Chapitre 24

- T'es sûre que tu veux pas ? s'obstine Mia, la voix étouffée par les lacets de son sweat-shirt sans manches, qu'elle mâchouille pour se distraire.

Je lève les yeux vers les LED mauves qui crachotent leur lumière froide au plafond.

- Sûre de chez sûre.

- Un tout petit, elle tente de négocier.

- Non.

C'est toujours non. Ni un petit, ni un moyen, ni un gros. Je ne ferais jamais une chose pareille sans consulter Nate au préalable. Je ne le ferai jamais tout court. Ces trucs-là sont pour les gens qui ont du cran, ceux qui baignent dans un fleuve de confiance en soi et de certitudes. C'est loin d'être mon cas.

- Un minuscule, insiste la Colombienne qui méconnaît visiblement la définition du mot "non".

C'est pourtant simple : Non. Nom masculin. Réponse négative, refus. Exemple : "Non, je n'ai pas demandé à Royce de me déshabiller et non, je ne lui ai pas avoué qu'il me plaisait comme une enfant de douze ans dans une cour de récré".

Déni. Nom masculin. Refus de reconnaître quelque chose...

- Non. N.O.N, je répète en martelant chaque lettre pour les faire pénétrer dans l'esprit têtu de mon amie.

Sagement installée sur un fauteuil de client, je passe au peigne fin les modèles de tatouages exposés, plus par curiosité artistique qu'autre chose. Je ne peux pas m'empêcher de saluer le travail d'un soupir admiratif. De chaque esquisse se dégage la beauté dans sa forme la plus obscure, la moins apprivoisée... Je ne sais pas trop comment le décrire, je ne dessine pas de cette façon. C'est comme un art entaché dans lequel lumière et ténèbres, harmonie et laideur mènent un combat sanglant. Des éclats vacillants, des ombres craquelées, des formes fluides qui se dégradent aux extrémités, puis tombent en cendre. Un savant mélange de féerie et de décadence, je rêvasse en contemplant une fleur partiellement fanée dont les fragiles pétales pleurent des larmes pourpres.

- Riquiqui.

- Mia...

Je me doute qu'elle cherche surtout un moyen de ne pas penser à l'énorme aiguille qui lui transperce inlassablement la peau du ventre, je ne m'oppose donc pas à ce qu'elle se focalise sur moi. Il n'empêche que je ne me ferai pas tatouer. Ça non. Cette aiguille est vraiment, vraiment énorme. Rien que le fait de la regarder bourdonner sur l'épiderme de mon amie me donne des frissons et mes abdominaux se crispent d'angoisse. Il ne devrait pas y avoir d'anesthésie locale pour ça ?

- Pourquoi pas ? rouspète mon amie.

- Parce que... Quand j'avais dix ans, Nate m'a collé de force un faux tatouage de sirène sur le bras, tu vois ceux qu'ils mettent dans les paquets de chewing-gums... J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps quand j'ai compris que ça allait rester une semaine entière.

Mon petit récit récolte une chorale de ricanements dans la pièce.

- Tu l'as dit toi-même, t'avais dix ans, rigole la Colombienne.

- Mia, c'est pour la vie, ces trucs-là ! Qu'est-ce qui te dit que dans trente ans, tu seras toujours contente d'avoir des coccinelles qui se baladent sur ton abdomen ?

- Je m'en fous, je serais vieille et moche, de toute façon. Allez, une petite plume sous les côtes... ou regarde là-bas, tu pourrais te faire faire ce cupcake sur la hanche, qui le verrait ? argumente mon amie en désignant l'un des innombrables croquis colorés qui dévorent la totalité des murs, du sol au plafond.

L'endroit pourrait être étouffant s'il n'était pas d'abord fascinant. Les dessins, tout en ombres, courbes et détails, sont d'une rare précision. Mis en valeur par les lueurs spectrales des néons, ils dotent ce lieu d'une aura... mystique. J'aime bien. Vraiment. On se croirait dans l'antre d'un démon au génie déchaîné. Ou d'un génie aux pulsions démoniaques, à voir.

- Où est l'intérêt alors, si personne ne peut le voir ? Raison de plus pour ne pas en faire, je lui oppose raisonnablement en suivant distraitement d'un doigt l'une des nombreuses fêlures qui traversent le portable de Royce.

Je ne l'ai presque pas lâché depuis que l'on a quitté le mobile home. C'est bizarre, j'en ai bien conscience. Sauf que je m'en fiche. Sur l'écran, les dégâts tracent artistiquement une sorte de toile d'araignée. À moins que ce ne soit une foule d'éclairs qui s'abattent avec la foudre. Ou sinon, les dommages causés sur la glace par un écureuil inconscient et obsédé par sa noisette.

- Ah, mais quelqu'un le verra... un jour, rétorque vicieusement Mia, les commissures retroussées dans une mimique lubrique, détournant mon attention de mon grigri provisoire.

- ¡Basta ! ¡Deja de tonterías! s'interpose Diego, depuis le coin de la pièce dans lequel il s'est exilé.

"Stop ! Arrête tes conneries", traduis-je pour moi-même. La version raffinée donnerait quelque chose comme : " Il suffit ! Cesse immédiatement ces inepties".

- Elle t'a dit non, c'est non, précise-t-il fermement, le front appuyé sur son poing et l'air plus excédé que jamais. T'en as encore pour longtemps ? ajoute-t-il dans un soupir las en fixant le tatoueur qui exerce son art sur sa sœur.

La quarantaine bien entamée, une barbe tellement touffue qu'il faudrait une tondeuse à gazon pour en venir à bout et une impressionnante collection de tatouages qui n'épargnent que son visage et lui font une espèce de col roulé sombre, voilà à quoi se résume le personnage. Oh, sans oublier les bracelets de force, deux ou trois dents de plomb et tout un attirail de ferraille sur une figure qui doit forcément sonner dans les aéroports. Luke. C'est comme ça qu'il s'appelle, et c'est aussi comme ça que se nomme sa boutique.

- J'ai presque fini, articule l'intéressé malgré le bâton de réglisse qu'il malmène entre ses dents. Désolée gamine, là ça risque de piquer.

- Tu m'as prise pour une lopette ? Enfonce-la, ton aiguille, l'agresse une Mia aux dents serrées et aux traits obstinés.

Diego soupire, le vendeur d'encre ricane et je glousse aussi parce que - bon sang - cette fille est mon idole ! Mon bref éclat m'attire un nouveau furtif coup d'œil de la part du tatoueur, le septième depuis que j'ai fait tinter la clochette en poussant la porte de ce salon de tatouage. En fait, c'est surtout mon poignet qui semble appeler son regard comme un aimant. Plus précisément le bracelet Van Cleef & Arpels en or dont maman m'a affublée hier matin et que je n'ai pas songé à retirer depuis. Comme ce regard inconnu s'attarde sur moi, je tire nerveusement sur mon T-shirt pour m'assurer qu'il couvre toujours mon ventre.

Mon chemisier était toujours mouillé alors Mia m'a prêté un haut. Une pièce avec des motifs militaires dont l'ourlet remonte un peu trop à mon goût. Mais c'était soit ça, soit me balader avec "fuck les hommes" imprimé sur la poitrine. Le choix était vite fait. N'empêche, je ne comprends vraiment pas cette mode des hauts courts qu'il faut constamment surveiller.

- T'as dit que c'était qui, déjà ? demande le tatoueur à Diego, l'air de rien, en me désignant d'un geste imprécis du menton.

- Je l'ai pas dit, répond un peu sèchement le latino avant de s'absorber à nouveau dans la contemplation du sol, peut-être pour ne pas voir sa cadette se faire noircir l'abdomen contre ses indications.

Le monsieur n'insiste pas, mais ma breloque de marque a quand même droit à une nouvelle œillade de convoitise.

Remontant une jambe contre mon buste, je me décide à déverrouiller mon trésor d'une pression du pouce sur l'écran tactile. Comme je l'avais déjà remarqué, il n'y a aucun thème, le fond d'écran par défaut est d'une banalité affligeante. Un brin hésitante, je déroule le menu des applications, sidérée par leur nombre restreint. L'espace de stockage de cet appareil doit être sacrément spacieux, le mien est constamment saturé, au point que j'anticipe déjà le moment où il me demandera de supprimer mon âme.

La curiosité est trop puissante, elle me brûle les phalanges. N'y tenant plus, j'affiche la liste de contacts. Ça ne peut pas faire de mal, ce n'est pas non plus comme si je lisais ses messages.

Là encore, il n'y a pas grand-chose à voir. Les gens répertoriés ne sont pas très nombreux. La plupart sont des prénoms d'hommes parmi lesquels je retrouve les trois acolytes du mécanicien. Autrement, les contacts restants sont référencés sous des numéros - genre 1, 2, 3... 14, 15... - ou des adresses comme "42 Harris Ln" ou "73 Waddell St". Je ne peux rien contre la risible vague de satisfaction qui me prend d'assaut et m'immerge le cœur lorsque je découvre mon prénom, épelé correctement, dans cette liste restreinte.

"Lily."

- Attends... tu fouilles ! s'écrie brusquement Mia entre deux sifflements de douleur qu'elle étouffe du mieux qu'elle peut.

- Bien sûr que non, je m'offusque bien que mes joues écarlates me rendent immédiatement coupable.

- Moi, je le ferais. Si t'oses pas, donne. Promis, je te dis ce que je trouve.

- Rêve, je refuse d'emblée en serrant l'appareil contre moi.

- Va dans sa galerie, ça donne une bonne idée du boug, normalement. Tu verras s'il fait partie de ces types louches qui envoient des dick-pics ou qui prennent leur bouffe en photo.

- Mia, grogne Diego, paupières closes.

Le pauvre semble à deux doigts de se cogner la tête contre un mur.

- Ben quoi, je dis juste... attends, s'interrompt la Colombienne en se contorsionnant pour récupérer son propre portable sans se soucier de rendre la tâche plus ardue au tatoueur.

Ce dernier ne bronche pas, visiblement habitué aux clients indociles.

- Eh merde ! grogne Mia qui se redresse sans prévenir, les yeux rivés à l'écran de son téléphone.

- Wow wow wow ! se plaint le barbu en s'écartant vivement avant de déraper sur la chair. Gamine, tu veux des coccinelles ou une balafre ? Eh, tu fous quoi ? s'exclame-t-il en voyant sa cliente rabattre son haut sur un travail inachevé.

- Désolée gars, faudra que tu termines ça plus tard. Je dois aller taffer.

Hein ?

Diego me l'ôte de la bouche :

- Comment ça ? demande-t-il alors que le tatoueur insiste pour coller un film sur les bouts de coccinelles. Tu taffes pas, aujourd'hui !

- Ben si, en fait. Tous les bikers se sont rabattus sur le Lust vu que leur QG est parti en fumée, déclare maussadement Mia avant de glisser un regard incertain dans ma direction. Enfin bref. Rapatriement des serveuses. Je bouge.

Le Lust...

Comme un malaise. Le mien. Quelque chose de frais... non, de froid... quelque chose de glacé qui me brûle la colonne vertébrale. Un frisson incontrôlable. Un étau qui m'étrangle...

- ¡Espera! Quoi... tu pars maintenant ?

- Ben ouais, pas demain, s'impatiente la brune en sautant sur ses pieds pour rassembler ses affaires.

Je secoue la tête pour chasser la sensation et me focaliser sur l'instant présent, mais l'odeur putride de cette ruelle de cauchemar ne me lâche plus.

- Mia, soupire le latino avec des accents de frustration. C'est pas nécessaire...

- ¡No! Cállate. Eh, je te préviens on va pas revenir là-dessus !

Plus ou moins curieux, Luke fixe les deux Colombiens en nettoyant distraitement son matériel. En ce qui me concerne, je fais de mon mieux pour leur laisser de l'intimité, consciente qu'un sujet épineux vient d'être jeté sur le tapis roulant. Je fixe le plafond avec le regard qui dit "Wow, c'est beau là-haut, non ?". Les néons me piquent les rétines, mais tant pis. Le frère et la sœur sont crispés comme deux tigres qui flairent l'affrontement sans savoir comment l'éviter. La tension dessine dans l'air des volutes invisibles, mais palpables.

- Mia, por favor. Ce boulot... à quoi ça rime ? Estoy aquí. Je suis là maintenant. T'as plus besoin de t'inquiéter pour la thune.

- Super, tranche la Colombienne sur un ton qui indique que c'est tout sauf "super". Pour combien de temps ? ¿Eh? Cuanto tiempo avant que Walters t'envoie chourer une bagnole ou casser un type en deux, et que tu te fasses encore embarquer ?

Même si je tente d'ignorer leur conversation, mes réactions me trahissent. Forcément. Elle a dit Walters... Je me raidis sur mon fauteuil.

- Mia..., tente encore Diego, mais à présent, son assurance s'est flétrie, sa voix se fait mal assurée.

- No. Mia rien du tout. Écoute... je vais pas te demander de choisir entre lui et moi parce que je sais que c'est lui que tu prendrais. Encore.

- Dis pas ça ! C'est pas comme ça que ça s'est passé, tu peux pas...

- Laisse-moi finir. Je vais pas te demander de choisir, mais pour moi t'es pas fiable. Tant qu'il est dans ta vie, je peux pas compter sur toi. Plus maintenant.

À force de joutes verbales et de piques moqueuses, j'avais fini par minimiser l'aversion qu'éprouve mon amie envers Royce. Comme s'il s'agissait juste de... je ne sais pas... d'un banal désaccord entre deux personnes qui aiment montrer les crocs. Je me disais "c'est comme une mauvaise grippe : ça va passer". Mais force est de constater que ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Mia ne se contente de tolérer la présence de Royce qu'à cause de l'importance qu'il a pour son frère... et pour moi. Cette hostilité... ce n'est pas comme une petite braise que l'on peut étouffer sous un verre d'eau, ça ne peut pas disparaître aussi facilement.

Diego doit penser la même chose parce qu'il baisse les bras. Son corps s'affaisse en expulsant un soupir dépassé et il n'ajoute rien.

- Désolée. Te quiero, mais c'est comme ça, conclut Mia. Bon j'y vais.

- Tu vas nulle part à pied, sursaute le latino en se redressant subitement. Tu t'es crue à Beverly Hills ? Je te dépose. Tu viens ? ajoute-t-il à mon attention.

- Non.

La réponse m'a échappé, mais à la seconde où elle s'éjecte de mes lèvres, je comprends qu'il ne peut en être autrement. Le malaise me rattrape, il me prend à la gorge avec la puissance d'un prédateur qui referme ses mâchoires sur une proie trop facile.

La puanteur d'une ruelle abjecte depuis laquelle on ne voit même pas le ciel pour prier. Des doigts gantés qui vous réduisent violemment au silence, vous privent d'oxygène et d'espoir. Le contact glacé et glaçant d'une lame aiguisée. Et la peur. Surtout la peur. Rien que la peur. La peur de la douleur, la peur que tout s'arrête, si vite que l'on aurait à peine le temps de le réaliser. Celle, répugnante, qui laisse une emprunte indélébile, de telle sorte qu'elle reste toujours à proximité. Tapie dans l'ombre, elle attend le moment où elle pourra frapper à nouveau. La peur rend vraiment les gens misérables. Moi, je le suis.

- Quoi ?

Diego s'est immobilisé près de la porte, visiblement surpris. Mia, en revanche, pose sur moi un regard brillant, quelques plis soucieux forant son front mat. Dans ses prunelles, la compréhension et la culpabilité font la course.

Je prends une brusque et profonde inspiration, emplissant mes narines d'un mélange olfactif d'encens et d'antiseptique.

- Non, je répète plus fermement, les doigts crispés sur les accoudoirs de mon siège. Je ne veux pas y aller.

Je ne m'approcherai plus de cet endroit. Je n'y retournerai plus jamais. Jamais comme dans... jamais de la vie ! Je laisse mes yeux brûlants de honte dégringoler au sol, incapable de soutenir les regards qui pèsent soudain sur moi. Je sens mes oreilles chauffer d'embarras. Je n'arrive pas à croire que je suis en train de leur imposer à tous un caprice pareil.

Lève-toi tout de suite et accompagne-les, m'ordonne une voix excédée et dépourvue de toute compassion, quelque part dans mon caveau mental.

Non.

Pour quelqu'un qui ne veut pas être un fardeau, je trouve que tu n'y mets vraiment pas du tien...

J'ai dit non !

- Je suis désolée, je souffle en m'adressant davantage à mes genoux qu'aux occupants de la boutique.

- Qu'est-ce que ça veut dire ? questionne le Colombien, déconcerté. ¿Es una broma? Bien sûr que tu viens !

- Diego..., l'arrête Mia.

Mais son frère s'agite pour de bon, à présent.

- ¿Estas tomando el pelo? Elle est obligée de venir, je peux pas la quitter des yeux...

- Diego !

- ¿Qué?

- Déjala. Laisse-la.

Levant le nez, je saisis le moment exact où il comprend de quoi il retourne. De déroutée, son expression passe à résignée. Il tire nerveusement son portable de sa poche, commence à taper quelque chose avant de se raviser brusquement en fixant le téléphone de Royce que j'étreins toujours de mes doigts. Je l'entends jurer en espagnol, puis...

- Ok, accepte-t-il, de toute évidence à contrecœur. Tu m'attends là, j'en ai pas pour longtemps. Je suis sérieux, tu bouges pas d'ici, tu sors pas, tu parles à personne, précise-t-il d'une voix d'où perce bizarrement une pointe de stress.

Mortifiée par mon propre comportement, je ne songe pas une seule seconde à m'offusquer de toutes ces consignes plus adaptées à un enfant de dix ans qu'à une fille de mon âge. Je hoche vivement la tête et ce n'est qu'en les sentant ralentir que je me rends compte du tempo affolé que jouaient mes battements de cœur jusqu'ici.

- Et moi, j'ai mon mot à dire ? s'interpose le tatoueur, qui se contentait d'assister à l'échange, les yeux plissés d'incompréhension.

- Non, coupe un Diego irrité.

- J'ai des clients, tu peux pas juste déposer ta gamine ici. T'as lu la plaquette dehors ? C'est marqué salon de tatouage, pas jardin d'enfants !

Eh bien, merci. Ça fait toujours plaisir.

- Ta gueule, lance Diego.

- Qui c'est ? tente pour la seconde fois le barbu en me désignant avec la monstrueuse aiguille qu'il est en train d'essuyer.

- T'as pas besoin de savoir qui c'est, juste que si elle est pas là où je l'ai laissée et en un seul morceau quand je reviens, je t'explose. ¿Claro?

Je crois voir le monsieur déglutir, mais c'est difficile à dire avec sa barbe. Moi, en tout cas, je déglutis. Il hoche la tête, lorgnant encore une fois, comme malgré lui, sur le bijou qui brille à mon poignet. Mia traverse la pièce pour coller un baiser bruyant sur ma joue.

- À plus. Tu me diras pour les dick-pics, lance-t-elle avant de quitter le salon de tatouage devant son frère.

Ce dernier me gratifie d'un dernier coup d'œil incertain avant de claquer la porte de la boutique.

Bon.

Un malaise que je n'avais pas anticipé me cueille dès que le silence, sourd et tentaculaire, reprend le dessus dans ce sanctuaire incongru. Oui, je n'ai pas réfléchi une seconde à l'étrangeté de la situation : moi, toute seule avec un inconnu barbu et pratiquement badigeonné d'encre de la tête aux pieds. Voilà, c'est bizarre. Le monsieur ne parle pas, il se borne à mâchouiller son bâton de réglisse en me dévisageant avec méfiance depuis son poste de travail. Je fais claquer ma langue contre mon palais plusieurs fois pour combler le blanc interminable, mais je cesse immédiatement quand l'homme me fait comprendre d'un regard que je l'importune.

Totalement désœuvrée, je laisse une fois de plus mon regard arpenter les élans artistiques qui encombrent les cloisons. Le réalisme est frappant, il fait de la contemplation de ces modèles un douloureux régal. Il y a beaucoup d'animaux. Des lions majestueux aux crinières emmêlées et maculées de sang, des loups, gueules béantes et crocs dégoulinants de salive, des aigles pompeux, aux ailes largement déployées et partiellement déplumées... Je repère une kyrielle de fleurs ensanglantées, toutes parées d'épines ou prisonnières de cages de ronces, le visage inquiétant du Joker, des personnages de dessins animés diabolisés... Ça par contre, c'est carrément flippant. Je n'avais pas forcément envie de voir une Blanche-neige en version zombie ou Super Mario avec des orbites vides.

- C'est vraiment joli, ce que vous faites, je ne peux pas m'empêcher de remarquer un peu stupidement après trois longues minutes passées à dénombrer les "tic-tac" d'une horloge invisible. Ça doit quand même être super compliqué à reproduire sur de la peau, j'ajoute face au mutisme du tatoueur.

Diego a dit que je ne devais parler à personne, mais je ne crois pas que ça s'appliquait à cet homme, si ? De toute façon peu importe, le concerné ne se donne même pas la peine de me répondre. Il me dévisage juste sous ses gros sourcils froncés comme si je m'exprimais dans une langue étrangère. Je suis pourtant sûre d'avoir parlé anglais. De plus en plus embêtée, je compte déjà les secondes avant le retour de Diego. Il n'a pas dit pour combien de temps il en aurait.

Mes jambes prennent l'initiative de se balancer dans le vide, mes converses disparaissent sous le siège à intervalle régulier pour revenir me saluer. L'œil fixe, je contemple sans vraiment le voir le trou de la taille d'un poing qui déchire le placo et laisse apparaître un mur de briques, juste en face. Si j'avais des cuticules autour des ongles, je serais en train de les arracher, même si ensuite, c'est moche et ça fait super mal.

Le problème avec le silence, c'est qu'il ouvre tout pleins de portes que l'on préférerait garder closes. Dans votre tête, je veux dire. Enfin, dans la mienne. Le cerveau humain ne s'éteint pas et il n'est jamais aussi agité que dans un silence complet. Le mien est le pire endroit que je connaisse, en ce moment. C'est une zone hostile. Un chantier plein de crevasses, de gadoue et de bulldozers destructeurs. Je ne veux pas penser. Je ne veux pas penser à l'ange que je prenais pour mon père, ni au criminel qui a brutalement volé ce titre, encore moins à la pécheresse que je suis censée appeler "maman".

Passée une pénible dizaine de minutes que j'occupe en luttant contre mes propres idées noires, je me résigne à sortir mes écouteurs. Je les visse dans mes oreilles sans prendre le temps de démêler le sac de nœuds. Ça ne se fait pas d'écouter de la musique quand on est deux dans une salle, mais il semblerait que ce tatoueur se contrefiche de la bienséance alors je chasse mes scrupules d'un haussement d'épaules.

Comme Royce m'avait prévenu, sa bibliothèque musicale est déserte. En l'ouvrant, on entendrait presque un corbeau croasser de désolation. Bien qu'il me l'ait proposé, je n'ai pas l'intention de polluer son portable avec mes chansons de filles. Je prends l'initiative de télécharger Spotify et de me connecter à mon propre compte.

Je lance au hasard l'une de mes playlists. Je ne cille pas quand Rita Ora se met à hurler à plein tube dans mes oreilles. Je la laisse faire, son ténor réduit la moindre de mes pensées en bouillie et c'est très bien comme ça. Mon pouce droit joue distraitement avec les fissures sur l'écran tactile, fait inlassablement coulisser les pages du menu et plane dangereusement au-dessus de l'icône galerie. Je ne vais pas faire ça. Ou alors si ? Il me faut trois chansons entières pour me décider à sauter le pas. Je ne le fais même pas exprès d'ailleurs, mon doigt effleure le pictogramme par accident. Quoi ? C'est vrai !

Bon ben, maintenant que c'est ouvert, ce serait bête de ne pas jeter un rapide coup d'œil.

Le coup d'œil est effectivement rapide. Comme toutes les rares applications qui "encombrent" l'appareil, la galerie se révèle avare en contenu. Trente-huit photos ! Sérieusement, qui a aussi peu d'images sur son portable ? "Et quelles images !", je songe en parcourant la poignée de clichés avec une moue de déception. La plupart mettent en scène des voitures désarticulées, des pièces détachées souillées de graisse ou des outils biscornus.

Pfff.

Et un véhicule en miettes, un ! Et deux véhicules en miettes, deux ! Et trois véhicules en miettes, trois ! Et qua...

Eh !

C'est moi, ça !

Mes yeux s'arrondissent en tombant sur les quatre photos qui se démarquent au milieu de la ferraille et du cambouis. Bouche bée, je mets une minute entière à les reconnaître. Ce sont celles que Mia a envoyées à Royce depuis mon propre portable ! On m'y voit en train de jouer avec Rambo dans la piscine de la propriété - enfin, Rambo joue et moi, je lutte pour nous éviter une noyade collective. Je suis surprise que Royce ne les ait pas supprimées depuis ce jour-là. Et un peu flattée aussi, il faut le reconnaître. Après tout, je suis quand même l'unique être humain qui figure dans cette galerie. C'est comme un privilège, non ?

Je me sens rougir d'espoir comme une idiote. Une idiote heureuse. Dans ma poitrine, c'est un navrant bouquet d'optimisme qui fleurit. Ma cervelle ressemble à un récipient débordant de confiseries. Mes pensées sont les confiseries, elles en ont l'alléchant parfum et la saveur sucrée. Plongée dans mon bol de bonbons mental, je laisse à nouveau mon regard s'égarer sur les murs noircis d'art.

C'est là que je l'aperçois. Je ne sais pas comment ce dessin en particulier, perdu au milieu d'un océan de motifs d'encre entrelacés et de détails microscopiques, parvient à capturer mon attention. Mais c'est le cas, je le repère comme on décèle la lumière de phares en pleine nuit ou un chocobon dans une boîte pleine de raisins secs.

Snobant impoliment Liam Payne, je m'empresse d'arracher mes écouteurs. Je pousse très vite sur mes mains pour m'éjecter de mon fauteuil et traverser la pièce. Comme hypnotisée, je rejoins ma trouvaille en quelques pas empressés.

C'est une carte égarée. Un as de pique esquissé dans des tons sombres. Un A à l'endroit, en haut à gauche, un autre à l'envers, en bas à droite. Les bords sont cornés, des rainures distordent le morceau de carton et un angle part en cendre. Je frôle le cadre d'un index respectueux. Le réalisme du croquis est saisissant, mais ce n'est pas ce qui piège mon regard, m'empêchant de le détourner. Le fait est que cette carte ne m'est pas inconnue, je l'ai effleurée des yeux un nombre incalculable de fois alors qu'elle brûlait sur l'avant bras de Royce.

- C'est vous qui avez fait ses tatouages à Royce ! je m'exclame en me détournant enfin du mur.

Dans ma tête, c'était censé être une simple question soulevée poliment, mais au final ça sonnait plutôt comme "Oh mon Dieu ! C'est vous qui avez confectionné le vaccin contre la rage ?" ou "C'est vous qui avez inventé le chocolat ?".

Oups.

- Tu connais Walters, toi ? s'étonne le tatoueur.

- Oui... un peu, je biaise.

- Et tu l'appelles par son p'tit nom, il constate avec un haussement de sourcil.

- Euh...

- Eh merde ! C'est toi, hein ?

- Moi quoi ?

- Cet accent, ce bracelet... Ouais, Rach a parlé d'une "p'tite blonde". Enculé de Lopez, il aurait pu me l'dire !

Le barbu paraît de plus en plus agité. Je le fixe, plus égarée que jamais.

- Je suis désolée monsieur, je ne compr...

- T'es la petite protégée d'Walters, c'est ça ? il suppose avant de m'ausculter sans aucune gêne des pieds à la tête. Ben merde, il s'emmerde pas, ce couillon...

Je suis la quoi ?

- Je crois que vous faites erreur, je...

- Williams, c'est ça ton nom ?

- Oui, je confirme sans savoir si je fais bien ou non.

Puis je reviens à ce qui m'intéresse :

- Alors ? Est-ce que vous avez tatoué Royce ?

Je patiente sagement le temps que l'homme s'allume une cigarette. Il expulse un jet de fumée qu'il balaye d'un geste de la main sans me lâcher des yeux.

- Ça s'peut. Qui l'demande ?

- Ben... moi. C'est vous, n'est-ce-pas ?

- Mhm.

C'est oui ! Je fais de mon mieux pour refreiner mes ardeurs, mais la curiosité et l'enthousiasme qui me dévorent vivante dès qu'il s'agit du mécanicien prend très vite les commandes. Je traverse la pièce en vitesse et me plante face au tatoueur après avoir soudé mes deux coudes au comptoir derrière lequel il s'est retranché.

- C'était il y a combien de temps ? Est-ce qu'il en a beaucoup ? Est-ce que vous avez toujours les dessins... je veux dire, à part l'as de pique là-bas ? Pourquoi est-ce qu'ils ne sont pas sur les murs ? Je peux les voir ? S'il vous plaît ?

- Eh stop stop stop ! T'as cru quoi ? Y a pas écrit délaveur, ici, s'indigne l'homme en désignant son front.

- Vous voulez dire délateur ? je le corrige le plus poliment possible alors qu'un sourire amusé trouve furtivement le chemin de mes lèvres.

- De quoi ?

- Les gens qui dénoncent... c'est des délateurs.

- Bref. Secret professionnel.

- Le secret professionnel, c'est pour les médecins et les avocats, je ne crois pas que ça s'applique aux tatoueurs, je lui oppose en joignant sagement les mains dans mon dos pour me retenir de trépigner d'impatience.

- T'as pas des trucs à faire au lieu d'm'emmerder ? Retourne faire mumuse sur ton portable, fais pas chier.

Ce n'est pas mon portable, c'est celui de Royce. Et il n'y a absolument rien pour faire "mumuse" là-dessus. Pas de Candy Crush, ni de Piano Tiles, de Minion Rush et encore moins d'Animal Crossing. Je trouve ça vraiment fou de n'avoir aucun de ces jeux sur son téléphone. Il devrait y avoir une loi pour obliger les gens à avoir minimum une application ludique dans leur menu, sinon, c'est beaucoup trop triste. Ce qui est triste aussi, c'est que Royce ne me dise jamais rien, qu'il s'arrange constamment pour éluder mes questions les plus banales alors que je me consume de curiosité. Le plus injuste, c'est que lui sait plein de choses sur moi.

Ça... Ça c'est vraiment injuste.

- Si vous répondez à mes questions... toutes mes questions, je vous donne mon bracelet.

D'accord, j'ai perdu la tête. Quelque chose doit avoir cessé de fonctionner là-haut ou alors, je ne sais pas... un boulon a cédé, un écrou s'est bloqué... peu importe. Sans cela, comment je suis censée expliquer ce que je viens de faire ? Parce que je suis littéralement en train d'essayer d'acheter ce monsi...

- T'essayes de m'acheter, là ? s'indigne le tatoueur.

Eh bien... oui, c'est exactement ce que je suis en train de faire.

- Non. On appelle ça un échange de bons procédés, je nuance en brandissant mon sourire à deux mille volts de gentille fille sage.

Celui que je réserve normalement aux galas de charité. En principe, ça fonctionne. En parlant, je joue distraitement - du moins, j'en donne l'impression - avec le fermoir du bijou. Les quelques néons épuisés qui s'activent encore dans cette boutique ricochent sur le bracelet, le flattent de leurs faibles lueurs. À présent, le regard du tatoueur scintille autant que la monture en or.

- Tu veux juste des infos sur les tattoos de Walters, c'est tout ? s'assure-t-il sans quitter la "récompense" des yeux.

- Oui.

Oui ! Oui ! Oui !

- Où est la couille ?

Je ne sais pas vraiment quoi répondre à cela, alors je me tais. Le barbu me scrute encore quelques secondes avec une méfiance décroissante, puis renifle et hausse les épaules. Bingo !

- Il s'est pointé dans ma boutique y a des plombes, entonne-t-il depuis son poste de travail. Il devait avoir dans les quatorze, quinze ans, j'crois...

- C'est légal de tatouer des mineurs ? je ne peux pas m'empêcher de le couper, une moue désapprobatrice fixée aux lèvres.

- Il m'a pas vraiment laissé le choix, ricane le monsieur. Soit je faisais ce qu'il demandait, soit il envoyait mon salon au diable avec son briquet magique.

- Ah.

Que dire de plus ?

- "Mets-moi du feu, mets-en partout", qu'il m'a dit. Alors, j'lui ai mis du feu.

- Pourquoi du feu ?

Un frisson d'appréhension dévale ma nuque raidie alors que l'homme m'oppose un nouveau haussement d'épaules indifférent.

- Il voulait que les gens sachent sans qu'il ait besoin d'ouvrir la bouche qu'il pourrait les griller si ça le chantait. C'est c'qu'il disait en tout cas, sinon, j'sais pas. À l'époque, j'ai plus eu l'impression de dessiner un panneau d'avertissement qu'un tatouage.

- Ah.

Quoi "ah" ?

- Ouais, acquiesce Luke.

- Et... et le jeu de cartes ? Le soldat de plomb, la clé à molettes... tous les objets ?

- Les autres trucs, c'est moi qui les ai ajoutés, il a pas trop la fibre artistique, Walters. "Fais ce que tu veux du moment que j'ai pas l'air d'une tafiole", il imite à nouveau le Royce adolescent.

- Et vous... enfin, vous lui en avez fait beaucoup ?

- Ta question, c'est quelles parties de son corps j'ai couvertes ?

- Euh... oui, voilà.

- Tout ce qu'on peut atteindre chez un type qui veut pas retirer son débardeur, déclare le tatoueur en me tournant le dos pour fureter dans une étagère.

Plantée au milieu de l'espace exigu, je le regarde ouvrir plusieurs chemises plastiques qu'il referme presque aussitôt avec des grognements insatisfaits. Au bout d'un petit moment, il finit par mettre la main sur celle qu'il cherche, en tire une liasse de feuilles froissées et ternies par des motifs sombres que je peine à distinguer.

- Là. C'est tout ce que j'ai griffonné sur lui, lâche-t-il en me tendant sa trouvaille.

Étourdie par ma chance, je m'empare avec précaution des croquis. Les supports sont froissés, voire carrément déchirés pour certains, et je reconnais les traces caractéristiques que laissent le café sur le papier. Malgré ces marques d'usure, je retrouve les dessins que j'ai tant contemplé en catimini sur la peau du mécanicien. Les objets calcinés aux détails minutieux, si discrets et rongés par la fumée qu'on les distingue à peine dans le brasier. Et puis les flammes, sombres, vivantes, souveraines, que l'on entendrait presque crépiter en tendant correctement l'oreille. Le trait, imprécis à certains endroits, indique clairement qu'il s'agit d'esquisses. Des essais, des brouillons... mais les brouillons des tatouages de Royce !

Quand j'ai admiré tout mon soûl ces modèles, tentant tant bien que mal de graver ces fragments d'art... ces fragments de Royce, dans ma mémoire, je réordonne la petite pile avec soin pour la rendre à son propriétaire.

- Nan, refuse-t-il d'une voix bourrue. Tu peux les garder, ça vaut rien, t'façon. Je connais pas un client ici qui voudra ce tattoo-là.

J'en reste comme deux ronds de flans et je suis prête à parier cher que des étoiles se sont mises à briller dans mes yeux. Si, si, c'est sûr qu'en cherchant bien, on peut trouver La Grande Ours au fond de mes pupilles.

- Quoi ? Pour de vrai ! Mais... Merci !

- Ça vaut rien, grogne à nouveau le monsieur en balayant une mouche invisible de la main.

Un marché étant un marché, je détache mon bracelet et le pose sur le comptoir, pile devant le tatoueur qui fixe l'objet de ses yeux écarquillés.

- Par contre, je dois quand même vous prévenir que ça ne va pas vraiment avec le cuir et les piercings, je plaisante pour alléger l'atmosphère comme ce Luke ne fait pas mine de récupérer le bijou.

Il en détache son regard comme au prix d'un gros effort pour revenir me fixer, la mine ahurie et tout plein de creux de concentration entre les sourcils.

- T'étais sérieuse ?

- Oui. De toute façon, je le trouve trop lourd. Je ne l'aimais pas vraiment.

Maman l'aimait vraiment. Dommage... pour elle.

- Complètement allumée, la gosse, marmonne le tatoueur dans sa barbe hirsute.

Il ramasse toutefois le bracelet et, aussi vite qu'elle a quitté mon poignet, la breloque disparaît au fond d'un tiroir. Encouragée par mes découvertes, je pousse ma chance... un peu trop loin peut-être.

- Qu'est-ce que vous savez sur Isaiah Wise ?

J'ai essayé de poser la question sur un ton léger, mais c'est un flop total. Luke se redresse pour me fusiller du regard.

- Rien. Ça me dit rien.

Oui, voilà, et moi, je suis brune, mature, et je ne tombe jamais amoureuse de mécaniciens délinquants.

- Vous êtes sûr ? J'ai l'impression que tout le monde le connaît sur cette île. Vous n'avez jamais entendu ce nom ?

- On cause pas d'ces trucs là dans mon salon, gronde le monsieur en tapant fermement du poing sur le comptoir.

- De quels trucs puisque vous ne savez même pas de qui je parle ? je le coince alors qu'il se penche pour ramasser le stylo qu'il vient de faire tomber.

- Je vais t'donner un p'tit conseil, t'en fera c'que tu veux.

- Je vous écoute ?

- Ferme ta gueule.

- Pardon ?

- C'est le conseil. Tu la fermes. T'es du Sud, ça s'voit. Ça se sent. Et t'es beaucoup trop bavarde, les gens du coin aiment pas ceux qui posent des questions.

Puis, les yeux de l'homme dérivent quelque part derrière moi et, avant que je n'aie pu digérer son curieux avertissement, il précise :

- Ce conseil prend effet tout de suite, j'veux pas t'entendre.

Il a lâché cet ordre dans un sifflement à peine audible pile à l'instant où un tintement de clochette sonne l'entrée d'un nouvel arrivant. Quand je pivote sur moi-même, je m'attends à trouver Diego. Mais il n'en est rien. L'homme qui me fait face a tout du client stéréotypé d'un salon de tatouage, bien que je me demande où il compte trouver la place pour un nouveau motif sur un corps déjà largement noirci. Son attention se concentre immédiatement sur moi. Planté près de l'entrée, il m'ausculte sans vergogne. Je lui rends la politesse.

Il est plutôt jeune. La petite vingtaine, à vue de nez. Il porte une queue-de-cheval et un T-shirt noir à l'effigie de ce que j'imagine être un groupe de Rock - à moins que ce ne soit du Métal. Ses bras sont tellement encombrés de dessins que l'on ne sait pas vraiment où s'arrêtent les manches et où débute la peau. Un mélange indéchiffrable de symboles, de lettres et d'illustrations à moitié effacées s'empile pêle-mêle un peu partout et, du col de son haut, s'échappe un monstrueux...

Scorpion !

Un scorpion !

La panique, sourde et vénéneuse, me refroidit violemment les poumons. Elle me cloue sur place quand je devrais reculer... quand je devrais fuir.

Je veux que Royce revienne ! Je veux qu'il revienne maintenant !

Les mains gantées sont de retour. Invisibles et si réelles à la fois. Je les sens pour de vrai ! Elles reprennent leur place autour de ma gorge et serrent... de plus en plus fort. Et alors que j'étouffe, un concert de tambours entonne un air dramatique dans mes tympans. Le bruit prend de l'ampleur, cogne contre mes tempes et enfle dans ma tête pour y répandre une pagaille folle. Il est tellement fort que j'entends à peine les explications bancales du tatoueur.

- C'est ma cousine, déclare-t-il dans un grommellement indistinct. Elle vient de l'Ohio. Elle est timide alors laisse-là...

- Te fatigues pas Luke, je sais très bien qui elle est, souffle le nouvel arrivant dont les yeux ne me lâchent plus. Détends-toi, fillette, je viens juste me faire tatouer. Pas de quoi flipper.

Mes doigts se referment de leur propre chef sur un objet rectangulaire. Le portable de Royce... Je le serre avec plus de vigueur, y puise une force imaginaire et m'oblige à redresser les épaules.

- Je n'ai pas peur, je rétorque un peu trop vite en fixant la porte, comme si Diego allait miraculeusement la pousser à cet instant, juste parce que je le veux très fort.

C'est stupide. Je me sens comme une enfant qui s'est trop attardée dans le rayon jouet du supermarché et ne retrouve plus ses parents. C'est vraiment un sentiment affreux.

- Non ? s'amuse le jeune scorpion.

- Non.

- Tu pourrais. J'ai entendu dire que Riley s'est un peu laissé emporter. Entre nous, je me disais bien qu'il était louche. Mais bon, vous l'avez descendu, non ? Et Williams a fait sauter notre quartier général, du coup on est plus que quittes.

En parlant, l'homme s'est considérablement rapproché. Quand je recule d'un pas, il consent à s'immobiliser et me laisse deux petits mètres de répit.

- Comment est-ce que vous me connaissez ? j'ose demander tant que j'en ai l'occasion.

- On raconte beaucoup de choses sur toi, au club. Et sur ton père aussi.

Je sursaute et plisse les yeux.

- Mon père ?

Je ne suis même plus sûre de savoir ce que cela veut dire.

- Ouais. Le flic qui s'est fait buter par un des larbins de Vadim. Parait qu'il avait un truc qui aurait pu nous intéresser. Un truc qui intéressait beaucoup de monde, en fait. Mais avant que quelqu'un ait pu mettre la main dessus... Couic.

Un truc qui les intéressait ? Quel truc ? Je... Vadim ! Quoi... comme le Vadim avec qui j'ai conversé hier soir ? Mais...

- Toi aussi, t'es trop bavard, coupe brusquement le tatoueur grincheux. Pourquoi les jeunes veulent jamais la fermer, putain ?

- Parce qu'on a des trucs à dire, ricane l'autre en m'adressant un clin d'œil que j'ignore.

- J'rigole pas, Horse. Tu vas finir par t'faire descendre avec tes conneries. Au mieux, ils te couperont la langue. Et on cause pas d'ces trucs-là dans mon salon, bordel de merde !

Horse ? Qui s'appelle comme ça, déjà ? L'homme qui porte ce nom ne prête plus aucune attention à Luke. Il continue de me dévisager tranquillement.

- Tu peux t'approcher, tu sais ? Je mords pas, promet-il.

- Non, merci. Les piqûres de scorpions, c'est mortel, je marmonne, encore perturbée par ses allusions à propos de la mort de papa.

Il rit et s'avance quand même. Quand il se retrouve assez près pour que je perçoive les effluves d'alcool et de tabac froid qu'il dégage, je me fige, tétanisée pour de bon. Comme quand on confond un tuyau d'arrosage avec un serpent tapi dans l'herbe et qu'on se change en statue pour ne pas tenter le reptile. En l'occurrence, ce serait plutôt un insecte. Un horrible arachnide à pinces qui me tourne autour. Littéralement. L'homme décrit un cercle au diamètre avare tout autour de moi, ses yeux vissés au sommet de mon crâne. Je retiens mon souffle, le coince derrière mes dents serrées. Mon cœur joue les funambules, en équilibre sur un fil en tension. Les doigts gantés imaginaires se sont remis à m'étrangler, leur pression devient insoutenable.

- J'te déconseille de t'approcher si tu tiens à tes mains, s'interpose brusquement Luke. Elle est à Walters.

Euh... de quoi ?

Je me redresse en même temps que le scorpion et, comme un seul homme - façon de parler parce que je ne suis pas un homme, moi -, on se retourne tous les deux vers le maître des lieux. Qu'est-ce qu'il vient de dire ? J'ai dû mal entendre.

- Quoi ? Walters s'est dégoté une régulière ? s'étonne le dénommé Horse en reculant enfin d'un pas. Depuis quand ?

Une quoi ?

- C'est pas sa régulière. C'est juste... j'sais pas. Touches-y pas, c'est tout, conclut Luke. Bon t'es venu pour te faire gribouiller ou pour chercher la merde, parce que si...

- Elle est majeure, au moins ? ricane le scorpion qui me scrute avec un intérêt redoublé, bras croisés et tête inclinée d'un côté.

- J'ai dix-huit ans, je m'offusque.

Le barbu prend une inspiration irritée et me coule un regard noir sous ses sourcils en broussaille.

- Toi, va dans l'arrière-boutique. Tout de suite. Et restes-y jusqu'à ce que le Mexicain revienne !

Il est colombien, banane.

Je ne me le fais pas répéter. Avec un hochement de tête reconnaissant, je débarrasse le plancher dans un nuage de poussière imaginaire. Zouuu ! La petite porte en bois sombre, habilement dissimulée au fond de la pièce, devient mon salut ! Du moins, c'est ce que je m'imagine en la poussant pour me réfugier de l'autre côté.

Je me trompais.

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