en tire son portable. Il déverrouille l'appareil en tapant le code à toute vitesse, comme pour m'empêcher de le déchiffrer. Dommage pour lui, j'ai une vue de lynx et sa combinaison est la suivante : 210602. J'essaye de ne pas penser au fait que ça ressemble drôlement à ma date de naissance, ce serait beaucoup trop déroutant et étrange. Chris pianote une minute sur l'écran, puis, sans que je m'y attende, me tend l'engin.

Oh ?

Un contact non enregistré s'affiche à l'écran. Il ne reste plus qu'à presser le combiné vert miniature. Je n'hésite pas une seconde et colle le téléphone contre mon oreille en dénombrant les tonalités de l'appel qui s'emmêlent à mes battements de cœur.

- Oui ? grince la voix désagréablement familière de l'albinos après quatre bips sonores.

- Euh... Michael ? je perds légèrement mes moyens sous le regard attentif de mon oncle.

Mais non, c'est Boris Johnson. Évidemment que c'est Michael, andouille !

Un silence froid fait suite à mon bégaiement. Je me racle la gorge.

- C'est Lily. Lily Williams.

- Ouais, j'avais capté. Qu'est-ce tu fous avec le tel de ton oncle ?

- Est-ce que tu as vu Royce ?

- Quoi ? Je comprends pas, c'est quoi ce délire ?

- J'ai parlé anglais pourtant, rétorqué-je calmement en dépit de mon agitation.

Chris est obligé de poser une main sur mon genou pour l'empêcher de battre une mesure Rock & Roll aussi déchaînée qu'imaginaire.

- Est-ce que oui ou non, tu as croisé Royce Walters ces derniers jours ?

- Qui le demande ?

- La reine d'Angleterre, je m'impatiente alors que Chris incline légèrement la tête en suivant la conversation.

- Ben tu diras à cette conne qu'elle peut aller se faire foutre et reposer ce portable où elle l'a trouvé. C'est pas le service client, ici. Si tu veux causer à ton Jules, tu le bipes lui et tu me laisses en dehors de ça.

Les sourcils clairs de mon oncle remontent se cacher sous les mèches mouillées qui s'éparpillent sur son front.

- Réponds à ma question, j'insiste en serrant un poing sur ma cuisse.

- Ou quoi ?

- Réponds à ma question ou tu es viré, je fulmine.

Si l'albinos explose d'un rire narquois et attendu à l'autre bout du fil, mon oncle me surprend lorsque ses lèvres se fendent d'un sourire éclair et qu'une touche d'amusement égaye ses prunelles sobres une fraction de seconde.

- Tu te fous de moi ? Redescends sur terre, la collégienne. T'as pas ce pouvoir. Pose ce tel et retourne faire du coloriage.

- Non seulement, je te ferais virer, mais en plus j'avertirais tes copains de ton statut d'agent double, je bluffe d'un timbre rendu étonnamment clair par ma détermination. Au collège, on nous apprend la définition du mot balance. C'est quoi le sort qu'ils réservent aux cafteurs dans le Nord ?

- Espèce de sale...

Je ne saurais jamais exactement ce que je suis parce que c'est précisément là que Chris décide d'intervenir. Il se penche subitement vers moi pour approcher sa bouche du portable et ordonner d'un ton grave et sans appel :

- Dis-lui ce qu'elle veut savoir.

J'entends très distinctement Michael reprendre sa respiration lorsqu'il comprend qu'il est sur écoute depuis le début de la conversation. Il se racle la gorge et lorsqu'il reprend, sa voix n'a plus rien de revancharde, elle n'est plus que professionnelle :

- Je ne l'ai pas vu depuis plusieurs jours. Cinq, pour être exact. Il allait voir le Russkiy.

- Le quoi ?

- Le Russe. Vadim.

- Mais... Comment ça ? Tu n'as eu aucune nouvelle depuis ? je m'emballe tandis qu'une langue gelée me lape la nuque, semant d'horripilants frissons sur son sillage.

- Pas directement, élude l'albinos sur le même ton formel.

- Je... je ne comprends pas.

- Parle, le presse mon oncle dont l'expression s'est figée dans un masque de dureté alarmiste.

- J'ai entendu des bruits de couloirs.

- Quel genre de bruits de couloirs ?

- C'est un ripou... , débute Michael avant de préciser, probablement à mon intention, un flic corrompu qui m'a filé le tuyau. Il revenait du bureau du procureur et, d'après lui, c'est la merde.

- Développe, exige sèchement Chris dont la main n'a pas encore libéré mon genou frissonnant.

- Walters n'est plus pistable, déclare l'albinos.

Je cligne des yeux sans percuter.

- Hein ? Je ne...

- Son bracelet électronique est plus actif, les keufs commencent à s'agiter.

- Qu'est-ce que ça pourrait vouloir dire ? je parviens à souffler entre les débris de verre qui me lacèrent la trachée.

Mon cœur en apesanteur, à l'extrême bord du précipice...

- Soit qu'il a réussi à mettre le bijou hors service tout seul, mais à moins qu'il ait prévu de se tirer de l'île, je vois pas pourquoi il aurait fait ça. Soit que quelqu'un le lui a retiré... de force. 

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