Chapitre 28
- Quoi ? réagit Royce qui demeurait jusque-là silencieux.
Mon tabouret est toujours piégé dans l'étau de ses jambes, l'une de ses bottines calées contre la barre métallique qui lie les pieds du siège. Son expression maîtrisée ne laisse pas filtrer grand-chose, encore moins de l'intérêt, pourtant le regard brut qu'il m'impose me renvoie une insoupçonnée curiosité.
- M'échapper. Ce n'est pas la première fois, j'avoue piteusement, perdue dans un dédale de souvenirs entachés et visqueux.
- Ouuuh ! Raconte ! exige Hunter en mimant un roulement de tambour sur le bord de la table.
- Il n'y a pas grand-chose à dire. J'avais douze ans, je ne suis partie que quelques jours.
Si j'avais pu, je pense que je ne serais jamais rentrée à la maison. J'aurais tracé ma route sans m'arrêter, je serais allée n'importe où plutôt que de retourner au manoir. J'aurais pu vivre dans l'Himalaya avec le Yeti, ou rejoindre les Touaregs au Sahara.
- Que quelques jours ? ironise le blond.
- Trois.
- Putain ! T'es allée où ?
- À Manchester.
Il n'y avait pas de bus pour l'Himalaya.
- Toute seule ? veut savoir Royce.
Bizarrement, son regard entendu semble crier qu'il connaît déjà la réponse. Mes yeux font une courte halte sur ses jointures écorchées alors qu'il pianote distraitement des doigts sur la table.
- Non, je reconnais. Avec Nate.
Mon mécanicien hoche la tête, les lèvres subtilement pincées en une ligne ironique. Une fois n'est pas coutume, mon attention le survole sans s'arrêter sur lui, focalisée sur un pan de mon passé que ma mémoire a laissé intact. Je m'en souviens comme si c'était hier. C'est peut-être un peu cliché, mais c'est le cas. Ce jour-là, il y avait dans l'air un parfum de pluie et cette exaltation mêlée d'angoisse qui aiguise votre perception des choses, rend vos sens supersoniques. Un timide soleil d'automne transperçait la bruine, on avait même eu droit à un bel arc-en-ciel. Nate portait ses Vans imprimées bande dessinée et il avait emporté dans son gros sac à dos un énorme pot de beurre de Peanut dans lequel il n'arrêtait pas de fourrer son doigt pendant le trajet. C'était un moment en dehors du temps, digne de nos romans d'aventures.
Dépassée par les mines attentives de la tablée, j'enchaîne tout de même avec nostalgie :
- Il avait dit à son père qu'il passait la fin de semaine chez un ami pour éviter qu'il ne mette la police à nos trousses, je développe d'une voix légèrement absente avant de retourner siroter ma boisson sucrée.
- Vous avez foutu quoi ? s'intéresse le colosse en glissant une deuxième paille dans mon gobelet.
Sans attendre que je me sois écartée, il s'incline jusqu'à presque coller son front au mien pour embrasser sa paille. Sous mes yeux écarquillés, il aspire de toutes ses forces, creusant deux entailles provisoires sur ses joues. Dans un affreux bruit de succion, le niveau du liquide dégringole à une vitesse vertigineuse jusqu'à ce qu'il n'en reste plus une goutte.
- Alors ? reprend-t-il ensuite comme si de rien était en s'arrêtant un instant sur ma mine rieuse.
- On a assisté à un match de football. Je ne sais même plus contre quelle équipe c'était. On a visité le zoo, fait des manèges, dévalisé une confiserie et on a vu Interstellar au cinéma.
- Stylé ! Y avait du budget dans le projet. Vous dormiez où ? Dans des hôtels ?
- Non. On avait trop peur que quelqu'un prévienne nos parents alors on achetait des billets allers-retours dans des trains de nuit pour dormir.
- Pas con.
- Tes parents ont dû baliser un max, commente gravement Diego.
- Ou faire la teuf, sifflote l'albinos en s'adressant à ses ongles.
Je me passe une main dans le cou en réfléchissant à la réponse adéquate, mais c'est une explication décousue et maladroite qui m'échappe finalement.
- Euh... ma mère... elle était très occupée, alors elle... elle n'a pas remarqué...
Un silence éloquent accueille mes balbutiements, déploie ses ailes sombres au-dessus de notre table. C'est tellement pathétique que même l'albinos n'essaye pas de m'enfoncer davantage. Le regard hérissé de Royce me troue la tempe. Le rouge aux joues, je m'empresse de minimiser, embêtée par la mine ahurie des hommes :
- Mais notre gouvernante s'est fait un sang d'encre et pendant des mois, elle n'a pas arrêté de cuisiner mes plats préférés pour me dissuader de recommencer. Et mon chauffeur ne me lâchait plus d'une semelle, il restait garé devant le collège toute la journée pour s'assurer que je rentre directement à la maison.
- Pourquoi tu t'es barrée ? demande finalement mon mécanicien après un blanc interminable.
J'aurais dû m'y attendre. La question coule de source, mon petit récit la rendait inévitable. Pourtant, stupidement, je ne l'avais même pas envisagée. Je pâlis violemment. En tout cas, c'est ce que laisse présager la sensation glaciale qui imprègne brutalement mon visage. En levant nerveusement le menton, mon regard s'écrase contre celui du mécanicien. J'y retrouve la même question qui vient de franchir ses lèvres : Pourquoi ? Plutôt manger ma fourchette en plastique que de lui répondre. Je ne fais ni l'un, ni l'autre. Je rive mes yeux au col vaguement déformé de son t-shirt pour lui mentir :
- J'étais... je ne me rappelle plus.
Il ne me croit pas. Je le sais. Je le vois, c'est presque écrit en lettres capitales sur son front alors qu'il me toise sévèrement, la mine fermée et l'œil perçant. Mais il pourra être aussi observateur qu'il voudra, jamais il ne saura. Jamais. Plus personne ne saura, je me le suis promis il y a des années. Plus personne, et lui encore moins. Pour mettre un terme à cette conversation bien trop personnelle à mon goût, je me tourne vers Hunter et le lance sur le sujet "voiture". "Quelle est la voiture que tu rêverais de conduire ?" "Ta marque automobile préférée ?", "Le dernier véhicule sur lequel tu as travaillé ?". C'est infaillible. L'œil pétillant comme de la limonade et un sourire d'enfant heureux déchirant son visage, mon voisin s'épanche avec un enthousiasme touchant.
Il passe le quart d'heure qui suit à me détailler ses goûts en la matière, ouvrant avec passion le débat "voiture de sport ou de collection" et chantant les louanges de la Ferrari Roma, son dernier coup de cœur en date. Je l'écoute avec attention en lui cédant la fin de mon repas. Je le regarde renverser ma barquette de frite vide pour avaler les miettes de sel, puis je lui enseigne le bras de fer chinois pour ensuite enchaîner les défaites "écrasantes". Même en tentant ma chance contre Diego, je perds lamentablement.
- Je comprends vraiment pas, s'offusque brusquement Hunter alors que je masse la phalange émiettée de feu mon pouce.
- Quoi ? Le fonctionnement des élections américaines ? je le taquine.
- Non. Fin, aussi, mais non. Je comprends pas pourquoi t'as pas de mec.
Ah.
- Et toi ? je contre-attaque en urgence alors que Royce se crispe à mes côtés.
Son genou bat une mesure saccadée contre le mien, son jean frôlant ma peau à chacun de ses mouvements.
- Pourquoi j'ai pas de mec ?
- Ou de petite amie. C'est vrai, tu es drôle... parfois. Et tu as... euh... enfin... une masse musculaire impressionnante, j'énonce avec un mouvement évasif de la main vers son buste d'ogre. Les filles aiment ce genre de choses, non ?
- Je rêve ou tu me poses la question ? T'es quoi toi, une huître ? s'amuse le colosse.
- Je...
- T'façons, tu te trompes. J'ai une petite amie.
- Oh.
- J'en ai même plein, en fait. C'est juste que nos couples expirent au bout de quelques heures. Ou de quelques minutes quand je suis pas très motivé. Mais en principe, je le suis, hein. Motivé. Très, très... motivé.
Évidemment.
Je gonfle ostensiblement les joues et laisse échapper une expiration lasse.
- Je ne parle pas de... Je ne comprends pas pourquoi il faut toujours que vous rameniez tout à ça, je bougonne, plus pour moi-même qu'autre chose.
À croire qu'il n'y a que ça qui compte. Et pas que pour eux, pour tout le monde. Tous les chemins y mènent. Que je discute avec Mia, avec Jace ou avec Hunter, c'est la même histoire : on en revient toujours là. Non content de pratiquer la chose fréquemment, ils se sentent tous obligés d'en parler, d'y faire allusion ou de s'en vanter. À croire qu'il n'y a que moi que ça met mal à l'aise. Même si je n'étais pas le jouet cassé auquel je me fais parfois penser, je crois que je ne comprendrais pas. Pour les autres... ceux qui aiment, n'est-ce pas censé être une chose intime ? Comme une... une... je ne sais pas, moi, une union sacrée ou particulière partagée entre deux personnes qui s'apprécient ? Ça ne devrait pas être mentionné à tout va et à toutes les sauces. Mais probablement que je n'y comprends rien. Je suis à côté de la plaque, comme d'habitude.
- Ça quoi ? me défie Hunter.
Pour toute réponse, je serre résolument les lèvres.
- Dis-le, c'est pas un gros mot. Dis sexe.
Mais... Pourquoi est-ce qu'il...
Tirant sur la fermeture éclaire du blouson de Royce pour en remonter le col et y faire disparaître au mieux mon visage brûlant, je me laisse retomber avec raideur contre le dossier de mon siège.
- Répète après moi. S.E.X.E, s'acharne effrontément Hunter, que la situation semble envoyer aux anges.
- Arrête, je le prie entre mes dents, sourcils froncés.
Michael s'esclaffe dans son coude, Diego me dévisage, impassible, et Royce... je ne sais pas. La dernière chose dont j'ai envie pour l'instant, c'est de croiser son regard truffé d'éclairs et bien trop attentif.
- Tu peux pas le dire ?
- Bien sûr que si !
- Ben vas-y.
Il m'énerve. Pour de vrai. Cette situation est ridicule. Ce qui l'est encore plus, c'est que je transpire pour une chose aussi puérile. Je tente vainement de trouver une échappatoire, mais plus j'attendrais, plus il en fera une affaire d'Etat. Autant arracher le pansement et en finir tout de suite.
- S... exe, je chuchote à contrecœur en le fusillant du regard.
Voilà, je l'ai dit. J'essaye de hausser les épaules pour feindre la nonchalance, mais c'est peine perdue. Ma voix s'est un peu fendillée à mi-chemin entre le S et le X et mes joues chauffent tellement que je les imagine fondre comme de la cire à bougie. Je l'ai quand même dit. Je l'ai dit avec la jambe de Royce collée à la mienne et juste pour ça, j'ai un peu envie de mourir.
- C'est juste un mot, pourquoi t'es gênée ? rigole Hunter. Elle est gênée, non ?
- Clairement, acquiesce sournoisement Michael. Eh, Williams, rougis moins fort, ça me fait mal aux yeux.
Comme si ce n'était pas déjà assez pénible, il faut que le blond en remette une couche.
- Raconte, Lily. Il s'est passé quoi ? T'as choppé tes vieux en train de salir les draps quand t'étais gosse et ça t'a causé un genre de trauma ? Ou alors... t'as regardé du porno trash avant l'âge recommandé ?
J'en reste tétanisée, incapable de dissimuler la réaction épidermique qui s'empare de moi comme une brume d'appréhension. Et puis, c'est un cercle vicieux. Plus je suis mal à l'aise, moins je parviens à le cacher et, plus les autres perçoivent mon malaise, plus ce dernier s'accentue. Mes oreilles cuisent de honte. Mes dents sont si serrées que je perçois une légère douleur dans un petit muscle au niveau de ma tempe. Mon cœur chute et, pendant son saut de l'ange, ses battements affolés se répercutent en tous sens, m'assourdissent.
C'est disproportionné comme réaction. Humiliant aussi, mais je n'y peux pas grand chose. J'ai l'affreuse sensation d'être réexpédiée dans mon lycée privé, avec ses couloirs grouillants de murmures méprisants où le jugement fusait fatalement. Malmenant les bracelets de fils à mon poignet, j'esquive chaque regard en déviant le menton vers l'autre extrémité du pub.
- C'est bon, t'es lourd, mec. Tu vois pas que tu l'emmerdes ? Dejala en paz.
- Quoi ? J'essaye juste de l'aider. Elle a dix-huit piges, non ? Elle devrait pouvoir parler de cul sans flipper, normalement.
Je ne tressaille même pas. Me dévissant le cou, je contemple sans vraiment la voir la table de billard autour de laquelle s'amasse un essaim d'hommes, un peu plus loin. Et je me demande maussadement si on va bientôt s'en aller et où j'irai.
- Elle est peut-être née comme ça, propose le plus pâle de la bande. Ça s'apprend pas ce truc, y a pas des bouquins "coincée en herbe" ou "comment se foutre un balai dans le cul en six leçons". Force à toi, mec, à ta place, je...
- Sors.
La voix de Royce a fendu l'atmosphère façon sabre japonais et la température de son timbre n'est pas sans rappeler le climat sibérien. Elle me tire un bref sursaut et me convainc de reporter mon attention sur la table. Aussi raide que la mort, mon mécanicien ne me regarde pas. C'est Michael qui a droit à l'intimidante morsure de ses prunelles givrées.
- Quoi ? s'étonne l'insolent.
- Sors. Je le répéterai pas, siffle Royce, venimeux.
Après un court et tendu silence, l'albinos se relève en traînant, prenant grand soin de faire grincer son tabouret comme un adolescent récalcitrant à qui on vient de demander de quitter la table avant le dessert. Il fait mine de se gratter la tempe avec son majeur, puis il part. Il quitte le pub. J'ai envie d'en faire de même, mais pour la millième fois de la journée, je me demande où j'irais. Je n'ai personne avec qui m'échapper, ici. Personne ne serait prêt à jeter un baluchon sur son dos pour disparaître avec moi des jours durant dans une ville inconnue et coucher dans des trains.
Nate me manque. Il me manque si fort tout à coup, que j'ai du mal à respirer.
- Je dois m'occuper de toi aussi ou tu penses pouvoir la fermer ? jette sèchement Royce.
Il s'adresse à Hunter, je crois. Ce dernier se redresse et pointe sa poitrine du pouce avec une moue scandalisée.
- Qui ? Moi ? Attends... mais je déconnais, moi ! Lily ?
Je lève les yeux vers lui, un peu lasse.
- T'es vexée ?
- Non, je nie en secouant la tête, pressée de voir la discussion se détourner de mes minables blocages.
- Merde. Je suis désolé.
- Je viens de te dire que je ne suis pas... C'est bon.
- Vas-y. Je t'écoute maintenant, qu'est-ce tu voulais me dire tout à l'heure, sur les petites copines ?
- Rien. Tu n'as qu'à te contenter de... ce que tu as déjà. Et tant pis pour toi si tu passes à côté de quelque chose de mieux.
- De mieux ? Genre quoi ?
J'hésite à entrer encore une fois dans son jeu. J'ai assez donné. Mais il pose la question très sérieusement. Sur son visage, je ne distingue nulle trace de raillerie ou d'un nouveau traquenard. Ses sourcils prennent leur envol alors qu'il mime l'expression de l'élève zélé en quête de s'améliorer.
- Dis-moi.
- Tu pourrais être avec une seule fille, mais une qui serait amoureuse de toi, je lâche finalement en réfugiant mes mains dans les poches spacieuses de mon blouson.
Du blouson de Royce.
- C'est quoi l'intérêt ?
Est-ce qu'il plaisante ?
- C'est... , je débute avec entrain pour me dégonfler presque aussitôt sous le poids des regards masculins qui m'accablent. Non, laisse tomber.
- Si, si, ça m'intéresse. Elle aurait quoi de plus que les autres, cette super meuf ?
Encore une fois, je ne suis pas certaine d'avoir envie de me lancer là-dedans. Pas maintenant, pas avec ces hommes-là. Ils sont si différents, tellement... tellement... eux. Je sais déjà que mon avis sur la question ne les convaincra pas. Il leur paraîtra dérisoire, probablement naïf et enfantin, et je me ridiculiserais encore.
Une fois de plus ou une fois de moins, ironise ma conscience en s'éventant avec un recueil de Musset.
Mes trois compagnons de table patientent. Hunter me sourit, un sourcil amusé en équilibre. Diego s'est calé contre son dossier et me dévisage avec une pointe de curiosité. Et Royce est... égal à lui-même : silencieux, intense, impénétrable. Les bras croisés sur son torse avantageux, il me scrute, le visage neutre.
Je capitule.
- Eh bien... Elle rigolerait à toutes tes blagues, même celles qui ne sont pas drôles... Et aussi... elle trouverait un charme à ton vieux 4x4. Elle s'inquiéterait pour toi quand tu ne la rappelles pas, elle connaîtrait ton plat favori et ta couleur préférée, j'enchaîne, de plus en plus inspirée. Hum... Elle écouterait les musiques que tu aimes sans broncher en faisant même semblant d'apprécier et elle regarderait des films de combats en boucle avec toi, même si elle trouve ça ennuyeux à mourir et que les bruitages de coups de poings sont ridicules. Elle se souviendrait de tes anniversaires, elle programmerait même une alarme sur son téléphone pour être sûre de te le souhaiter en premier ! Tu pourrais discuter avec elle des problèmes qui t'empêchent de fermer l'œil la nuit et elle prendrait machinalement ta marque de céréales préférée en faisant les courses. Et puis... elle ne verrait que toi. Ce serait une fille qui t'aimerait assez pour renoncer à tous les autres garçons de la planète.
Ok... il est possible que je me sois un tout petit peu emballée.
Sans le joyeux vacarme du bar en musique de fond, je crois qu'on pourrait entendre un avion décoller à Shangaï tellement le silence serait total. Trois paires d'yeux agrandis me braquent soudain comme des lampes torches. Celles que les policiers utilisent lorsqu'ils passent la tête par la vitre conducteur pour demander avec froideur les papiers du véhicule.
- Je trouve quand même ça beaucoup mieux que... enfin... que ce dont tu te contentes, je conclus avec un sourire hésitant à l'intention du colosse.
Il me fixe, bouche bée, tandis que Diego se mord l'intérieur de la joue, son attention dirigée vers Royce.
Ce dernier semble comme pétrifié. Les épaules crispées et la nuque raide, il me toise brutalement, l'air un peu sonné. Au moment où nos regards se rencontrent pour s'effleurer, je tremble un peu. Mon cœur prend une décharge. Une ribambelle de chrysalides se rompt dans mon estomac. Les papillons s'affolent, me chatouillent et n'en font plus qu'à leurs têtes. Ils ne m'écoutent pas, ils ne veulent que Royce. Ils n'aiment que lui.
Regarder Royce dans les yeux n'est pas de tout repos. On ne s'y "perd" pas de manière romantique comme dans ceux d'un amant éperdu dans une comédie romantique : on s'égare, comme au beau milieu d'une forêt en pleine nuit. On ne s'y noie pas avec une douce et langoureuse capitulation, ce n'est pas de la plongée sous-marine parmi les coraux. On y coule, on étouffe, on suffoque, aspiré dans les profondeurs métalliques, englouti par ses ténèbres. Et on espère ne jamais retrouver la surface.
Je demeure piégée dans ce regard pendant des secondes qui s'éternisent. C'est Hunter qui finit par rompre le charme en feignant un désespoir juvénile :
- J'en veux une, moi aussi ! se plaint-il en regardant un Royce toujours immobile. On en trouve où des comme ça ?
- À Londres, ricane le latino.
- Fait chier ! J'ai pas de passeport.
Royce ne sourit pas à la plaisanterie. Il semble perdu dans le dédale mal éclairé auquel doivent ressembler ses pensées. En le voyant contracter les mâchoires et tirer sur le col de son T-shirt comme s'il l'étouffait, je ne peux pas m'empêcher de remarquer qu'il n'est tout à coup plus si impassible. Sa jolie pomme d'Adam joue les ascenseurs sous sa peau, ses doigts ratissent sèchement les mèches brunes à l'arrière de son crâne. Bien que ça me paraisse difficilement concevable, il doit forcément être un peu à l'ouest parce qu'il ne fait aucun commentaire quand l'albinos qu'il vient à peine de chasser repointe le bout de son nez.
Je n'ai pas le temps de soupirer intérieurement. L'expression atrocement sérieuse qu'arbore Michael en se précipitant vers nous me coupe dans mon élan. Et puis, la lueur d'inquiétude qui se meut dans son regard habituellement féroce me dérobe quelques battements de cœur quand il s'arrête devant notre table.
- On a un problème, établit-il gravement.
Au même instant, quelqu'un pousse la porte du bar. Pas brutalement. Le battant ne s'ouvre pas à la volée et ne va pas claquer contre le mur, pourtant, c'est tout comme. En même temps qu'un vent de pluie, trois hommes font magistralement leur entrée. Ce n'est très probablement qu'une illusion, mais la température ambiante semble amorcer une descente en piqué. Je ne distingue les nouveaux venus qu'une seconde, le corps de l'albinos a beau ne pas être si épais, il n'en est pas transparent pour autant.
Un silence de plomb s'abat sur la grande salle animée, si vite qu'on pourrait croire à un ensorcellement. Une grande majorité des hommes présents dans le pub se détournent vivement pour reluquer le sol ou leurs tables, pareils à des élèves apeurés refusant de croiser le regard de leur enseignant pour ne pas être interrogés. À moins qu'une troupe de détraqueurs ne se soit introduite sur les lieux, les réactions me paraissent quelque peu disproportionnées.
Pourtant, je frissonne malgré moi. Comme ça, sans raison. Peut-être parce que les genoux de Royce se sont subitement resserrés autour de mon tabouret. Ou à cause de sa posture figée, cadavérique. Ensuite, Michael se décale d'un pas et je le vois. Encadré par deux géants en costumes sombres, l'homme de la veille circule tranquillement entre les tables, drapé de son sourire fou.
Vadim.
L'estomac sévèrement noué, je le regarde se frayer habilement un chemin jusqu'à... nous. Il fonce droit sur nous !
- Tu bouges pas et tu la fermes, crois-je entendre Royce murmurer près de mon oreille, une seconde avant que l'intrus se matérialise devant nous.
Il ne lui en a fallu qu'une poignée pour rejoindre notre petit groupe. Glaçant, sa silhouette filiforme toute de noir vêtue, je ne peux nier qu'il dégage quelque chose d'effrayant. C'était déjà le cas hier, mais là, sans les remparts brumeux de l'alcool, ça me saute à la figure. Il y a des gens que l'on n'a pas envie de croiser de notre vivant, mais celui-là fait partie de ceux que j'éviterais dans l'Au-delà.
- Bonjour, nous salue-t-il de sa voix doucereuse par-dessus le mutisme polaire qui s'est emparé des lieux.
L'appréhension me lèche la nuque, pareille à une langue frigorifiée. Rapides comme la foudre, Diego et Hunter s'éjectent violemment de leurs sièges respectifs et sautent de concert sur leurs pieds. On croirait voir deux soldats se mettre en garde-à-vous avec un train de retard face à leur supérieur. Sauf qu'à bien y regarder, je ne suis pas certaine d'interpréter leur attitude correctement. Ce n'est pas de la déférence, mais de la méfiance qui raidit leur maintien. Le blond serre et desserre nerveusement les poings, ses épaules contractées, tandis que le latino s'est planté près de l'albinos, bras sèchement croisés sur son torse et menton dressé. Ils sont sur le qui-vive. Contrairement à Royce, dont l'attitude s'est métamorphosée sans prévenir.
Lui ne prend pas la peine de se lever. Au lieu de cela, il cale son coude sur la table et appuie tranquillement la tempe contre son poing. Je ne sais pas à quoi je m'attendais, mais certainement pas à une telle démonstration de nonchalance.
Longeant craintivement la veine battante à son cou jusqu'à son expression, je ne récolte qu'un léger choc. S'il m'a paru peu démonstratif ou plutôt imperturbable au cours de la demi-heure écoulée... Si j'ai parfois du mal à voir au-delà du masque de glace qu'il enfile si aisément, ce n'est rien. Rien en comparaison du concentré de froideur et d'indifférence auxquelles je me heurte à cet instant. Son regard est différent. Indifférent. Encore plus que d'ordinaire, je veux dire. La tempête l'a déserté, ses bourrasques laissant sur leurs pas un vide monstrueux.
- Qu'est-ce que tu veux ? se renseigne le mécanicien d'une voix traînante et effacée, bien trop éloignée de celle que je lui connais.
En parlant, il n'accorde pas un coup d'œil à son interlocuteur. Ses paupières sont légèrement plissées, lourdes d'ennui. C'est tout juste s'il ne se met pas à bailler ouvertement. Il est doué. Si je n'avais pas passé assez de temps à admirer les traits divinement découpés de son visage, je n'aurais probablement pas remarqué son anormale pâleur. D'incompréhension, mon cœur se rue contre mes côtes alors que je regarde Royce s'emparer négligemment de sa bouteille. Il bascule la tête en arrière pour vider les dernières gorgées de bière.
- Discuter, quoi d'autre ? susurre le Russe.
Son accent est à couper au couteau, il remodèle chacun de ses mots pour leur donner une forme moins nette, plus tranchante. Sa voix m'évoque étrangement un écoulement de miel. Sucré, visqueux... lourd et écœurant. Du miel dans lequel on s'enlise pour finir mort étouffé. Les occupants du pub doivent avoir la même comparaison létale en tête parce que cette fois, le silence s'attarde, lourd, effrayant... définitif ?
Sans préambule, Vadim se penche vers l'un de ses gardes du corps et lui décoche deux phrases dans ce que j'imagine être sa langue maternelle. Je ne comprends pas un traître mot de ce qu'il dit, mais l'inflexion impérieuse ne m'échappe pas. Avec un hochement de tête discipliné, le bonhomme s'éloigne une minute. Je le suis des yeux jusqu'à un vieux Jukebox délaissé dans un coin du bar. Ça existe encore, ces trucs-là ? Il glisse une pièce dans la machine après avoir trituré les boutons au hasard. L'instant d'après, "Take on me" de a-ha se met à vibrer au-dessus des mines surprises, comblant le vide qu'ont laissé en mourant les conversations.
- T'as besoin de deux clebs pour taper la discute ? ironise Royce en s'appuyant calmement contre son dossier, de toute évidence peu impressionné par l'attitude - et les goûts musicaux - étrange du Slave.
Ce n'est que là que je saisis l'intérêt de la musique. Le morceau des années quatre-vingt est lancé assez fort pour garantir une certaine discrétion à notre groupe. La conversation devient privée.
- Tu as bien les tiens. Simple question de précaution, balaye Vadim au moment où molosse numéro deux revient flanquer son côté gauche.
- Tu sais que je les mets en miettes, si ça me dit. Je te les termine en me curant les dents, commente Royce avec un rictus suffisant, son regard paresseux sautant tranquillement de l'un des colosses à l'autre.
Guère amusés, Tic et tac - oui, c'est ainsi que je les ai surnommés - changent en même temps de jambes d'appui. Leurs traits revêches excessivement froissés ne sont pas sans rappeler le museau écrasé et truffé de plis des bouledogues.
- Toux doux, mal'chik. Je sais ça. Inutile de sortir les crocs, je suis juste de passage, assure Vadim en levant deux mains apaisantes.
- Alors trace. J'ai rien à te dire.
- Tu t'es assez fait désirer comme ça, tu ne trouves pas ? Ce petit jeu, combien de temps est-ce que ça va durer ?
- Jusqu'à ce que t'arrêtes de me courser comme une chienne en chaleur, soupire Royce sans prêter attention au hoquet de stupeur que laisse échapper son camarade blond.
Se désintéressant du Russe comme si cette conversation ne faisait que vaguement l'incommoder, le mécanicien s'empare d'une pièce de monnaie qu'il fait valser d'une pichenette habile. Le centime un peu rouillé exécute quelques figures de voltige avant de s'échouer dans un verre vide, sur la table. Royce réitère l'exercice avec un autre penny, puis avec un cinq cents. Il ne rate pas son coup une seule fois.
- Je ne lâcherai pas l'affaire, persiste Vadim sans trahir une once d'agacement ou d'impatience. Paye ta dette.
Cette fois, c'est un demi-dollar qui prend fièrement son envol pour aller cogner le fond du verre. Par réflexe, tous se concentrent sur le salto des cinquante cents. Moi, c'est le petit muscle qui palpite à la mâchoire de Royce qui retient mon attention.
- Je te dois plus rien. Y a d'autres gars qui bosseraient pour toi, continue de chercher.
- C'est toi que je veux. Personne ne t'arrive à la cheville, tu le sais très bien. Aucun n'a ta...
Je hausse les sourcils, concentrée sur le mot qu'il vient de laisser échapper dans une langue étrangère. Ça sonnait comme... yarost... ou iarost. Le "R" a roulé comme sur la langue d'un espagnol. Je suppose que ce doit être un compliment, mais Royce ne paraît pas impressionné outre mesure. L'est-il jamais ?
- Trouve toi quelqu'un d'autre à sucer, je suis pas intéressé.
J'ai les mains moites et le dos glacé par un mauvais pressentiment. Toutefois, je ne bouge pas d'un cil. Royce m'a dit de ne pas bouger, alors je reste aussi immobile qu'il est humainement possible de l'être, soucieuse de ne pas faire empirer une situation qui m'échappe. Tout m'échappe en ce moment. L'attitude de ces hommes, les intentions du Russe, l'air lourd et irrespirable qui s'est agglutiné autour de nous comme une nuée d'insectes répugnants et s'invite sournoisement dans mes poumons à chaque inspiration.
Je ne comprends rien.
Je suis la simple spectatrice d'un film tourné dans une langue étrangère et non sous-titré. Mais pour ne pas importuner les autres, ceux qui maîtrisent les codes et se concentrent sur le court-métrage, je prends bien soin de me taire. Chaque goulée d'oxygène que j'inspire, je la dérobe discrètement. Je me fais la plus petite possible, comme lorsque l'on est le témoin clandestin d'une dispute d'adultes qui risque de mal tourner à table. On regarde ses doigts, on se tripote les ongles et on déglutit abondamment, la gorge si serrée que même une salvatrice gorgée d'eau ne passerait pas.
Quand Vadim s'incline vivement vers nous et dépose un bout de papier près du poignet de Royce, je m'interdis de réagir. L'atmosphère devient nocive, presque insoutenable. La tension qui crépite tout autour a quelque chose de... palpable, si bien que l'on pourrait entendre l'air se briser sous la pression. Moi tout ce que j'entends, c'est la pompe ensanglantée et palpitante dans ma poitrine. Elle part au quart de tour, sans raison apparente, alors que je déchiffre malgré moi les deux mots qui noircissent le morceau de feuille.
C'est un nom.
Jorge K. Ohara.
J'ai le temps de l'enregistrer avant que Royce ne referme son énorme poing sur le bulletin et je me le répète sur un air musical inventé, juste pour être certaine de ne pas l'oublier.
Jorge K. Ohara. Jorge K. Ohara. Jorge K. Ohara. Jorge K. Ohara. Jorge K. Ohara.
Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Surtout, qu'est-ce que Royce ferait de ce nom ? Qu'est-ce qu'on attend qu'il en fasse ? J'ai bien quelques idées, mais...
Ça y est, j'angoisse pour de bon.
Je serre les poings sur mes genoux. Je ne sais pas si c'est cet infime mouvement de crispation qui attire l'attention du démon, mais soudain, ses prunelles sordides descendent s'attarder sur mes cuisses. Mes cuisses coincées entre celles, puissantes et contractées, de Royce. Les yeux du fou s'éclairent comme ceux d'un enfant égaré dans une confiserie.
- Lily ! La petite amie d'Hunter, hein ? commente-t-il avec une chaleur feinte, un atroce sourire entendu accroché aux lèvres.
La petite amie de qui ?
- Fais pas de fixette, tu perds ton temps, s'amuse Royce en s'écartant de moi.
Ses jambes se décalent, libèrent lentement les miennes, et les pieds métalliques de son tabouret émettent un sinistre grincement quand il recule pour se mettre enfin debout. Dès l'instant où la charpente massive de son corps ne m'encadre plus, je frissonne. C'est comme si l'hiver nous avait brusquement rattrapés, abattant sa morsure glacée sur nous. Sur moi. J'ai envie d'un gros plaid en laine et d'un chocolat chaud. Un chocolat chaud avec de la chantilly. Et des marshmallows ! Avant tout, j'ai envie de sortir d'ici ! De sortir de ce pub étouffant qui prend soudain des allures de pièges à souris. Ce Vadim m'a tout l'air d'un Tom et je ne veux pas être Jerry !
- Lequel de nous deux fait une fixette ? Partout où je te cherche, je la trouve, elle, fait remarquer le Russe alors que je lui colle en pensée des moustaches félines et de grands yeux jaunes de chat diabolique. Mais c'est bien, je suis heureux pour toi.
Maintenant, il n'a plus d'autres choix que de lever également le menton pour s'adresser au mécanicien. Sur ses pieds, Royce domine tout le monde. Son ombre, démesurée, ténébreuse et surlignée par les lumières ocre du bar, s'étend férocement sur l'homme en noir. Même les deux mastodontes dont les épaules trapues menacent de déchiqueter les vestes de costumes ne sont pas assez grands pour le toiser. Mon mécanicien s'est planté pile devant moi, si bien que je suis obligée de me pencher dangereusement sur mon siège pour ne pas perdre de vue Vadim Le Maléfique.
- Te fais pas d'idée, conseille froidement Royce en tendant la main pour rendre le morceau de papier à son propriétaire. C'est la gamine de Williams, je m'amuse un peu, c'est tout.
Ça fait mal. Impossible de le nier. Bien plus qu'une chute équestre ou qu'une écharde dans le doigt. Ce serait plutôt une écharde plantée dans mon ventricule droit, en plein dans le cœur. Ce cœur, le mien, je le visualise sans mal s'affaisser sous le talon de Royce, réduit en bouillie par sa grosse rangers boueuse. À cet instant précis, l'organe n'est plus qu'une masse endolorie et sanguinolente. Je le sens bégayer dans mon thorax. C'est ainsi que ça se passe lorsque vous entendez, formulé à haute voix et devant témoins, l'un de vos pires cauchemars. Le genre qui vous hante l'âme à longueur de journée, s'incruste jusque dans votre subconscient la nuit et vous rappelle à coups de murmures vicieux que vous avez bien raison de douter, que vous n'êtes pas grand-chose... presque rien.
N'empêche, je ne réagis pas. Je ne bronche pas. Je ne cille pas. Sans tressaillir, je ramasse mon cœur en miettes et le repose en l'état sur son socle. Parce que je sais. Il me suffit de regarder Royce, de scruter avec attention ses mimiques ironiques, son masque de nonchalance et je sais. Il ment. Si je ne suis pas naïve au point de m'imaginer qu'il puisse vraiment m'apprécier, je reste convaincue qu'il ne se sert pas de moi. Et certainement pas de la façon qu'il vient de laisser entendre de façon si détachée. Oui, c'est sûr ! Tout cela n'est qu'une comédie. Une mascarade qu'il joue avec un soin terrible. Alors, même si ses mots tranchent et entaillent comme des bouts de verre, je ne tombe pas dans le panneau. Je le contourne sagement, les dents si serrées qu'une douleur sourde éclate dans mes tempes.
- Tu t'amuses un peu..., souffle Vadim, sceptique, un sourcil subtilement arqué.
- C'est ce que je viens de dire.
- Si c'est que ça, pourquoi ça traîne autant ? Ça te ressemble pas.
- C'est la gamine de Williams, répète Royce. Regarde-la.
Il s'écarte d'un pas et se retourne vers moi, balayant mes traits crispés de ses yeux vides. Levant la main qui tient toujours sa boisson, il frôle mon front du goulot en verre, se sert de cette partie de la bouteille pour écarter une mèche de cheveux et dégager mon visage. Un désagréable arôme de bière me chatouille l'odorat. Je crois entendre Diego jurer en espagnol sur ma droite. La bouche de Royce n'est plus qu'une ligne pâle, son expression est trop dure, trop fraîche, alors qu'il croise mon regard. Je ne sais pas ce qu'il y trouve, mais sa mâchoire se verrouille une seconde. Juste une seconde, puis ses muscles se détendent et un rictus sinistre s'empare de ses lèvres.
Ses lèvres, charnues et dures qui m'embrassaient il y a une heure. Quand je les regarde, maintenant, j'ai du mal à y croire. Dès que l'autre Royce fait son apparition, dans ses versions plus ou moins poussées, j'ai l'impression d'avoir tout rêvé. Je regarde son grand corps affûté comme une arme de choix, ses yeux déserts plus froids qu'une nuit sur la banquise, et je me dis "Lily, je crois bien que tu as tout inventé".
- Elle est un peu jeune, non ?
- Qu'est-ce tu veux, je les préfère mineures et un peu gourdes, ironise sèchement le mécanicien.
Du moins je pense que c'est de l'ironie. J'espère que c'est de l'ironie.
Il joue, il joue, il joue, il joue. Ce n'est pas lui, c'est un autre ! J'ai beau me le répéter, me le hurler en pensée, je ne m'en sens pas moins insignifiante, ridicule et sotte.
- Tu la baises ?
Je ne peux pas m'en empêcher cette fois, je tressaille. Mes mains froides se crispent plus fort sur mes genoux tremblants. Dans la bouche pulpeuse de cet homme outrageusement distingué, malmené par cet accent cassant, le sobriquet n'en paraît que plus choquant. La grossièreté ne lui sied pas. Elle me remue l'estomac avec la même efficacité qu'une gorgée de ces épouvantables mixtures de légumes qu'ingèrent les accros du fitness.
- Non, je fais du tricot.
Au fond des prunelles sordides du fou, une lueur s'anime très discrètement. Quelque chose vacille dans son expression trop confiante. Le doute. Royce doit percevoir la même chose parce qu'il se redresse, l'expression fendue d'une mimique railleuse.
- Attends. T'as vraiment cru...
Il part d'un bref rire cassant, plus semblable à un aboiement rauque qu'à un éclat de joie. Je sais que c'est idiot, mais j'ai bien du mal à ne pas le prendre pour moi. Comme si c'était de moi et de mes espoirs juvéniles qu'il se moquait.
- Tu me penses assez con pour te laisser ce genre de pouvoir ? précise-t-il ensuite, ses yeux d'un gris coupant rivés à ceux, sombres et circonspects, du Russe.
- C'est moi qui t'ai appris à bluffer, malen'kiy. Alors excuse-moi si j'ai un peu de mal à te croire.
- Que tu me crois ou pas, j'en ai rien à branler. Tu pourras l'avoir quand j'aurai terminé avec, pour ce que ça me fait.
Que ce soit pour de faux ou non, personne n'a envie d'entendre ce genre de choses sur son compte. Quand je déglutis, un incendie se déclenche dans ma gorge. Retenir les larmes d'humiliation qui prient pour m'échapper me demande un effort colossal. Je le fais quand même. La situation serait probablement cent fois pire si je fondais en larmes maintenant. Ce serait l'horreur !
Et puis, cet affreux cinéma valait peut-être la peine si j'en crois les traits tirés de contrariété de Vadim. Ses lèvres d'enfant de chœur coincées sur le visage du diable ne parviennent pas à réprimer une torsion de déception. L'homme a l'air presque agacé, à présent. Comme un petit que l'on vient de priver de son jouet favori. Son masque affable se fragmente l'espace d'un terrible instant, laissant transparaître une espèce de fureur. Il est fou. Pour de vrai. J'en suis presque sûre, à présent. Sa place est dans un hôpital psychiatrique. Ou sur un plateau d'échecs, entre la reine et le cavalier.
Il retrouve quand même très vite sa bonne humeur artificielle et pivote le menton de quelques degrés pour fixer l'un de ses deux pitbulls. C'est Tac. Tac care les épaules comme s'il obéissait à un signal inaudible et s'anime enfin.
Il avance sans prévenir de deux bons pas, grignotant l'espèce du no man's land qui nous séparait du trio maléfique. Quand les yeux ternes du molosse me scannent ouvertement, Royce se raidit près de moi. Je l'entends vaguement inspirer par le nez, mais il reste parfaitement immobile.
- C'est vrai qu'elle a l'air comestible, commente l'armoire à glace en levant brusquement son énorme main.
J'arrondis les yeux de surprise lorsqu'il frôle ma joue du dos de ses doigts, mais avant que j'aie l'occasion de reculer, tout part en vrille. Vite. Tellement que je n'ai pas le temps de prendre une inspiration pour réapprovisionner mes poumons en manque. Royce se jette en avant avec l'électrisante puissance d'un guépard en quête de gibier. J'en ai souvent vu à la télé et sur YouTube. C'est terrifiant ! L'action m'échappe, trop rapide pour mon regard ahuri.
C'est flou, brouillé... comme le sont généralement les scènes d'une extrême violence qui se déroulent dans la vraie vie. Encore une fois, les films racontent vraiment n'importe quoi. Certains ont beau faire de leur mieux pour scénariser ce genre de chose, aucun bruitage, aucune chorégraphie bien huilée apprise par des acteurs primés, aucun effet de ralenti ne vous prépare à voir une situation basculer de cette façon, à sentir vos battements de cœur s'éparpiller aux quatre coins du monde. Le vacarme passe au premier plan. J'ai perçu une explosion de verre quand le mécanicien a lâché sa bouteille et qu'elle a violemment embrassé le sol, je saisis maintenant le brouhaha affolé qui parcourt la salle, des raclements de chaises et de tables... et les éclats de rire de Vadim.
Quand je décroche mes yeux des débris de verre éparpillés par terre au même titre que le calme artificiel qui régnait il y a moins d'une minute, c'est le bras de Royce que je distingue en premier. Puissant, tendu, si contracté que son système veineux paraît prêt à transpercer la peau. Et au bout de ce bras, une grande main redoutable, refermée autour de la gorge du garde du corps qui m'a effleurée. Est-ce bien cette main qui, tout à l'heure, me frôlait avec retenue dans l'arrière-boutique du tatoueur ? J'ai du mal à y croire. Une main de ce genre ne doit pas être capable de ce type de contact.
Royce n'y va pas de main morte, c'est le cas de le dire. Ses tendons, tendus comme les cordes d'une harpe, ainsi que le teint du malheureux qui vire progressivement au turquoise, en sont de bons indices. Guère soucieux du sort de son homme de main, Vadim rit toujours, son visage osseux déformé par une mine triomphante. Cet homme a décidément un problème.
- Tu t'amuses un peu, hein ? Qu'est-ce que tu as à dire pour ta défense ? s'esclaffe-t-il.
Royce se crispe sensiblement, un éclair traverse furtivement ses prunelles givrées et, le temps que ça dure, son expression est celle de la défaite. Après ça, ses doigts blanchissent autour du cou qu'il maltraite, signe que l'étau se resserre. Il n'a déjà plus rien à voir avec le monstre d'impassibilité d'il y a deux minutes. Il n'a rien à voir avec le mécanicien indifférent dont le calme olympien me tirait des frissons, il y a un mois. Cet éclat tranchant, tout au fond de son regard, sa pâleur de glace et les muscles crispés de rage sous la peau de son visage... je les reconnais. Je les ai déjà vus. Dans cette ruelle, quand le Scorpion me menaçait de sa lame. Et aussi, en une version plus brute, sur la vieille coupure de journal dont Matt m'a fait cadeau, hier.
Partout autour de nous, les murmures ont secondé la musique et se déchaînent. Ils se déchaînent comme mon sang que j'entends mugir jusque dans mes tympans affolés. Je tremble. Ça ne m'empêche pas de rester immobile, aussi sage qu'une image. Hunter et Diego s'agitent comme deux poissons dans un bocal trop étriqué. Le premier respire fort, le visage anormalement concentré. Le second fixe Vadim. Je ne peux pas m'empêcher de remarquer que sa main est passée sous sa chemise, dans son dos, et qu'elle y reste, parée à toutes les éventualités.
- Allez, laisse-le, reprend le Russe. Tu ne me feras pas croire que tu étranglerais un de mes hommes devant quarante témoins.
- Non ? Regarde bien, crache Royce.
Encore une fois, le mouvement se révèle trop prompt pour moi, je peine à suivre. Vif comme un prédateur, Royce bouge à toute allure. C'est fou ! Rapidement, les genoux du garde du corps heurtent le sol avec violence. Le mécanicien se retrouve planté derrière lui, un bras vigoureusement passé autour de son cou bleuté. Euh... violacé. À le voir agir ainsi, on se croirait piégé dans l'un de ces documentaires animaliers sur les reptiles, à observer un anaconda étouffer patiemment sa proie. Je veux en sortir ! Mais tout s'enchaîne à une cadence pétrifiante. Royce a à peine jeté l'homme par terre que Vadim se redresse. Un cliquètement parfaitement reconnaissable, même pour moi, déclenche un mouvement de panique dans le bar.
C'est le son que produit le chien d'une arme à feu lorsque l'on appuie dessus, cette courte pièce mécanique qui percute l'amorce de la cartouche et fait généralement son petit effet dans les grands westerns du cinéma.
Mon cœur grossit, grandit, devient lourd comme une pierre et coule à pic. Je le sens écraser mon estomac. Chacun de mes organes semble lutter contre ses voisins, complètement affolé. Je cligne des yeux, une fois, deux fois, trois... comme pour dissiper la réalité glaçante qui s'offre à ma vue. Royce, parfaitement immobile et détendu, son bras toujours vigoureusement enroulé autour du garde du corps. Et le calibre que son ancien patron pointe droit sur lui, le canon à quelques ridicules centimètres de son front. J'ai beau battre des paupières autant que je veux, cette réalité ne disparaît pas. Aucun rideau pourpre ne tombe, le spectacle s'attarde, s'ancre fermement dans un silence terrible. Un silence annonciateur de cauchemar. Moi, j'ai déjà connu ce genre de silence qui précède le chaos, la mort et la fin du monde. En tout cas, la fin du mien.
Dans cette station-service enténébrée, écartelée par la terreur de voir ma vie éclater en morceau, avec papa qui continuait de me rassurer, de me sourire et de me protéger. Jusqu'à ce qu'il meure.
Non !
Ça ne peut pas m'arriver encore...
Ça ne m'arrivera pas encore !
Ça ne t'arrivera pas encore !
L'angoisse, la vraie, a quelque chose de sournois et d'animal lorsqu'elle s'infiltre dans votre corps et rampe sur votre âme pour la déchirer. Elle vous fait perdre la raison.
Je ne me rends compte que j'ai sauté de mon tabouret pour foncer en avant tête baissée que lorsque deux bras se referment brusquement autour de moi pour me maintenir en place. Des bras fins et excessivement pâles, bien plus forts que je ne l'imaginais. Parfaitement synchronisés, près de mon oreille gauche et près de mon oreille droite, de nouveaux cliquètements se font discrètement entendre dans la quiétude du club.
Luttant de plus en plus faiblement contre l'albinos qui me prive de mes mouvements, je redresse la tête, la tourne des deux côtés comme avant de traverser. Diego et Hunter ont adopté des positions jumelles. Jambes écartées, pieds solidement ancrés dans le sol et prunelles meurtrières, tous deux tiennent Vadim en joue, leurs armes pointées droit devant.
Le Russe se raidit, mais rit de nouveau, comme s'il n'y avait rien d'aussi amusant que de flairer sa propre mort. Cinglé ! Malade ! Sentant probablement que la situation pourrait très facilement dégénérer, des hommes se précipitent un à un hors du bar. De notre côté, dans notre bulle de danger et d'horreur, personne ne prête attention aux fuyards. La tension est paralysante, elle nous contamine tous. Tous sauf Royce, qui semble étonnamment immunisé. Si ses amis transpirent l'angoisse, si j'ai du mal à le percevoir à travers le voile de larmes qui brouille ma vue, lui, paraît excessivement calme. Bien trop détendu pour quelqu'un à qui la mort est en train de faire les yeux doux. Il pousse même l'insolence jusqu'à afficher un rictus supérieur.
- Alors quoi, t'as envie de me trouer ? Baisse ton flingue, t'es pas crédible.
- Ne surestime pas ta valeur.
- Y a pas trois minutes, t'étais prêt à te mettre à genoux.
- Je pourrais te tuer, juste pour le plaisir d'effacer cette arrogance de ton visage.
- Ben vas-y, qu'est-ce t'attends ? ricane le mécanicien.
Quoi ? Mais...
Un froid ardent se diffuse dans mes entrailles. Plus qu'une sensation, c'est une douleur. Le sang pulse plus fort, puis gèle dans mes conduits. Je perçois vaguement le chapelet de jurons qui échappent à Hunter. Je vois l'index de Diego frôler la détente de son arme, son visage mat et harmonieux crispé de concentration ou de rage. Mes jambes se mettent à trembler légèrement et la prise de Michael se fait plus pressante autour de moi. Je me demande si ce n'est pas lui qui me fait tenir debout. Le cauchemar s'éternise. Je ne respire plus, comme si le plus infime mouvement pouvait dégoupiller par accident la grenade qu'est cette situation. Sauf qu'un minuscule sanglot se bouscule hors de ma gorge et m'échappe.
C'était timide, très discret, mais Royce se raidit brusquement, à l'affût. Ses épaules se tendent sous le tissu de son T-shirt et il pivote légèrement la tête pour regarder par-dessus l'une d'entre elles. Je déglutis de travers en me blessant avec le tranchant de ses yeux gris. Je n'ai pas l'occasion de distinguer son expression à travers les quelques larmes qui ont franchi mon barrage parce qu'il se détourne presque aussitôt.
- Lâche mon homme, ordonne Vadim avec un nouvel aplomb, le regard sûr, presque victorieux.
- Ok, cède le mécanicien, comme de mauvaise grâce.
Il resserre pourtant son bras quelques instants, faisant saillir les tendons qui y courent. Quand le colosse perd conscience dans un soupir étouffé, le mécanicien consent à le relâcher et le laisse s'effondrer comme une masse en se relevant.
- Maintenant, vire-moi ça de là, siffle-t-il avec agacement en écartant lui-même le révolver de son visage d'un geste de la main impérieux.
Vadim range son arme, l'expression crispée. Il ne joue plus.
- Prends le papier et trouve-moi cet homme, je ne le répéterai pas.
Hunter et Diego n'ont pas rangé leurs calibres et le visent toujours, mais cela ne semble pas l'importuner plus que cela. Michael finit par me libérer après s'être assuré que je ne compte pas faire de bourde. Ça ne l'empêche pas de me garder à portée de main.
- Tu vois ce truc à ma cheville, raille Royce en désignant d'un coup de menton le bracelet électronique qui dépasse de sa botte, empêtré dans l'ourlet de son jean. Ça me suit à la trace, ça bipe quand je m'approche du port et ça sait probablement quand je me branle et quand je me mouche. Je retournerai pas en cabane pour un de tes caprices.
- Rappelle-moi à quel moment tu as eu des problèmes avec les autorités quand tu bossais pour moi ? Tu t'es fait coffrer quand t'as voulu te la jouer en solitaire.
- C'est non. Considère que j'ai pris ma retraite.
- Est-ce que tu te souviens que tu m'as supplié ? insiste alors l'autre. Je t'ai accueilli dans mes rangs parce que tu l'as voulu. N'essaye pas de changer l'histoire.
Dans ses rangs ? Mais d'où est-ce qu'il vient, lui ?
- Tu radotes, lâche Royce, blasé.
- Mais petite Lily a peut-être envie de savoir, elle, susurre le Russe en dardant ses billes folles sur moi. Est-ce que tu sais, mon enfant, que je les ai tous faits ? Ces ingrats qui me visent en ce moment même avec leurs jouets, je les ai faits. Ils n'étaient rien et j'en ai fait des soldats. Hunter, le grand enfant, l'optimiste, trop fidèle pour son bien, souffle-t-il en désignant l'intéressé avec un sourire faussement attendri. Diego, l'ami, le frère, celui qui mourrait bêtement pour sa famille. Michael, l'indésirable, le laissé-pour-compte dont aucun côté de l'île n'a voulu... l'homosexuel refoulé.
À côté de moi, l'albinos retient son souffle, comme paralysé. Je ne sais pas si Royce est surpris par cette dernière information énoncée avec désinvolture, mais il ne tique même pas. Je reporte mon attention sur Vadim que j'observe maintenant avec des yeux ronds. Il s'est exprimé avec fierté, comme s'il évoquait des pièces de collection qu'il avait acquises aux enchères. Ça n'a aucun sens.
- Et Royce, poursuit-il d'un ton plus bas, sans s'arrêter sur la haine qui brûle soudain dans le regard de celui dont il parle comme d'un joyau rare. Comme je l'ai dit, il est venu tout seul. Imagine-toi, moy angel, un enfant de quatorze ans, couvert de sang de la tête aux pieds comme s'il venait d'égorger un porc, qui s'invite chez moi pour me prêter allégeance... pour m'obliger à en faire l'un de mes hommes.
J'ai envie qu'il se taise. Je ne veux rien apprendre sur Royce de cette façon. Ça me donne l'impression de m'incruster là où je n'ai pas été invitée. Là où le mécanicien n'avait certainement pas envie de m'inviter si j'en crois sa posture pierreuse et la raideur inquiétante qui fait trembler les muscles de son dos. Indifférent au malaise, le tordu poursuit son "anecdote".
- J'aurais dit non, mais il avait planté deux de mes gardes pour réussir à me parler, alors j'ai décidé de l'écouter. Comprends-moi, j'étais curieux. J'avais entendu parler de l'enfant terrible de l'île, le garçon du bordel élevé par des putains et impossible à canaliser. Figure-toi qu'il promettait de faire tout, littéralement tout ce que je lui demanderais sans limite, du moment que je l'aidais à...
Le timbre de Royce, rauque et bouillant de rage, fend l'air comme une hache et coupe net ce récit sordide :
- Donne-moi ce putain de papier.
Il se tient droit quand je me retourne pour lui glisser un regard surpris. Son visage à recouvré sa neutralité d'usage, ses lèvres sont une ligne net, ses traits verrouillés à triple tour, mais ses prunelles métalliques paraissent... hantées.
- Pardon ? jubile Vadim.
- Je vais le faire.
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