Chapitre 25
Les gens meublent et décorent leurs espaces en fonction de leurs goûts personnels. Je le sais, je rêve souvent de mon propre chez-moi, le cocon douillet et accueillant que je m'offrirais dans un avenir indistinct. Une fois, j'ai lu une étude qui affirmait que les lieux de vie que l'on aménage sont en quelque sorte un reflet de nos personnalités. Si c'est vrai, si cette arrière-boutique fait écho à la psyché de son propriétaire, alors je ne veux pas savoir de quoi ça à l'air dans la tête du tatoueur. Ou peut-être que si, je veux vraiment savoir !
Comme ça, je comprendrais pourquoi, en plus des nombreux sofas dépareillés et éventrés qui suffoquent l'espace, un canapé a été disposé à la verticale contre une cloison. Pour de vrai, pieds cloués au mur, il semble prêt à accueillir n'importe quelle personnalité divine non soumise aux lois de gravité. Je trouve ça... renversant. J'aimerais également une explication aux nombreux miroirs éraflés qui renvoient mon reflet au plafond, au zèbre empaillé qui me dévisage de son regard mort depuis un angle de la pièce, à l'énorme aquarium crasseux et désert de tout être vivant qui réchauffe une table basse ou encore aux quelques panneaux de signalisation routière qui moisissent dans l'ombre.
Je pourrais aussi parler des rubans de néons lumineux qui pendouillent en projetant des jets de lumière glauque, des affiches cornées de vieux films d'horreurs ou de la lampe en forme de feuille de cannabis qui trône sur une armoire poussiéreuse. C'est sombre. C'est coloré. C'est fou. Bizarrement, les nébuleux arabesques qui peuplent les murs sont ce qu'il y a de moins étrange dans cette salle. J'ai l'impression d'avoir pénétré les pensées de Picasso. Ou celles d'Eugène Ionesco.
Néanmoins, ce n'est pas le désordre qui me donne envie de rebrousser chemin aussi vite que je suis entrée pour quitter cette pièce délirante en claquant la porte... deux fois - Vlam, vlam ! Non, le désordre, je peux l'encaisser : en dix-huit ans, Nate m'a complètement immunisée contre ce mal. Ce que je ne vais pas pouvoir supporter, en revanche, c'est la nymphe brune qui s'inscrit avec un naturel fascinant dans cette pagaille.
Rachel.
Génial. Oui, parfait.
Qu'est-ce qu'elle fait ici ?
Je serre les dents en me heurtant à son regard émeraude, plus piquant que des nouilles épicées. Ça sort de nulle part et c'est complètement stupide, mais je ne peux pas m'empêcher d'imaginer Royce plonger dans les prunelles de cette fille pendant qu'ils... pendant qu'ils font... l'une des choses pour lesquelles l'Homme est conçu. Cette idée me brûle la cervelle aussi efficacement qu'une allumette craquée. Et c'est douloureux. Mes doigts se crispent sur la poignée de porte que je n'ai pas encore lâchée alors que l'autre et moi continuons de nous dévisager en chien de faïence.
Sublime, complètement débraillée et avachie dans un fauteuil qui a de toute évidence connu des jours meilleurs, on dirait un modèle qui prend la pose dans un décor soigneusement médité. Des objets artificiellement vieillis, de la fausse poussière, un fouillis factice, un brin de folie. Ne manque plus qu'un photographe inspiré. Je suppose qu'il y a de quoi l'être, inspiré. Les cheveux emmêlés de la jeune femme lui prêtent esthétiquement des airs de sauvageonne, son short est tellement court qu'elle pourrait tout aussi bien s'en passer et sous la veste en jean rapiécée de partout qu'elle porte grande ouverte, son sous-vêtement est exposé aux yeux de tous. Je suis sérieuse.
Elle est jolie. Non, pas jolie, belle. Elle est belle. Et moi, j'ai un petit peu envie qu'elle meure. Enfin non, quand même pas à ce point. Je ne souhaite la mort de personne, je m'excuse rapidement à l'intention de qui veut m'entendre depuis les cieux. Mais est-ce qu'elle ne pourrait pas juste... disparaître ? S'il vous plaît Jésus... ou Père Noël, peu importe... est que vous pourriez faire en sorte qu'elle disparaisse ? Pas complètement, hein ? Elle peut très bien s'évaporer des Etats-Unis pour se rematérialiser dans un autre pays. Genre, la Sibérie. Et là-bas, je lui souhaiterais évidemment d'avoir une très belle vie avec pleins d'enfants tout mimis qui feront des bonshommes de neige dans son jardin.
- Et sinon, tu vas rester plantée là à me mater longtemps ? grince Rachel sans se douter que je négocie en ce moment même son avenir avec le grand patron.
Elle ne me regarde plus, trop concentrée sur l'ongle qu'elle s'est mise à limer. Pour de vrai. Ils sont super longs, ses ongles. Elle devrait faire attention, elle pourrait blesser quelqu'un avec. Comme par hasard, c'est celui du majeur qui a besoin d'un lissage. Et qui se balade avec une lime à ongles, pour l'amour du ciel ? Je me racle la gorge et tire sur l'ourlet du T-shirt de Mia en analysant la situation. Les voix graves qui résonnent toujours de l'autre côté du battant me décident à lâcher la poignée que j'agrippais comme une peluche. Entre une Rachel sauvage et un motard potentiellement dangereux et sanguinaire... il me semble que le choix est vite fait, même si le motard, lui, n'a pas couché avec Royce.
- Ça te dérange si je m'assois, ici ? je demande en désignant l'un des canapés libres.
Décousu à plusieurs endroits, le meuble répand ses viscères en mousse sur le sol. Il a quand même l'avantage d'être le plus éloigné de Rachel que la pièce exiguë le permet.
- Ouais, elle lâche alors que je commence à traverser l'espace.
Je m'immobilise au centre, prise de court. J'ai posé la question par courtoisie, je ne demandais pas réellement la permission. Mais c'est vrai qu'elle était là en première, alors... Bah, ça ne fait rien. Je suppose que je peux rester debout, Diego ne devrait plus tarder, normalement. J'ai l'air un peu bête, mais tant pis. J'essaye de mettre mes mains dans les poches de mon short pour garder contenance, mais il y a si peu de place que je renonce. Éparpillant le tapis de poussière de ma semelle, je m'attelle à dénombrer les objets en tout genre qui traînent par terre. Un sac de billes éventré, une fausse main articulée aux doigts de laquelle brillent mollement une dizaine de bagouzes, des carnets de dessin, des feuilles roulées en boules, un nain de jardin à qui il manque le nez...
- C'est bon, casses pas les couilles, pose ton cul, grince Rachel en roulant des yeux et je jurerais qu'elle vient de me traiter de "petite conne" à voix basse.
Je m'exécute quand même. Je dépose les trésors dont Luke m'a fait cadeau sur une petite table, décale une console roulante et m'installe à l'extrémité d'un sofa aux ressorts grinçants. La situation pourrait difficilement être plus gênante. Rachel me dévisage. Pendant un petit moment, je fais de mon mieux pour ignorer l'acerbe morsure de son regard. Puis une vilaine curiosité me pousse à reprendre mon examen et je relève les yeux pour croiser ceux, ouvertement hostiles, de celle que je ne suis même pas en position d'appeler rivale. Les jambes insolemment écartées, un genou replié pour poser son pied sur l'assise du fauteuil, elle pourrait illustrer le terme "nonchalance" dans le dictionnaire. Tous les garçons ouvriraient le bouquin à cette page pour la contempler.
Je ne peux pas m'empêcher de détourner les yeux quand ils butent par accident sur son soutien-gorge. Je trouve ça bizarre, quand même. Ne s'est-elle pas rendu compte qu'il manquait quelque chose à sa tenue ? C'est possible, après tout. Moi, une fois, je suis allée en cours sans mon sac à dos, ce n'est pas si différent. Prévenante, je lui fais poliment remarquer :
- Tu ne portes pas de T-shirt.
- Non.
- Ah.
Je n'ajoute rien et mes yeux remontent admirer son visage. C'est idiot, ça me fait plus de mal qu'autre chose, mais je ne peux pas m'en empêcher : j'essaye de trouver ce qui a pu plaire à Royce, chez elle. Ce n'est pas bien compliqué en fait : je dirais à peu près tout. De son indomptée chevelure ébène à son corps habilement sculpté de femme fatale, en passant par sa bouche pulpeuse que rehausse un rouge à lèvres carmin et son contouring parfait. D'une certaine façon, je trouve qu'elle lui ressemble. À Royce. Pas comme un frère et une sœur se ressemblent, hein ? C'est plutôt... son attitude... cette combinaison d'animosité et d'inférence, la méfiance sous-jacente qui suinte à grosses gouttes par tous ses pores. Et puis ce côté négligé qui se transforme en charme dévastateur...
- Qu'est-ce tu regardes, la bourge ? Baisse les yeux ! crache-t-elle en retroussant les lèvres de manière menaçante. Tu crois que je sais pas ce que tu penses ?
Elle était moins désagréable la dernière fois que je l'ai rencontrée.
- Qu'est-ce que je pense ?
- Tu te crois supérieure avec tout ton fric et tes fringues de luxe, tu me prends pour une petite racaille. Mais la petite racaille s'en branle des zéros sur ton compte en banque, la petite racaille peut t'exploser la tronche.
- J'étais juste en train de me dire que je te trouve très jolie, je rectifie avec honnêteté en haussant les épaules.
C'est vrai, elle l'est. Tellement. Malgré ses traits creusés par ce que j'imagine être un quotidien pénible et de perpétuelles désillusions, malgré ses cernes mauves et malgré ses expressions agressives, elle est jolie. Ma remarque a pour effet de gommer son masque de cruauté. Ce dernier est remplacé par un air médusé. Rachel cligne des yeux, ouvre la bouche, la referme et fronce ses épais sourcils bien fournis.
- Bordel, t'es louche, elle finit par maugréer en m'étudiant avec plus d'attention. C'est pas la peine de me lécher les bottes, on sera pas potes, toi et moi.
Que c'est drôle.
- Je n'ai pas envie d'être amie avec toi, je rétorque en faisant tourner le portable de Royce entre mes doigts.
- Parce que je suis pas assez bien pour toi ? Laisse-moi deviner, y a un plancher bancaire à respecter pour le job ?
- Non. C'est juste que je ne t'aime pas du tout. Peut-être même que je te déteste.
Un ricanement rauque qui dénonce une consommation abusive de cigarettes lui échappe.
- Ah ouais ? On peut savoir pourquoi ?
Je détourne les yeux sans m'expliquer. Qu'est-ce que je pourrais lui dire ? Qu'à chaque fois que je la regarde, j'ai mal ? Que dès que mes yeux se posent sur elle, je la revois étendue à moitié nue sur ce bureau, mon obsession personnelle debout entre ses jambes, et que tous mes organes se crispent pour échapper à cette image ? Non, je ne dirais rien.
Comme si elle venait de faire un petit tour dans mes pensées amères, Rachel hausse brusquement les sourcils.
- Attends... à cause de Walters ? T'es pas sérieuse ?
- Comment ça se fait que tu sois ici ? j'élude. Tu connais le tatoueur ?
- Je squatte, mais on s'en fout de Luke. Tu bloques toujours sur lui ? elle m'interroge en s'allumant une cigarette.
Pourquoi est-ce que tout le monde fume, ici ? Pourquoi est-ce que les gens fument en général ? Ne sont-ils pas capables de lire l'avertissement on ne peut plus explicite qui figure sur l'emballage du produit ?
- Sur qui ?
- Royce, elle dit en tordant les lèvres, comme si elle évoquait quelque chose de répugnant.
Ce qui est répugnant, c'est l'odeur du tabac qui intoxique rapidement notre air. Lorsque Rachel parle, ses paroles expédient des motifs de fumée dans l'atmosphère déjà pesante de la pièce.
- Non, je mens, les yeux rivés aux croquis de feu que j'ai posés près de moi.
- Non ? Okay. Du coup ça t'emmerde pas si je te dis à quel point c'est bon quand il t'aplatit contre un mur et qu'il te la met profond. Hyper, hyper profond. Et si je te raconte qu'il fait ce truc avec ses doigts...
Quand elle me présente son majeur et son index liés, je vire à l'écrevisse. D'un coup, sans transition ni nuances.
- Chut !
Par réflexe, je lève mes mains et me bouche les oreilles. Mais ce truc ne marche jamais et je l'entends quand même.
- Ce mec est une bête au lit. Je peux te balancer plein de délires, j'crois qu'y a pas une position dans laquelle il m'a pas prise. Par derrière, par devant, même...
- Arrête, s'il te plaît !
Le cœur sur une civière, j'inspire profondément lorsqu'elle renonce à me torturer.
- Alors t'en es encore là, constate-t-elle avec une moue narquoise. T'es vraiment trop conne.
- C'est gentil.
- Toi, tu pourrais avoir qui tu veux et tu t'accroches à cette ordure. Je capte pas.
Je crispe les poings contre mes flancs, courroucée. Cette fois, je la regarde bien en face, je serre les dents à les entendre grincer et il me semble que mes yeux braqués sur elle commettent un homicide.
- Ordure toi-même ! je l'invective. Tu te prends pour... déjà, ne me parle pas de lui ! Et si c'est vraiment ce que tu penses, si c'est comme ça que tu le vois, alors tu n'avais pas à... tu n'avais pas à l'approcher !
- Ah ouais, quand même, rigole la brune après m'avoir dévisagée quelques secondes, complètement bouche bée. Sérieux, qu'est-ce que tu lui trouves ?
- Ça ne te regarde pas. Et toi, qu'est-ce que tu lui reproches ?
- T'as combien d'heures devant toi ? Je te l'ai déjà dit, ce mec prend, mais il ne rend pas. Jamais. Attends un peu, tu finiras par t'en apercevoir.
- Tu dis n'importe quoi.
- S'il te plaît tant que ça, pourquoi tu le laisses pas te sauter ?
Je m'attendais si peu à cette question que le portable de Royce manque m'échapper des mains. Vu l'état critique de l'appareil, je ferais mieux d'éviter de le faire tomber. La moindre cassure pourrait définitivement en venir à bout, je ne m'explique même pas comment l'engin peut encore fonctionner. Quand j'essaye de déglutir, ma salive me paraît trop lourde et je dois m'y reprendre à plusieurs reprises pour l'avaler.
Rachel se lève et je tressaille quand elle vient se laisser tomber juste à côté de moi, sur mon canapé. À présent, elle m'observe de beaucoup plus près, un bras nonchalamment étendu sur le dossier. Ça ne me met pas très à l'aise.
- T'as déjà couché ? elle m'interroge de but en blanc.
Royce est la seule autre personne qui ait osé me poser la question aussi crûment. Même Mia ne m'a jamais ouvertement interrogée là-dessus, bien que je soupçonne qu'elle devine la réponse. Tant mieux pour elle parce que moi-même, je ne suis pas certaine de la connaître.
- Qu... quoi ?
- Comment ça "quoi" ? Est-ce que t'as déjà laissé un type te la mettre ?
Pardon ?
Cette conversation est en train de dérailler !
- Mais... mais... je ne vais pas te le dire ! C'est personnel !
- Non, donc. Pourquoi pas ?
- Pourquoi pas quoi ? je chuchote en admirant mes genoux.
J'ai un bleu. Je ne sais même pas quand est-ce que je me le suis fait. Probablement hier, quand je faisais l'idiote dans une discothèque.
- Qu'est-ce t'attends pour te faire baiser ? C'est pareil qu'arracher un pansement. Après, c'est le pied.
Je me mords la langue sans le faire exprès. Je n'ose même plus relever les yeux pour croiser ceux, impitoyables, qui me fouillent aussi grossièrement. J'avais prévu de lui conseiller à nouveau de se mêler de ce qui la regarde, mais étrangement, c'est une tout autre chose qui sort de ma bouche quand je l'ouvre.
- Et si... et si je n'aime pas ça ? je m'entends souffler comme une idiote, le regard perdu dans la poussière.
Mais t'es pas bien ? Et si tu te taisais ? Tais-toi, c'est un ordre !
- Avec Walters ? Faudrait vraiment que t'aies un problème.
- Oui, mais si je ne suis pas... si ça ne me plait pas ? Qu'est-ce que je fais ?
Parce que ce sera le cas, je le sais, j'en ai l'intime conviction. Ces choses-là ne sont pas faites pour moi, voilà tout. C'est comme les sushis : on aime ou on n'aime pas. Ce serait peut-être moins dégoûtant avec Royce, mais ce serait quand même dégoûtant, je pense. Rachel me fait tousser en me soufflant un nuage de fumée malodorante à la figure. Elle a vraiment l'air de réfléchir à mes questions. Je ne sais pas ce qui m'a pris de les lui poser, mais s'il y a une personne à qui je peux confier mes doutes sans m'inquiéter, c'est sûrement elle. Cette fille dit ce qu'elle pense. Et puis, c'est presque une inconnue, elle m'aura oubliée dans l'heure et je ne recroiserai probablement jamais son chemin, alors...
- Tu te pends, elle me conseille après une minute. Ou tu te fais nonne dans un couvent... ouais, non, pends-toi, c'est moins triste.
Un tout petit rire m'échappe. C'était drôle. Un peu.
- Tu le connais depuis longtemps ? je m'enquiers timidement. Royce, je veux dire.
- Ouais. Depuis qu'il a explosé les rotules de mon frère quand j'étais au collège. Mais on s'en tape. Tu le pensais vraiment quand t'as dit que j'étais jolie ou tu te foutais de ma gueule ? elle m'agresse en m'épinglant de ses prunelles froides.
- Oui, vraiment. Tu ressembles à... une actrice de cinéma.
- C'est bon, ta gueule, grogne-t-elle, son mégot coincé entre ses dents. Raconte pas de la merde non plus.
- Je dis juste ce que je pense. Pourquoi tu croies que ça m'embête autant que tu aies... connu Royce.
- Arrête avec ça. Royce en a rien à branler de moi. Je le dégoûte autant qu'il me fout la gerbe. Comment tu fais pour que tes cheveux aient l'air aussi doux ? elle m'interroge alors que ses doigts s'invitent sans permission dans mes boucles pour s'emparer d'une mèche et l'étirer.
- Euh... je mets du shampoing. Du shampoing pour bébés.
D'accord. Cette conversation a bel et bien déraillé.
- Tu déconnes.
- Non. Les autres piquent trop les yeux, je trouve, je lui avoue avec un sourire hésitant. Mais tu as de beaux cheveux, toi aussi.
- Putain ! elle soupire en enroulant mes cheveux autour de son index. Tu pouvais pas juste être une petite salope de gosse de riche ? Ç'aurait été plus fun...
Je m'empresse de lui donner satisfaction avec un brin de sourire.
- Papa, je veux un écureuil ! Achète-moi un de ces écureuils, j'en veux un ! j'exige, un octave au-dessus de ma propre voix, en imitant cette peste de Veruca Salt dans Charlie et la Chocolaterie.
Pendant une seconde qui s'éternise, Rachel demeure tétanisée, sa bouche entrouverte de stupéfaction révèle deux piercings à la langue. Là, je me sens vraiment très bête. Je rougis et toussote d'embarras face à cet instant qui est peut-être l'un des pires flops de l'histoire des flops et marque la fin de ma carrière d'humoriste qui n'avait pourtant jamais débuté. Et au moment où j'envisage de suivre son conseil concernant la pendaison, Rachel part d'un grand rire éraillé.
- Bordel de merde, mais t'es carrément pas bien dans ta tête, elle se moque d'une voix lavée de toute animosité. Tu l'as sortie d'où, celle-là ?
- Je l'ai piquée à Roald Dahl.
- T'es...
Mais il est probable que je ne sache jamais ce que je suis parce que Rachel s'interrompt subitement, ses paroles suspendues dans l'air avec les particules de poussière et son regard égaré par-dessus mon épaule.
- ... et là, il lui a défoncé les genoux, genre avec un putain de pied de biche, s'exclame-t-elle sans prêter attention à mes sourcils froncés, comme si elle poursuivait une conversation que je ne me souviens pas avoir entamée. Bam ! Ça pissait le sang de partout, y avait les os qui sortaient en mode crade. Après c'est fauteuil roulant à vie... Tiens, Walters, je t'avais pas vu, elle ajoute brusquement, ses lèvres humides de gloss sournoisement retroussées aux extrémités.
C'est comme si mon cœur était en train de s'échauffer sur les starting-blocks et que Rachel venait de hurler "À vos marques. Prêt ? Partez !". Il décolle comme Usain Bolt et ridiculise les autres coureurs sur la piste. Je me redresse si vite que ma voisine est forcée de lâcher ma boucle de cheveux avant de l'arracher complètement. Je l'avais déjà compris, Royce est juste là.
Il se tient droit comme un poteau électrique sur le seuil de l'arrière-boutique. Électrique, c'est le mot. Bien qu'il affiche comme souvent cette mine impassible dont il a le secret, sa posture rigide trahit une tension évidente. L'une de ses grandes mains est toujours soudée à la poignée de porte. Ses prunelles brutes auxquelles l'éclairage égoïste de la pièce ne rend pas vraiment justice décrivent plusieurs allers-retours circonspects entre la brune et moi. Tout au fond du gris, la tempête se déchaîne, l'orage beugle et les nuages électrisés répandent des trombes de pluie.
Plus silencieux qu'un félin, Royce contourne notre canapé pour venir se poster face à nous, aussi près que le lui permet la marée d'objets entassés, les deux poings profondément enfoncés dans les poches avants de son pantalon. Moi, ce que j'aimerais savoir, c'est pourquoi ses vêtements se sentent obligés d'épouser le moindre de ses muscles d'une façon aussi indécente. Et pourquoi, dès qu'il s'agit de lui, mon cerveau ne peut-il pas s'empêcher de remarquer des détails insignifiants ? Sérieusement, en quoi cela peut m'être utile de savoir que les manches en coton de son T-shirt luttent pour contenir ses biceps contractés ? En rien, c'est bien ce que je pensais. Je n'ai pas non plus besoin de noter le petit trou en bas de son haut, ni les mèches noires en pagaille qui s'affrontent sauvagement sur son front. Et surtout... surtout... je n'avais pas besoin de savoir que le bouton-pression de son jean n'est pas vraiment... Bon d'accord, pas du tout fermé.
Ça va, on ne te dérange pas ?
Pardon...
- Comment tu as su que j'étais ici ? je demande d'une petite voix pour briser l'étrange silence qui ne semble pas incommoder les deux autres.
En posant la question, je lui montre son propre portable que je réchauffe toujours amoureusement entre mes doigts. Le mécanicien me décoche à peine un coup d'œil lorsqu'il me sert une explication expéditive :
- Hunter.
Son attention glaciale reste scotchée à ma voisine. Il ne desserre pas les mâchoires.
- De quoi est-ce que vous parliez ? s'enquiert-il d'une voix cassante.
- De shampoing, je réponds aussitôt.
- De toi, déclare la brune en même temps.
Hein ?
Royce ne réagit pas, ses yeux étrangement alertes m'effleurent, m'épluchent, puis retournent foudroyer Rachel.
- Je croyais avoir été clair, il siffle d'une voix basse, mais atrocement menaçante.
- Pas assez, faut croire, contre la brune en souriant contre son genou replié. J'arrive pas à croire que t'es prêt à salir cette petite chose pour ton p'tit plaisir. T'as vraiment pas d'âme.
Petite chose ?
- Tu lui as dit quoi ?
- Tout ce qu'il y a à savoir sur toi, se rengorge la jeune femme. J'ai sorti les vieux doss' bien sales, des...
Elle n'a pas cependant pas le temps de mener son mensonge jusqu'au bout : avant qu'elle y pose le point final, Royce écarte d'un violent coup de pied la console en bois qui le sépare de nous. Le pauvre meuble va s'encastrer dans un autre. L'épouvantable raffut du bois qui cède m'arrache un sursaut de surprise, mais ébranle à peine Rachel. L'inconsciente ne bronche pas, même quand Royce avale vivement l'espace en deux enjambées rageuses. Il s'immobilise toutefois avant de l'atteindre, comme coupé dans son élan par un panneau Stop invisible. Ses yeux dangereusement plissés dérivent un instant vers moi et il pince les lèvres avec un air frustré. À ma droite, l'insolente éclate d'un rire rauque qui rebondit entre nous.
- Tire-toi, crache le mécanicien, la bouche tordue d'écœurement.
Son interlocutrice ne cherche pas à parlementer. Elle se relève souplement, étire sans aucune pudeur son corps longiligne à peine couvert et prend tout son temps pour rejoindre la porte. Ouvrant le battant, elle se retourne pour m'avertir, inutilement énigmatique :
- Au fait... Tu devrais faire gaffe aux personnes avec qui tu traînes, la bourge. Et là, je parle pas que de Walters.
Je me retourne pour la garder dans mon angle de vision, les coudes enfoncés dans le dossier en mousse.
- Comment ça ? Qu'est-ce que tu veux dire ?
Je n'ai droit qu'à un haussement d'épaules indifférent. Insérée dans l'entrebâillement, Rachel n'est déjà plus qu'une ombre ténue. L'ombre extirpe ce que je devine être un tube de rouge à lèvres de sa poche et retouche tranquillement ses lèvres déjà plus grasses que du bacon. Avant de laisser le battant claquer derrière elle, elle croit bon de préciser.
- Au fait, j'ai déjà sucé Royce sur ce canapé. Bye.
Vlam !
C'est le bruit que fait la porte aux joints défaillants en giflant l'encadrement. C'est aussi celui de la claque imaginaire que ces paroles viennent de m'infliger. Il résonne dans le silence bourdonnant qui s'est emparé de l'espace. Royce ne bouge plus, excessivement tendu, il se borne à me sonder avec minutie.
- Tu vas où ? demande-t-il sèchement en me voyant me lever.
- Nulle part, je réponds en changeant simplement de sofa.
Celui dans lequel je me laisse tomber avec une petite moue embêtée semble assez vieux pour que quelqu'un ai utilisé son walkman dessus, mais au moins Royce n'y a pas pris du bon temps avec une femme. Enfin, pas que je sache, je songe, la poitrine serrée de jalousie. Le mécanicien hausse légèrement les sourcils, mais il se dispense de toute remarque. De même, quand ses yeux tombent par hasard sur la liasse de croquis inachevés que j'ai recueillis, il ne prononce pas un mot. Un discret pli d'intérêt se dessine sur son front alors qu'il s'incline pour s'emparer des feuilles.
Mince ! Il va les reconnaître. Forcément qu'il va les reconnaître puisque c'est sur son propre corps, dans sa propre chair, que ces motifs sont gravés. Il les voit probablement tous les jours, alors c'est sûr qu... Et voilà ! Il les a reconnus. Je le devine lorsqu'il se redresse, les prunelles agitées par une étincelle de surprise. Je patiente, la respiration suspendue dans le vide et les mains sagement posées sur mes cuisses. Je me demande s'il risque de m'incendier pour avoir mis mon nez dans ce qui ne me regarde pas ou s'il va plutôt me traiter de folle. Parce qu'avec du recul, j'ai un petit peu une attitude de psychopathe. Vraisemblablement, la prochaine étape serait de tapisser les murs de ma chambre avec des photos de lui. Zut. J'espère qu'il ne me prend pas pour une psychopathe. Je me creuse la cervelle à la recherche d'une explication plausible à mon comportement, mais il ne dit rien du tout.
Il repose ces premiers jets de tatouages et vient s'installer près de moi comme s'il ne venait pas de me prendre en flagrant délit... d'amour compulsif ? Après tout, il sait déjà à quel point je suis atteinte grâce à ma langue trop bien pendue et mon petit gabarit de rien du tout qui ne tient pas l'alcool. Ce brusque rappel de mes frasques de la veille me fait rapidement perdre contenance et je me ratatine d'embarras contre le dossier déchiqueté.
- Comment va ta tête ? m'interroge un peu rudement le mécanicien qui, contrairement à moi, semble décidé à occuper le plus d'espace possible sur ce canapé.
J'ai beau être collée à l'accoudoir, le bras paresseusement étendu de Royce passe juste derrière ma tête et l'une de ses jambes écartées vient cogner contre la mienne. D'accord. Je m'en accommoderais.
"Si tu le dis", semble en douter mon cœur, dont la chamade s'accélère.
- Euh... bien. Merci, je souffle en m'adressant surtout à l'animal rayé au fond de la pièce.
Ce dernier, figé malgré lui pour l'éternité, me renvoie un regard indifférent. Je n'ai même pas droit à un frémissement d'oreille. Oh, je ne l'en blâme pas : en plus d'être décédé, le pauvre se retrouve confiné dans l'antre d'un collectionneur fou, obligé de servir d'intermédiaire à une gamine mal dégourdie.
- Cet endroit est vraiment étrange, je meuble maladroitement. Enfin, ici c'est un peu le bazar, mais la pièce à l'avant, les dessins... c'est plutôt chouette, non ?
- Mhm.
- Diego n'est pas là ? Il devait revenir, je tente à nouveau de faire la conversation parce qu'une discussion inconfortable et tâtonnante ne peut pas être pire que le silence.
Royce coupe court à ma tentative d'un ton quelque peu acerbe :
- Non. Faudra te contenter de moi.
Après cela, je ne cherche plus à engager le dialogue. Je me mure dans le silence, de plus en plus mal à l'aise. Et comme à chaque fois qu'une situation me gêne - et il m'en faut très peu -, je me mets à gesticuler comme une chenille. Je tire sur les fils de mes bracelets brésiliens, je m'agite dans le canapé, je me gratte le sourcil et j'invoque le Dieu des astéroïdes pour qu'il m'écrase avec l'un de ses gros cailloux volants. À mes côtés, Royce laisse échapper un soupir d'agacement, possiblement aussi irrité que le zèbre par mon comportement. Son genou s'agite presque compulsivement contre le mien, son regard sur ma tempe brûle si fort qu'il ne serait pas fou d'envisager l'application de crème solaire, à ce stade.
- Qu'est-ce que Rachel t'a dit ? Parle, exige-t-il fermement.
- Elle a dit que tu avais condamné son frère à se déplacer en quatre roues jusqu'à la fin de sa vie, que tu sais faire tout plein de trucs que d'autres filles qualifieraient de "géniaux", mais que je ne connaîtrais de toute façon jamais, que je ferais mieux de commander tout de suite une corde sur Amazon ou d'aller m'exiler dans un monastère tibétain, et que j'ai de beaux cheveux. Pas forcément dans cet ordre.
Non, je plaisante. Aucune de ces vérités édulcorées ne passe la barrière de mes lèvres, je ne les énumère que dans ma tête. En réalité, je me contente d'esquiver la question d'un vague "rien de spécial" que je marmonne en arrachant un fil imaginaire sur la couture de mon short.
- Pourquoi tu me regardes pas dans les yeux, alors ? s'énerve Royce.
J'essaye de lui donner tort en levant bien haut le menton, mais à la seconde où je croise son regard inquisiteur, c'est plus fort que moi, je m'empourpre sévèrement et mon pouls se met à bégayer comme une andouille. C'est moi, l'andouille. C'est moi qui ai donné à Royce le double des clés qui ouvrent l'accès VIP à mon cœur. Formulé ainsi, on croirait un poème à deux livres sterling, un vers lyrique complètement ringard. Mais je ne vois pas comment le dire autrement.
Je lui ai ouvert le passage dans un moment d'égarement et maintenant, il est libre d'entrer et de sortir comme bon lui semble, de s'essuyer les bottes sur le paillasson et de tout mettre sens dessus dessous. Et ça... ça fait super peur. Comme quand on s'installe dans le Reverse bungee - plus communément appelé "La boule" - et qu'on le regrette presque instantanément. Sur le moment, ça paraissait une bonne idée, votre idiot de meilleur ami insistait, mais à l'instant où on reprend ses esprits et demande de redescendre, l'attraction se met en branle et expédie vos tripes dans le cosmos.
- T'étais plus causante hier, constate Royce.
Voilà ! Qu'est-ce que je disais ? Cette remarque n'avait probablement aucun sens codé, mais je ne peux pas m'empêcher d'y voir une allusion. S'il fait référence à mes pauvres aveux... Je ne comprends pas, il devrait déjà m'avoir remise à ma place à ce propos. Mettre les points sur les "i" et les barres sur les "t", c'est bien son genre après une pareille bourde. Qu'est-ce qu'il attend ? Je suis prête, là.
J'ai dit "tu me plais". Bam, comme ça. J'ai dit "tu me plais" et il n'a rien répondu. La belle affaire. C'est vrai que c'est triste. C'est même lamentable, les râteaux le sont toujours. Mais ça ne va pas me tuer. Et puis, ce qui est fait est fait. Haut les cœurs ! Il y a des gens qui meurent de faim dans le monde - ma gouvernante me l'a assez rabâché lorsque je ne finissais pas mes choux de Bruxelles -, d'autres qui dorment sur des bancs ou des trottoirs, et d'autres encore qui endurent les carnages de la guerre. Alors moi et mes problèmes minables, on peut aller souffler fort dans un mouchoir et nous rhabiller.
N'empêche, je ne parviens plus à soutenir le regard faiseur de foudre de Royce plus de cinq secondes. Passé ce délai, je me tords la nuque pour aller voir ailleurs. Ce n'est pas compliqué, il n'y a que ça, des choses à regarder ici, bien qu'aucune n'arrive à la cheville du mécanicien.
- Tu veux me dire ce que tu fous dans un salon de tatouage ? reprend mon obsession au moment où je me penche pour ramasser le Rubik's cube d'un autre âge qui gît près de ma converse.
Comme tout le reste dans cette pièce, l'objet semble avoir traversé une faille spatio-temporelle pour finir par s'échouer ici. Je souffle dessus pour disperser la poussière que mes mains n'ont pas encore essuyée. Même débarrassé de son manteau de saleté, le jouet demeure terne, ses couleurs délavées par le temps.
- Je me suis fait tatouer, je déclare en sentant Royce perdre patience. Un requin. En version XXL. Avec des dents et tout. C'est pour représenter... la pugnacité et... euh... l'esprit combatif, je détaille avec un petit sourire en essayant de débloquer les ressorts usés du casse-tête.
Il faut éviter de forcer, sinon les attaches se rompent.
- Je plaisante, hein ? je précise ensuite parce que j'ignore jusqu'où le sens de l'humour plus que limité du mécanicien perçoit le second degré. Mais j'aurais très bien pu. Pas un requin, mais un autre truc, je mens.
- Quel genre de truc ?
Je ne sais pas à quel moment il s'est rapproché, mais il l'a forcément fait, sinon ses mots ne me réchaufferaient pas la joue de cette façon. Et c'est reparti. Mon imbécile de cœur chancelle, mes mains moites s'immobilisent sur le cube. Tenter de faire abstraction de la présence de Royce, c'est comme de jouer à la Nintendo Switch dans la cage d'un lynx. Impossible. Il est trop imposant, il sent trop bon et... et... il est juste trop, c'est tout.
Qu'est-ce qu'il vient de me demander, déjà ? Ah oui, les tatouages.
- Je ne sais pas. Quelque chose de discret, j'invente, davantage concentrée sur mes doigts qui manipulent le bibelot que sur les idioties qui s'échappent en meutes de ma bouche. Un personnage Disney microscopique. Ou un singe avec des cymbales.
Une fois que les axes coulissent à peu près correctement, j'entame par la face blanche. Je suis douée à ce jeu. Plus que Nate en tout cas, lui finissait toujours par envoyer le jouet valdinguer contre un mur, de frustration. Yes ! J'ai la croix !
- De toute façon, je le ferais faire quelque part où presque personne ne pourrait le voir, je conclue la blague en reprenant l'argument vendeur de Mia.
Un bref silence accueille mes fabulations. J'entame le côté rouge. À côté de moi, Royce se racle la gorge.
- Genre ? demande-t-il d'une voix un peu enrouée, en quête de précisions.
- Ben... sur la nuque. Où derrière l'oreille, je hasarde avec un haussement d'épaules insouciant en effleurant la zone en question du bout des doigts.
Ah. Tout compte fait, c'est non. La peau est super douce à cet endroit, ça doit être sacrément douloureux de se faire transpercer ici. Mais ça n'a pas d'importance parce que je ne vais pas me faire tatouer, de toute façon. Quand j'essaye de reposer ma main sur ma banale distraction du moment, Royce m'en empêche en saisissant brusquement mon poignet au vol.
- Qu'est-ce que t'as fait de ton bracelet ? me presse-t-il, la mine bien trop sérieuse, alors que de doux frissons s'envolent sous ma peau depuis l'endroit où ses doigts me piègent.
La respiration sur pause, je suis des yeux le réseau de veines qui fleurit comme une plante grimpante sur son avant-bras musclé. C'est parfaitement inacceptable. Les veines, c'est censé être moche, non ? Ce sont juste des conduits qui transportent les stocks d'hémoglobine vers les organes, il devrait être illicite d'en faire des outils de séduction, c'est déloyal !
- Lily, insiste le mécanicien revêche.
- Présente... je veux dire, oui ?
- Où est ce putain de bracelet ?
Un bracelet ? Ah ça. Mince. Je n'aurais jamais pensé que Royce remarquerait une chose aussi futile. Moi-même, j'avais complètement oublié sa présence à mon poignet avant que les yeux de Luke ne viennent outrageusement faire la cour au bijoux.
- Je l'ai perdu, j'invente, dépassée par l'irritation du fauve.
- Te fous pas de moi, il s'emporte avant de se redresser. Combien je parie que je le retrouve dans la poche de Luke ?
Dans son tiroir, en fait.
Comme je ne trouve rien à lui opposer, Royce laisse échapper un sifflement mécontent. Les yeux ronds, je le regarde se redresser brutalement. Il ne fait aucun doute qu'il s'apprête à aller glisser deux mots au tatoueur. Aux nuances métalliques qui refroidissent son regard acéré, j'ai comme un léger doute sur l'éventuelle issue de cet entretien. Avant qu'il ne se décolle du canapé, je le retiens à deux mains. Deux parce qu'une seule ne fait pas complètement le tour de son bras. Royce se raidit, ses yeux hérissés glissent sur les doigts que j'ai posés sur lui sans invitation. Je le libère à la hâte quand son biceps imite la consistance du granite sous ma poigne dérisoire.
- C'est moi qui le lui ai donné, je m'empresse ensuite de reconnaître.
- Répète ça.
- Je lui ai donné le bracelet. Donner c'est donner, reprendre, c'est voler, je cite le dicton par excellence des cours de récré.
- Explique-toi.
- Je ne le lui ai pas offert juste comme ça. C'était un échange.
- Contre quoi, je peux savoir ?
J'avais prévu de garder cette information pour moi, mais je me trahis toute seule en glissant un coup d'œil involontaire aux ébauches de flammes qui assombrissent la pile de feuilles, sur la table. Royce ne manque pas de le remarquer. Il met quelques secondes à percuter, fixant d'un œil vide les dessins abîmés. Quand il comprend, sa mâchoire paraît se dérocher. Muet d'ahurissement, il empoigne la liasse pour la lever entre nous sans s'inquiéter de flétrir mes trésors dans son poing.
- Tu te fous de moi ? il me confronte, le front plissé d'une colonie de petites ridules. T'as troqué une connerie à mille balles contre ces gribouillages ?
Je pince les lèvres, passant volontairement sous silence les quelques informations que j'ai pu glaner en plus des croquis.
- Tu vas les froisser, rends-les moi, s'il te plaît, je le prie en m'inclinant pour récupérer mon dû.
Royce ne m'oppose aucune résistance lorsque je lui reprends les illustrations. Je les lisse minutieusement pour estomper les plissures, puis je les plie avec soin et les repose à l'abri, hors de la portée du mécanicien.
- Tu t'es fait arnaquer.
C'est la dernière remarque qu'il m'impose à ce sujet. Ensuite il se rencogne contre le dossier du canapé et se barricade à double tour dans ses pensées, cet obscur donjon auquel personne d'autre que lui n'a accès. Je récupère le rubik's cube et les minutes s'égrainent dans cette insolite atmosphère qui mêle poussière, questions muettes et battements saccadés. Les battements d'un cœur qui ne tient pas en place. Le mien.
Je suis presque venue à bout de mon casse-tête quand mes lèvres l'appellent sans ma permission.
- Royce ?
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