Chapitre 31
Je pense à toutes ces choses qui font à la fois du mal et du bien. L'amour, déjà. Un instant, il vous réchauffe le cœur pour le carboniser façon marshmallow la seconde qui suit, ne laissant de ce bout de chair faible qu'un monticule de cendres fumantes. Les films qui finissent mal aussi. On a beau se transformer en fontaine à eau sur les dernières minutes, on ne regrette pas pour autant les deux heures passées à étrangler les coussins en priant avec les personnages. Parce qu'on a tout ressenti avec une intensité folle et que ça, ça en vaut la peine. Ces bonbons au coca enrobés de poudre acidulée qui piquent la langue et vous arrachent des grimaces ridicules, mais restent bons quand même.
Je classe notre propriété dans cette boîte-là. La boîte des douleurs agréables. C'était déjà le cas au début de l'été. Il y a un peu plus d'un mois, alors qu'on passait ces mêmes grilles en fer forgé qui s'érigent en murailles infranchissables entre le monde et notre domaine, la même appréhension teintée d'un bonheur flou me comprimait les tripes. J'envisageais avec angoisse les prochains jours que je passerais à arpenter cette maison hantée, à croiser dans chaque corridor de la demeure le fantôme de mon père. Pourtant, d'une certaine manière, l'idée que cet endroit soit si imprégné de sa personne que je pourrais m'attendre à le voir surgir à chaque coin de mur, était comme un baume apaisant sur mon mal... un lit de nénuphars et de pétales sur un lac de douleur...
Bref.
Aujourd'hui, les souvenirs de papa ne m'effraient plus autant. J'ai fait en sorte de les apprivoiser, de m'en nourrir et de les arroser avec soin pour leur faire recouvrer leur splendeur d'antan. Ce sont les secrets qui me terrifient. Les secrets et les mensonges. Rien qu'en m'imaginant l'étendue de l'illusion dans laquelle j'ai grandi, je suis morte de trouille. Combien de gens étaient au courant ? À quel point suis-je le dindon de la farce ? J'ai peur que de nouvelles trahisons s'ajoutent aux premières, qu'elles finissent par former une pile insurmontable. Peur qu'on tire le tapis sous mes semelles pour que je me retrouve encore une fois les quatre fers en l'air.
Mais en même temps... c'est chez moi, maintenant. Ou c'est ce qui s'approche le plus de mon "chez moi". Cet assemblage de murs entre lesquels tu retournes de terrer pour faire une halte quand rien ne va. Au bout du compte, je n'ai nulle part ailleurs. C'est comme habiter dans un petit appartement avec trois chats. Enfin, je crois. Tu sais qu'il te faudra changer la litière en arrivant, qu'une pile de vaisselles d'une semaine patiente sagement près de ton évier, diffusant des effluves de nourriture moisie jusque dans la salle de bains, et que ta chambre se prend pour un champ de bataille gaulois... mais qu'est-ce que tu peux faire, sinon rentrer à la maison ?
Le grincement du frein à main que Chris vient de lever m'ancre sèchement à l'instant présent, balayant du même coup ma comparaison fumeuse. Il s'est garé en plein milieu de l'allée. Luttant paresseusement contre un soleil démissionnaire de fin de journée pluvieuse, les palmiers qui bordent le chemin étendent leur feuillage au-dessus de nous et dessinent des ombres ennuyeuses. Le parc est désert quand je me résous à le parcourir des yeux. Les employés sont aux abonnés absents. Où qu'ils soient, ils laissent un vide effroyable derrière eux.
C'est déprimant.
Pilotant un regard plein d'espoir vers le pré, je déchante très vite. Les chevaux ont dû être rentrés aux écuries parce qu'à part deux âmes esseulées qui s'attardent au niveau des abreuvoirs, l'endroit est aussi désert et morne que le reste de la propriété. Même la piscine ne parvient pas à se donner l'air engageant. Les remous ont été coupés, la surface est lisse comme une vitre. Une vitre insipide que le ciel mélancolique affuble de reflets grisâtres. Probablement malmené par le vent, un parasol s'est renversé, mais personne n'a pensé à le redresser.
Méga déprimant.
Après avoir bloqué ma nuque quelques secondes pour batailler contre la pulsion, je cède et glisse un coup d'œil aussi stupide qu'inutile en direction du garage à voiture. Le grand bâtiment ténébreux semble... endormi. L'épais store métallique est descendu jusqu'au sol et aucun des bolides qui somnolent à l'intérieur n'est en vue.
Archi déprimant.
Chris n'a pas bougé de son siège. Il doit attendre que je réagisse. Je sens les deux icebergs qui lui font office de regard épier mon profil avec prudence. Go. Maussade, je réprime de justesse un soupir impoli et ramasse mon sac à dos en activant ma poignée. Ce simple geste, comme ceux qui suivent - balancer mes pieds hors de la voiture, m'extirper de l'habitacle et retrouver une position verticale - me demande à peu près autant d'énergie qu'il en a fallu à Peter Parker pour stopper la chute de cet assesseur dans "Homecoming". Quoi ? J'ai dit à peu près.
Je n'ai pas la force de hisser mon panda sur mon dos, je me contente de tenir l'une des bretelles à bout de bras et le pauvre animal en peluche mord accidentellement la poussière à plusieurs reprises. La Mustang de Chris couine bruyamment lorsqu'il active la fermeture automatique après avoir claqué sa portière. À part ça, le silence règne en maître sur les lieux. Je ne me souviens pas que cette propreté ait déjà été aussi... morte.
Je me suis traînée sur quelques mètres quand la lueur au bout du tunnel se fait voir. Cette lueur se présente sous la forme d'un quinquagénaire grisonnant coiffé d'un vieux Stetson poussiéreux. Comme tirées par deux cordelettes invisibles, mes épaules se redressent vivement au moment où mon Texan préféré émerge de la salle des employés.
- Dallas !
Son nom tire sur chacune de mes cordes vocales et sort dans une exclamation étranglée. Le réconfort que me procure sa présence m'éclabousse comme le jet brûlant d'une douche après un cours d'équitation en plein hiver. En ce moment, Dallas est la dernière figure d'autorité en laquelle je puisse avoir confiance. Il est un roc au milieu de tout ce flou, de toutes ces lignes mouvantes et incertaines qui m'entourent. Et je n'aspire plus qu'à me souder à ce rocher ensoleillé... comme ces mollusques, là... ces petites bêtes qui se déguisent en coquillages sur pattes dont les fonds sableux sont infestés.
Mon cœur ralentit, mes jambes se mettent en branle d'un commun accord, mon sac racle contre les pierres pour finir abandonné au milieu de l'allée quand je vais me jeter dans les bras de mon palefrenier préféré. Dallas me réceptionne sans difficulté. Ses bras forts se referment autour de moi et pendant un moment, les pointes de mes tennis ne touchent même plus le sol. Je ne le lâche pas, même quand il me repose à terre pour épargner son dos. Je garde les mains nouées derrière lui, le visage niché dans sa chemise en flanelle, et je m'enivre de son odeur de Cow-boy. Foin, avoine, chevaux, café.
Là, c'est la maison. Là, je suis chez moi !
Combien de temps est-ce que je peux vraisemblablement camper sur cette position ? Probablement pas jusqu'au souper... Il faudra bien que je le laisse se nourrir, mais une heure ? Est-ce que ce serait trop demander ? Probablement. Dallas est déjà en train de me tapoter la tête du bout des doigts. Il gigote et toussote avec embarras. Quand je fais coulisser mon menton contre lui pour croiser son regard, ses yeux sont ailleurs... ils vagabondent derrière moi. Quoi ? Pivotant la tête sans pour autant me décider à le lâcher, j'avise la silhouette solitaire de Chris à une dizaine de mètres.
Solitaire. Dans le dictionnaire, c'est un cliché de mon oncle qui illustre le terme. Sûr. Qui d'autre pourrait coller aussi étroitement à la définition ? Debout face à son "château", droit comme une lettre capitale, les mains perdues dans les poches de son pantalon de costume, il a l'air tellement... intouchable. Incassable. Dans une autre vie, il était pharaon. Il avait un tas de scribes, de masseurs et d'adorateurs.
C'est fou ce que sa nouvelle enveloppe charnelle peut différer de celle qu'il habitait il y a quelques millénaires. Comment peut-on passer d'un physique d'égyptien à l'Américain blond aux yeux bleus, qu'on m'explique. Ses deux billes neigeuses sont rivées sur nous, mais son expression est une page blanche. Tendu, une main toujours maladroitement juchée au sommet de mon crâne, Dallas le fixe en retour et il a presque l'air de s'excuser. Pourquoi, au juste ?
Déterminée à conserver son attention, j'applique la première idée qui me passe par la tête. Comme une marionnette que l'on vient de priver de ses fils, je fais mine de m'évanouir dans les bras du Texan. J'ai dit la première idée, pas la plus mature ni la moins saugrenue. Clic-clic, fait la paire de cisailles imaginaire et, alors que mes genoux cèdent brutalement, je me découvre un talent indéniable pour le théâtral. J'y vais franchement, je ne m'inquiète pas de toucher le sol.
Je joue souvent à ce jeu avec Nate, on appelle ça notre test de confiance. Tu te laisses chuter en arrière à l'improviste, les yeux fermés, et tu pries pour que l'autre te rattrape. Nathan me rattrape à chaque fois. Je ne peux pas en dire autant pour moi et je doute qu'il oublie un jour cet incident. Pour ma défense, il s'était jeté du mauvais côté. Si Monsieur Martin, notre prof d'éducation physique qui passait dans le couloir à ce moment-là, n'avait pas ses réflexes d'ancien karatéka, je crois que Nate se serait tout simplement fendu le coccyx... dans le meilleur des scénarios. Après ça, on a un peu abandonné ce manège.
Dallas n'a, à ma connaissance, jamais été karatéka, ni même judoka ou Kung-fu-panda, pourtant, c'est avec une remarquable vivacité qu'il me redresse, une zeptoseconde avant que mes genoux n'aillent se fendiller sur les dalles. Je profite encore un instant de la situation, laissant mon corps "amorphe" pendouiller dans les bras de mon palefrenier, la nuque brisée, les cheveux en chute libre et le visage faussement apaisé pour feindre l'inconscience. Je me retiens juste de tirer la langue parce que ça ferait peut-être un peu "too much". Puis j'ouvre les yeux sur un Dallas horrifié et laisse un sourire pas vraiment contrit fleurir sur mes lèvres.
- Lily..., s'étrangle le Texan alors que j'éclate d'un rire libérateur.
Je reprends appui sur mes pieds pour le libérer de mon poids.
- Quoi ? Je vérifiais juste si t'étais concentré, me justifié-je gaiement avant de suivre encore une fois son regard au-delà de mon épaule.
Ses sourcils clairs sévèrement froncés sur son front déjà truffé de ridules, Chris a réduit la distance qui le séparait de nous pour finalement se figer à quelques pas, l'air exceptionnellement désœuvré.
- Tu te... tu te payes ma tête ? marmonne Dallas, sidéré, en essayant sans grand succès d'insuffler un peu de courroux dans son ton. Est-ce que tu te rends compte qu'avec toutes tes bêtises, j'ai un anévrisme qui risque de péter, un de ces quatre ?
- Tu n'exagères pas un tout petit peu ?
- Non ! Regarde ça, regarde, Lily, m'ordonne Dallas en retirant son chapeau avant de courber l'échine pour me montrer le haut de son crâne comme un gentleman du dix-neuvième siècle qui salue un groupe de dames.
- Qu'est-ce que je suis censée voir, au juste ? je m'amuse en braquant un regard mutin sur sa crinière aplatie par le Stetson.
- Mes cheveux gris.
Effectivement, il est fort possible que quelques grains de poivre ou de sel se soient mêlés au brun.
- Qu'est-ce qu'ils ont ?
- Il y en a beaucoup plus, maintenant ! La moitié sont d'hier !
- Je suis sûre que non.
- Si ! m'assure Dallas, l'air on ne peut plus sérieux. Depuis que tu es revenue, je vieillis trois fois plus vite. Tu vois ces rides...
- Quoi ? Les rides aussi, c'est de ma faute ? T'es sûre que ce n'est pas parce que tu as passé les cinqua...
- Oui, c'est de ta faute ! Les rides, les cheveux gris... ce sera quoi ensuite ?
- Ben... vraisemblablement, tu devrais te mettre à écouter la télévision plus fort. Tu diras "Quoi?" dès qu'on s'adressera à toi, tu commenceras à raconter des blagues racistes pendant les dîners et bientôt tu devras porter un denti...
- Espèce de...
Hilare, je fais un bond de côté pour l'esquiver alors qu'il feint de vouloir m'étrangler. Mes yeux rieurs tombent sur un Chris impassible, une poignée de secondes avant que ce dernier ne se désintéresse définitivement de nous. Ramassant le panda que j'ai laissé choir au milieu du chemin, mon oncle trace mécaniquement sa route jusqu'au porche principal de la demeure. La grande porte blanche se referme délicatement sur lui.
Je laisse filer quelques crocodiles avant de décider qu'il est probablement allé s'enfermer dans son bureau pour s'adonner à je ne sais quel rituel de millionnaire louche, du style... renifler des billets de banque, compter ses cartouches de pistolet, ouvrir des tableaux Excel hyper compliqués... Peu importe. Un air grave placardé sur le visage, Dallas fixe également l'entrée de la maison d'où son employeur vient de disparaître. Je m'empresse d'effacer de la pulpe de mon pouce le pli d'anxiété qui a pris naissance entre ses deux sourcils. En réponse, je récolte un pauvre sourire.
- Tu es prête à rentrer ? demande Dallas.
- Non, réponds-je honnêtement.
- D'accord.
Mon palefrenier marque un blanc pendant lequel quelques hennissements ronchons nous parviennent depuis les écuries, puis...
- Ne me fais plus jamais un coup pareil, gamine, m'implore-t-il soudain, rafraîchissant brusquement la teneur de notre échange.
Mon cœur pompe mon sang avec une puissance redoublée, dopé à la culpabilité. Pas une seconde en empaquetant mes affaires, je n'ai songé à l'inquiétude que je pourrais semer derrière moi. Quand j'ai fui cet endroit, je n'ai vraiment pensé qu'à moi. Moi, mes problèmes, ma douleur, mon chagrin...
Dans le jargon, on appelle ça une sale égoïste.
- Ok, j'acquiesce sommairement, pas sûre que ma gorge encombrée me permette quelque chose de plus étoffé.
- Promis ?
- Quoi ? Tu veux qu'on croise nos petits doigts ? je me moque gentiment en tendant le mien.
- Lily...
- Non, pour de vrai, vas-y. Mais je te préviens, hors de question que je crache dans ta main. "Juré, craché", tu vois, je m'explique devant la mine interdite de mon palefrenier. Tu sais que Nate m'a déjà fait ce coup-là ? Je ne rigole même pas...
- À ce propos, tu devrais rappeler ce gosse. Avant qu'il fasse exploser mon portable, de préférence. Il est passé à deux doigts de me rendre marteau. T'as une idée du genre de message qu'il m'a laissé ?
- Nate ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ? je m'étonne en dessinant des cercles serrés dont mon Texan est le centre, collant systématiquement l'arrière de ma converse à la pointe de sa jumelle, les bras tendus comme une équilibriste.
- Ça dépend. Au début c'était..., commence Dallas en fouillant ses poches à la recherche de son portable sur lequel il pianote un moment de l'index, les sourcils excessivement inclinés et le front creusé de plis concentrés.
- Salut Dallas, retentit la voix mal assurée de mon meilleur ami. C'est Nate. Euh... Nate Evans, l'ami de... enfin tu sais qui je suis, quoi. J'avais mis du bouillon de cube dans ton pommeau de douche, tu te rappelles ? Tu croyais que c'était la plomberie qui décon... fonctionnait plus, mais en fait, c'était moi qui... ben j'avais dévissé le pommeau et... bref, on s'en fiche. C'est mon père qui m'a donné ton numéro. J'arrive pas à joindre Lily depuis hier. Victoria et Chris répondent pas non plus. Est-ce qu'il y a un problème, du coup ? Je dois m'inquiéter ? Ok... rappelle-moi. Et passe une bonne journée.
J'ai cessé de tourner autour de Dallas et me suis figée face à lui, l'oreille tendue vers son Sony. Mes lèvres peinent à se décider entre "sourire attendrie" ou "moue désabusée". J'ai du mal à croire qu'il se soit vendu tout seul pour le bouillon cube. On avait décidé de ne jamais en reparler.
- Sur la fin, ça donnait ça, marmonne mon palefrenier préféré en pressant une nouvelle touche.
Le timbre de mon âme jumelle emplit l'air une seconde fois, mais dans une version moins conciliante.
- C'est encore moi. Nate. Le type que t'ignores. Ça commence vraiment à me saouler, cette histoire. Ça me saoule à mort ! Pourquoi personne me répond ? Pourquoi Lily répond pas ? J'ai vérifié et y a rien sur cette île de merde qui justifie que vous ayez tous plus accès à vos putains de portables ! Pas de Tsunami... pas d'astéroïdes... pas d'invasion alien, alors bordel. De. Merde. Rappelle-moi. Ou texte moi. Ou dit à Lily de m'appeler. Sinon, je te fais virer, ok ! Attends... j'rigolais, hein ? Je vais pas te faire virer... Bref, rappelle-moi, steuplait.
Ah.
Pas surprise pour un sou, je m'empresse quand même de plaquer une grimace contrite sur mes traits à la place de mon meilleur ami. C'est Nate. Le stress a tendance à le rendre légèrement... acariâtre. Les veilles d'examens, je m'arrange pour filtrer ses appels, des fois que l'envie lui prenne de m'accuser d'avoir volé son stylo fétiche et d'insulter mes ancêtres sur cinq générations. Là, il est probablement en train de me maudire bien comme il faut en rangeant sa chambre. Oui, parce qu'il fait ça aussi, quand il angoisse vraiment beaucoup : il met de l'ordre, chose qui ne lui viendrait jamais à l'idée lorsqu'il est dans son état normal.
Je lui téléphonerai ce soir, juste pour donner une chance a sa tanière de ressembler un peu moins à une scène d'apocalypse et davantage à une pièce à vivre.
- Pourquoi est-ce que vous ne lui avez pas répondu ? j'interroge Dallas qui continue de fixer son appareil d'un air indigné.
- Ordre du patron.
- Euh... hein ?
- Chris ne savait pas vraiment ce que tu avais l'intention de révéler à ton ami, donc il nous a demandé de te laisser gérer ça. Mais c'était hier, avant que ton copain passe de Mogwai à Gremlin. Et je n'ai plus revu le boss depuis, je m'en suis tenu aux consignes. C'est quoi ton excuse ?
- Il semblerait que je me sois douchée avec... Mon portable a pris l'eau, voilà. J'ai vraiment fait n'importe quoi, je soupire en m'écrasant les paupières du pouce et de l'index alors que, juste derrière, la liste de mes bêtises se déroule tel un parchemin égyptien sans fin.
Une grande main hésitante se presse sur mon épaule pour me consoler.
- C'est compréhensible, m'assure Dallas en plantant dans le mien son regard désert de tout jugement. Personne ne te reproche rien, gamine. Enfin, sauf moi et mes cheveux gris, on t'en veut beaucoup. Cette histoire... Tout le monde comprend, tu sais ? Ça a dû te faire un choc.
- Et toi ? ne puis-je m'empêcher de chuchoter, les yeux fuyants et les commissures basses.
- Quoi ?
- Est-ce que ça t'a fait un choc ?
La question sort, l'amertume demeure et m'irrite la gorge et la cornée. Je ne cherche pas à analyser l'expression de mon palefrenier, l'entendre retenir sa respiration et déglutir est largement suffisant. Plutôt que de l'accabler d'une œillade soupçonneuse, je fixe l'horizon. La ligne de choc vaporeuse au niveau de laquelle s'affrontent le gris perle d'un ciel sépulcral et le vert prairie du pré. Je ne veux pas d'une confrontation directe. Je ne comptais même pas aborder le sujet, mais ça m'a échappé.
- Eh bien, je... ça m'a... j'ai... s'empêtre Dallas avant que je remonte chercher son regard.
Il ne me mentira pas. Il en est incapable. Ses mains burinées maltraitent les bords de son Stetson qu'il maintient contre sa poitrine comme une sorte de bouclier et des plis contrariés dessinent les contours de sa bouche.
- C'est bon, ne t'en fais pas pour ça, je mets fin à son supplice en balayant le problème d'un vague geste de la main. Je sais. Je sais que tu savais, je souffle avec un petit haussement d'épaules.
- Je suis... Lily...
- Je ne t'en veux pas, Dallas, je clarifie devant sa mine atterrée. Du tout. Tu travailles pour... pour Chris. Tu ne pouvais rien me dire et de toute façon, ce n'était pas à toi de t'y coller.
Je tapote affectueusement son biceps crispé. C'est vrai, qu'est-ce que ça peut bien faire qu'il ait été au courant ? Ça ne change rien au problème, de toute façon. Il savait, et après ?
Jace aussi, savait.
Je dois m'y prendre à plusieurs reprises pour déglutir le lego qui encombre ma trachée. À moins que ce ne soit un Playmobil. Ou une maison de poupées.
Chris évidemment. Ta mère. Ton père. C'est "ton père" ou Wyatt, d'ailleurs ?
D'accord, presque tout le monde était au parfum. Qu'est-ce que ça peut faire ?
Ça fait comme si tu montais sur scène sans connaître ton rôle ni même savoir que tu en joues un. Tout le public maîtrise les codes de ton personnage, tout le monde te regarde te ridiculiser et toi, tu improvises et tu souris comme la dernière des idiotes. Les gens applaudissent, mais tu restes une idiote. Une idiote souriante. Voilà ce que ça fait.
Reniflant de malaise, je lisse nerveusement mon short, fronce plusieurs fois les sourcils et change finalement de sujet.
- Alors... euh... où sont passés tout le monde ?
Dallas n'est pas dupe. Il n'est pas né de la dernière pluie. Ni de l'avant-dernière, d'ailleurs. Pourtant, il prend la perche que je lui tends
- Chris a donné congé à tous les employés et ce jusqu'à nouvel ordre. Presque tous sont rentrés chez eux.
- Oh.
- Mhm. C'est vraiment déprimant quand tu n'es pas là.
- C'était déprimant pendant sept ans ? je rétorque avec un sourire indulgent.
- Oui, c'est juste qu'on savait pas à quel point. Tu sais... des fois... des fois, les choses ne sont pas ce de quoi elles ont l'air.
- Ah non ? Je n'avais pas remarqué, marmonné-je en mâchouillant le col de mon blouson.
- Ce que je veux dire, c'est que chaque histoire a plusieurs versions. C'est tout. T'es prête à rentrer ?
- Hum.
- Allez, viens. Comme ça tu m'expliqueras à l'intérieur pourquoi tu portes une veste d'homme, grince mon Texan en m'entraînant vers la salle des employés.
Pardon ?
Je réalise. Mes yeux s'élargissent à n'en plus finir tandis que mes dents relâchent vivement le morceau de cuir qu'elles maltraitaient. Pareil à un pétard tonitruant, le prénom en R, que je m'échinais jusqu'ici à tenir prudemment à distance, éclate bruyamment quelque part entre mes deux conduits auditifs. J'ai dit pétard ? Au temps pour moi, je voulais dire feu d'artifice. Le genre explosif avec des couleurs criardes à s'en claquer le nerf optique et des retombées enflammées qui me consument les neurones. Ça me cause un déficit mental passager qui place au second plan chaque signaux d'alerte que m'envoient mes sens.
L'odorat déjà. Au moment où je pénètre dans la pièce derrière mon Texan, mes narines frémissent de surprise, violemment agressées par des relents de pizza fossilisée, de chips industrielles et de guacamole pas frais. Toutefois, je n'y prête pas le plus petit gramme d'attention, trop préoccupé par le blouson de Royce que j'ai oublié de lui rendre.
Mon ouïe passe tout autant à la trappe. La discussion qui se tient à quelques mètres sur un fond de commentateur sportif entre par une oreille pour se perdre aussitôt dans les méandres de ma cervelle ramollie.
- Il est là, je te dis, j'ai entendu sa voiture. Vas-y mec, fais pas ta fiotte, lance une voix familière que je ne calcule pas, quelque part au fond de la salle de repos.
Comment est-ce que je vais lui rendre son blouson, maintenant ? Je ne sais même pas quand est-ce qu'il revient.
- C'est sûrement Brent, répond mollement une seconde voix familière.
Est-ce qu'il compte vraiment revenir au moins ? Il a dit que oui. S'il ne revient pas...
- Tu fais chier ! Va lui demander...
À quoi je pensais pour emporter cette fichue veste. C'est malin ! Maintenant, il va penser que je l'ai fait exprès.
- C'est Brent, je te dis.
Est-ce que je devrais lui envoyer un message ? Juste pour m'excuser de mon oubli et préciser que c'en est un...
- Attends, t'as entendu le moteur ? Depuis quand Brent roule en voiture de sport ? Allez, t'as pas envie de savoir, toi ?
Non, mieux vaut éviter. Un texto sans réponse ? Triste. Deux ? Navrant. Au troisième, on foule cette limite ombrageuse et préoccupante qui sépare le pathétique du harcèlement. Limite à ne surtout pas franchir.
- Si. Mais s'il l'a pas retrouvée ça va juste m'exploser à la figure, se plaint voix familière numéro deux.
Ça sent mauvais, non ?
Je cligne des yeux et reprends mes esprits. Les épaules carrées de mon Texan mangent une bonne partie de mon champ de vision, mais je suis assez lucide à présent pour poser des noms sur les deux timbres de voix.
- T'abuses, il va pas te bouffer, râle... Jace.
- Pourquoi t'y vas pas toi ? rétorque... Boyd. Avec ce qui s'est passé quand t'as envoyé Karl demander...
- J'ai envoyé personne. Et toi, avec ta gueule de chiot, il osera jamais t'engueuler. Sois cool, mec... Eh Dal ! C'est toi ? Mon vieux, tu peux aller demander à Chris s'il a des nouvelles de... Oh putain !
Mon palefrenier grisonnant s'est décalé et, en l'espace d'un court instant, j'enregistre la scène qui s'offre à moi. La salle de repos des employés, d'ordinaire si bien entretenue, transformée en une espèce de squat, slash dépotoir, slash repère de geeks. Les rideaux presque entièrement tirés ne laissent passer qu'une lueur avare dans la pièce, mais c'est suffisant pour éclairer les restes de nourriture à divers stades de décomposition qui jonchent les meubles, les câbles de manettes emmêlés qui serpentent sur un sol à la propreté douteuse ainsi que les édredons froissés et oreillers qui traînent sur les divans.
Divans sur lesquels sont avachis un rouquin débraillé et un Indien maussade. J'ai juste le temps de noter leurs airs aussi ahuris que moi avant que le premier ne saute sur ses baskets pour me rejoindre en deux bonds et m'étrangler dans une étreinte inattendue.
Humph.
- Bordel, Lily ! Tu fais grave chier ! grogne Jace dans mes cheveux en continuant de m'aplatir les poumons.
Mon premier réflexe est de sourire. C'est vrai, c'est Jace ! Il est comme le chocolat ou les dessins animés : il donne envie de sourire. Sauf que c'est Jace. Jace qui était au courant alors qu'il n'aurait jamais dû savoir, alors qu'il ne me connaissait même pas. Jace qui jouait probablement un rôle soigneusement répété depuis le tout début, avec son humour grivois, mais innocent, son amitié si simple, son soi-disant amour des chevaux et sa désinvolture juvénile. Jace qui peut maintenir des inconnus inconscients à genoux le temps de leur exécution.
Sentant peut-être ma soudaine crispation, le rouquin me libère à moitié. Ses mains continuent d'agripper mes épaules alors qu'il me tient à bout de bras, effleurant mon visage de ses prunelles translucides et pétillantes de malice.
Un leurre.
- C'est bizarre, tu sens le mec, remarque-t-il au bout d'un court moment de latence. Attends... c'est un blouson de gars, ça ?
- Oui... c'est... un ami me l'a prêté, j'improvise faiblement en m'écartant d'un pas supplémentaire, obligeant Jace à laisser retomber ses bras.
- Un ami ? raille le roux sans paraître remarquer la distance que je tente d'instaurer entre nous. Attends voir, arrête-moi si je me plante. Alors, au vu de l'état de ce truc, je dirais que ça nous vient du Nord... Donc un mec de là-bas. Un type plutôt baraqué vu la taille du merdier, commente encore Jace en empoignant les extrémités inoccupées des manches du blouson. Et ça pue le gasoil pire qu'une station essence. Tiens, je me demande qui ça pourrait être... Vraiment, langue au chat !
Ne souris pas. Ne souris pas.
Je me retiens de justesse.
Jace a une haleine au pepperoni, il porte une chemise de plage ouverte sur son torse partiellement dessiné et constellé de taches de rousseurs. C'est à n'y rien comprendre. Depuis quand les porteurs de taches de rousseurs se retrouvent impliqués dans des meurtres ? Ça n'a aucun sens. Les roux sont des gens sympathiques. Ils composent de super hits qui passent en boucle à la radio, créent des réseaux sociaux planétaires ou épaulent des amis binoclards dans leurs combats contre les forces du mal ! Jamais, au grand jamais, ils ne sortent la nuit dans des tenues de ninja pour maintenir un homme immobile pendant que...
Je déglutis et détourne les yeux, de plus en plus mal à l'aise. Plutôt que de faire face à celui que j'en étais venu à considérer comme un ami proche, je pivote vers un Boyd empoté qui a l'air à deux doigts de tendre le bras vers moi pour une poignée de main. Je ne peux pas m'empêcher de le prendre en pitié et mets fin à son dilemme cornélien d'une brève accolade amicale. Il se laisse faire, à moitié tétanisée, puis, en reculant, se prend le pied dans son propre lacet, perd presque l'équilibre et se rattrape de justesse en balbutiant d'embarras.
Pour ne pas l'accabler, je prends soin de regarder ailleurs. Comme je refuse toujours de faire face à Jace, je promène mes yeux sur le chantier qu'est devenue cette salle dans laquelle on mangeait il y a encore quelques jours. Dallas est déjà en train de s'affairer autour de la table, renversant d'un seul geste une dizaine d'emballages vides dans un sac-poubelle.
- On... on allait ranger, m'assure vivement Boyd dont le teint hâlé ne dissimule pas entièrement le rougissement. Tu as faim ? Rose n'est pas là, mais... il reste la... de la pizza.
Mon estomac exécute un looping de désapprobation dès que mon attention dégringole vers les quelques parts de pizza racornies et dégoulinantes de graisse qui s'attardent sur un carton délaissé entre deux canettes.
Alors, ça n'a vraiment rien de personnel, mais...
- Non ! Non, merci. Ça va. J'ai déjà mangé, en fait. Qu'est-ce qu'il s'est passé avec Karl ? je bifurque en me souvenant qu'ils ont évoqué notre jardinier, juste avant de remarquer ma présence.
Jace s'est tu. Adossé au mur du fond, bras croisés sur son torse partiellement découvert, je le sens me dévisager avec intensité, son habituel sourire taquin exceptionnellement et temporairement absent. C'est Boyd qui m'éclaire. Du moins, il tente :
- Il a posé des questions et... Bon, je crois que c'était sur toi. Ce n'était pas vraiment le moment, et puis... le patron était très énervé parce que... Mais tu sais pourquoi...
- Karl s'est fait engueuler comme du poisson pourri par Chris hier soir pour être allé lui demander s'il avait des nouvelles de toi, résume Jace d'une voix neutre alors que son regard continue de me dépecer pour lire en moi.
Il n'y a rien à lire, Jace. Tu sais que je sais puisque je te l'ai moi-même révélé au cours de cette réception stupide qui a tourné au désastre.
Il poursuit son compte rendu et je continue de l'écouter en évitant de loucher dans sa direction, le visage subtilement incliné et les yeux quelque part sur le carrelage.
- Après ça, il a renvoyé tous les employés chez eux, en mode "circulez, y a rien à voir". Il a dilapidé la soirée à passer des coups de fil, gueuler au téléphone et faire les cent-pas dans le hall. Nous, on était comme des gosses sur le canap', on n'osait même pas l'ouvrir. Ça s'est calmé vers trois heures du mat', je crois. Il a reçu un appel et il est redevenu à peu près normal. Il est juste parti s'enfermer dans son bureau, on l'a plu revu depuis.
Trois heures du matin. Mes souvenirs nébuleux de la veille ne me renvoient pas d'horaire exact, mais il me semble pouvoir affirmer sans me tromper qu'à cette heure-là, j'étais en boîte de nuit, trop occupée à m'enivrer de cocktails alcoolisés et de la présence de Royce pour réfléchir à mon oncle. Je suppose que c'est dans les environs de trois heures que son mécanicien l'a prévenu. C'est aussi là qu'ils ont dû décider que mon obsession personnelle serait mon babysitter la journée à venir.
"Tu m'as demandé de la surveiller, ça fait deux jours que je fais que ça. Tu m'en dois une."
- Il a renvoyé tous les employés... sauf vous trois ? j'ose demander pour me changer les idées en fixant alternativement Dallas et Boyd.
C'est pourtant encore Jace qui m'honore d'une explication.
- Nan, moi, je suis resté parce que je suis une tête brûlée et Boyd est resté parce que... parce que c'est un trou du cul.
- Sympa..., grommelle l'Amérindien.
- Et moi, c'est quoi mon excuse ? maugrée un Dallas désapprobateur en épongeant une flaque de soda renversée sur la table.
- Sérieusement ? Toi, le boss te virerait pas, même si tu baisais sa mère ou sa fille. Wow. Attendez, rembobine illico le rouquin en saisissant en vol nos mines effarées, je parle pas de Lily, là ! Je... Eh merde !
Bon.
Il est temps pour moi de tirer ma révérence, je crois.
- Je vais... je vais monter, je bégaye, une main sur la poignée de porte. Pour me changer. Ça m'a fait plaisir de vous revoir !
"Ça m'a fait plaisir de vous revoir". Mon Dieu, j'ai réellement dit ça à voix haute ? Ce genre de bêtise, c'est ce que tu lances à de vieilles connaissances que tu as eu le malheur de recroiser à un vernissage ou je ne sais quel évènement assommant et dont tu ne sais plus trop comment te débarrasser. Je me fustige à ce propos en quittant précipitamment la pièce.
- Mais t'es complètement malade, qu'est-ce qui t'a pris ? crois-je entendre Boyd s'étrangler dans mon dos.
- Putain, je sais pas, mec. Mon cerveau a comme eu un genre de panne, tout le système a planté mais ma bouche a continué de..., me parvient la voix du rouquin avant que la porte ne se ferme dans mon dos, m'immergeant dans le profond et accablant silence de la demeure.
Pas si profond que ça, tout compte fait. À travers la porte close du bureau de mon oncle filtre un mince - très mince - filet de voix. Le sien, et seulement le sien. Il est sûrement au téléphone. Et de la direction opposée m'arrivent d'autres sons. Plusieurs timbres différents, cette fois. Graves avec un accent plutôt prononcé, mais difficilement identifiable. Aussi figée que les rares meubles d'albâtre outrageusement élégants qui ornent et composent ce grand hall, je tends l'oreille.
Ça vient du salon. Intriguée, je me décide à contourner les escaliers qu'un architecte un peu timbré a dû concevoir pour une famille de titan, mais qui se sont par je ne sais quelle bizarrerie, retrouvés chez nous, modestes humains. Il me suffit de poser le bout d'un orteil dans la pièce pour que l'envie de rebrousser chemin se fasse sentir. Ma curiosité satisfaite, je n'ai plus rien à faire ici. Malgré cela, je reste figée sur le seuil, ni à l'intérieur, ni à l'extérieur du séjour. Les mains nouées dans le dos, je me balance nerveusement d'avant en arrière comme un policier. Je ne suis pas sûre que les policiers fassent ça, en réalité. Je ne sais pas pourquoi j'ai cette image en tête, celle de ce sympathique gendarme à l'embonpoint généreux qui fait régner la paix au pays des jouets, dans Oui-oui.
Il n'y a aucun homme dans le salon, seulement ma mère, assise bien droite sur le sofa chocolat, un verre de vin à la main. C'est ce verre de vin... c'est à cause de lui que je ne peux pas tourner les talons. Sur la table basse, une bouteille à moitié vide fait grimper ma tension artérielle. Qu'est-ce que c'est ? Je n'y connais rien en vin. Mais maman ne boit plus. En dehors des quelques gorgées de champagne qu'elle lape pour la forme à ces réceptions guindées qu'elle affectionne tant, elle n'est plus supposée consommer d'alcool. Comme pour me contredire, elle lève sa coupe pile à cet instant et la porte à ses lèvres. Ma gorge me semble soudain trop étroite pour mon souffle.
Sale égoïste, m'accuse une fois de plus ma conscience en me gratifiant d'un regard dédaigneux par-dessus l'"Utopie" de Thomas More qu'elle tient à l'envers.
Qu'est-ce que je fais ? Je pourrais encore reculer sur la pointe des pieds et faire comme si je ne l'avais pas vue. J'escaladerais les marches en quatrième vitesse et j'irais m'enfermer dans ma chambre jusqu'au matin. Je croquerais sur un calepin cet après-midi grisâtre dont personne ne veut se souvenir en écoutant du Lana Del Rey et en me goinfrant de sucre à m'en assurer un solide diabète. Ça me semble un bon plan, je réalise avec un soupir las en même temps que mes pieds me portent dans la pièce.
Penaude, je vais me planter près de ma mère en évitant de lui cacher le téléviseur allumé à l'origine des voix masculines que j'ai cru percevoir. Elle regarde une rediffusion de Hawaii 5-0. J'en ai vu deux saisons avec Nate, il y a un petit moment. Je crois me souvenir que ça parle de deux lieutenants de police qui mènent des enquêtes sur l'Archipel. Maman a toujours adoré les séries policières. Peut-être parce qu'elle en a épousé un, de policier. À moins que ce ne soit l'inverse, ce qui serait beaucoup moins cool.
Je ne sais pas trop quoi dire, comment m'annoncer. Elle fait semblant de ne pas m'avoir vue. Oh, elle m'a vue. À moins d'être sujette à un glaucome précoce, impossible qu'elle me loupe. Ma présence ne lui tire pas l'ombre d'une réaction, cependant. Je ne suis pas désarçonnée. C'est sa punition préférée lorsqu'on la contrarie... lorsque je la contrarie : elle m'ignore. Elle porte un pantalon patte d'eph qui lui fait une taille de mannequin - notez l'humour - et un chemisier prune. Elle a posé ses pieds nus sur la table basse, près d'un tube de verni entamé. Ses ongles luisent encore du produit qu'elle vient d'appliquer. Un violet soutenu, à mi-chemin entre le mauve et le Byzantin.
Le violet, c'est démodé.
- Pardon ? tique ma mère, en consentant une seconde à déporter son attention de l'écran plat à ma personne.
Mince. Il se peut que cette vérité m'ait échappé tout haut.
- J'ai dit "je voudrais me faire des mollets", mens-je.
- Non, c'est faux. Tu viens de dire "le violet, c'est démodé". C'est ce que tu as dit ?
Je hausse les épaules sans chercher à nier.
- Pour ta gouverne, le violet est une couleur phare, s'agace ma mère. C'est le cœur de la mode.
- D'accord.
Je l'écoute à peine, distraite par les lèvres carmin qu'elle trempe à nouveau dans son breuvage aussi sombre.
- Tu bois, je souligne bêtement.
- Oui, Elisabeth. Ma fille de dix-huit ans vient de fuguer, alors, oui, je bois.
Là, maintenant, j'ai envie de pleurer. Maman ne boit plus ! Après la mort de papa, pendant un temps, l'alcool est devenu son meilleur ami. Ça et les cachets. C'était avant qu'elle rencontre... Gareth, avant qu'elle ne l'épouse et que l'on aille vivre chez lui comme une joyeuse petite famille. Notre logement à Londres, qui n'était déjà plus que le sombre et lugubre reflet du foyer qu'elle avait pu être du vivant de mon père, empestait la distillerie en permanence. La gouvernante s'empressait en général de ramasser derrière la maîtresse de maison, mais lorsqu'elle s'absentait, les bouteilles s'entassaient comme des quilles dans tous les recoins.
Ce n'était même pas le pire. Le plus affreux était de vivre avec deux fantômes pour le prix d'un, le premier étant une chimère de mon esprit d'enfant torturé par le drame, le second, la loque humaine qui me faisait office de génitrice.
- Je ne suis partie qu'un jour, je proteste faiblement en me penchant pour retirer son verre des mains de ma mère.
Elle ne proteste pas, n'essaye même pas de m'en empêcher. Elle se laisse simplement retomber contre le dossier, les yeux rivés au commandant McGarrett qui rampe sur ses coudes pour éviter une pluie de balles.
- Peu importe. D'abord, ce scandale pendant la réception, ensuite la fille des Williams qui décide de faire le mur. Est-ce que tu imagines seulement ce que les gens vont penser ?
- Que tu as trompé ton mari avec son frère jumeau et qu'en apprenant devant la moitié de l'île qu'elle est le fruit de votre adultère, ta fille s'est enfuie de la maison ? je propose pragmatiquement en m'affaissant sur le canapé libre.
- Te trouverais-tu amusante, Elisabeth ?
- Oui, je dois dire que là, on ne fait pas plus récréatif comme situation. Le comble du comique, j'ironise entre mes dents serrées alors que Danny et Steve coursent le méchant à travers la ville.
Leur voiture de policiers slalome comme une dingue entre les autres véhicules, frôle dangereusement des jantes chromées et des piétons affolés, dérape dans des angles de rues et use de ses prérogatives en grillant plusieurs feux.
- Élisabeth, m'avertit ma mère d'un timbre plus cassant. Je ne...
- Pourquoi ? je jette d'une voix enrouée avant de peser le pour et le contre.
- Comment ça ?
- Pourquoi est-ce que tu as fait ça à papa, pourquoi est-ce qu'il a fallu que tu...
Je m'interromps à temps en captant l'imposante présence de Chris, à l'entrée de la pièce. Les traits de mon oncle sont lessivés de toute émotion. Alors qu'il se tient debout dans l'embrasure de la porte, son visage est un livre fermé. Je pince les lèvres sans terminer. De toute façon, je ne vois pas très bien ce que j'aurais pu ajouter.
- C'est compliqué, Elisabeth, chuchote alors ma mère d'une voix bizarrement radoucie sans remarquer que son partenaire de péché se trouve juste derrière elle, à nous épier en silence.
"C'est compliqué". Aussi connue comme la phrase favorite des adultes lorsqu'ils ne veulent pas avoir à motiver leurs erreurs. Un cousin du "tu comprendras quand tu seras plus grande".
- Moi, je ne tromperais jamais mon petit ami. Ça ne paraît pas compliqué, au contraire, c'est très simple, je contre, amère.
- Tu n'en as même pas, riposte ma mère, l'ombre d'un sourire moqueur flottant sur sa bouche maquillée.
Une chaleur embêtante envahit mon cou, mon visage mûrit violemment.
- Si j'en avais un, je ne lui ferais jamais ça, je m'entête malgré tout en coinçant l'intérieur de ma joue entre deux molaires.
À l'écran, le partenaire de Steve, Daniel Williams pointe son arme à feu sur un prisonnier évadé en combinaison orange. Tiens, Daniel Williams. Il s'appelle Williams. En plus, il est blond aux yeux bleus. Et il a un insigne ! C'est peut-être mon père, lui aussi. Après tout, pourquoi pas ? Un de plus ou un de moins...
- Tu es jeune Elisabeth, il y a encore plein de choses qui t'échappent.
Blablabla.
Ça recommence. Encore ce mantra. "Tu es trop jeune", "Tu comprendras plus tard", "C'est trop compliqué pour toi"... Mes yeux circulent presque malgré eux de Chris à maman, puis de maman à Chris et je sens que je vais être malade. Mon oncle paraît s'en rendre compte. J'ai l'impression qu'il s'interroge sur la marche à suivre, hésite à quitter la pièce sans parvenir à s'y résoudre complètement. Moi je pense à papa. Je me demande comment il l'a pris quand il l'a su. Comment est-ce qu'on se sent quand on apprend que son frère jumeau et son épouse, les deux personnes en qui on devrait avoir le plus confiance, tenaient tous les deux le poignard qui vous a été planté dans le dos ?
Mes ongles me perforent les paumes. Il me faut au moins ça pour empêcher ces larmes stupides de déborder du bocal. Levant le menton, je souffle en direction de ma mère :
- C'était quoi ton excuse quand tu l'as dit à papa ? "Désolée, je vous ai confondus ?"
Près de l'entrée, Chris a écarquillé les yeux, exceptionnellement déstabilisé. Il prend une brusque inspiration qui avertit maman de sa présence.
- Bon sang de bonsoir, Elisabeth ! jure-t-elle. Tu vas te calmer très vite, jeune fille. Je ne permettrais pas que tu me manques de respect de cette façon, est-ce que c'est clair ?
Quelque part, je me doute que je vais trop loin. Je n'arrive juste pas à m'en inquiéter assez pour me taire. Parce que... contre qui est-ce que j'ai le droit d'être en colère, à la fin ? Chris a dit que je pourrais le détester. Je n'y arrive pas, ni pour lui, ni pour maman. Mais il me semble que je peux quand même un tout petit peu être insolente. Pour papa qui n'est même plus là pour se défendre. Et pour moi. À la télé, les bruits de fusillades se multiplient et explosent dans la pièce avec presque autant d'intensité que si les tirs fusaient dans notre hall. Personne ne prend la peine de baisser le volume.
- Tant qu'on aborde le sujet, se reprend ma mère au moment où Chris se décide à bouger pour s'installer sur l'accoudoir du canapé entre nous deux, il faut que je te mette au courant d'une chose, Elisabeth. On fera une déclaration publique. Demain. On a prévu de réfuter les accusations informelles qui ont visé notre famille le 4 Juillet dernier. Est-ce que tu comprends ?
Près d'elle, mon oncle ne réagit pas. Il ne montre aucun signe de surprise, de répugnance ou de soulagement. Il me dévisage en silence, le regard vide, alors que je cligne plusieurs fois des paupières pour me donner le temps de percuter.
- Ce que tu dis, c'est qu'on va convoquer un attaché de presse pour confirmer à la population de l'île que Wyatt Williams est bien mon père biologique. On va mentir ?
- Ne prends pas ce ton mélodramatique, s'il te plaît. Tu n'es pas contente ?
- Non. Seule la vérité m'importe, je me fiche de ce que peuvent penser tous ces prétentieux. Ils feraient mieux de laver leur linge sale avant de s'occuper du nôtre.
- Elisab...
- Quoi ? je grogne.
- Tu crois qu'il aurait supporté ça ? Wyatt. Tu crois qu'il aurait aimé te perdre aux yeux du monde en plus de ne pas t'avoir à ceux de la science ?
Elle a peut-être raison. Je n'en sais rien, papa n'est plus là pour donner son avis.
- Je crois qu'il aurait aimé que tu ne fasses pas d'enfant avec son frère, voilà ce que je crois.
Maman se pince l'arête du nez, à bout de nerfs, Chris serre les mâchoires sans émettre un son et McGarrett attrape enfin le méchant qu'il cloue au sol pour lui passer les menottes, exactement comme devait le faire papa, de son vivant. C'est là qu'une réalité encore plus insoutenable que le reste s'impose à moi. Si je ressens avec autant d'horreur la souillure de cette infidélité pourtant réchauffée et vieille d'exactement dix-huit ans, comment est-ce que mon père a pu dépasser tout ça sur le moment, alors que seuls quelques mois le séparaient de la trahison? Neuf misérables mois.
Est-ce qu'à chaque fois qu'il me tenait dans ses bras, il y pensait ? Quand il me berçait tard le soir, quand il me lisait ces livres abrutissants pour enfants que les jeunes parents sont obligés de se coltiner, quand il me poussait sur la balançoire, quand il me hissait sur ses épaules après m'avoir payé un cornet et que je laissais la glace lui dégouliner sur le col... Il y pensait forcément, non ?
Et à mes premières bêtises ? Après les quelques mots dans le carnet que je ramenais à la maison pour m'être chamaillée avec une camarade ? Les nuits passées aux urgences pour un bras cassé ou une appendicite, les paroles ingrates qu'une enfant de dix ans peut lâcher sans réfléchir dans le feu de l'action... Est-ce que toutes ces fois, il se disait "Ce n'est même pas ma fille". À combien de reprises cette pensée a-t-elle pu l'effleurer sous le coup de l'épuisement ?
Plus violent qu'une bourrasque de neige en Alaska, le doute me fauche, me cueille comme une fleur fanée par l'hiver, et je me mets à trembler. Je suis vraiment en Alaska, ça ne fait plus aucun doute.
- Lily ? m'appelle doucement Chris, prenant la parole pour la première fois depuis qu'il a pénétré dans le salon.
Je comptais me taire, mais mes lèvres épileptiques en décident autrement :
- Comment est-ce qu'il a pu me regarder ? laissent-elles fuiter dans un murmure torturé. Comment... comment est-ce qu'il a pu m'aimer correctement avec tout... ça ! Il n'était même pas... il n'avait même pas à... Il a forcément dû y penser chaque jour de notre existence, c'est impossible autrement, alors comment il aurait pu...
Je me détourne en vitesse et inspire plusieurs fois par le nez pour me ressaisir. La peur gronde dans ma poitrine, sourde et battante comme le tonnerre. Chris a calé les coudes sur ses cuisses, j'ai le temps de le voir blêmir avant qu'il n'enfouisse son visage tendu dans ses mains. C'est son attitude, qui oscille entre abattement et impuissance, plus que le regard désapprobateur de ma mère, qui me contraint à me taire.
- Écoute-moi bien Elisabeth, je t'interdis de douter de ton père, s'impose Victoria sur un ton implacable. Il ne t'a jamais donné la moindre raison de le faire, ce n'est certainement pas maintenant qu'il est mort et enterré que tu vas t'y mettre.
Je ne suis pas si surprise que ça. Maman prend sa défense comme elle l'a toujours fait. Je crois bien qu'elle n'a jamais aimé personne comme elle a aimé papa, pas même moi. Surtout pas moi. Peu importe. Ses paroles me font l'effet du chocolat chaud sur une angine sévère. Elle renchérit :
- Wyatt t'aimait plus que n'importe qui au monde. Il a toujours voulu de toi, il n'a pas hésité une seule seconde contrairement à nous. Il s'est battu comme un forcené pour nous faire accepter sa décision. C'est comme je te l'ai toujours dit, tu sais. Avec ma carrière dans le mannequinat qui débutait, une grossesse était la dernière chose recommandée. Chris et moi avions même programmé une IVG pour éviter le scandale, mais Wyatt...
- Victoria, rugit Chris en sautant sur ses pieds, le visage crispé de fureur.
C'est trop tard. Le vase imaginaire s'est écrasé sur ma tête avec fracas au mot "IVG". Il me faudra sans doute des points de sutures imaginaires. Si je n'étais pas assise, j'aurais peut-être un peu vacillé sous le choc, mais là, ça va. Les coussins du sofa amortissent ma non-chute. Ça va. Papa m'aimait vraiment, il en était sûr. Le reste, on s'en fiche, non ?
- Putain, mais à quoi tu joues ? tonne mon oncle, une veine lilas en tension lézardant de manière préoccupante sur son front.
- Quoi ? s'étonne ma mère en focalisant son regard sur la pub de montre projetée à l'écran.
- Tu cherches quoi ?
- Rien. Je ne vois pas pourquoi je devrais être la seule à jouer le mauvais rôle dans cette histoire, autant qu'elle sache la vérit...
- Mais t'as quel âge ? De quelle façon ça pourrait l'aider de savoir qu'on...
- Excuse-moi.
C'est moi qui ai parlé. J'ai interrompu mon oncle le plus poliment possible, d'une voix égale, les yeux égarés sur le parquet. Je sens les siens me chercher, mais je m'entête à fixer le sol. Je voudrais juste passer et il bloque le passage. Décontenancé, Chris s'efface et n'essaye pas de me retenir quand je quitte la pièce, la tête un peu basse. Derrière moi, les cris des deux adultes explosent. Je leur coupe la chique en refermant la porte d'entrée sur leurs éclats de voix courroucés.
Dans le parc, un parfum de muguet mélangé aux reliques de la pluie emplit mes narines sans vraiment m'apaiser. Je n'ai pas besoin d'être apaisée parce que je vais bien. Je ne suis plus très sûre de savoir ce que je ressens. Rien, il me semble. Je foule tranquillement les pierres encore humides de la grande allée et mes doigts se recroquevillent distraitement sous mon sternum, comme s'ils s'attendaient à piocher une émotion quelconque, à en capturer l'essence sous leurs ongles. Mais il me semble qu'il n'y a rien, sauf peut-être un léger bourdonnement diffus qui ressemble vaguement à une anesthésie. Une anesthésie du cœur, c'est possible ? Ou plutôt, une anesthésie de l'âme. Ça ferait fureur en médecine.
Je me fais cette réflexion en pénétrant dans les écuries de la propriété. Mon pouls s'éparpille gaiement quand l'atmosphère de ce bâtiment m'emprisonne dans son aura douillette. Les effluves de cuir propre, de paille, de céréales et de chevaux s'emmêlent aux particules flottantes, que quelques faisceaux de lumière ambre transforment en poussière de fée. Cet endroit à lui tout seul est un véritable conte de fées ! On a envie de s'y étendre pour faire l'ange dans le foin et ne plus jamais quitter ces murs.
Les lattes de bois crissent délicieusement sous mes semelles en caoutchouc. Deux ou trois bêtes me font part de leur enthousiasme à coups de hennissements aigus. Par-dessus les portiques, les oreilles pointent avec curiosité. Des regards bridés, époustouflants de douceur me suivent de partout. Des naseaux frémissent d'impatience. Je tends la main pour effleurer des chanfreins sans compter. Mes doigts frôlent des étoiles, démêlent des crins, flattent des encolures.
Trop absorbée par ce bonheur éphémère, je mets un temps fou à m'apercevoir que je ne suis pas seule dans ce havre de paix. Jace est là, lui aussi. Avachi sur une pile de bottes de foin contre le box de Pimprenelle, une jument alezane, il me scrute sans rien laisser paraître. Ça ne lui ressemble pas. Le silence, je veux dire. Et l'impassibilité. Jace est comme un ballon de rugby. Presque toujours en mouvement, en action, trop occupé à fendre l'air tel un boulet de canon pour se poser. Si on ne parvient pas à l'attraper au vol, on se le prend en pleine figure. Généralement, je me le prends en pleine figure. Mais pas là.
Haussant mentalement les épaules face à son étrange mutisme, je me plante près des quartiers de Brutus et me hisse sur la pointe des tennis pour le héler. Je sais que je t'ai un peu négligé mon beau, mais je saurais me faire pardonner. Visiblement rancunier, le jeune étalon noir me montre obstinément sa croupe. Je peux me ridiculiser à émettre tous les bruits de bouche que je veux, il se contente d'agiter mollement la queue, me rangeant de toute évidence dans la même case que les mouches agaçantes.
- Alors c'est comme ça, maintenant ? m'interpelle le rouquin en croisant les bras sur son torse à pois.
Je tourne vers lui un visage surpris.
- Comme ça quoi ?
- Tu m'ignores ?
- Non, je nie.
C'est la vérité. Je n'ai pas l'intention de l'ignorer. Seulement de garder mes distances le temps de savoir à qui j'ai affaire. Outré par le peu d'attention que je lui accorde finalement, Brutus consent enfin à me faire face. J'en profite pour crocheter sa crinière de mes doigts et embrasser le bout velouté de son nez. Oubliez les balles antistress, il y a les chevaux. Ça coûte un peu plus cher, certes. Mais c'est cent fois plus efficace !
- Si, tu m'ignores, me prends pas pour un con, s'énerve le rouquin. Tu crois que j'ai pas remarqué ? On sait tous les deux pourquoi t'es plus capable de me regarder dans les yeux, alors pas la peine de faire genre.
- Jace...
Je ne le regarde pas. J'ai collé mon front contre celui, doux et tiède, de mon cheval en espérant m'imprégner de son flegme naturel.
- Alors c'est quoi le délire ? s'emporte soudain Jace en sautant sur ses pieds. Quand Walters tue des gens, c'est sexy, mais quand j'aide à éliminer la vermine qui s'en est prise à toi, c'est un crime fédéral ?
J'en reste coite.
- Ça n'a rien à voir, me défends-je rapidement en pivotant pour faire face à mon interlocuteur furibond. Tu dis vraiment n'importe quoi !
- Je dis n'importe quoi ? Tu veux savoir ce que je pense ? T'es une hypocrite !
L'index accusateur qu'il pointe sur moi fait sauter les loquets qui bridaient jusque-là ma mauvaise humeur. Pareille au flot d'une cascade retenue trop longtemps sous la roche, cette dernière se déverse tout entière sur lui.
- Non, c'est toi l'hypocrite, Jace Quinn ! Depuis le début, tu me fais passer pour une folle de m'accrocher à Royce. De voir autre chose que le criminel que vous vous acharnez tous à dépeindre ! Tu te ranges aveuglément à l'avis tranché des gens de cette île ! Tu le prends de haut avec tes grands airs et tu te permets de le juger alors que, quand tout le monde dort, tu fais exactement le même genre de chose que lui et que tous ces hommes que tu me disais mépriser ! Tu veux connaître la différence entre Royce et toi ? Lui a payé pour ses crimes. Il a comparu devant la justice et il a passé sept ans en prison ! Est-ce que tu imagines ce que c'est que sept années ? Il y a sept ans, toi, tu apprenais ta conjugaison et tu collectionnais sûrement les cartes Pokémons ! Et Royce ne se fait pas passer pour quelqu'un d'autre ! Il endure le jugement de tout le monde, toi compris, pendant que tu te fais passer pour le bon ami, le plaisantin de service, le palefrenier sympa... Est-ce qu'au moins tu es vraiment palefrenier ?
Mon filet de voix se tarit de lui-même, poussé dans les retranchements de mes cordes vocales égratignées. Mes joues me chauffent furieusement, sauf que pour une fois, ce n'est pas d'embarras.
- Oui ! Bien sûr que je suis... C'est toujours moi, rien n'a changé, Lily !
- Euh... si, Jace. Désolée, mais les choses sont différentes. Quel est ton rôle, ici, au juste ?
- Ici ?
- Chez nous. Chez Chris. Est-ce que tu es une sorte de... enfin... d'agent-double aux comptes de mon oncle ?
Un silence stupéfait peuplé de renâclements accueille mes soupçons. Zut, ça sonnait moins dingue dans ma tête.
- Attends, tu déconnes là ou pas ? hésite Jace en inclinant la tête d'un côté, les lèvres pincées pour me dissimuler le frémissement qui les saisit.
Il échoue lamentablement et un ricanement lui échappe, même s'il essaye de faire passer ça pour une toux.
- Non ! Je suis méga sérieuse ! Arrête de rire, andouille.
- Bon, ok. Déjà, petit un, tu t'es cru dans la mafia ? Ensuite, petit deux, tu penses vraiment que si ton oncle avait ce genre de sous-fifres là, il choisirait un type aussi gringalet que moi ?
D'accord, vu sous cet angle. Je croise les bras sur ma poitrine et laisse un instant Brutus mâchouiller mon col avant de le lui retirer dans un éclair de génie en réalisant que ce n'est pas mon col, mais celui de Royce.
- Donc tu reconnais être gringalet ? je formule, en levant péniblement un seul sourcil.
- J'ai jamais dit ça.
Roulant des yeux, j'esquisse un micro-sourire que Jace me rend.
- Ce soir-là, déclare-t-il ensuite plus sérieusement, c'est arrivé parce que c'est arrivé. J'étais... énervé. Je voulais participer. Mais je te jure que normalement, je fais pas ce genre de trucs.
Et mon oncle ? voudrais-je l'interroger.
- Et qu'est-ce que tu fais ? je demande à la place.
- Je ramasse du crottin, je nettoie des mors, j'emmerde le monde, je baise avec des filles, je leur donne plein, plein d'orgasmes et...
- Ok, chut.
- Amis ?
- Mouais.
- Viens là.
- Hein ? Pourquoi ? je rue quand Jace essaye de m'attirer dans ses bras.
Il ne porte même pas de T-shirt sous sa chemise ouverte.
- Accolade de l'amitié. Active Lily, c'est soit ça, soit un pacte de sang. Mais là, faudrait qu'on se taille la paume et qu'on mêle notre sang et je pourrais te filer une MST, on sait jam...
- C'est bon, tais-toi, je cède en lui accordant une étreinte rapide avec distance de sécurité incluse.
Jace s'en contente.
- Comment t'as su, pour les Pokémons ? s'enquiert-il contre mon crâne.
Son souffle fait voler quelques boucles au sommet de ma tête avant que je me recule.
- J'ai su, c'est tout. Tu ne dois pas être si mystérieux que ça, c'est tout, je plaisante pour conclure gravement. On est amis. Mais je ne veux plus aucun secret, d'accord ? J'en ai marre des secrets.
Le silence qui répond à ma requête me tire un frisson d'appréhension glacial. Le regard quelque peu fuyant du rouquin déclenche ma paranoïa.
- Jace ?
- Et les secrets que t'as pas envie d'entendre. J'en fais quoi de ceux-là ?
Allons bon. Quoi encore ?
- Crache le morceau, Jace !
Le rouquin tergiverse, se mordille les lèvres et me considère un moment sous ses cils roux. Je ne suis pas sûre de ce qui le décide.
- Ok... , soupire-t-il enfin. Tes parents, ils avaient quel âge quand ils se sont rencontrés ? Et quand ils se sont passés les bagues aux doigts ? Tu le sais ?
- Pourquoi tu...
- Juste réponds.
Je ne vois pas où il veut en venir, mais je m'exécute quand même, les yeux plissés de suspicion.
- Ils se sont rencontrés à dix-neuf ans, quand ma mère est venue passer les vacances d'été à Key Haven. Et ils se sont mariés à peine un an après. Pourquoi ?
À présent, le rouquin gonfle les joues, comme si mes dires confirmaient l'une de ses intuitions. Sa bouche pâle est pincée lorsqu'il glisse l'index et le pouce dans la poche arrière de son short pour en tirer une vieille photo un peu cornée et plissée de partout. Il me la tend.
- C'est... j'avais un peu fouiné. C'était y a un moment, avant que tu reviennes sur l'île. Enfin bref, si j'avais su, j'y aurais pas touché. Ça m'apprendra à faire le con, marmonne-t-il alors que j'examine l'image.
Elle est à moitié décolorée ce qui ne m'empêche pas d'identifier le jeune couple souriant qui pose pour l'appareil. Ma mère, en férue des flashs qu'elle était déjà à l'époque, sourit de toutes ses dents à l'objectif dans son encombrante robe rubis. Derrière elle, une version très... adolescente de mon père, en smoking et tout en boucles blondes, l'enlace tendrement. Leurs mains se rejoignent sur la taille affinée de la jolie blonde.
Battant frénétiquement des paupières, je m'oblige à détacher mon attention de ce moment heureux, mais révolu pour braquer un regard circonspect sur Jace.
- Qu'est-ce qu'il y a ? C'est une photo de mes parents, et alors ? On en a plein à la maison. Jace, je ne comprends pas...
- C'est pas ton père, c'est Chris.
Quoi ?
Comment ça ?
Mais non...
- Mais non...
- Si, Lily. Regarde mieux.
Quelque part entre mes poumons statufiés et mes lèvres tremblantes, mon souffle s'égare sans parvenir à retrouver son chemin. Je reporte des yeux paniqués sur l'image pendant que Jace m'achève :
- Ce cliché a été pris à son bal de promo, en 1999. Il avait dix-sept ans.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top