Chapitre 3

"Je t'emmène". Pas "Veux-tu que je te conduise quelque part ?", ou "Si cela t'arrange, je me ferais un plaisir de te déposer". Non, juste un expéditif et directif "Je t'emmène". Pas de points d'interrogation de courtoisie, pas d'alternative. Le latino ne prend même la peine de me consulter pour jeter son injonction. Le voilà déjà qui s'éloigne, sûr de lui. S'il s'imagine que je vais simplement le suivre, la bouche en cœur, comme une gentille petite fille obéissante... et bien, il a parfaitement raison !

Je n'hésite qu'une très brève seconde avant de lui emboîter sagement le pas. Pour être honnête, je ne peux pas me permettre le luxe de faire la difficile. La nonchalance de façade du latino et l'étrange curiosité que je semble lui inspirer ne me mettent pas forcément très à l'aise, mais je préfère de loin monter en voiture avec le frère aîné de Mia que l'option de l'auto-stop et celle du sac à viande. En plus, il est fort possible que j'ai rajouté un ou deux zéro dans la statistique bancale que je lui ai sortie.

Lorsqu'il s'arrête près d'elle, je balaye sa voiture d'un regard mi-appréciateur, mi-désabusé – après tout, de jolis carrosses, j'en ai déjà vu passer une ribambelle, cet été. À force de répétition, même les meilleures choses finissent par devenir lassantes. Sauf les pots de glace au caramel beurre-salé et les Disney, ça, on ne s'en lasse jamais.

Diego surprend mon examen et hausse un sourcil interrogateur, comme s'il attendait un commentaire. Je crois qu'il en attend un. Je me retiens de lever les yeux au ciel – les hommes et leurs jouets – et les baisse plutôt sur la carrosserie lustrée du véhicule. Il est charmant, je concède au moment où Diego le déverrouille. D'un bleu brillant, racé, élégant comme un prince tiré à quatre épingles. Il a cette grâce que dégagent les pièces de collection. Je préfère tout de même celui de Royce.

- Quoi ? C'est pas une Camaro SS, c'est ça ? raille Diego à l'instant où cette pensée m'effleure.

Je rougis et baisse le menton en grimpant avec empressement sur le siège passager. Il n'y a pas de banquette arrière, seulement deux places aux dossiers étonnamment bas. Une étrange impression de familiarité me chatouille brièvement l'esprit, comme si j'étais déjà montée dans cette auto. Une sensation de déjà-vu. C'est toutefois peu probable alors je la chasse rapidement. Diego claque sa portière et met le contact. J'attache ma ceinture, mais lui ne touche pas à la sienne et enclenche directement la marche arrière pour sortir du parking.

De l'intérieur, sa voiture n'est pas aussi impeccable que celle du mécanicien. Quelques crop-tops noirs et des shorts déchirés de la même couleur encombrent le tableau de bord. Un parfum de chips au paprika – les préférées de Mia – se mêle à celui du cuir dans l'habitacle, et il y a une trousse à maquillage qui traîne juste à côté de mon pied... Je ne peux pas m'empêcher de sourire devant les indices évidents que mon amie sème sur son passage à l'instar du petit Poucet.

Diego passe le portail du domaine pour s'engager sur la grande route et c'est comme si un énorme poids s'ôtait soudainement de ma cage thoracique. Mes poumons se dilatent de soulagement. Je respire mieux ! Les secrets de la propriété restent dans la propriété, je décide sur un coup de tête. Je suis presque sûre de ne pas pouvoir me conformer à cette résolution, mais rien ne m'empêche d'essayer.

Un silence inconfortable s'installe avec nous, mais je ne trouve rien à dire pour le rompre. J'aimerais bien que Diego allume la radio, je serais même prête à écouter des rappeurs vulgaires et misogynes raconter dans leur langage fleuri ce qu'ils aiment faire aux femmes. Quoi que, non, je ne suis pas désespérée à ce point-là. De toute façon, je n'ose pas le demander, alors la question est réglée.

Je ne connais pas assez le colombien pour faire la conversation, mais j'ai en horreur ces moments embarrassants pendant lesquels personne ne parle. Du coup, je m'agite sur mon siège, je tripote mes boucles, je refais mes lacets – plusieurs fois – et je pianote nerveusement sur mes genoux en me demandant s'il conviendrait de faire une réflexion d'ordre météorologique. Je ne pourrais pas le jurer, mais il me semble que le latino a parfaitement conscience de mon manège et que cela l'amuse plus qu'autre chose.

- Où est-ce que je te dépose ? demande-t-il finalement, me prenant peut-être en pitié, en changeant de vitesse.

Il conduit vite, mais moins que Royce. Contrairement à son acolyte, il ne dépasse pas les vitesses autorisées. Et il ne joue pas non plus à « qui a le moins peur d'abîmer sa carrosserie ? » avec les autres intrépides aux volants.

- En ville, j'indique après m'être éclaircie la gorge.

- Ouais, j'ai entendu. Où ça, en ville ?

C'est vrai, où ça ? se moque ma conscience en se limant les ongles. En tout cas, je crois que c'est ce qu'elle fait. On ne peut pas être aussi suffisant sans être en train de se limer les ongles.

- Euh...

J'ai un blanc. Diego fronce les sourcils et me coule un regard perplexe, alerté par ma confusion. Je me tords les mains en faisant tourner le plus vite possible les engrenages ankylosés de mon cerveau.

- Tu sais pas où tu vas, constate Diego en plissant les yeux.

Zut.

- Si ! Bien sûr que si...

En parlant, j'ouvre Google Maps en urgence sur mon portable. Je tape "hôtels" dans la barre de recherche. Les résultats sont encore plus nombreux que je l'imaginais. Logique. On est sur une île touristique. Je pose le pouce au hasard sur l'un des items qui s'affichent et déclare d'une voix que j'espère sûre :

- Le Gates. Est-ce que tu peux m'y emmener ? S'il te plait ?

Diego s'est arrêté à un feu rouge, il en profite pour me regarder en face.

- L'hôtel ?

- C'est ça.

Il ouvre la bouche sans rien dire et gratte la légère épaisseur de barbe qui lui mange le menton. Je coince mes deux mains entre mes cuisses et patiente sagement. Ça passe ou ça casse. Le feu devient orange et le frère de Mia repasse la première.

- Quelqu'un sait où tu vas ? demande-t-il, l'air de rien, en se crispant légèrement.

Double zut.

- Pourquoi ?

- T'es pas en train de fuguer ou un truc dans le genre, si ?

Triple z...

C'est bon, on a compris.

- Qu'est-ce que ça peut faire ?

- J'ai pas envie d'être embarqué là-dedans.

Et mince !

- Tu t'es embarqué tout seul. Moi, je comptais faire du stop, je marmonne en fixant par sa vitre ouverte les vagues qui roulent et s'ébrouent sur la côte.

L'écume blanche scintille presque dans la pénombre du soir. À présent je suis passablement inquiète. Est-ce qu'il risque de me ramener à la maison ? Déjà ? Pour l'instant, il roule toujours.

- Je veux pas d'emmerdes avec ton oncle, lâche-t-il.

Évidement. Chris. On en revient à lui. Je soupire et me crispe contre le dossier de mon siège.

- Royce s'en fiche, lui, je lance, l'air de rien, avec une moue boudeuse.

Diego tourne vivement la tête vers moi et me dévisage avec cette même lueur indiscrète dans les yeux en arquant l'un de ses sourcils broussailleux.

- De quoi ?

Je hausse les épaules.

- De ce que pense Chris. Et tous les autres aussi. Je croyais que tu serais comme lui.

Pendant une seconde, il a l'air assez stupéfait, puis sa bouche se fend d'un petit sourire amusé.

- J'ai capté.

- Quoi ?

- Royce est trop cool, caricature-t-il sans me lâcher des yeux.

Je me renfrogne un peu et tire sur les bracelets que j'ai remis en me changeant. Comme avec d'horribles mouches importunes, je chasse les idées noires qui m'assaillent quand je songe au mécanicien. La vielle brochure de journal, les effrayantes coïncidences qu'a soulignées Matt, les liens qu'il m'a obligée à établir entre Royce et la mort de papa... papa... papa qui n'est même plus mon père.

- Tu devrais regarder la route, je râle parce que Diego me scrute toujours comme une espèce d'insecte sous une loupe binoculaire, les lèvres moqueuses.

- Est-ce que Royce regarde la route quand il conduit ? plaisante-t-il.

Je lui tire la langue avant de pouvoir me retenir. Son front se plisse imperceptiblement et j'ai à nouveau le droit au regard intrigué.

- La route ! je m'écrie en riant un peu.

Ses yeux s'attardent encore quelques instants sur mon visage et je le dissimule de mes deux mains pour l'obliger à regarder ailleurs et me soustraire à son auscultation poussée. Je garde juste un petit espace entre l'index et le majeur pour m'assurer qu'il obéit. Il consent enfin à reporter son attention sur le pare-brise. Alléluia !

- Pourquoi est-ce que tu me regardes comme ça ? j'ose demander quand le regard en question ne pèse plus sur moi.

- Comment je te regarde ? s'étonne Diego.

- Bizarrement.

Il pivote encore vers moi et m'observe en plissant les yeux.

- Ah bon ?

- Oui. Tu recommences, là. Arrête !

Le latino hausse les épaules.

- Je suis juste curieux, déclare-t-il avec une expression impassible en épiant mes réactions du coin de l'œil.

Je plisse le nez d'incompréhension et le dévisage, ahurie, en attendant la suite, mais il reste silencieux, brusquement focalisé sur la nationale.

- Curieux de quoi ? j'insiste parce que maintenant, c'est moi qui suis curieuse.

- Je veux piger comment un aussi petit bout de femme peut faire disjoncter mon frère et ma sœur.

Je me fige et l'observe avec étonnement, les yeux arrondis. Il garde le silence et je médite sur ses paroles.

Qu'est-ce qu'il veut dire par « disjoncter » ? Je ne fais "disjoncter" personne, moi. Son frère ? Il n'a même pas de frè... Oh ! Est-ce qu'il parle de Royce ? J'entrouvre les lèvres de surprise, mais ne dis rien. En tout cas si c'est bien ce que je pense, je trouve ça touchant. Je me demande si le mécanicien a conscience de l'affection que lui portent certaines personnes. Tel que je le connais, il doit n'en avoir qu'une très vague idée, déformée et bien en dessous de la réalité.

Le latino me parait tout de suite plus sympathique et je décide que je l'aime bien. Je le lui fais comprendre d'un petit sourire qui parait énorme lorsque l'on prend en considération la journée cauchemardesque que je viens d'endurer.

Pour ce qui est de sa sœur...

- Tu sais où est Mia ? je l'interroge alors que les devantures attrayantes et abondamment éclairées des commerces de l'île remplacent progressivement le paysage marin.

La promenade est bondée malgré l'heure tardive. Bien plus que d'ordinaire. Des attractions lumineuses ont été installées un peu partout et le mouvement flou de la foule, éclectique et enjouée, attire mon attention. Ça et la multitude de drapeaux et bannières étoilés aux couleurs de l'Amérique qui ont été semés un peu partout. Qu'est-ce que... Ah oui. Le 4 juillet. C'est la fête. Youpi, je songe, un brin acide.

- Pourquoi ?

- Elle devait venir à la réception ce matin, mais elle ne s'est pas montrée. Pourtant, elle a bien passé trois heures à choisir sa robe, hier.

- Elle bosse. On a dû lui coller un remplacement, propose Diego d'une voix trop lisse après une courte hésitation qui ne m'a pas échappée.

Je me redresse, vaguement angoissée, et rallume mon portable pour chercher à nouveau mon amie dans ma liste de contacts. J'ai déjà remplacé l'icône impersonnel par une photo d'elle. Sur le cliché, elle se fait une moustache avec l'une de mes mèches blondes, fronce exagérément un sourcil et hausse très haut l'autre. Même dans ses grimaces, elle est jolie.

Je presse le téléphone vert avec espoir... et tombe encore une fois sur son répondeur on ne peut plus original. « Ouais allô ? Allô ? Nan, j'déconne, je suis pas là. Vas-y, laisse un message, je te rappellerais peut-être ». C'est drôle – un peu -, mais seulement la première fois.

- Elle ne répond pas, je remarque, soulignant l'évidence à voix haute.

À côté de moi, Diego ne parait pas surpris, seulement... préoccupé ? Il soupire discrètement, ramasse son propre portable qu'il avait déposé dans le porte-gobelets et fait exactement la même chose que moi. Euh... d'accord. Je le fixe, perplexe. Il a bien vu qu'elle ne décroche pas...

Elle décroche au bout de la deuxième tonalité. Mon cœur dégringole comme un énorme galet dans mes chaussettes quand la voix de Mia me parvient de manière un peu étouffée.

- Hey, je l'entends vaguement saluer son frère qui pince les lèvres et s'applique à ne plus me regarder.

Elle lui a répondu.

Elle lui a répondu !

Je me sens pâlir quand j'en tire les conclusions qui s'imposent. Elle ne veut plus me parler. C'est clair. Ça n'a pas le moindre sens, mais pour quelle raison esquiver mes appels et prendre ceux de son frère si ce n'est pas parce qu'elle m'en veut. Ma gorge se serre comme un étau et ne laisse même plus passer ma salive pour me permettre de déglutir. Je cligne des yeux, paralysée par l'angoisse sourde qui trace des sillons glacés dans ma poitrine, pendant que Diego répond mollement un « salut ».

- T'as fini ton service ? demande-t-il ensuite.

Je n'entends pas la réponse de Mia.

Pourquoi ?

La question tourne en boucle à l'intérieur de mon crâne. Un malaise visqueux fait bourdonner mes oreilles pendant que je dresse toutes sortes d'hypothèses farfelues pour expliquer le comportement de ma première et seule amie.

T'auras réussi à la garder un mois. Chapeaux bas.

Qu'est-ce que j'ai bien pu faire ? Est-ce que c'est quelque chose que j'ai dit ? Il m'arrive d'être un peu maladroite, je lui ai peut-être manqué de respect d'une façon ou d'une autre sans m'en rendre compte ?

Hier après-midi, dans les cabines d'essayage, tout allait bien, il me semble. C'est vrai que je me suis montrée un peu grincheuse et déprimée sur les bords, mais elle n'a pas semblé le prendre pour elle... ou alors si ? Peut-être qu'elle s'est lassée de mes petits problèmes de gamine. Pour une fille désinhibée et bien dans sa peau comme elle, ça doit sûrement être pesant de se coltiner quelqu'un comme moi à longueur de temps. Si ça se trouve, elle me trouve trop coincée. Il est possible qu'elle ait trouvé ce trait de caractère amusant au début, mais elle doit en avoir assez.

Il y a un mot pour les gens de ton espèce. On appelle ça des boulets.

- Ok, lâche Diego, interrompant le fil affligeant de mes réflexions. Non bouge pas, je passe te prendre... ouais... je suis là dans cinq minutes.

Il raccroche sans rien ajouter de plus et, complètement démoralisée, je fixe mon genou droit qui tressaute et bat la mesure de mon stress malgré moi. Le latino a changé d'itinéraire et je comprends qu'il compte aller chercher sa sœur avant de me déposer à bon port. Il y a encore dix minutes, j'aurais largement préféré cette option, mais je ne suis plus certaine de vouloir croiser Mia dans ces circonstances. J'aurais vraiment l'impression de m'imposer. Style « tu ne me réponds pas alors je m'incruste dans la voiture de ton grand frère ». Elle va me prendre pour un énorme pot de colle.

Argh !

J'ai l'impression d'avoir onze ans, de retour dans la cour de récréation, cet endroit cruel où l'on cherche désespérément avec qui partager son goûté. Voilà – entre autres - pourquoi je n'ai jamais eu de copines au collège ou au lycée, ni même voulu en avoir. C'est bien trop compliqué. Nathan me suffisait amplement, avec lui, tout coule de source. Être son amie m'est aussi naturel que de respirer ou de monter à cheval alors que je ne comprends jamais les filles de mon âge. En général, je ne m'intéresse pas aux mêmes choses qu'elles et je n'anticipe jamais leurs réactions correctement. Mais Mia est différente...

- Je peux descendre ici, je propose d'une voix éteinte comme la nuit en désignant le trottoir encombré de passants. Je trouverais un taxi facilement.

Diego ne répond pas, il fait comme si je n'avais rien dit et ralentit en s'engouffrant dans les rues commerçantes surpeuplées de l'île. Je n'insiste pas. Je regarde avec une appréhension grandissante les cafés, boutiques de mode et restaurants défiler jusqu'à ce qu'il s'arrête devant le Salty Sweet.

Avec sa façade rose bonbon et son enseigne encore plus girly que ma chambre, le glacier dans lequel travaille Mia la journée tranche singulièrement avec le reste de l'artère marchande. Je n'y suis venue qu'une seule fois, avec Jace, mais Mia m'avait invitée ce jour-là. C'est loin d'être le cas aujourd'hui.

Le latino coupe le moteur pendant que je scrute la vitrine avec insistance, le ventre noué comme avant un exposé. Pendant un instant, un taxi rose – caractéristique des Keys – garé le long du trottoir d'en face envahit mon champ de vision. Puis le véhicule embarque trois personnes et redémarre. Quand il délaisse sa place pour s'engager à nouveau dans la circulation encombrée, Mia apparaît comme par magie. Je retiens mon souffle en l'apercevant et me tasse davantage au fond de mon siège en espérant passer au travers et m'emmurer dans la housse.

Elle porte cet uniforme couleur dragées couvert de pompons et digne des poupées Barbie qu'elle déteste. Le vêtement détone drôlement avec ses grosses Doc Martens, sa collection de bagues et son air revêche. Sans ces quelques détails, je suis presque sûre que le monde enchanté des poneys volants et des Bisounours lui aurait volontiers ouvert ses portes.

Visiblement, elle se fiche également des tendances qui régissent le port des sacs-à-dos. Elle se contente de tenir le sien à bout de bras. Pas par la hanse, non, elle agrippe le tissu de la besace comme s'il s'agissait d'un chiffon. Incarnation humaine de l'attitude blasée, elle avance la lèvre du bas et souffle pour dégager la horde de boucles brunes qui lui tombent devant les yeux. Puis elle traverse la route en gratifiant d'un charmant doigt d'honneur l'homme qui pensait regarder discrètement le bas de son dos.

S'il te plait Mia, sois toujours mon amie...

Elle a l'air un peu préoccupée. Elle ne me remarque qu'en ouvrant la portière côté passager pour s'engouffrer dans la voiture. Elle se fige en m'y découvrant et je ne sais plus où me mettre. Je lève lentement les yeux vers elle et trace un chemin détourné vers son regard. Elle ne me parait pas spécialement en colère, seulement surprise et... contrariée. Oui, contrariée. Aïe. Elle pince ses lèvres pulpeuses et passe une main nerveuse dans sa masse capillaire.

J'avale péniblement ma salive et fixe mes genoux en lâchant un discret « salut ».

- Hey. Qu'est-ce que tu fais là ? s'étonne Mia en se calant debout, entre la portière ouverte et moi.

La question n'est pas agressive... enfin, je ne crois pas. Il me semble déceler une pointe d'embarras dans son ton.

- Euh... je devais aller en ville et... enfin, ton frère a proposé de me conduire. J'espère que ça ne te dérange pas.

Elle fronce les sourcils.

- Qu'est-ce tu racontes ? Pourquoi ça me dérangerait ?

Je ne réponds pas. Qu'est-ce que je pourrais dire ? Je me borne donc à hausser les épaules en fuyant son regard. Elle a délibérément esquivé mes appels. Je trouve cela plutôt limpide comme message.

- Diego, tu te zappes deux minutes, faut que je me change, ordonne Mia en contournant la voiture pour ouvrir la portière de son frère.

- Pourquoi tu l'as pas fait aux vestiaires ?

- Mes fringues sont dans ta caisse et en plus, y a un gros lourd qui arrête pas de me mater quand je me dessape.

- Quoi ? Qui ?

- On s'en fout. Vas-y bouge, faut que je retire cet uniforme de bouffonne avant que Peter Pan ne me confonde avec la fée clochette et essaye de me foutre sa queue dans...

Je retiens une quinte de toux qui hésite entre rire incrédule et hoquet horrifié et Diego plaque la main sur la bouche de sa sœur pour la faire taire. Je suis presque sûre qu'elle sort la langue parce que, la seconde d'après, le Latino essuie vaguement sa paume sur son jean. Il sort de son véhicule pour libérer la place.

- T'avais pas un délire sur lui ? marmonne-t-il pour avoir le dernier mot.

- Non, c'était sur capitaine crochet que je craquais, s'écrie sa sœur en lui claquant la portière au nez.

Diego s'éloigne en sortant son paquet de cigarettes et Mia ne perd pas de temps. Il nous a à peine tourné le dos qu'elle se contorsionne sur le siège conducteur pour retirer l'espèce de chemisier à strass floqué d'un logo en forme de glace fondue. Je garde les yeux rivés au pare-brise. Devant nous, un couple se chamaille près d'un lampadaire, un homme visiblement ivre s'amuse à traverser le passage piéton en sautant de bande blanche en bande blanche et se fait violemment huer par les klaxons, une jeune bourgeoise tente de ramasser les besoins de son chiwawa avec panache et échoue.

C'est Mia qui rompt le silence.

- T'as perdu ta langue ? demande-t-elle soudain en défaisant les derniers boutons de son haut de serveuse.

Ils sont en forme de cornets. Je les trouve chouettes.

- Non.

J'ai dit ça en fixant le bout de mes converses, mais il n'y a rien à voir. Pas l'ombre d'une parole de chanson. Celles-ci sont propres et mortellement ennuyeuses.

- Y a un problème ?

- Non.

- Tu vas continuer de répondre non à toutes mes questions ?

- Non.

Mia ricane en soulevant le bassin pour retirer sa jupe de patineuse artistique.

- C'est mignon ton maquillage, déclare-t-elle en crochetant mon menton pour examiner mon visage sous toutes ses coutures.

Je la laisse faire.

- Merci. C'est ma mère qui l'a fait. Elle a débarqué hier.

Mia ne semble pas spécialement surprise. Peut-être qu'elle s'en fiche tout simplement. Elle se détourne sans approfondir le sujet et s'empare de l'un des shorts élimés qui traînent sur le tableau de bord.

- C'était bien, la réception ? elle enchaîne sur un ton neutre en passant les jambes dans le vêtement.

- Tu n'étais pas là, je remarque simplement à haute voix parce que je ne vois aucune façon de répondre sincèrement à sa question sans lui déballer le fiasco auquel a viré la matinée ou utiliser l'euphémisme du siècle.

J'ai essayé de ne pas adopter un ton accusateur, mais ce n'est pas vraiment un succès. C'est même un échec. J'ai l'air d'une gamine geignarde. Un cauchemar.

- Ouais, j'avais un truc à faire, marmonne Mia.

Elle a enfilé un haut noir qui lui arrive au-dessus du nombril. Sur le tissu, on peut lire un « bitch, please. » floqué dans un rouge criard.

- D'accord.

- Putain. Ok c'est bon, dis-moi ce que t'as !

Mon père n'est pas mon père. Mon vrai père est en fait mon oncle qui tue des hommes en secret dans notre jardin au lieu de dormir, la nuit. Il a aussi dû faire des choses pas très catholiques avec ma mère quand elle était mariée avec celui qui n'est plus complètement mon père. La moitié de l'île est probablement déjà au courant. Matt accuse le seul homme dont j'ai eu la mauvaise idée de tomber amoureuse d'être responsable du pire calvaire de toute mon existence.

Et toi... toi, tu ne veux plus être mon amie.

Seule cette dernière partie est importante, pour le moment.

- Tu le sais très bien, je chuchote.

Mia ne nie pas.

- Dis-le quand même.

- Non.

- Pourquoi ?

- Parce que... ça va avoir l'air débile.

- On s'en fout.

- Très bien. Est-ce que tu as volontairement ignoré mes appels ?

Elle marque une brève hésitation. Ses grands yeux Nutella s'ancrent au fond des miens et elle répond :

- Ouais.

Je pense que je ne me sentirais pas beaucoup mieux si je venais de me prendre un coup de pioche sur la tête. Et les pioches, c'est pire que les pelles parce qu'elles ont un bout pointu et peuvent vous fendre le crane comme une noix de coco.

Génial. Oui, c'est parfait. Impeccable. Maman ne voulait pas de moi. Chris n'a pas voulu de moi une seconde. Royce ne veut presque jamais de moi. Et Mia ne veut plus de moi non plus. Je dois vraiment avoir un problème. Et un gros.

Je détourne vivement la tête au cas où mes expressions décideraient de m'embarrasser en révélant des sentiments pathétiques comme... je ne sais pas moi, du désespoir ? Ou une cuisante déception ? Je tire rageusement sur l'un de mes bracelets pour me défouler et l'élastique lâche. J'ai l'air maline. Je le range dans la poche de mon short.

- Alors tu ne veux plus qu'on soit... tu ne veux plus qu'on traîne ensemble ? je cherche confirmation en regardant droit devant moi.

Je ne supplierais pas. Le silence qui suit ma question est assez évocateur. Quand Mia se décide à répondre, c'est encore pire.

- Je sais pas, Lily, elle lâche d'une voix hésitante qui lui ressemble peu.

Je suis mortifiée. Quelle est la formulation ? Ah oui, c'est ça : je ne m'attendais à rien, mais je suis quand même déçue. Je me tourne brusquement vers elle.

- Mais pourquoi ? je geins, déclenchant les hauts-le-cœur de ma peste de conscience. Est-ce que j'ai fait quelque chose qui... je ne sais pas... est-ce que...

Bon sang ! On avait dit pas de suppliques !

- Lily, arrête...

Oui, arrête Lily. Ou je quitte définitivement le radeau et je te laisse couler.

- Si c'est parce que je n'aime pas les fêtes et tous les... les trucs d'étudiants, ça ne me dérange pas tant que ça... je peux quand même...

- Qu'est-ce tu racontes, putain ? s'exclame Mia, les yeux écarquillés d'horreur.

Je relève le menton.

- Est-ce que c'est parce que je t'ennuie ? Tu me trouves trop coincée ? C'est pour ça ?

- Non ! Non, bordel ! T'es cinglée ou quoi ?

Elle s'est positionnée en tailleur dans le siège de son frère pour me faire face.

- T'es la meuf la plus cool que je connaisse. En fait t'es la seule meuf cool que je connais, toutes les autres sont de vraies pétasses. T'es authentique, beaucoup trop sympa pour ton bien, t'as un putain de cœur énorme et t'es fun !

Je fronce les sourcils et plisse les yeux. Est-ce qu'elle essaye de faire passer la pilule avec des compliments ?

- Si je suis siii géniale que ça, c'est quoi le problème ? j'ironise, amère.

- Le problème, c'est que je me sens hyper mal, tu captes ?

- Quoi... comment ça ? Pourquoi ?

- T'as déjà oublié ? Pourquoi je suis même pas étonnée..., bougonne Mia sous mon regard perplexe.

- Quoi ? De quoi est-ce que tu parles ?

- T'as failli te faire dépecer, hier. Ça te dit quelque chose ?

Ah ça.

- Ah ça.

- Oui, ça. Tu comprends pas... tu connais pas ces mecs-là... tu te rends pas compte. Ça aurait pu grave déraper !

Si, si, je me rends compte. J'ai commencé à me rendre compte dès l'instant où le scorpion a fait valser sa lame sous mon oreille.

- Et alors ? Ça n'a aucun rapport avec toi, tu n'as pas à...

Elle explose.

- Mais si ! C'est moi qui t'ai emmenée ! Comme la fois d'avant, quand un gars louche t'a suivie dans les chiottes, ça aussi tu t'en rappelles ? Et comme à la fête étudiante, quand je t'ai laissée seule et complètement ivre au milieu de tous ces crétins bourrés ! Hier, au Lust, je savais que Walters péterait un câble. Si ça se trouve je l'ai fait juste pour l'emmerder. Et je t'ai promis que tu risquais rien !

- Mia...

- J'arrive pas à croire que je vais dire ça, mais je commence à le comprendre un peu. Walters. T'es trop... t'es pas équipée pour fréquenter des gens comme nous ou des milieux comme les nôtres. Tu peux pas gérer ça. Et avec ton oncle qui... Ça va mal finir.

- Oh non, pas toi aussi ! Tu ne vas pas t'y mettre !

- Putain Lily ! Tu m'écoutes ? C'est pas un jeu, là, c'est la réalité ! T'as pas l'air de piger... je sais pas si tu te rends compte des risques que tu prends. Royce est un enfoiré, mais lui au moins, il a compris ça.

Je dévisage mon amie sans rien dire. Amie. C'est toujours mon amie. Mon cœur est passé de roche volcanique calcinée à ballon de baudruche gonflé à bloc. Maintenant, il est tout léger. Il se dégonfle tranquillement en soupirant d'aise. Et moi je me mets à rigoler. Je ne suis pas sûre de pouvoir l'expliquer. Mia s'est interrompue. Elle m'observe à présent comme si une dizaine de tentacules de la couleur de son uniforme ridicule m'avaient brusquement poussées sur la tête.

- Pourquoi tu ris ?

- Tu m'as rejetée. J'ai piqué une crise. Tu m'as demandé qu'on fasse une pause et ensuite on s'est expliquées. Je crois qu'on vient d'avoir notre première vraie dispute de couple.

Ses yeux sombres s'arrondissent légèrement.

Elle rit aussi.

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