Chapitre 26

L'interpellé pivote légèrement vers moi et m'accorde son attention d'un hochement de menton.

Qu'est-ce que tu vas nous sortir, encore ? s'inquiète ma conscience.

À raison.

- Luke...

J'hésite, me gratte discrètement l'oreille, baisse les yeux pour les hisser à nouveau au niveau de ceux de Royce, et me jette finalement à l'eau :

- Tout à l'heure, Luke a dit à un client que j'étais à toi. Pourquoi est-ce qu'il a dit ça ? Ça n'a pas de sens...

Je retiens ma respiration et manque ruiner tout mon travail sur le cube en jouant nerveusement avec la rotation des axes. De toute évidence, Royce ne s'attendait pas à cette question. Il me perfore l'esprit rien qu'en me regardant, ses yeux sont si puissants qu'à mon avis, il n'aurait pas de mal à faire fondre l'acier d'une simple œillade un peu sévère. Je patiente pendant qu'il frotte négligemment sa paume contre les résidus de barbe qui ne manquent jamais de repousser à sa mâchoire.

- T'occupes pas de ça, c'est juste une façon de parler ici, m'explique-t-il finalement en pianotant une symphonie saccadée sur sa cuisse.

Dans ce cas, ils ont de bien étranges façons de s'exprimer.

- Ah. Le scor... le client aussi, a dit un truc étrange.

Un léger haussement de sourcil m'invite à poursuivre.

- Il a demandé si j'étais ta régulière. Qu'est-ce que c'est, une régulière ?

J'ai bien une vague idée, mais je préfère en avoir le cœur net. Je vois le genou du mécanicien tressaillir alors que son propriétaire pince les lèvres.

- Putain, l'entends-je jurer à mi-voix avant qu'il ne fasse un peu sèchement remarquer : t'étais pas censée causer à personne ?

- Ils parlaient entre eux.

- Qui a dit ça ?

- Un... juste un homme qui passait dans la boutique. Ça ne fait rien, tu n'es pas obligé de répondre, de toute façon, je rétrograde sagement.

Il le fait quand même. Il m'accorde satisfaction sans me quitter des yeux, guettant avec une attention perturbante la plus infime de mes réactions :

- C'est un terme qu'ils utilisent dans le coin, m'apprend-il après une très brève hésitation. Je suppose que dans ton vocabulaire à toi, ça donnerait quelque chose comme "petite amie".

- Oh, je souffle alors qu'une chaleur suspecte sur laquelle je n'ai aucune prise conquiert lentement mes pommettes.

Au lieu de nous initier à la factorisation, à la trigonométrie ou à toutes ces autres activités stériles que l'on nous impose au collège, ils feraient mieux de nous apprendre des choses utiles. Genre : comment réprimer un rougissement en société ou comment tester la température de son thé sans envoyer sa langue au front.

- Quoi "oh" ? veut savoir un Royce bien trop attentif à mon goût.

Rivant mes yeux au tissu effiloché de son jean, je m'empresse de lui en soustraire l'accès. Vu ce que je viens d'entendre, je ne serais pas étonnée qu'ils scintillent comme les pupilles d'un enfant au réveillon. Ou dans un parc aquatique. Je scelle prudemment mes lèvres avant que l'envie ne leur prenne de me couvrir à nouveau de ridicule. Récupérant le vieux cube, je me replonge coûte que coûte dans le jeu. Mieux vaut cela que de me mettre à rêvasser à propos d'un privilège que je n'aurais jamais. Être la petite amie de Royce... c'est comme cette énorme boîte de chocolats belges posée tout en haut d'une étagère que l'on est trop petite pour atteindre. Il est plus sage de ne pas songer aux douceurs que l'on ne peut attraper, ne pas se figurer leur goût sucré qui reste longtemps sur la langue, ne pas les imaginer fondre contre le palais...

La gorge comprimée par une sensation d'abattement, je continue de faire tourner les pièces du cube. Mais quelques manipulations avant la combinaison parfaite, le jouet m'est abruptement arrachée des mains. Je n'ai pas le temps de réagir que Royce l'a déjà envoyé valser à l'autre bout de la pièce. Je suis de mes yeux impuissants son majestueux vol plané et je grimace légèrement en le voyant s'écraser contre un clown en porcelaine. Ce dernier chancelle et finit par s'échouer face contre terre.

D'accord.

- Je l'avais presque terminé ! je grommelle pour la forme en tirant sur mon chignon avec dans l'idée de le refaire et de trouver une nouvelle occupation pour mes mains désœuvrées.

J'ai à peine retiré l'élastique que Royce me l'enlève des doigts pour le poser sur la table basse.

- C'est bon, j'ai ton attention ? grince-t-il sans tenir compte de ma plainte.

Déconcertée, je hoche doucement la tête.

- Vas-y, dis-moi ce qui t'emmerde. Tout de suite, exige le mécanicien.

- Mais rien. Ça va. Je me demandais... où sont les autres ? Hunter, Diego...

- Lily.

- Est-ce qu'on ne devrait pas les rejoin...

- Regarde-moi, putain !

Sans attendre de voir si j'ai l'intention de m'exécuter ou non, Royce presse sèchement son pouce contre l'une de mes pommettes en feu. Le geste m'oblige à lui faire face, mes yeux fuyants coincés dans les siens, rocheux et inflexibles.

- On en revient là ? Sérieusement ? s'informe-t-il d'une voix d'où suinte une sorte d'exaspération ou de... frustration.

Comme je n'ai pas la moindre idée de ce dont il est question et parce que mon cerveau rongé par la maladie n'arrive pas à penser à autre chose qu'à la main chaude du mécanicien contre ma joue, je me borne à cligner des yeux à intervalle régulier. Mon mutisme à pour seul effet d'attiser l'irritation du fauve.

- Je tiens pas compte des divagations de meufs éméchées, déclare-t-il brusquement. T'as qu'à te dire que, quoi que tu m'aies balancé hier, je l'ai zappé.

Je suis stupéfaite qu'il ait trouvé aussi vite le nœud du problème.

- Tu te sens mieux, comme ça ? ajoute-t-il.

Oui ! Merci !

- Non, je chuchote contre toute attente après m'être accordé quelques secondes de réflexion.

Non ?

- Non quoi ?

- Non ! je répète avec plus de conviction avant de préciser amèrement. Non, ça c'est pour que toi, tu te sentes mieux. Moi, ça va, merci.

En parlant, je repousse poliment son poignet pour me soustraire à son contact. Ensuite, j'arrête de tourner autour du pot.

- Je sais très bien ce que j'ai dit, je souffle en fusillant le mur opposé du regard. Toi aussi, tu le sais. Même si je le retirais maintenant, ça ne changerait rien puisque tu es déjà au courant.

- On raconte tous des conneries quand on est bourrés, m'oppose neutralement Royce.

C'est comme s'il tentait maladroitement de me rassurer, sauf que ses paroles ont l'effet inverse. Entre mes côtes, mon cœur se recroqueville de déception, maltraité par une pluie de fléchettes.

- Mes... mes sentiments, ce ne sont pas des conneries ! je m'offusque, les lèvres pressées l'une contre l'autre de vexation. Et s'ils t'embêtent... eh bien, je m'en fiche. Ce n'est pas mon problème. Je l'ai dit et je ne vais pas le retirer. Donner, c'est donner, reprendre c'est voler, je lui rappelle pour clore le débat, un peu essoufflée.

Un peu abattue.

Un silence débarque, s'installe entre nous pour s'avachir sur le sofa.

Puis...

- Alors redis-le, exige brutalement Royce sur un ton un peu rauque alors que j'anticipais déjà un sermon bien senti.

Je me raidis d'étonnement et cligne plusieurs fois des paupières, pas certaine de comprendre ce qu'il me demande.

- Quoi ? je le fais répéter, les yeux saturés de points d'interrogation.

- Redis-le, ordonne à nouveau mon addiction, l'expression neutre et une indécelable pointe de défi dans la voix.

Quand je saisis enfin ce à quoi il fait allusion, je crois entendre un orchestre de virtuose entonner le "Lac des cygnes" au centre de ma poitrine. Hautbois, clarinettes, violons et contrebasses mêlent alchimiquement leur art entre mes poumons gonflés d'espoir et une armée de chorégraphes surentraînés se dressent sur leurs ballerines dans un époustouflant ballet. Les notes s'enchaînent, les pointes claquent à répétition, les tutus virevoltent et, pareil à un oiseau enchanté, mon palpitant gorgé de sang renaît de ses cendres.

Il veut l'entendre. Il veut... qu'est-ce que cela peut bien signifier ? Peu importe ! S'il veut l'entendre encore, moi je veux le lui dire encore !

Je me redresse très lentement, comme si le moindre mouvement brusque risquerait de faire changer Royce d'avis. Mais il a l'air relativement calme, un jaguar au repos. Il patiente en silence, négligemment avachi contre le dossier, les narines un peu frémissantes. Dans son regard, le typhon a cédé la place à un beau ciel dégagé, une toile gris perle rincée de tous nuages. Il n'y a plus qu'à croiser les doigts qu'il ne s'agisse pas cette accalmie trompeuse qui précède la tempête.

- Tu ne vas pas t'énerver ? je vérifie tout de même par précaution en m'agenouillant sur le canapé pour scruter le mécanicien à ma guise.

"Tu ne dois rien attendre de moi. Je n'ai rien à t'offrir".

- Non.

Les jambes coincées sous mes cuisses et les genoux collés au jean de Royce, je m'éclaircis la gorge, subitement intimidée. Pas question de me dégonfler. Je peux le faire. Je vais le faire. Je vais être claire et concise dans mon propos, je ne vais pas me mettre à bredouiller, ni à jacasser.

Je prends une petite inspiration tremblante en me promettant de ne pas la libérer avant d'avoir prononcé les mots, comme ça, si je ne trouve pas le courage, je n'aurais plus qu'à me laisser périr d'asphyxie. J'entrouvre les lèvres, tire nerveusement sur mes bracelets et trébuche par inadvertance dans les yeux du fauve. C'est le saut de l'ange. Ces yeux-là n'ont pas de fond, ils vous engloutissent comme un dédale de tunnels mal éclairés dans lequel vous ne retrouverez jamais la sortie, ils vous déshabillent l'âme et vous dépouillent de tous vos moyens. Pour ces yeux, vous livreriez tous vos secrets sans rien demander en échange.

- Tu me plais, je déclare promptement en me faisant l'effet d'une parfaite crétine.

D'autant plus que Royce ne réagit pas immédiatement. Il reste aussi immobile que les nombreux croquis à son effigie que j'ai un peu honteusement entassés dans un tiroir de mon bureau. Seul ce petit cartilage que j'adore esquisse quelques furtifs mouvements au niveau de sa gorge. Ses yeux sont toujours braqués sur moi, vifs comme deux lanternes brûlantes que l'on suspend au beau milieu de la nuit. Je n'ai jamais eu de petit ami mais je suis pratiquement sûre que ça ne marche pas comme ça. Les gens normaux ne font pas ce genre de déclaration de cette façon, si ? Peut-être qu'ils s'avouent ces choses-là par texto ? C'est moins gênant, il me semble. Ou alors, c'est comme une vérité tacite à laquelle ils ne font pas trop allusion. Mais les gens normaux n'ont pas de mécanicien taciturne et lunatique dans leur vie, alors...

Rendue nerveuse par le mutisme prolongé que m'impose mon mécanicien, je fais exactement ce que je m'étais interdit.

- Ce que je veux dire, c'est que, je t'ai... je t'aime bien. Enfin ça, tu le sais déjà, j'aime bien beaucoup de monde, comme Mia et Hunter... et Jace avant qu'il... bref. Mais là, c'est autre chose. Quand je dis ça, c'est pour dire que je t'apprécie... tu vois... comme les filles apprécient les garçons. Ou comme les filles apprécient les filles aussi... ou comme les garçons peuvent apprécier les garçons. Mais pour moi, c'est... juste toi. Voilà. Sinon, tu sais où est-ce que je peux me procurer du cyanure ?

D'accord, alors si la crétinerie était une discipline olympique, je serais médaillée d'or. Non, médaillée de diamant ! Mortifiée, je plonge mon visage dans le creux du coude que j'ai plié sur le dossier. Je garde quand même un œil libre pour épier la réaction du mécanicien. Il me dévisage sans rien dire, les lèvres entrouvertes et sa jolie ride de lion entre les sourcils. Paradoxalement, ses prunelles de givre me réchauffent comme un astre en fusion dont les rayons balayeraient tendrement mon visage. Ses traits volontaires sont figés dans ce qui ressemble à de la confusion. De la confusion ? Sérieusement ?

Souriant timidement contre mon bras, je lance pour alléger l'atmosphère :

- Tu n'as pas besoin de faire semblant d'être surpris. Ce n'est pas comme si c'était un scoop, il y a sûrement des gens à Ankara qui l'avaient compris. Et aussi à Shangaï, peut-être.

Encore une fois, je n'ai droit qu'au silence. Je ne perçois plus que le tic-tac d'une bombe à retardement prête à exploser. Ou alors c'est juste une pendule. Oui, c'est probablement une pendule. Mutique, Royce continue de me scruter.

- Quoi ? je grogne quand la brûlure de son regard se fait intimidante au point que je songe sérieusement à descendre me cacher sous la table avec les toiles d'araignées.

J'expire de soulagement quand il s'anime enfin, puis j'inspire d'autre chose lorsque sa grande main chaude se referme sur mon genou.

- Je trouve que t'en as une sacrée paire, lâche alors le mécanicien, contre toute attente.

Je n'arrive pas à penser correctement avec son pouce qui fait des allers-retours électriques sur mon épiderme.

- Euh... merci ?

Enfin, je crois...

Je reprends :

- Tu le savais déjà, non ? Pour ce que je t'ai dit, ce n'était quand même pas la surprise du siècle.

- Je m'en doutais, confirme Royce après quelques secondes de latence.

Je hoche lentement le menton et baisse les yeux. Avis à toutes les filles qui ont secrètement le béguin pour un garçon... il le sait ! Je répète : il le sait !

C'est bête, mais je me sens affreusement vulnérable, tout à coup. En fait, je me sens comme si je dévalais pieds nus et en pyjama une avenue enneigée. J'ai super froid. Je déglutis péniblement et mes yeux cherchent nerveusement une échappatoire. Avant d'en avoir trouvé une, ils se retrouvent piégés dans l'orage. Royce s'est promptement incliné, avalant en un instant la distance qui nous séparait. Si le regard est réellement un double vitrage avec vue sur l'âme, alors celle de Royce est un lieu explosif, un endroit où la météo est invariablement capricieuse, où les ouragans et la foudre se succèdent sans fin pour tout détruire. Si je pouvais, j'enfilerais un gros anorak et j'irais là-bas chanter sous la pluie comme Gene Kelly !

- Je m'en doutais, répète Royce, mais c'est un autre délire quand ça sort de ta bouche.

Ses mots et son haleine au café frôlent la bouche en question. J'ai du mal à me concentrer sur autre chose.

- Et... c'est bien ou non ? je l'interroge en comptant ses cils bruns.

Au lieu de me répondre, Royce s'avance sans prévenir et, vif comme un prédateur en pleine savane, plonge le visage dans mon cou. Contrairement aux fauves africains, il ne referme pas ses mâchoires béantes dans ma chair pour m'immobiliser. Il ne m'embrasse pas non plus, il se contente de coller ses lèvres brûlantes contre ma gorge, là où mon pouls bat pour lui un tempo effréné. Ses cheveux me chatouillent le menton, ses doigts se crispent légèrement sur mon genou. Pour le coup, je ne respire plus du tout. Mes poumons sont en congé sans solde. Mon cœur n'est plus un cœur. C'est un ballon de baudruche gonflé à bloc. Une seconde avant qu'il s'envole ou explose dans une pluie de confettis colorés, Royce se redresse et me libère.

Il bascule la tête en arrière pour qu'elle repose sur le dossier du canapé, expire lentement et se passe une main sur le visage, comme s'il n'était pas bien réveillé. Ses yeux gris sont à présent rivés au plafond.

- Sinon, qu'est-ce que j'ai oublié ? j'ose l'interroger sur un ton léger, dès qu'il devient évident que lui ne compte pas prendre la parole.

Il pivote le menton de quelques degrés pour m'interroger du regard

- Tu sais, de la soirée d'hier..., je précise avec une légère grimace.

- T'as l'essentiel.

- Mais est-ce que j'ai fait d'autres trucs embarrassants dont je ne me souviens pas ?

- À part l'épisode où tu me demandes de te désaper ? me nargue mon mécanicien.

Aïe.

Aucun lustre ne m'a jamais paru aussi intéressant que celui, poussiéreux et amoché, qui pendouille au-dessus de nos têtes.

- Oui, à part ça, je chuchote, les yeux fuyants.

- On a un peu déconné dans le plumard de Diego. Tu trouves ça "embarrassant" ?

Hein ?

Je tressaille.

- Qu... quoi ? Qu'est-ce que tu veux dire ?

- À ton avis, je veux dire quoi ?

Je crois que c'est mon air confus qui le pousse à expliciter :

- T'as voulu me faire goûter les cocktails que t'as testés en boîte.

Sous ses sourcils haussés, ses prunelles assombries d'une nuance dégringolent en flèche pour guigner explicitement ma bouche. Oh... oh ! Mais... je ne m'en souviens pas ! Non, non, non, ça, ce n'est pas possible ! Je ne peux pas ne pas me souvenir de ce genre de chose ! Enfin, ce n'est pas du crayon à papier, ça ne s'efface pas comme ça !

Je fouille ma mémoire avec l'énergie d'un adolescent qui transforme sa chambre en chantier pour mettre la main sur sa console de jeux préférée. Mais rien, impossible de la retrouver ! Fronçant obstinément les sourcils de concentration, j'avance à tâtons dans le brouillard grotesque qu'a laissé ma dernière soirée. Je vide la commode, déboîte des tiroirs, soulève le matelas et sème des vêtements un peu partout. Sans succès. Je ne récupère aucun souvenir de ce genre, pas une miette de baiser, aucun flash incandescent. Mes épaules s'affaissent sous le poids de la déception. Frustrée comme jamais, je me mords la joue de dépit.

- Ça te fait chier ? demande Royce en me scrutant avec plus d'attention que nécessaire.

- Non.

- Ok, essaye d'avoir l'air un peu plus dégoûtée, pour voir, il ironise.

- Je ne me souviens pas, je râle en fusillant l'aquarium crasseux et heureusement vide du regard. Ça n'arrive presque jamais et je ne m'en souviens même pas, j'ajoute plus bas pour moi-même.

Une chose incroyable se produit alors. Royce sourit. Il me sourit ! Les commissures de ses lèvres s'étirent et se retroussent discrètement, mais sûrement. Quel est le numéro des urgences en Floride, s'il vous plaît, parce que je crois bien que je suis en train de faire un infarctus.

- Si c'est que ça, je peux te rafraîchir la mémoire, propose-t-il sur un ton traînant.

C'est bon. Je sens déjà mon petit cœur tout frêle décélérer pour émettre son dernier murmure.

"C'en est fait, je n'en puis plus ; je me meurs, je suis mort, je suis enterré."

C'est Molière qui a dit ça. Je crois. Je ne sais plus. Peu importe qui a écrit ces mots, c'était probablement en prévision de ce moment.

- D'accord, j'accepte très vite en me redressant avant que l'offre n'expire.

Si ça se trouve, il a seulement proposé ça pour plaisanter. Son rictus qui s'accentue subtilement et ses yeux gris qui se plissent d'un exceptionnel amusement confirment cette théorie. Il joue le jeu malgré tout.

- Amène-toi, ordonne-t-il sans cesser de me dévisager, la tête légèrement inclinée en arrière.

Je plisse le nez, un peu perdue. Je ne vois pas très bien où je pourrais aller, je suis déjà tout près de lui et... Je réprime un hoquet de stupéfaction lorsque Royce empoigne ma cuisse pour m'attirer sur lui d'autorité. Sans lever l'auriculaire, je me retrouve assise à califourchon sur ses quadriceps en béton armé, mes jambes repliées de part et d'autres des siennes. Ok. Est-ce que j'ai le droit de mourir une deuxième fois ?

Je pourrais difficilement être plus proche de lui. Comme ça, c'est beaucoup mieux. Beaucoup, beaucoup, beaucoup mieux ! Je vois toutes les fissures microscopiques qui parcourent ses lèvres d'homme, toutes les brisures et les éclairs qui strient ses iris foudroyants, et tous les moindres détails de sa cicatrice de guerre en croissant de lune.

Être dans les bras de Royce est décidément l'une de mes choses préférées au monde, au même rang que l'équitation, peut-être même un cran au-dessus. Ça doit être tellement bien de se serrer contre lui en hiver, quand le froid sort les crocs pour venir vous tourmenter. Et aussi en automne, sur un banc frais, au milieu d'un ballet de feuilles rousses. Au printemps, sous un cerisier en fleur.

Eh ça va ? Tu te calmes, oui ?

Ma bonne humeur doit être aussi évidente qu'une enseigne aux néons, je ne peux rien faire pour la ravaler. De toute façon, ça n'a pas d'importance parce que Royce ne me regarde pas. Enfin, pas exactement. Il est trop occupé à examiner mon T-shirt, le top militaire que Mia m'a si gentiment prêté. Je ne bronche pas quand il tire sur l'ourlet du haut et le froisse dans ses doigts. Je surveille le léger pli qu'il a au-dessus du nez pendant qu'il commente :

- Il manque un morceau à ce truc.

- Je trouve aussi. C'est à Mia.

Royce laisse tomber le sujet et relève le menton. Ne sachant trop que faire de mes mains empotées, je les pose sagement sur le dossier du canapé. Immédiatement, je trouve ça complètement idiot et je les récupère pour les percher sur les épaules de Royce. Ses épaules sont super larges, alors il y a beaucoup de place dessus. On pourrait placer deux gros pots de fleurs sur chacune des deux. Il ne bouge pas, se borne à me dévisager de ses prunelles de fauve, exagérément attentif. Ses grandes mains se sont négligemment posées sur mes hanches, par-dessus mon short. Mon cœur s'emballe fort. Trop. À tel point que Royce doit pouvoir en percevoir les battements dans ma gorge. J'essaye de percevoir la musique du sien en collant la paume au bon endroit, mais mon sang palpite si puissamment dans mes veines que j'ai du mal à interpréter les signaux que je perçois. En tout cas, le coton de son T-shirt est tout doux. Son cou aussi est doux, je songe lorsque mon pouce impatient remonte un peu pour effleurer la peau, juste en dessous de l'oreille. Un peu plus doux que ses lèvres, lorsque je trouve enfin le courage de les effleurer des miennes.

Je reste quelques secondes comme ça, immobile contre lui, frémissante, ma bouche fermée plaquée contre celle de Royce, un peu plus rigide... et parfaitement inactive. Ensuite je m'écarte, les oreilles très chaudes, pour poser sur mon mécanicien un regard confus. Pourquoi est-ce qu'il ne bouge pas ? Ce n'est pas la première fois qu'il me fait le coup. C'est déroutant. Franchement, je m'incline d'admiration devant toutes les filles qui parviennent à prendre ce genre d'initiatives, le visage à trois centimètres de l'homme qui leur fait perdre la raison. Moi, je me retrouve paralysée à l'idée de faire n'importe quoi. Frustrée, je fixe les lèvres impassibles de Royce avant d'aller interroger son regard vaguement railleur.
- Tu as dit que tu voulais me rafraîchir la mémoire, je lui rapelle à mi-voix.

- J'ai dit ça.

- Pourquoi tu ne fais rien ? je râle.

- Tu me fais marrer.

Je gratifie sa bouche charnue et parfaitement neutre d'un coup d'œil sceptique.

- Tu sais ce que ça veut dire, "se marrer", au moins ? je vérifie, mutine.

Il balaye ma taquinerie d'un haussement de sourcil blasé et lâche, un brin moqueur :

- Tu peux pas te débrouiller toute seule ?

Non.

- Tu as embrassé beaucoup plus de gens que moi, j'argumente en pianotant nerveusement d'une main sur son épaule.

- Pas tant que ça.

Il ne récolte qu'une moue dubitative.

- Quand même. C'est toujours plus.

- Et alors ?

L'un de ses doigts s'amuse avec un passant de mon short. J'ai un peu l'impression qu'il se paye ma tête. Il joue avec moi, je devine en voyant les commissures des lèvres convoitées tressaillir.

- Je préfère que ce soit toi, sinon, ça risque d'être raté, j'avoue en tirant sur un fil au niveau de son col.

Il rit. Un peu. Ok, un tout petit peu. C'est seulement un bref éclat amusé et un peu rauque qui déboule hors de sa gorge, mais j'adore.

- C'est pas un putain d'exam, ricane-t-il en me regardant dans les yeux. Y a pas de note à la clé.

- Je sais, je marmonne, piquée au vif.

Avec un petit soupir, je fais une croix sur mon rêve de baiser passionné. Je sais déjà que je n'aurais jamais le cran de l'embrasser pour de vrai. Je ne parle même pas de mettre ma langue dans sa bouche parce que ça, c'est... hors de question. Il m'intimide. Il est trop... il est trop, c'est tout. Mais je ne suis pas prête à m'écarter tout de suite alors, au lieu de viser ses lèvres, c'est son menton que j'effleure doucement des miennes. Là, ça va, c'est facile. Le contact du léger voile de barbe qui recouvre la peau à cet endroit m'arrache un petit frémissement. Royce s'est figé sous moi. Il ne dit rien, je ne sens plus que son souffle lent qui chatouille mon front à intervalle régulier. Son odeur masculine, légèrement musquée m'embrouille les idées. J'embrasse sa pomme d'Adam, elle remue dangereusement et semble s'affoler. Je m'écarte une seconde pour croiser le regard étonnamment sombre du fauve. Il me dévisage, tendu, insondable. Mais mes intentions n'ont pas l'air de l'importuner, donc je me penche encore une fois, ragaillardie. Quand j'effleure d'un minuscule baiser la peau tiède, juste sous son oreille... c'est comme si j'avais pressé un interrupteur ou appuyé sur l'un de ces boutons rouges dont on ne connaît généralement pas la fonction.

Sous moi, les cuisses de Royce se changent en béton alors qu'il expulse brutalement un souffle. Dans ses prunelles étrécies, le métal doit être en fusion parce qu'il brûle, bousculé vers les extrémités par les ténèbres de ses pupilles élargies. Passant vivement ses mains sous mes boucles pour crocheter ma nuque, il soude nos lèvres sans préavis.

C'est Noël en avance !

Il y a un moment, quand votre cœur bat trop fort, quand sa musique s'accélère au point que vous percevez ses vibrations dans tout votre corps et que vos sens électrisés ne savent plus où donner de la tête, ou vous croyez flotter. Vous êtes un cosmonaute dans l'espace. Vous êtes un volant de badminton qui fend l'air après avoir rencontré le filet d'une raquette. Vous êtes l'aigrette voyageuse d'un pissenlit soufflé par un enfant.

C'est bon, on a compris.

Ou alors c'est juste parce que c'est moi.

Ou alors, c'est juste parce que c'est Royce.

Royce qui se déleste très vite des futilités. Il n'attend pas que mon palpitant ait fini de jouer les toupies aliénées pour... entrer dans le vif du sujet. Sa bouche entrouverte appuie plus fort contre la mienne, je crois même sentir ses dents en effleurer subrepticement les contours. Son souffle de braises m'arrache une nuée de frissons involontaires. Ses doigts, dans lesquels se sont empêtrées certaines de mes mèches, se crispent sur ma nuque et me maintiennent fermement en place, comme pour me garder prisonnière contre lui. Ha ! Comme si je risquais de m'échapper. Ce serait plutôt à lui de courir, il le ferait probablement s'il avait un aperçu du royaume enchanté dont prend l'apparence mon esprit à chaque fois qu'il me touche de cette façon. C'est rose, mielleux à souhait, ça dégouline, et toutes les Lily font gaiement la ronde en se tenant les mains... il n'aimerait pas du tout.

Moi, c'est lui, que j'aime !

Lui et son début de barbe qui me griffe le menton. Lui et son torse herculéen hyper impressionnant qui gonfle contre moi à chaque fois qu'il prend une inspiration. Lui et son haleine au moka et au dentifrice. Lui et ses mains puissantes aux pouvoirs magiques. Il leur suffit de vous frôler... enfin, de me frôler, et les papillons reparaissent comme par enchantement au creux de mon estomac. Ils se reproduisent à toute allure, il y en a de plus en plus. S'ils continuent de battre des ailes avec autant de vigueur, je vais finir par m'envoler avec eux, c'est sûr ! Il faudra aller me récupérer au plafond.

Les papillons, ce n'est pas un mythe ! Je peux en attester. Quand j'entendais des filles en parler entre deux cours ou au self-service, je haussais les sourcils de scepticisme et je les traitais de mythomanes dans mon écharpe. Maintenant je sais qu'ils existent bel et bien, mais je pense toujours que ces pimbêches racontaient n'importe quoi. Leurs petits copains n'arrivaient sûrement pas à la semelle de Royce alors si elles ont senti quelque chose remuer dans leur ventre, c'était vraisemblablement leur repas en plein cycle digestif, je songe en souriant contre mon mécanicien.

Royce n'embrasse pas comme le font les hommes dans les films, encore moins comme les adolescents boutonneux de mon lycée qui s'essayaient à l'exercice dans la cour. Je n'ai jamais été aussi heureuse de ne pas avoir tenté l'expérience avec l'un de ces frimeurs que je voyais tortiller de la langue à dix kilomètres. Mon mécanicien ne fait pas ce genre de chose, sa langue à lui n'est pas omniprésente, elle retrace indolemment le circuit de mes lèvres, sans se presser ni forcer l'entrée. Elle me fait trembler. Elle n'est pas comme toutes les autres langues que je trouve en principe assez dégoûtantes.

Et puis, Royce est... tous ses gestes sont précis et dosés, il n'y a rien de brouillon ou de bâclé. C'est comme s'il savait exactement ce qu'il faisait et quand le faire. J'essaye de ne pas me dire qu'il s'est sûrement entraîné avec des tonnes d'autres filles parce que l'idée n'est pas loin de me causer un ulcère. Pour la réexpédier d'où elle vient, je m'accroche fermement à l'instant présent, j'y plante mes ongles trop courts et me redresse entre les bras de mon mécanicien. C'est tellement rare qu'il m'autorise une telle proximité qu'il serait idiot de ma part de ne pas en profiter. Sans plus me poser de questions et en évitant les gestes brusques, j'enroule les bras autour de son cou pour me mouler d'avantage contre lui et mieux apprécier la solide charpente de son corps.

Royce se raidit dans la seconde. Je suis si proche que je sens ses muscles durcir, je pourrais presque les confondre avec les miens s'ils n'étaient pas aussi imposants. Un son rauque, une sorte de grondement de tonnerre étouffé, remonte de l'intérieur de son torse et se répercute tout près de mon cœur. C'est un peu bizarre. Je me suis également figée parce qu'épouser à ce point ses contours fermes se révèle à chaque fois plus perturbant que prévu.

Pendant quelques secondes, aucun de nous deux ne bouge, nos lèvres restent figées l'une contre l'autre, nos souffles enroulés et suspendus. Puis mes doigts vont effrontément se perdre dans les mèches drues, à l'arrière de son crâne, et quand je reprends ma respiration, Royce en profite pour se faufiler dans ma bouche. Je le laisse faire parce que ça ne me dérange pas. Je dirais même plus, ça ne me dérange pas du tout.

Quand même, je ne peux pas me départir de cette impression... celle d'être un peu à la traîne, comme quand on loupe une note cruciale à la chorale et qu'ensuite, on se retrouve à essayer de reprendre le train en marche en terminant les couplets. Je crois que c'est la même chose avec ce baiser, mais à chaque fois que je me fige en me demandant comment participer, Royce ralentit exprès pour me permettre de regagner le bon wagon. Il doit sans doute se dire que j'embrasse mal, mais je trouve qu'il embrasse assez bien pour deux. Voire pour trois, on se contentera cependant de deux parce que je n'ai définitivement aucune envie de le partager avec une tierce personne et que... et que... que...

Ses mains.

Ses mains sont sous mon T-shirt... enfin, sous celui de Mia. Ses doigts effleurent mes cottes, ses pouces dessinent un chemin bouillant le long de mon abdomen frissonnant. C'était couru d'avance, c'était évident qu'il allait finir par se tromper : ce top est bien trop court et il tient à peine en place. Le cœur en apesanteur, j'attends que Royce se rende compte de son erreur de manipulation, mais finalement, je ne suis plus sûre que c'en soit une.

Les mains s'attardent, escaladent posément mon dos comme si elles comptaient mes vertèbres.

J'ai du mal à réfléchir. Je ne l'arrête pas. Pas envie.

Elles frôlent dangereusement l'attache de mon soutien-gorge.

J'arrête de respirer pour de bon. Je ne l'arrête pas. Pas envie.

Elles font demi-tour et gagnent mon ventre, sèment la chair de poule sur leur passage.

J'ai le vertige. Je ne l'arrête pas. Pas envie.

L'un de ses doigts trébuche dans mon nombril et j'avale ma salive de travers.

Le moindre de mes muscles se crispe, en alerte. Ses doigts à cet endroit, ça devrait me chatouiller, non ? Quand c'est Nate qui me tripote le ventre, c'est ce que ça me fait. Normalement, il n'y a ni papillons enragés, ni flammes infernales qui vous réchauffent sournoisement de l'intérieur. J'ai envie que ça chatouille, comme ça, j'éclaterais de rire et je pulvériserais cette tension suffocante qui me tient en haleine.

Et puis, soudain, la main se retire, aussi vite qu'elle s'est invitée, et pendant une seconde un peu désaxée, je n'arrive pas à déterminer si je suis soulagée ou déçue. Soulagée, non ?

Royce reprend mes lèvres et arrime de nouveau ses dix doigts à mes hanches, par-dessus mon short. Maintenant que j'y pense, je trouve cela étrange qu'il ne cherche jamais à aller... plus loin. Ou... ailleurs. Je n'y avais jamais réfléchi parce que moi-même, je n'en ai pas spécialement envie. Mais je suis une fille et en plus, je suis... moi. Lui est un garçon... Un homme. Les hommes ne sont-ils pas supposés vouloir... plus ? Il se peut que je ne lui plaise pas de cette façon, après tout. Que je ne lui plaise pas comme une femme. Je suppose que ce serait une bonne chose. Non, ce serait affreusement triste. Mais ce serait quand même mieux, étant donné ma... situation. Il faudrait que je sois vraiment tordue pour espérer qu'il veuille de moi ainsi alors que lui ne m'attirera probablement jamais de cette façon.

Pour l'instant, alors qu'il m'embrasse et qu'il m'effleure raisonnablement, toutes mes cellules entrent en combustion spontanée et chaque fibre de mon corps est subjuguée par lui. Mais il y a une ligne invisible au-delà de laquelle tout s'éteindra, comme une flamme presque consommée que l'on noie sous un verre d'eau. Je ne saurais dire exactement où cette ligne se situe, ni quel geste m'obligerait à la franchir, mais je suis sûre et certaine qu'il y en a une, quelque part. Il y en a forcément une et je ne veux pas trébucher dessus.

- Eh. T'es partie où ? me ramène brusquement Royce

Il s'est à peine éloigné de moi pour murmurer sa question. Ses prunelles de fauve me sondent en profondeur.

- Nulle part, je me dépêche de le rassurer en avançant timidement les lèvres dans une invitation silencieuse.

Il revient y goûter sans se faire prier après une seconde supplémentaire dépensée à examiner mes traits. Je fronce les sourcils lorsqu'il s'écarte à nouveau, mais il le fait uniquement pour presser sa bouche sous mon oreille, un peu comme je l'ai fait avec lui il y a quelques minutes... Sauf que non, pas vraiment, en fait. Quand il aspire la fine membrane et que ses dents m'effleurent tout doucement, un soupir étranglé se coince quelque part dans ma gorge. J'ai le tournis. Je plisse les paupières et, juste derrière, il y a un rideau d'étoiles lumineuses. Il y en a partout. Je décide que ça... Royce, sa bouche, mes étoiles... c'est mon paradis.

Mon paradis prend fin aussi vite que je l'ai trouvé, réduit en miettes par une porte qui s'ouvre sans prévenir. Je sursaute, mais Royce réagit à peine. Quand je tente de me décoller de lui parce qu'il y a de toute évidence un troisième individu dans la pièce, il bouge en conséquence et refuse de briser le contact. Je me retrouve à pousser sur ses épaules pour m'arracher à lui. Je l'entends vaguement grogner. Il consent à libérer ma bouche, mais dès que je tente de descendre de ses genoux, ses mains strictes m'en empêchent.

Il ne se retourne même pas pour vérifier l'identité de la personne qui vient de pénétrer dans l'arrière-boutique. Moi, je vire à l'écrevisse en croisant le regard ahuri du tatoueur.

- Dégage, je suis occupé, l'invective Royce sans même chercher à savoir à qui il s'adresse.

- T'es occupé, mon cul ! T'es pas occupé, t'es en train de la galoche, vous pouvez faire ça n'importe où. J'ai besoin de mon atelier, mec.

- Casse-toi, putain !

Pendant que je me liquéfie de honte, le barbu fait demi-tour en rouspétant et claque la porte dans son dos. Il a à peine disparu que je m'indigne :

- C'était super impoli !

Royce hausse les sourcils, plus amusé qu'autre chose par mon air révolté. Puis, sans perdre plus de temps, il revient souder ses lèvres aux miennes. Se rendant probablement compte que je ne réponds plus de la même façon à son contact, il se recule au bout d'une minute, sourcils froncés.

- Tu fous quoi ?

Je n'ai pas envie de me montrer pénible, mais je suis toujours mortifiée.

- Ce n'est pas correct, tu ne crois pas ? On est quand même chez lui et maintenant, il sait ce qu'on est en train de faire et...

- On fait rien, m'arrête un Royce moqueur, la bouche fendue d'un furtif rictus. C'est pas comme si on était en train de s'envoyer en l'air dans son canap'.

Ah.

Je me racle la gorge sans relever et il ramène son visage tout près du mien pour agacer mes lèvres qu'il redessine du bout de la langue. Je tremble, mon pouls dégringole. Il est beaucoup trop fort. Mais il y a Luke, dans la pièce juste à côté... Comme je ne réagis toujours pas, Royce embrasse l'une de mes commissures.

- Ouvre, m'intime-t-il, tout contre ma bouche.

Là, je ne peux pas m'empêcher d'éclater de rire et il me dévisage, interdit, un sourcil un peu plus haut que l'autre.

- T'as envie de partager la blague ?

- T'as dit "ouvre" comme les médecins qui te disent "faite aaah" avec leurs bâtonnets, je rigole. J'ai trouvé ça drôle.

Royce ne relève pas, il se borne à me toiser avec curiosité comme il le fait parfois. Puis, pivotant de quatre-vingt-dix degrés, il se laisse brusquement aller en arrière pour s'allonger et poser sa tête sur l'un des accoudoirs. Déséquilibrée par son mouvement, je bascule en avant et lui tombe lourdement dessus. Son genou gauche est plié contre le dossier, mes jambes sont coincées entre les siennes. Je me redresse aussitôt pour éviter de l'écraser trop longtemps, mais Royce ne paraît pas incommodé outre mesure par mon poids. D'ailleurs, quand je tente de me relever pour adopter une posture plus décente, il ne m'en laisse pas l'occasion. L'un de ses avant-bras costauds barre mon dos et me retient prisonnière contre lui.

Ce n'est pas moi qui vais m'en plaindre.

Je suis allongée sur Royce.

Je suis allongée sur Royce !

Je suis...

Bon, la boucle métallique de sa ceinture me poignarde légèrement l'estomac et être étalée sur lui de cette façon me paraît plutôt étrange, mais ça ne fait rien parce que mon cœur bat juste à côté du sien, à deux enveloppes charnelles de distance, et que je trouve ça sacrément génial. Quand je remue légèrement pour adopter une position plus confortable, Royce émet un sifflement bas et son visage se fend d'une discrète grimace.

- Par contre, ton genou entre mes jambes, t'évite, lâche-t-il en passant une main entre nous pour me repositionner.

On pourrait frire des wings de poulet sur mes joues tant elles cuisent. Des wings, des cordons-bleus, du risotto... Je n'ose plus bouger. Du tout. Même pas pour battre des cils ou gratter la démangeaison que j'ai au le sourcil gauche. Royce ne m'accorde qu'une poignée de secondes pour ruminer ma gêne avant d'enchaîner sur autre chose.

- Tu veux faire quoi ? m'interroge-t-il, à nouveau impassible.

- Comment ça ?

- T'as des plans ou tu comptes juste passer ta journée dans ce taudis ?

- Ah... euh... non. Je ne sais pas, je reconnais à regret.

Ma gorge se contracte douloureusement quand je me souviens de tout ce que j'ai perdu en l'espace d'une journée. Mon père... mon vrai père. Ce que je considérais comme mon toit. Ceux que j'appelais ma "famille". Et puis tous mes repères.

Ah, et aussi mon portable.

- Tu veux peut-être aller bouffer ? m'aiguillonne Royce, dispersant mes idées maussades de son timbre grave. Je te parle de vraie bouffe, pas des conneries à la fraise que tu t'es enfilées.

- Comment tu sais, pour les bonbons ?

- Ça fait dix minutes que je suis dans ta bouche. J'ai du sucre sur la langue, lâche Royce en m'offrant un nouveau rictus de travers.

Je toussote et me gratte l'oreille en esquivant son regard.

- Pourquoi tu rougis ? s'amuse-t-il. J'étais dans ta bouche, ça te dérangeait pas.

- Oui, mais tu n'es pas obligé de le dire à voix haute

- J'étais dans ta bouche, il répète juste pour m'embêter.

Finalement, il doit trouver ça embarrassant aussi, parce que son rictus se fige comme s'il venait de réaliser et qu'il se racle la gorge en inspirant profondément par le nez.

- Tu as l'air bizarre, je lui chuchote au bout de quelques instants, le menton sur son sternum.

- Précise, m'enjoint Royce en baissant les yeux sur moi.

- On dirait que t'es... tu as l'air... de bonne humeur, je développe sur un ton taquin après avoir hésité un instant à le lui faire remarquer.

- Tu préfères quand je t'engueule ou que je casse des trucs ?

- Non. Je me demandais juste comment ça se fait.

Royce met un moment à m'éclairer. Ses prunelles agitées de secrets braquées sur moi, il semble étrangement perturbé par ma remarque pourtant innocente.

- Faut croire que les compliments donnent la pêche, finit-il par jeter sans aucune précision.

Fronçant les sourcils, j'attends une suite qui ne vient pas. Les compliments ? Qui lui a fait des compliments ? Je veux dire... je lui en ai fait des tas, mais j'étais persuadée de ne les avoir chuchotés qu'en pensée et... Oh ! Est-ce qu'il fait allusion à... C'était plus une déclaration qu'un compliment, mais soit.

- En tout cas, si tu veux les entendre, j'ai plein d'autres trucs gentils à te dire. Je suis très douée pour les compliments, je propose avec un sourire mutin.

C'est la vérité. Je joue à ce jeu-là avec Nate, quand il est de mauvais poil. Dès qu'il a le cafard à cause d'une mauvaise note où d'une dispute avec son père, je m'assieds en tailleur face à lui et je lui rappelle à quel point il est génial et pourquoi. Royce conserve le silence. J'ai juste droit à regard insondable. Comme je ne dispose pas du dictionnaire qui décode ses expressions et que je doute fortement qu'un tel manuel soit en vente quelque part, je prends ça pour un encouragement. Je me lance sur un ton léger.

- Ok, alors..., je débute en tapotant ma lèvre inférieure pour me donner le temps de rassembler mes idées. Tu conduis vraiment bien ! Même quand tu roules trop vite. Hum... Je trouve que tu sens tout le temps bon, même quand tu passes toute la journée dans le garage à voitures et que tu te retrouves couvert d'essence et de produits chimiques ! J'aime bien quand tu t'assois près de moi pendant les repas à la propriété... tu ne le fais presque jamais, mais bon. Et je suis sûre que tu pourrais dégommer Superman en deux deux. D'ailleurs, pour moi, tu es plus beau qu'Henry Cavill, je précise en rougissant. Et... et... tu es la personne que je préfère sur cette île. Dans tous les Etats-Unis, même.

Je m'arrête là parce que Royce s'est tétanisé en dessous de moi, ses six-cents muscles et quelques au garde à vous. Je ne crois pas qu'il respire. Je ne le sens pas respirer. Il ne dit rien non plus. Je suis peut-être allée un peu trop loin. On n'est peut-être pas assez proche pour jouer à ce genre de jeu. Sans rien révéler pour autant, ses traits de pierre se sont tendus, et ses yeux me transpercent comme deux lances aux pointes aiguisées. La jolie veine lilas palpite agressivement à son front et elle est beaucoup trop tentante. Je ne devrais pas, mais... je ne résiste pas bien longtemps à l'impulsion qui m'ordonne de poser mes lèvres dessus. J'embrasse tout doucement le vaisseau saillant, comme pour l'apaiser, puis sous le regard médusé du fauve, j'énonce joyeusement :

- Je te l'avais dit, je suis douée pour les compliments.

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