Chapitre 30

J'ai l'impression qu'un samouraï vient de fendre mon cerveau en deux. Comme ça. D'un coup de sabre. Il n'y a pas de hurlement, ni d'effusion de sang. C'est juste que j'ai maintenant deux moitiés de cervelle distinctes et indépendantes, incapables de communiquer entre elles pour décider de ce qui est le plus urgent à traiter. L'hémisphère gauche polarise toute son attention autour de Chris et, dans la panique, fait vibrer mon crâne en imitant une sirène d'alerte à la tornade. Celle de Chicago, la plus terrifiante. L'hémisphère droit, en revanche, n'en a strictement rien à faire de mon oncle. Pris en otage par une foule de Lily miniatures déchaînées, il est encore accaparé par le quart d'aveux de Royce. Parce que c'est de cela qu'il s'agissait, hein ? C'est forcément ça !

Il a dit qu'il n'embrassait pas de filles. Pas d'autres filles. Ça veut forcément dire quelque chose !

Chris est là.

Je sais, mais Royce a dit...

Chris est là ! Et il a participé à ta conception !

Oui, mais Royce...

À forces presque égales, la joie et l'appréhension s'affrontent sans pitié dans ma cage thoracique. Elles forment une mixture explosive. Malmenée par mes deux lambeaux encéphaliques, je ne peux rien faire d'autre que cligner des yeux à un rythme régulier pour empêcher ma cornée de se dessécher. J'ai une vague idée de l'image que je dois renvoyer. Quelque chose de très ressemblant à un saumon échoué sur une rive qui gesticule et se débat sur le sable, complètement hébété. Est-ce que les saumons clignent des yeux ? Ça m'étonnerait.

Quelque part, au milieu du champ nuageux qui brouille le ciel, un rayon de soleil lilliputien parvient à se frayer un chemin dans la grisaille. Sa trajectoire linéaire se termine près du poignet de Chris et, dans sa précipitation, le filet de lumière cogne sur le cadran de sa montre, rebondit, et vient m'aveugler. C'est fou, mais ça me réveille. Je retrouve mes esprits. Dans mon cerveau, le rideau de fer tombe et les deux hémisphères font la paix pour me permettre d'analyser la situation.

À trois grands pas de distance, mon... oncle me dévisage. Ses deux rayons laser cobalt me traversent comme si j'étais en plexiglas. Je ne suis pas prête. Pas prête à faire face à la réalité, pas prête à lui faire face à lui, pas prête à entendre ses explications, quelles qu'elles soient. Chris est mon père, d'une certaine façon, je l'ai bien intégré. Sauf que je ne suis plus certaine de savoir ce que cela veut dire.

Qu'est-ce qu'un père, au fond ?

Mon père, c'est papa. Wyatt Williams.

Et Chris, maintenant, un tout petit peu.

Ce fait avéré, qui me tirait des sueurs froides et des haut-le-cœur dans les premiers temps, ne m'évoque plus qu'une espèce de vide. Ou une forme indistincte et très floue... un membre fantôme vaguement douloureux. Ce n'est pas tout à fait de la résignation, mais ce n'est plus vraiment de l'horreur. Juste une tristesse un peu lasse.

Perdue dans mes pensées, je mets un petit moment à percevoir la tension crépitante qui alourdit l'air en circulant entre les deux hommes. C'est seulement là que je prends conscience d'être toujours plantée entre les jambes de Royce. Lui aussi me fixe, mais pas d'une façon qui m'implanterait des papillons amoureux dans l'estomac. Son expression s'est refermée à double tour, il s'est à nouveau barricadé derrière son armure de givre et d'indifférence. Il n'a pas bougé. Son dos demeure soudé au bois du cabanon et il ne cherche pas à s'écarter ou à me repousser physiquement. Il n'en a pas besoin : il est déjà à des kilomètres.

On s'en fiche ! Il n'embrasse personne d'autre, tu te souviens ?

Je me dépêche quand même de faire un pas en arrière sans que cela ne tire la moindre réaction au mécanicien. Il me regarde faire sans plus, les mains au fond de ses poches, l'œil froid. Plutôt que de me torturer à essayer de le percer à jour, je pivote vers mon autre problème. Mon "autre problème" scrute tour à tour son employé et moi. Depuis quand est-ce qu'il était planté là, d'abord ? Qu'est-ce qu'il a entendu ?

Rien sur son visage ne trahit une quelconque émotion. En revanche, les cernes sombres qui soulignent exceptionnellement ses yeux bleus et ses traits tirés sont le signe d'un manque de sommeil flagrant. En plus, ses mâchoires sont mal rasées ce qui arrive à peu près tous les... Jamais. Ça n'arrive jamais. On est encore loin du négligé, mais il est clair qu'il n'est pas non plus dans son état normal. Une main invisible vient méchamment empoigner mon cœur et étrangle l'organe quand je comprends que je suis très certainement responsable de ces discrètes marques d'épuisement. C'est ce qui arrive quand des ados débiles fuguent sans prévenir personne : les oncles s'inquiètent.

Oui, les oncles.

- Comment est-ce que tu m'as trouvée ? je romps finalement le silence, coupant la parole aux vagues qui murmurent un peu plus loin. Tu as mis une puce électronique dans mon portable ou quelque chose du genre ?

Mon timbre se voulait accusateur ou au moins sarcastique. En fin de compte, il sonne juste un peu inquiet.

- Parce que tu as un portable ? rétorque Chris en approchant lentement, comme si je risquais de détaler. Ce n'est pas l'impression que j'ai eu ces derniers jours.

Je feins la décontraction d'un petit haussement d'épaules, mais j'ai toujours été nulle à ce jeu. Je suis la personne la moins nonchalante du monde. Je sens mon pouls faire des cabrioles et mes doigts tremblent un peu avant que je ne les referme autour de mes bras.

Je ne veux pas que tu sois mon père, Chris.

- Je l'ai fait tomber dans l'eau, dis-je avec un train de retard. Alors, comment est-ce que tu m'as retrouvée ?

Chris ne se donne pas la peine de m'éclairer, mais son regard perçant fait un bref écart vers Royce et c'est suffisant. Je sursaute et me retourne, atterrée. Sans élever la voix, ni prendre un ton indigné, je souligne l'évidence dans un souffle déçu :

- Tu l'as appelé ?

Je n'ai droit en réponse qu'à un faciès impassible.

- Pourquoi ? Je t'ai dit que je ne voulais pas rentrer.

- Et moi, je t'ai dit que j'en avais rien à foutre, soupire Royce que la situation semble plonger dans un ennui mortel.

Pourtant, il ne tourne pas les talons. Pas encore, du moins.

- On y va, Lily, décrète alors Chris.

- Où ça ?

Question idiote dont je devine sans mal la réponse.

- On rentre.

Non.

- Non.

Chris laisse échapper un soupir las, guère surpris.

- Lily...

Croisant fermement les bras sur le blouson de Royce, je secoue la tête :

- Tu ne peux pas m'obliger, de toute façon.

J'attends de voir si je vais l'agacer, mais non. Il me toise, imperturbable.

Je ne veux pas que tu sois mon père, Chris.

- Tu veux parier ? Quoi qu'il arrive, tu vas rentrer à la maison. Ne m'oblige pas à t'y ramener de force.

Euh... pardon ?

Plissant le nez, je lève le menton avec défi.

- C'est n'importe quoi ! Qu'est-ce que tu vas faire ? Me traîner dans le sable jusqu'à ta voiture ?

C'était de l'ironie, hein ?

Chris n'a pas l'ombre d'une hésitation en avalant le pitoyable mètre de répit qui nous séparait encore. Complètement ahurie, je le regarde s'incliner tout près de moi - il n'oserait pas, si ? - et passer une main derrière mes genoux dans une intention plutôt évidente. Avant qu'il n'ait le temps de raffermir sa prise pour me hisser sur son épaule comme une enfant de cinq ans, je l'esquive précipitamment en reculant. Dans la manœuvre, je me cogne contre Royce, toujours posté dans mon dos. Je crois bien que je lui ai marché sur le pied. Il ne semble pas vraiment m'en tenir rigueur quand je lui offre un regard contrit. Simple spectateur d'une scène à laquelle il semble accorder un vague intérêt, il se borne à me scruter sans rien laisser paraître.

Je fais face à Chris.

- Qu'est-ce qui te prend ? Tu es fou ?

- Alors avance.

Je bous. Littéralement, j'entends. Si je pouvais m'ouvrir les veines de manière sympathique et sécurisée, je suis sûre que je verrais mon sang mijoter en un flot de bulles pourpres, brûlantes et pétillantes de colère. Dans un mouvement d'humeur affreusement puéril, je donne un coup de pied dans le sol meuble, projetant une gerbe de sable sur le jean de mon oncle. Heureusement qu'il est grand parce qu'avec un mètre en moins, il aurait pu s'en prendre des grains dans l'œil, et parmi tous les moyens de torture que je connaisse, celui-ci n'a pas son pareil. Chris baisse un regard de marbre sur ses genoux salis avant de reporter son attention sur moi.

- Je suis majeure, tu n'as aucun ordre à me donner ! T'es pas mon... Je suis majeure !

Mon Dieu, j'ai failli le dire ! Le fameux et terriblement cruel "t'es pas mon père" a failli m'échapper. Il était juste là, blotti contre mes lèvres. Alors là, hors de question ! Hors de question que je m'abaisse à lui faire un coup bas de ce genre, quelle que soit l'étendue de ma douleur ou de mon ressentiment ! N'empêche que j'ai beau avoir retenu cette bêtise à temps, Chris l'a forcément devinée. Maintenant, elle flotte entre nous comme une mauvaise odeur de brûlé. Le coup n'est jamais parti, mais j'ai quand même osé braquer l'arme contre lui. J'en rougis de honte.

- J'ai un marché à te proposer, relance Chris, que rien ne semble ébranler, sur un ton neutre. Qu'est-ce que tu dirais d'être majeure dans ta chambre ? Tu pourras me détester autant que tu veux de là-bas.

Mes modiques réserves de ressentiment se sont taries d'elles-mêmes, la colère est vraiment une émotion épuisante. Je ne me sens plus du tout d'humeur bagarreuse à présent. Je me sens plutôt d'humeur à pleurnicher dans mon oreiller en mastiquant des schtroumpfs ou des oursons, à noyer la taie à l'odeur de lavande sous mes larmes de crocodiles en écoutant du Tom Odell ou du Radiohead. Et mon oreiller est dans ma chambre. Comme mes bonbons.

- De ma chambre ou de l'avion ? je vérifie d'un filet de voix presque inaudible.

- Pour le moment, ta chambre.

Je devrais me contenter de ça.

Expulsant un dernier soupir défaitiste, je hoche doucement la tête.

On quitte la plage tous les trois. En quelque sorte. Chris ouvre la marche de cette démarche affirmée et volontaire qu'ont les hommes qui possèdent trop de pouvoir. Mes yeux fouillent le sol sans vraiment le voir alors que je traîne des pieds dans le sable, effaçant mollement les empreintes de mon oncle. À quelques mètres de distance, Royce nous emboîte le pas. La vérité, c'est qu'il n'y a qu'un seul escalier qui quitte cette plage, à moins de camper près des vagues, il n'a pas d'autre choix que de faire ce bout de chemin avec nous. Et après ?

La Mustang de Chris est garée devant un salon de coiffure et fait pâlir par son arrogante élégance toutes les automobiles des environs. Sa carrosserie ébène d'une propreté absurde reflète fièrement les maigres rayons d'un soleil temporairement avare.

Chris déverrouille son véhicule et m'ouvre la portière du côté passager. J'hésite, mes yeux agrippés à Royce qui nous contourne déjà sans un regard pour passer son chemin. Où est-ce qu'il va aller ? Ce n'est pas que ça me regarde, mais... je commence à angoisser pour de vrai, là. Il ne va quand même pas... il ne compte pas aller exécuter les ordres de Vadim maintenant, tout de suite, si ? Il ne peut pas faire ça.

Je ne me décide pas vraiment. Comme très souvent, mon cœur le fait pour moi. Et il se trouve que cet organe capricieux est directement relié à mes lèvres alors j'ai rarement mon mot à dire.

- Royce ? je l'appelle quand il me dépasse.

Je m'attends presque à ce qu'il m'ignore, mais contre toute attente, il s'immobilise et pivote dans ma direction. Il attend. Chris attend. J'attends... Mince, qu'est-ce que j'attends ? Je ne sais pas comment exprimer le fond de ma pensée sans évoquer ce que je sais devant mon oncle. Royce n'en a probablement pas envie, et moi, je ne veux pas le contrarier. Je m'approche de lui avec prudence, presque timidement. Je ne sais pas du tout à quoi m'attendre. Je ne sais jamais avec lui, mais là c'est pire. Il y a une demi-heure, il m'a sévèrement accusé d'être sa principale source d'ennuis, mais il y a quelques minutes, il m'a fait comprendre à demi-mot que je ne l'insupporte pas tant que ça, en fin de compte. Ce souvenir, doux et sucré, irrigue mes joues d'un sang tiède.

Je m'arrête près de lui. Pas trop près, juste assez. Qu'est-ce que je veux lui dire ? Qu'est-ce que je peux lui dire ? Il me faut un petit moment pour me décider. Le fauve incline la tête et m'examine avec attention, sans vraiment montrer de signe d'impatience. Le tableau que peint son visage aux angles durs sur un fond de ciel gris est saisissant, comme si l'auteur de la toile avait utilisé les mêmes nuances pour les iris du mécanicien et les nuages de pluie. Occultant la présence de Chris, juste derrière, je me lance après avoir dégluti le nœud d'inquiétude qui m'obstruait la gorge :

- S'il te plaît, ne fais rien que... Ne fais rien que tu pourrais regretter, d'accord ?

Royce continue de me toiser une seconde, ses prunelles hermétiques sondant mon regard implorant. Quand il tente une fois de plus de me contourner, je me décale pour lui bloquer la route et, par réflexe, agrippe son poignet. La colonne de muscle qui y est rattachée se contracte aussitôt et je m'empresse de le relâcher.

- S'il te plaît, j'insiste.

S'il te plaît, ne tue personne.

Sans me quitter des yeux, il souffle par le nez, tendu.

- C'est bon, ça va aller, m'assure-t-il d'une voix impersonnelle, probablement pour se débarrasser de moi. Monte dans la caisse.

J'agrippe la poignée de la portière, la relâche et piétine sur place, indécise. C'est plus fort que moi, je ne peux pas m'empêcher de poser la question.

- Mais... tu vas revenir, hein ? je tente de me rassurer en fixant le col de son T-shirt sous mes sourcils froncés.

Près de moi, Chris s'est adossé à la carrosserie de son bolide et fixe le goudron en faisant tourbillonner l'anneau de ses clefs autour de son index.

- Où ça ? demande Royce.

- Chez nous, à la propriété.

Il a remis les mains dans ses poches, son visage est très légèrement incliné sur la gauche. Son attitude n'est pas hostile, il paraît seulement... sur la réserve.

- Je bosse au garage, non ?

Je délibère quelques instants avec moi-même, puis me satisfais de cette réponse d'un hochement de tête, une petite moue contrariée scotchée aux lèvres.

- Monte dans la voiture, Lily, se réveille Chris. Je dois juste parler à Royce deux minutes.

Il a dit ça sur ce ton qu'emploient les "grandes personnes" quand elles vous ordonnent de monter dans votre chambre pour les laisser discuter entre adultes. Je n'ai jamais respecté ce genre d'injonction et ce n'est pas aujourd'hui que je vais m'y mettre. Je ne compte plus le nombre de "conversations d'adultes" que Nate et moi avons espionnées, en chaussettes, perchés en haut de marches d'escaliers, prêts à détaler si besoin. Je ne peux pas passer par la porte, mais je passerai par la fenêtre.

- Je peux avoir les clefs pour la radio ?

Pressé de m'écarter, Chris me les tend sans discuter. Je suis à peine installée sur le siège passager qu'il claque la portière derrière moi et rejoint Royce sur le trottoir, un peu plus loin. L'après-rasage de Chris s'est agrippé à chacune des molécules d'air qui peuplent cet habitacle. Ses notes un peu piquantes et épicées me brûlent les narines et je me demande avec désespoir depuis quand je suis capable de reconnaître son odeur. Les clés de voiture tintent dans mes doigts lorsque je mets le contact. Snobant superbement l'autoradio, je me penche pour ouvrir la vitre électrique. Je ne presse l'interrupteur qu'une petite seconde et le plexiglas ne descend que de deux centimètres - trois maximum - alors, au fond, ce n'est pas si grave. Je ne fais rien de mal, il fait tout simplement trop chaud dans ce véhicule. C'est la vérité. Je ne vais quand même pas attendre de suffoquer pour aérer ?

- Alors ? T'as des problèmes ? me parvient faiblement la voix de Chris.

Trop faiblement.

Il fait vraiment, vraiment chaud ici. C'est pour ça que je fais descendre la vitre de quelques centimètres supplémentaires. Ils sont du côté conducteur, vers l'avant du capot. Je suis forcée de me pencher par-dessus la boîte de vitesses pour les garder dans mon viseur et le frein à main me scie la vessie.

- Rien qui te concerne, tranche fraîchement le mécanicien de manière plus audible.

Il a appuyé une épaule contre le tronc d'un palmier. Le feuillage de l'arbre se meut paisiblement et griffonne des ombres ciselées sur son visage déjà trop sombre. Enfoncée dans le cuir matelassé de mon siège, je suis le mouvement de sa main qui fouille une poche pour en sortir paquet de cigarettes et briquet. Je pince les lèvres en le voyant coincer la tige enflammée entre les siennes. Là, c'est onze minutes de sa vie qui partent en fumée, presque littéralement pour le coup. En plus, je suis presque sûre que le tabac est démodé. Ça sent mauvais, c'est mortel et ce n'est même plus "cool". J'aimerais bien savoir pourquoi Royce fume. Lui et tous les autres.

- Tu m'en dois une, remarque le mécanicien de mes rêves en gratifiant l'air de quelques volutes cendrées.

Chris se tient devant lui. Ils ont tous deux adopté des postures droites et décontractées, mais ni l'un ni l'autre n'est crédible. Pas à mes yeux, en tout cas. Chris tourne et retourne le bracelet de sa montre dans un signe d'impatience mal dissimulé et les épaules de Royce sont raides comme des bûches. À chaque fois qu'il serre le poing dans sa poche, les muscles de son bras tressautent et ses tatouages ondulent en conséquence.

- En quel honneur ? veut savoir mon oncle.

- Tu m'as demandé de la surveiller, ça fait deux jours que je fais que ça. Tu m'en dois une.

La ?

Moi ?

Ça fait deux jours qu'il... me surveille ? Je croyais que...

Ma salive passe de travers, mon cœur coule à pic. Je ne comprends pas... Alors, comme ça, Chris a toujours su où je me trouvais ? Pour la boîte de nuit, est-ce qu'il est au courant ? Évidemment...Évidemment... C'est Chris Williams. Il sait toujours tout, il a des informateurs à tous les coins de rue et il ne s'en cache pas. J'aurais quand même préféré que Royce n'en soit pas un. La déception a un goût amer encore plus prononcé que celui du café noir, elle me brûle l'œsophage. Trop occupée à digérer ma désillusion, j'entends à peine mon oncle railler :

- Quelle âme charitable tu fais. Tu vas aussi me faire croire qu'elle t'a gavé et que garder un œil sur elle était une vraie corvée ?

- J'ai pas dit ça, grince Royce, comme de mauvaise grâce.

Je suis donc un fardeau, mais un fardeau pas trop pénible. Je suppose que c'est toujours ça de gagné. J'ai un peu l'impression d'avoir été trahie. Une petite trahison, sauf que ça pique quand même le cœur. Mais Royce ne me doit rien et, après tout, si j'ai été assez stupide pour aller me cacher de Chris dans les bras de quelqu'un qui travaille pour lui, c'est mon problème.

Pendant un bref moment, personne ne dit rien. Royce continue d'encrasser ses poumons, Chris fixe le vide pendant que les passants leur coulent des regards mi-intrigués, mi-méfiants, auxquels ni l'un, ni l'autre ne prêtent attention. Finalement, mon oncle se racle la gorge.

- Est-ce qu'elle a parlé de..., débute-t-il avant de bifurquer. Comment elle va ?

Quand j'en ai marre de me faire poignarder par le levier de vitesse, je l'enjambe maladroitement pour m'asseoir derrière le volant. Mon angle de vue est bien meilleur. En dépit des ombres qui lui mangent les traits, je vois sans mal les lèvres de Royce s'étirer paresseusement dans une parodie de rictus, juste avant qu'il ne coince à nouveau sa cigarette entre elles. Soufflant un jet de fumée cancérigène en direction d'un piéton qui le frôle d'un peu trop près, il résume froidement :

- Elle avait son super flic adoré comme vieux et maintenant elle est coincée avec un mafieux à deux balles. Elle a perdu pas mal au change, non ?

Alors ça, c'était vache. Et gratuit. J'entrouvre la bouche pour avaler de l'air, trop ébranlée pour faire fonctionner mes poumons correctement. Les épaules de mon oncle s'affaissent très légèrement, mais il ne relève pas. J'ai rêvé ou Royce a dit "mafieux" ? C'est ridicule. Chris n'est pas un "mafieux". Entre un chef d'entreprise qui surf un peu crapuleusement entre les lois et un membre de la mafia, il y a du chemin.

Il a tué un homme sous tes yeux.

Certes. Ce n'est toujours pas suffisant pour...

Il a fait exploser le QG d'un club de motards, pas plus tard qu'hier.

- J'ai toujours su que t'étais une enflure, mais je pensais pas que t'étais ce genre d'enflure, relance le mécanicien, vaguement amusé.

- C'est compliqué.

- T'as éjaculé dans la meuf de ton jumeau. Y a rien de compliqué là-dedans.

Seigneur.

Gonflant les joues, je me ratatine dans mon siège, glisse encore et encore contre le dossier jusqu'à ne plus distinguer ni l'un, ni l'autre des deux hommes. Je n'intercepte pas l'expression de Chris, ce qui n'est pas plus mal.

- À ce sujet... , reprend mon oncle après un silence peuplé de klaxons et de bruits de circulations, j'espère que t'as gardé tes mains pour toi.

Il faut bien trois secondes à mon cerveau ramolli pour saisir où il veut en venir.

À ce sujet ? À ce sujet ?

Je me redresse avec lenteur, jusqu'à ce que le haut de ma tête - mes yeux inclus - arrive au niveau de la vitre. De l'extérieur, je dois avoir l'air d'un de ces alligators effrayants qui nagent à ras de la surface et ne laisse dépasser que leur regard reptilien brodé d'écailles... mais en moins flippant, j'espère.

- Fallait pas me la confier si tu voulais pas que j'y touche. Tu me mets une clope dans les mains, je la fume.

Oké.

Je ne valide pas du tout la métaphore. Ni le ton narquois qu'emploie le mécanicien.

- Poète avec ça. N'importe laquelle ?

- Quoi ?

- Tu fumes la cigarette, peu importe la marque ?

- Ça reste une clope, balaye Royce en recoinçant la sienne au coin de ses lèvres.

- C'est drôle, c'est pas ce que j'ai entendu y a dix minutes.

J'en conclus qu'il a bel et bien assisté à notre échange sur la plage, au moins en partie. Royce doit s'en rendre compte également parce qu'il se redresse légèrement en prenant une inspiration. Les lignes de son visage se durcissent encore et sa bouche forme en un tiret contrarié. Il ne rétorque rien, se bornant à tapoter son reste de cigarette pour en faire tomber les cendres avant d'aspirer une nouvelle bouffée de tabac. Devant lui, Chris referme tranquillement le bouton de sa veste de costume grise. En jetant un coup d'œil à sa montre, il énonce sereinement :

- Je vais être clair avec toi. Si tu couches avec elle, je te bute.

Royce ne tressaille pas face à la menace, mais moi oui. Toutes mes cellules sursautent en même temps. Je n'en reviens pas ! Si le fauve ne paraît pas aussi assommé que moi, il n'en a pas moins l'air furieux. Son agacement ne saute pas aux yeux, seulement aux miens. Il a écrasé son mégot à moitié consommé sous sa semelle et s'est décollé du tronc pour se déplier devant Chris qu'il dépasse de quelques petits centimètres. Cette lueur dangereuse que j'ai déjà entraperçue plusieurs fois se rallume et enfle subitement dans ses prunelles colériques. Ses poings exécutent une gymnastique répétitive près de ses cuisses.

Fermés. Ouverts. Fermés. Ouverts.

La riposte du mécanicien, à moitié étouffée par ses dents serrées, n'est pas très audible. Je dois me crisper de concentration pour la percevoir.

- Qu'est-ce qui te dit que c'est pas déjà fait ? crache Royce, en haussant les sourcils sur son regard frondeur.

Je serre les doigts sur le cuir du volant, à un cheveu de démarrer pour m'en aller. Enfin, je serais à un cheveu de démarrer et de m'en aller si j'avais le permis de conduire. Là, je suis juste à un cheveu de me cogner la tête contre la vitre que je n'aurais jamais dû ouvrir jusqu'à ce que commotion cérébrale s'ensuive. Pas désarmé pour un sou, Chris sourit, un air entendu placardé sur les traits. Ceux de Royce se froissent à mesure que croît son irritation.

Il avance d'un nouveau pas jusqu'à ce que son visage sombre ne soit plus séparé que de quelques centimètres de celui de mon oncle. Stoïque, ce dernier se garde bien de reculer. Leurs fronts se touchent presque. Ils me font penser à ces cerfs écossais qui mêlent belliqueusement leurs bois entre mâles pour défendre leur territoire. L'ennui, c'est que Royce et Chris n'ont pas de bois et que sans les regards meurtriers de l'un et l'indifférence de l'autre, on pourrait croire qu'ils vont s'embrasser.

Je trouverais presque la situation comique si je n'étais pas aussi angoissée. Les gens qui déambulent autour d'eux affichent tous un mélange de d'ahurissement et de curiosité , mais comme si la tension des deux hommes avait refroidi l'atmosphère, les piétons font tous un large détour pour les éviter.

- Qui je veux. Quand je veux. Où je veux, siffle Royce devant le visage imperturbable de Chris, un sourire glacial plaqué sur ses lèvres cruelles.

J'aimerais dire que je suis surprise, mais ce serait un mensonge et je n'ai pas besoin que ce soit gravé sur la chair de ma main pour savoir que mentir, c'est mal. Royce appartient généralement à l'imprévisible. Il se range parmi toutes ces choses de la vie qui sont inattendues, que personne ne peut prédire. Sa présence dans mon existence est inopinée, l'effet qu'il me fait était impossible à anticiper, la plupart de ses réactions sont déroutantes et je ne sais presque jamais ce qui va sortir quand il ouvre la bouche. Pourtant, ça, ce retournement, je l'avais anticipé. Je l'attendais. Quand on l'accule, il mord. Il broie. Souvent, c'est moi qui en paye les pots cassés.

- Non, pas qui tu veux, rétorque sèchement Chris. Elle est hors limite, je ne veux pas avoir à me répéter.

J'agrippe si fort le volant que mes doigts privés de sang ont pris une couleur de neige. Le mécanicien plisse les yeux, ouvertement menaçant. Son torse se gonfle sous son T-shirt alors qu'il prend une brusque inspiration. L'espace d'un terrible instant, sa rage muette prend des proportions si inquiétantes que je crains de le voir abattre l'un de ses poings fermés sur le visage de mon oncle. Ça n'arrive pas. Au lieu de ça, il recule pour réinstaurer de la distance avec son interlocuteur. Son expression se vide de toute émotion et c'est d'une voix blanche qu'il déclare :

- De toute façon, je baiserais jamais une fille qui a ton sang dans les veines. Elle peut être aussi fraîche qu'elle veut, ça me ferait quand même gerber.

Pour le coup, je ne l'avais pas anticipé, celle-là. Je me sens blêmir. La douleur me pince méchamment le cœur et hoquet de stupeur m'échappe. Royce et Chris pivotent de concert vers la Mustang dans laquelle l'espionne de pacotille que je suis se terre. Ils remarquent la vitre à moitié baissée et le mécanicien grimace discrètement. Des traits de frustration rident son front et rapide comme l'Éclair de feu, une lueur que je pourrais identifier comme du regret si je m'attardais dessus traverse son regard. Je crois qu'il cherche le mien, mais je me dépêche de baisser les yeux pour le lui soustraire.

Au bout d'une minute, sur le ton qui annonce la fin d'une conversation, Chris ordonne :

- Ne fais rien. Je prends les choses en main.

Il ne parle plus du tout de moi, c'est une certitude. Je m'autorise donc à relever le nez pour voir Royce secouer la tête, l'expression assombrie.

- Occupe-toi de tes affaires. Tu sais pas ce qui est en jeu.

- Je sais très bien ce qui est en jeu. Tout est sous contrôle.

Royce pince les lèvres, sceptique.

- C'est pas l'impression que j'ai eue derrière le Lust, y a trois jours.

Un frisson roule sous mon épiderme au rappel de cet épisode.

La main gantée qui me prive d'air. La pression de la lame, sa brûlure gelée et celle, plus tiède, du sang qui coule. L'odeur de cigarette et de pourriture. L'odeur de la mort, toute proche.

Mon oncle s'est également crispé à cette allusion.

- Ça n'arrivera plus, assure-t-il alors sur un timbre plus gelé que l'hiver. Ne fais rien, contente-toi de gagner du temps.

Sur ce conseil qui sonnait plus comme une injonction, il prend congé d'un hochement de tête expéditif et vient ouvrir la portière du côté conducteur. Il patiente le temps que je regagne le siège passager, puis s'installe au volant. Il met le contact sans attendre, passe un bras derrière mon appuie-tête et se retourne en faisant marche arrière pour quitter sa place de stationnement.

Dans le rétroviseur, Royce m'apparaît. Je ne croise pas son regard dans la glace parce qu'il fixe ses bottes, raide comme la mort. Son image rétrécit à mesure que l'on s'engage dans la circulation peu fluide de cette fin d'après midi. Je continue de le regarder, même quand il n'est plus qu'un micro-point noir, même quand il n'est plus. Ensuite je me focalise sur un groupe de touristes qui multiplient les selfies près de la corniche, sur le garçonnet qui me tire la langue derrière depuis la banquette arrière d'un véhicule lorsque l'on s'arrête au feu rouge, sur la sympathique famille d'oiseaux qui traverse en piaillant le ciel malheureux...

Tout plutôt que de devoir faire face au conducteur silencieux à ma gauche. Tant qu'il reste silencieux...

- Lily...

Mes épaules se raidissent.

Et zut !

Pourtant, ma position n'invite pas du tout à la conversation. J'ai calé un coude sur le rebord de ma portière, le menton enfoncé dans le bras et le front appuyé contre la vitre tiède, je tourne presque complètement le dos à mon voisin.

- Je ne veux pas parler de ça, je l'arrête aussitôt avant d'adoucir mon rejet d'un faible "s'il te plaît".

- De quoi ?

De toi qui as mis maman enceinte alors qu'elle était déjà mariée, puis qui a décidé que je n'en valais pas la peine. De tous ces fichus chromosomes que tu n'étais pas censé me donner.

- Tu le sais très bien.

Du coin de l'œil, je le vois se crisper. Il se garde toutefois d'insister. Un mini soupir soulagé m'échappe. Enfin je crois que c'est du soulagement. Peu importe. Au lieu de laisser le silence s'éterniser et grignoter ma santé mentale, je décide de mettre sur le tapis un sujet autrement plus urgent, mais pas moins épineux :

- Ce que je fais avec Royce, ça ne te regarde pas, je chuchote en fronçant les sourcils contre le verre laminé.

- Ça me regarde si ça te met en danger. Ça me regarde si un type qui a de grandes chances de te faire du mal te tourne autour.

Me tourne autour ? Si seulement. Je ne sais pas si Chris essaye d'être drôle, mais le sourire faiblard qui fait trembler mes lèvres n'a rien d'amusé. Il est seulement sarcastique. Et triste. Le sarcasme est souvent triste.

- Pourquoi ? je me contente de questionner, les yeux noyés dans la houle.

Repeints dans la même teinte morose que la voûte céleste, les flots s'affolent contre la côte.

- Pourquoi quoi ?

- Pourquoi ça te regarde ?

Il y a un blanc. Je m'explique :

- Je veux dire, pourquoi maintenant ? Ça ne t'a pas intéressé pendant dix-huit ans. Qu'est-ce qui te dit qu'un homme ne m'a pas déjà fait du mal pendant tout ce temps ?

La question m'a à peine échappé que l'envie de disparaître dans le cuir de mon siège se fait sentir, pressante.

T'es folle ? Qu'est-ce qui te prend ?

Sur ma cuisse, mon poing se serre jusqu'à la douleur. Ma gorge devient brûlante de fièvre, mes joues glacées, et ma langue m'élance follement quand j'y plante mes dents par erreur.

- Un... homme ? répète Chris d'une voix en surtension.

Mince ! Mince ! Mince !

Je ne bouge pas, mais j'entrevois son reflet dans la vitre. Il a fait pivoter son buste vers moi, des rides d'incompréhension plein le front, et son regard fait des allers-retours un peu paniqués entre la route et mon quart de profil.

Marche arrière, Lily. Et plus vite que ça !

- Un garçon, je m'empresse de rectifier.

- Qu'est-ce que tu essayes de me faire comprendre ? me presse-t-il, son ton durci par je ne sais quoi.

- Rien, je me reprends d'urgence en fermant les yeux avec force.

Sa grande main tiède agrippe mon bras, mais je m'arrache immédiatement à son contact, moulinant de l'épaule.

C'est de sa faute.

Cette pensée surgit de nulle part, du néant, et, immédiatement, je la sais injuste. Chris n'y est pour rien, je n'ai pas à faire de lui mon bouc émissaire. Ça n'aurait aucun sens, il n'est pas coupable. Il n'est pas coupable de... ça. Pourtant, je n'y peux pas grand-chose. Mortifiée par ma propre mauvaise foi, je ne peux qu'écouter ma conscience, rendue venimeuse par le chagrin et la honte, l'accabler de tous mes maux :

C'est de sa faute, psalmodie-t-elle. De sa faute si on s'est retrouvées seules au point de laisser ce monstre aux costumes de velours s'inviter sous notre toit... si je me suis retrouvée seule avec... lui. De sa faute s'il m'a fait ce qu'il m'a fait. De sa faute si je suis comme ça aujourd'hui. S'il avait choisi de m'aimer, au moins un tout petit peu, s'il avait décidé d'en avoir quelque chose à faire, je n'en serais pas là.

- Lily ? Regarde-moi.

- Non.

Au creux de mon estomac, il y a cette chose que je hais par-dessus tout qui s'est réveillée et je ne peux m'en prendre qu'à moi-même. Ce reptile immonde. Une couleuvre. Non, une vipère. Visqueuse et venimeuse. Je hais les reptiles, c'est dégueu. Secouant virulemment la tête, je remonte mes genoux contre ma poitrine sans trop me soucier de souiller l'assise du siège avec mes semelles.

- Lily, s'impatiente un Chris de moins en moins serein. Tu ne peux pas lâcher un truc comme ça et juste...

Bon sang, mais à quoi est-ce je joue ?

- C'était juste une hypothèse ! Oublie ça, c'était stupide.

Je vois bien qu'il n'est pas convaincu et qu'il s'apprête à contre-attaquer, alors je me dépêche de changer de sujet. Ou plutôt, de nous ramener au sujet initial, le seul qui m'intéresse pour le moment.

- Je croyais que tu lui faisais confiance. À Royce.

Mon oncle met un moment à répondre. Il conduit en fusillant son pare-brise du regard, la mâchoire verrouillée sous sa barbe un peu désordonnée. Il est en train de se demander s'il ne ferait pas mieux d'insister.

- Je n'ai jamais dit ça, me contredit-il enfin d'une voix neutre. Ce n'est pas parce que je ne le traite pas en pestiféré comme tout le monde que j'ai confiance en lui.

- Dans ce cas, pourquoi tu l'as embauché ? Pourquoi tu le laisses travailler sur tes voitures de millionnaire et pourquoi tu le protèges.

- Je le protège ?

Je lui jette un petit coup d'œil entendu avant de me reconcentrer sur l'extérieur pour avoir un peu moins l'impression d'être enfermée dans une voiture avec lui.

- Oui, c'est ce que tu viens de faire, je persiste sur un ton assuré. Tu lui as conseillé de se tenir à carreau. Je sais que c'était à propos de Vadim. Je ne sais pas comment tu peux être au courant de ça, même si je me doute que ça a quelque chose à voir avec un albinos incapable de tenir sa langue. En tout cas, tu lui as demandé exactement la même chose que moi. Tu le protèges, je conclus dans un souffle qui dessine un rond de buée sur la vitre.

En l'effaçant du doigt, j'intercepte le regard sidéré que mon oncle braque sur mon dos.

- Alors ? je m'acharne.

- Disons que j'ai des choses à me faire pardonner, lâche-t-il, évasif. Mais mes bonnes actions n'impliquent à aucun moment de lui céder ma nièce.

Je n'intercepte pas immédiatement ses paroles, mon attention restée bloquée au mot "nièce". Il a dit "nièce" sans l'ombre d'une hésitation, sans buter une seconde sur le mot quand mon esprit bégaye dès que je pense "oncle". Comme le paradoxe sur patte que je suis en ce moment, je sens le soulagement m'éteindre en même temps qu'un pic de souffrance m'érafle l'âme.

Je ne veux pas que Chris soit mon père. D'ailleurs, il ne l'est pas. Il l'est à peine. Je n'aurais voulu personne d'autre que papa pour ce poste. Mais l'idée que lui n'ait jamais voulu de moi comme fille... me donne l'impression qu'on passe mes organes au blender. C'est une torture mentale et ça me fait encore plus mal que de savoir que lui et maman ont trompé mon père. La voilà, la vérité toute sale. Je suis complètement dérangée en plus d'être une sale hypocrite.

Je prends une profonde inspiration pour retrouver mes esprits. C'est là que le reste de la phrase m'arrive comme un coup de fouet. Est-ce qu'il a dit " lui céder ma nièce ?". Euh... ok... Wow.

- Tu n'as rien à lui céder, on n'est pas au Moyen Âge, je fais remarquer en dodelinant de la tête, ahurie.

- Je me suis mal exprimé.

Levant un regard empreint de curiosité vers son reflet, je m'enquiers :

- Qu'est-ce que tu dois te faire pardonner ?

Malgré la version flou que me renvoi le plexiglas, je note le tique qui agite la tempe de mon oncle, juste avant qu'il n'élude ma question :

- Walters... Walters est une bombe à retardement. Je ne veux pas que tu sois à côté quand il va exploser.

Des fois c'est Royce, des fois c'est Walters. Je n'y comprends vraiment rien. Ce que je sais, par contre, c'est que...

- Tu n'as pas le droit d'utiliser ce mot, déclaré-je doucement.

- Quel mot ?

- Bombe. Tu ne peux pas dire "bombe", ni "exploser", un jour après avoir fait sauter un immeuble habité.

Un silence pesant accueille mes propos. On est presque arrivés. À chaque borne qu'engloutit la Mustang, le muscle éreinté au creux de ma poitrine se crispe d'un trop-plein de je ne sais quoi.

- Lily, m'appelle Chris d'une voix trop sérieuse. Retourne-toi, s'il te plaît. Qu'on ait une vraie conversation.

- Non, je refuse à mi-voix et mes propres cils me chatouillent les joues quand je ferme les paupières. Je ne veux pas me retourner et je ne veux pas avoir de "vraie conversation" avec toi. Ce que je veux, c'est que tu n'ailles pas dissuader le garçon qui me plaît de m'approcher alors qu'il a déjà du mal à me tolérer les trois quarts du temps.

Je viens d'avouer haut et fort à mon oncle que j'ai un faible pour son mécanicien et je ne trouve même pas l'énergie de m'en inquiéter, ni même de rougir. Ça ne sert à rien, je le sais, il le sait, Royce le sait, tout le monde le sait, alors autant dire les mots une bonne fois pour toutes et mettre les points sur les T et les barres sur les I. Les points sur les I et les barres sur les T.

Chris ne devait pas s'y attendre, bien que je ne puisse pas le voir, je sens son regard peser sur moi.

- J'aimerais bien savoir ce que tu vois en lui, dit-il alors, presque pour lui-même. Ce que tu t'imagines.

Je ne perçois pas vraiment de jugement dans ses mots. Il paraît juste... intrigué. Il n'est pas la première personne à me poser la question. La première, c'était moi. Et puis Jace. Et Mia. Et Dallas. Et Rachel. Et Matt.

Je ne sais pas si c'est à moi ou à mon oncle que je réponds, quoi qu'il en soit, mes lèvres se mettent d'elles-mêmes en mouvement pour livrer ma version des choses d'un brin de voix à moitié recouvert par le ronronnement épuré du moteur.

- Ce que j'imagine, c'est que trop de gens ont dû l'abîmer d'une manière ou d'une autre. Des hommes de pouvoir crapuleux qui ne voulaient pas se salir les mains eux-mêmes, des policiers trop paresseux pour mener une enquête correctement, des avocats commis d'office pas assez motivés, une justice toute pourrie avec des juges pas assez neutres, des gardes pénitenciers trop zélés et tout un tas de commères incapables de se mêler de leurs affaires deux minutes et de balayer devant leur porte. Et ce que je vois, c'est que malgré tous ces trucs que je ne fais qu'imaginer, il n'est toujours pas quelqu'un de mauvais. Ou en tout cas, pas complètement.

Je me tais, vaguement essoufflée. Bon, évidemment, je vois aussi d'autres choses... comme le fait qu'il soit beau à en perdre la raison et qu'il embrasse comme une divinité romaine ou un séduisant démon des limbes - je suis humaine. Mais je crois que Chris peut se passer de ces détails. Sans raison apparente, le début de mes explications a paru lui tirer une réaction. Pendant quelques secondes, son corps s'est contracté et j'ai cru voir ses mains tenter d'assassiner le volant par strangulation. Maintenant, il n'est plus que pensif.

- Je vois, affirme-t-il en passant une vitesse. Il est comme ton cheval.

Mon cheval ? Ah... Waneta. Je fronce le nez, confuse. Qu'est-ce que c'est que cette comparaison douteuse ? Royce n'a rien à voir avec cet étalon. Il est vrai que Chris n'a pas eu droit à la partie sur sa façon d'embrasser, le démon des limbes, tout ça... dans le cas contraire, il n'aurait pas fait ce parallèle hasardeux. Haussant les épaules sans chercher à discuter, je m'accorde un ultime soupir contre la vitre. Nouvelle trace de buée. Je lève l'index et dessine un scarabée qui ressemble finalement à une théière. Ça va sécher et ensuite, ça laissera des traces de poussière.

- Tu devrais quand même garder tes distances, s'entête Chris avant d'ajouter, pour couper court à toute protestation, ton père aurait été d'accord là-dessus.

"Ton père".

Ça sonne encore plus violemment que quand il a dit "ma nièce" un peu plus tôt.

En plus, c'est un coup bas. Je ne peux pas m'empêcher de me demander s'il a raison, si papa verrait d'un très mauvais œil mon comportement de ces derniers temps, s'il me prend pour une folle, s'il imagine avec déception que je renie toutes les valeurs qu'il m'a inculquées pour satisfaire un béguin. En ce moment même, il est peut-être assis sur un nuage, le jean trempé, les coudes sur les genoux et le menton sur les poings, à m'observer avec mélancolie.

L'immense portail en fer forgé de la propriété dresse enfin ses piques métalliques devant nous. J'ai le cœur, les os et les veines sous pression, comme dans ses manèges pour les intrépides qui vous donnent l'impression que votre corps va éclater dans les parcs d'attractions. Les immenses battants s'ouvrent d'eux-mêmes, par enchantement - l'enchantement de la commande électrique. Quand Chris s'engage dans l'allée silencieuse, je murmure en réponse à sa remarque :

- Ça, on ne le saura jamais.

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