Chapitre 23

Des crêpes. Plein de crêpes empilées à l'infini sur une assiette. Fumantes et dégoulinantes de sirop d'érable. À moins que ce ne soit du miel ? Ça sent l'enfance, les goûters près de la piscine et le soleil de midi. Est-ce que c'est Rose qui les a cuisinées ? Il faut que je me lève, sinon Jace ne va rien me laisser et j'ai vraiment, vraiment envie de crêpes. Et puis, si je continue de traîner au lit comme ça, les employés vont me prendre pour une fainéante. Ils auront sans doute raison. Allez, je me lève... maintenant ! "Maintenant !" répète la petite voix avec un peu plus d'autorité, tout au fond de mon esprit en coton. Quand j'aurais goûté à ces merveilles sucrées, je courrais harnacher Brutus et on se baignera dans la mer, tous les deux. Ensuite, frigorifiée, j'irais m'étendre dans le sable brûlant et je demanderais à Nate de m'enterrer. Comme quand on était petits. Il n'y aura plus que nos deux têtes hirsutes qui émergeront du sol comme deux plants de carottes prêts à être cueillis. On prendra des coups de soleil terribles et c'est d'horreur que maman rougira.

Oui, on fera tout ça. Il faut juste que je trouve le courage de m'extirper de mes draps... qui ne sentent pas du tout comme mes draps. Les miens dégagent un parfum de lavande qui vous titille agréablement les sens au réveil. Ceux-là transpirent la lessive classique et le... Patchouli ? Pourquoi le Patchouli ? Et mon matelas ! Mon matelas orthopédique, si souple qu'il pourrait prétendre offrir le confort d'un nuage... La couche quelque peu rigide sur laquelle je suis étendue en ce moment n'a rien à voir avec mon lit à moi ! Qu'est-ce que...

Dans un grand vacarme de verre brisé, les portes du sommeil m'éjectent brutalement et sans raison apparente de leur forteresse protectrice. Un moment, je me vautre dans le cocon réconfortant de l'oubli, ballottée par ses vagues paisibles et tièdes. Celui qui suit, je retrouve le contact froid et dur de la réalité.

- Merde, j't'ai réveillée ? Désolée, ça m'a échappé des mains, grogne la voix de Mia, quelque part dans cette réalité.

Et sa voix est comme une aiguille qui viendrait trifouiller dans les nœuds de chair de mon cerveau. Une aiguille ? Qu'est-ce que je raconte ? Un millier... non, un million d'aiguilles fichées dans ma tête, qui confondent mon lobe frontal avec de la laine de mouton. La douleur me prend par surprise, mon crâne semble se fendiller sous les assauts extérieurs et j'enroule coûte que coûte mes bras autour de ma tête, comme pour l'empêcher de se disloquer.

- Aïe !

Ce timbre cassé et un peu enroué, c'est le mien ?

- Tu l'as dit, marmonne mon amie, un peu plus loin.

Quand je fais une tentative pour l'apercevoir, je le regrette aussitôt. Amèrement. Une lumière crue du même acabit que celles qui éclairent les tables d'opération me scie les rétines et je les ai à peine entrouvertes que je referme les paupières sur mes yeux martyrisés, une main plaquée dessus en renfort. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ma première hypothèse - et je l'envisage très sérieusement pendant cinq longues secondes - est celle d'une morsure de vampire. Un de ces monstres assoiffés de sang aurait implanté son venin dans ma circulation sanguine et je serais actuellement en pleine mutation. Cela pourrait expliquer pourquoi j'ai la bouche aussi sèche que du papier de verre : c'est l'appel du sang ! Ensuite je me souviens que ces créatures de la nuit n'existent pas plus que le Mordor et les enfants sages.

- Les mecs vont pas tarder à revenir, lance Mia d'une voix légèrement gutturale. Tu ferais mieux de te lever tout de suite si tu veux pas croiser Royce dans ton pyjama riquiqui. By the way, ce short ressemble vraiment à une culotte. Après je dis ça, c'est pas comme si tu t'étais endormie sur lui dans cette tenue...

Quoi ? Quoi ? Quoi ?

Je ne comprends rien du tout ! En quelle langue est-ce qu'elle s'adresse à moi ? Mon esprit, tout emmêlé par cette aiguille inexpérimentée qui le fouille sans ménagement, se trouve strictement incapable de me fournir une explication cohérente. Le prénom du mécanicien, en revanche, me tire violemment de ma torpeur. Elle a dit Royce ? Elle a dit Royce. Royce. Comme électrocutée, je me redresse vivement en position assise, le cœur au rendez-vous, les oreilles bourdonnantes. La souffrance éclate quelque part entre mes deux tympans recroquevillés. Une sorte de feu d'artifice ensanglanté. C'est ainsi que je visualise l'intérieur ravagé de ma boîte crânienne. Là-dedans, ça doit être vraiment moche.

Les tripes en vrac, j'agrippe à nouveau fermement le sommet brûlant de mon crâne, je le presse de mes doigts tremblants. Et je jure que si je le pouvais, je le détacherais du reste de mon corps. C'est bien dommage que les greffes de têtes ne soient pas encore rendues possibles par la science parce qu'il m'en faudrait une nouvelle de toute urgence. Une tête de fille, de garçon, d'enfant, de vieillard, peu m'importe. Je veux juste une tête que des êtres invisibles ne sont pas en train de confondre avec une piñata ! Je m'acharne à garder mon équilibre, les genoux enfoncés dans... pas mon lit ! Je ne suis pas dans mon lit !

Cette fois, j'ouvre les yeux pour de bon. Tant pis pour mes cornées fragiles de vampire nouveau-né. La brûlure du soleil, qui s'écoule sournoisement à travers des stores entrouverts - pas ceux de ma chambre -, est un supplice. Mais je tiens bon. Une main crispée sur le dossier du sofa dans lequel j'étais étendue il y a quelques minutes, je parcours l'environnement de mon regard torturé. L'espace est étroit, à moitié inondé par la lumière du jour, à moitié grignoté par une obscurité tamisée. Je distingue un sol en lino impeccable si l'on omet les quelques coussins qui s'y prélassent, des murs crème immaculés et quelques rangements fermés. Le tout petit salon au milieu duquel je me trouve se résume à un meuble télé, une table basse et un sofa en angle droit... mon sofa. Le sofa de...

Je ne sais pas.

La respiration un peu sifflante, je plisse les paupières de confusion.

- Ouais, je sais. Ça pue, la gueule de bois.

La gueule de bois ?

En suivant la direction de ce ton maussade, j'avise une kitchenette, aussi propre que le reste, affublée d'un modeste comptoir de cuisine depuis lequel une Mia Rockstar m'observe.

Rockstar à cause des énormes lunettes de soleil aux verres fumés qui dissimulent ses yeux aux pépites de chocolat. Accoudée à la surface en marbre, la joue écrasée contre son poing, elle touille mollement de sa petite cuillère le contenu d'un bol de céréales. Ces dernières ont tellement ramolli qu'elles se contentent à présent de flotter sous forme de bouillie à la surface du lait. On est chez Diego, je réalise brusquement. Cette vérité s'impose à moi sans raison. Je le sais, c'est tout. Baissant les yeux sur le méli-mélo de draps froissés et de coussins décoratifs qui m'entourent, je me revois sur ce même canapé, allongée dans les bras de Royce. Bras dans lesquels je me suis imposée !

Oh non !

Pitié, non...

Non, non, non, non, non, non...

Ça ne peut pas être vrai...

- Lily, relax. Ça va aller, je t'assure...

Je n'entends rien des paroles de Mia, leurs inflexions apaisantes me coulent dessus sans m'atteindre et la panique se répand furtivement, mais sûrement dans mes veines. Elle est corrosive et... inexplicable. Elle est pareille à une graine dopée qui pousserait en quatrième vitesse au creux de mes entrailles. La graine d'une plante sauvage. Maintenant, je ne saisis plus que les battements effrénés de mon cœur qui pulse au même rythme que la douleur.

Je m'éjecte rapidement de l'assise sans me soucier des élancements qui me tiraillent aussitôt la cervelle. Je pèse lourd, plus que ce à quoi je m'attendais. Pourquoi est-ce que je suis aussi lourde, tout à coup ? Vacillante, je m'écarte précautionneusement de ce séjour étranger. Je ne touche à rien. C'est comme si je voulais éviter de laisser mes empreintes digitales quelque part. C'est parfaitement insensé, mais rien n'a de sens pour le moment. Rien n'a de sens et surtout pas les souvenirs qui remontent lentement à la surface encombrée, après une apnée d'une nuit.

Des pans de mémoire me reviennent comme autant de coups de fouet frappés directement au portail de ma conscience. Ils sont aveuglants et confus à la fois, comme les restes mâchés et recyclés d'un songe tout récent et encore fumant. Je crois que Mia m'appelle, mais je ne l'entends toujours pas. À la place, c'est ma propre voix que je perçois, de l'intérieur :

"Tu n'as qu'à te contenter de le maintenir à genoux pour que mon oncle puisse lui coller une balle entre les deux yeux.", je m'entends chuchoter avec colère à Jace en même temps que cet odieux coup de feu claque pour la centième fois dans mon esprit, aussi imaginaire que percutant. Était-ce hier ou dans une autre vie que mon oncle prenait celle d'un homme à quelques mètres de moi ?

Mon oncle...

Mon...

"De la famille Williams, je demande l'oncle... enfin, le père" lance Matt dans un exécrable ricanement qui se répercute à l'infini, à l'intérieur.

Papa qui n'est plus mon père... C'est un rêve, non ? Ça ne peut pas réellement être arrivé ? Je vais rentrer à la propriété et Chris sera toujours mon oncle. Jace sera un simple farceur roux qui aime les chevaux et ne ferait pas de mal à la plus affreuse des mouches. Ma vie sera toujours ma vie. Mon père sera encore mort, mais il sera toujours mon père. C'est juste un rêve ! Un fichu rêve ! C'est juste...

Je sursaute à peine quand mon tibia nu rencontre brutalement l'angle de la table basse alors que je titube à l'aveuglette dans le petit salon.

- Est-ce je peux..., je commence avant de grimacer et de reprendre plus bas pour épargner mes maux de tête, je peux emprunter votre salle de bains ? S'il te plaît ?

Mia accepte aussitôt. Je ne m'attarde pas sur la mine inquiète que ses grosses lunettes ne parviennent à dissimuler, je trace et vais m'enfermer dans la minuscule salle de bains du mobile home.

Des doigts gantés qui se referment autour de ma gorge pour me priver d'oxygène dans l'ombre visqueuse d'une ruelle étriquée. Le canif de Royce qui se fiche profondément dans la chair et fait couler le sang du motard. Un sang presque noir, bien loin du poétique vermeil que l'on se figure généralement. Encore cet atroce coup de feu qui éclate en secret dans la nuit noire. Les drapeaux américains qui ondulent dans la brise et les affreuses révélations du fils Wise au milieu de la réception. Les murmures. Le choc. Encore les murmures et cette trahison indigeste qui reste coincée dans la gorge. Et puis les néons colorés et aveuglants, le chaos d'une boîte de nuit et le flou complet d'une mémoire altérée.

J'ai du mal à respirer.

Pour de vrai.

Je ne suis vraiment pas bien.

"Royce Walters... Incendie volontaire... 17 victimes... scène de crime... soupçonné de meurtre". Comme les flammes auxquelles ils font allusion, ces mots valsent devant mes yeux, brûlants et invisibles à la fois. Mes doigts agrippés au lavabo blanchissent pour prendre la même teinte décolorée que la vasque en céramique. Le miroir me renvoie mon reflet comme un cadeau empoisonné. Enfermée derrière la glace, la fille qui me contemple paraît atterrée. Perdue quelque part entre la réalité et la chimère. Une trace d'oreiller s'estompe à peine sur sa joue pâle. Ses boucles malmenées n'en font plus qu'à leur tête. Ses lèvres sont blêmes, ses yeux hantés.

Et ce Matt fictif, dont je ne perçois que l'accent méprisant, qui continue de me tourmenter...

"Regarde qui a été chargé de l'enquête. Ton père s'est fait buter quoi... deux ? Trois jours après ?"

J'ouvre l'eau dans un geste précipité, je recueille son flot dans mes mains en coupe et m'asperge le visage en espérant noyer mes pensées avec.

"Il a même pas eu le temps de faire sa déclaration, c'est bizarre, non ?"

Je répète le même exercice plusieurs fois, immergeant chacun de mes souvenirs dans l'eau fraîche.

"Je pourrais l'y obliger", suggère une voix lointaine, sirupeuse et cassante en même temps. Fouiller dans la mélasse de mon cerveau souffrant pour en retrouver le propriétaire se révèle pénible. C'est bon, je le vois. Vadim. C'était son nom. Un frisson incontrôlé m'agite l'échine quand je visualise le regard mort de cet individu méprisable. Bizarrement, cette étrange rencontre - ou seconde rencontre - tombe très vite dans l'oubli quand un autre de mes nombreux moments d'égarements de la veille me revient subitement en tête.

J'ai dit à Royce qu'il me plaisait.

Non, je n'ai pas fait ça...

Si. Je l'ai fait. Je le réalise avec un hoquet d'horreur. Ça y est. C'en est fini de moi. Je n'essaye pas de dramatiser, c'est vraiment l'impression que j'ai. Et Dieu seul sait ce que j'ai pu faire ou dire d'autre sous l'effet de l'alcool.

Dieu et Royce...

Comme une envie pressante d'étouffer un hurlement de dépit dans un oreiller. Mais il n'y en a pas à proximité alors je me contente de toquer plusieurs fois contre ma tempe, à tout petits coups feutrés, juste histoire de voir si quelqu'un à l'intérieur veut bien se dévouer et m'expliquer ce qui m'a pris. La tentative a pour seul effet de faire grimper mon mal de crâne d'un cran.

- Idiote, idiote, idiote, je me maudis à voix basse, stupéfaite par ma propre bêtise, en refermant le robinet.

Curieux qu'après dix-huit ans passés à me supporter, je sois encore surprise. J'ai dit à Royce qu'il me plaisait. Je lui ai dit qu'il me plaisait et il n'a rien répondu. Bien sûr qu'il n'a rien répondu, qu'est-ce qu'il aurait pu dire, de toute façon ? Je me suis crue au collège pour lâcher une ineptie pareille ? J'aurais tout aussi bien pu lui demander "tu veux être mon amoureux ?" avec une petite voix nasillarde d'écolière. Et pourquoi pas tant qu'on y est "je veux bien partager mon goûter avec toi". Je me suis rarement sentie aussi minable.

Et maintenant, je fais quoi ?

Je ne peux pas m'enfuir, je n'ai nulle part où aller. Juste une immense propriété pleine d'inconnus... ou de gens que je croyais connaître, et un manoir anglais qui abrite un monstre de la pire espèce. Entre la potence et la guillotine... Il me semble que Mia a dit que les hommes sont sortis. Avec un peu de chance, Royce n'a pas l'intention de remettre les pieds ici. Je l'ai probablement assez inquiété pour ça avec mes confessions éméchées. Si je ne le croise pas, je n'aurais pas à m'angoisser à propos de la manière dont je dois me comporter avec lui.

Mais qu'est-ce qui m'a pris, pour l'amour du ciel ?

Il m'avait pourtant prévenue... en quelque sorte.

"Tu ne dois rien attendre de moi. Je n'ai rien à t'offrir".

Il a dit quelque chose dans le genre sous le ponton, et aussi à la fête foraine. Je ne sais pas si lui-même savait ce qu'il entendait par là, mais pour moi, c'était affreusement clair. C'est pour cette bonne raison que je ne lui ai jamais confié... ma bêtise. Et aussi parce que c'est effrayant de regarder dans les yeux la personne qui maltraite notre cœur sans le savoir et de le lui offrir malgré tout sous une cloche d'argent.

Peut-être qu'il ne m'adressera plus la parole. Je l'aurais bien cherché. Et puis... est-ce que ça a vraiment de l'importance, après tout ? Une espèce de... gang de motards en a après moi, mon oncle, qui se trouve être mon père biologique, est un meurtrier et j'ai fugué comme la gamine odieuse que je ne pensais pas être. Il y a réellement quelque chose qui cloche chez moi. Cette amourette débile à sens unique devrait être le dernier de mes problèmes ! Si seulement c'était juste une amourette débile, je pourrais pleurnicher en dessinant des cœurs ébréchés très détaillés et je passerais à autre chose comme tous les ados normaux.

Sinon, je pourrais rester dans cette salle de bains pour toute la vie et refuser d'ouvrir à quiconque. Sauf que c'est chez Diego et que j'ai déjà dépassé mon quota d'impolitesse pour une existence entière.

Et ce marteau-piqueur ! Quand est-ce qu'il va s'arrêter de tambouriner contre mon os pariétal ?

Affreusement lasse, je repère mes vêtements de la veille, étendus sur un radiateur éteint. Je me débrouille pour passer mes deux jambes instables dans celles du short, mais quand je m'empare de mon chemisier, j'ai la surprise de le trouver humide, voire complètement mouillé au niveau des manches. Qu'est-ce que cela veut dire ? Quand je tente de trouver une explication au fond du bric-à-brac qui encombre ma caboche, je me heurte à un mur de briques. Je m'y cogne douloureusement. Bah. Peu importe. Je garde mon T-shirt de pyjama que je rentre à moitié dans mon short pour m'assurer qu'il soit bien évident que j'en porte un. Je ne trouve pas de brosse, alors je passe mollement mes doigts dans le sac de nœuds qui me fait office de chevelure et rassemble le tout en un chignon flou et quelque peu réfractaire.

Il me faut tout le courage du monde pour actionner la poignée de la salle de bains et celui de l'univers entier pour me résoudre à quitter ma cachette. J'ai à peine mis un pied dans l'espace commun que la porte d'entrée du mobile home s'ouvre sur le maître des lieux. Mes espoirs sont réduits à moins que le néant lorsque la personne que j'espérais ne pas croiser avant... disons un demi-siècle, entre juste derrière Diego.

Royce, aussi somptueux que l'art oublié d'un autre temps, aussi tentateur qu'une divinité maléfique. Pendant le quart de seconde qu'il me faut pour détourner le regard, j'ai le temps d'enregistrer en pagaille une tonne de détails. Des détails insignifiants... ou du moins, qui devraient l'être. Par exemple, ses cheveux humides qui ont dégoutté, trempant le col d'un T-shirt bleu foncé. Bleu marine. La couleur de la Royal Navy. Et aussi une paire de jeans noirs, un peu délavés aux genoux, mais moins abîmés que d'ordinaire. Plein de tatouages sombres et brûlants aux nœuds perturbants. Une boucle de ceinture qui dépa...

Top. Le quart de seconde est écoulé.

Après avoir murmuré un bonjour à peine audible à l'intention des deux arrivants, je rive les yeux au sol, là où ils ne courent aucun risque. Les hommes restent plantés près de l'entrée, leurs regards braqués sur moi pendant que je m'attelle à dénombrer les imitations de rainures sur le lino. Je remue un peu les orteils d'embarras, faute d'une réaction plus mature. Puis je m'empare du drap que j'ai laissé traîner sur le canapé et entreprends d'y mettre de l'ordre.

- Laisse ça, c'est pas la peine, me lance Diego en s'accoudant au comptoir près de sa sœur.

Euh... non ! Pas question qu'en plus de m'avoir offert l'asile contraint et forcé, il ait à ranger mon bazar. Je plie la literie avec un soin aussi maniaque que semble l'être le propriétaire de ce mobile home, les coins avec les coins, les bords avec les bords. Quand c'est fait, je ramasse les coussins échoués au sol et les repositionne correctement contre le dossier, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus une trace de mon passage. Diego me regarde faire avec un petit sourire amusé en rangeant dans les placards de la cuisine le contenu d'un sac de course.

- C'est joli chez toi, je remarque à mi-voix pour épargner mon crâne en miettes.

Il hoche la tête en guise de remerciement avant de préciser, un brin moqueur :

- Tu peux t'amener. Personne va te manger.

- Je le sais, je ronchonne aussitôt, piquée au vif.

Je suis bien forcée de passer devant Royce pour rejoindre les autres. Il est en plein milieu du chemin et j'ai beau me faire le plus petite possible, lui ne me rend pas la tâche aisée. Il ne s'écarte pas d'un cil lorsque je me faufile entre lui et l'extrémité du comptoir, ce qui m'oblige à le frôler malgré moi. J'effleure le tissu en coton de son T-shirt de mon bras et récolte quelques frissons ridicules.

"Voilà, c'est bon, je l'ai dit. Tu me plais".

Ce sont mes mots exacts, je m'en souviens. J'ai lâché cette vérité comme on s'enquiert du menu dans un restaurant ou de la santé d'un poisson rouge.

Seigneur, si vous n'en avez pas encore marre de moi, venez-moi en aide.

Je rejoins Mia avec une inutile précipitation et grimpe sur le tabouret juste à côté d'elle. Pour ne pas me laisser perturber par "l'élément" d'un mètre quatre-vingt-quinze qui clignote dangereusement dans mon champ de vision, j'enfouis ma tête dans mes bras croisés.

- On est vivantes quand même, positive la Colombienne avec un entrain limité, quelque part sur ma gauche.

- J'appelle pas ça vivante, je m'entends la contredire faiblement avant de me plaindre sur le même ton. L'alcool, c'est vraiment nul, je ne sais pas qui a inventé une cochonnerie pareille.

- Ouais c'est clair, c'est de la merde en bouteille. Plus jamais je bois, promet Mia.

- Oui, moi non plus, plus jamais, j'acquiesce avant de tendre mon petit doigt à l'aveugle dans sa direction.

Je sens le sien s'y accrocher mollement pour sceller une promesse qu'elle ne tiendra jamais.

- C'était quand même cool, non ?

- Non, pas cool.

- Je suis sûr que tu regrettes pas vraiment cette soirée, persiste la brune.

- Pour ça, il faudrait que je m'en souvienne, je contre, et il me semble entendre quelqu'un inspirer brusquement dans la pièce. Il est quelle heure ?

- Il est jour.

- Treize heures passées, nous renseigne Diego et je peux le voir rouler des yeux rien qu'à son ton.

- Je te sers des corn-flakes ? On a des Honey Monsters, grommelle Mia à mon intention. Et j'ai fait réchauffer des crêpes du supermarché.

Je perçois le bruit des céréales qu'on secoue dans leur boîte et je ne prends pas la peine de me redresser pour refuser d'un vague "non merci".

- C'est pas une question. Sers-là, intervient sèchement Royce, qui demeurait silencieux jusque-là.

Je note tout de même qu'il a pris soin de ne pas élever la voix. Par égard pour nos migraines ? Quand je décolle mon visage de mon bras pour lui jeter un regard surpris, il est penché sur le frigo ouvert dont il extirpe une petite bouteille d'eau. Il me rejoint en deux pas pour poser son petit chargement devant moi. Écartant d'un coup de botte très peu délicat le siège de mon amie, il se poste entre nous deux, tout près de mon tabouret. Il sent la douche. Enfin, le gel douche. En ce moment, il est peut-être en train de penser à mes mièvres aveux d'adolescente éperdue. Ou alors, il s'en fiche complètement, ce qui serait très bien. Ou non, je ne sais pas. Je reste muette en avisant la boîte d'ibuprofène qu'il jette près de ma main.

- Oh ! Moi aussi, j'en veux ! s'exclame Mia en poussant un bol de lait plein vers moi.

Aïe. Ma têteuh. Comme je n'esquisse pas un geste pour m'emparer des comprimés, Royce en extirpe lui-même un de la plaquette pour me le mettre dans la paume. Je fais passer le reste des anti-inflammatoires à mon amie en avalant le mien avec une gorgée d'eau.

- Encore, ordonne Royce au moment où je fais mine de rebouchonner la bouteille.

Il ne me laisse tranquille qu'après que j'en ai vidé une grosse moitié. Là, il est en train de me scruter. Je le sens. J'avale péniblement ma salive et gratte une mini démangeaison imaginaire dans mon cou, les yeux rivés aux particules d'orge, d'avoine et de miel qui font la planche dans mon bol de lait. Juste à côté de ce bol, il y a son poignet d'homme avec un réseau de veines super masculines, un duvet brun super masculin, et une montre toute simple super masculine aussi. Je ne saurais dire depuis quand exactement j'ai un faible pour ce qui est "super masculin", mais maintenant c'est le cas et dois faire avec.

C'est juste un poignet, remet-toi, soupire une Lily grincheuse, là-haut.

J'enfourne une cuillère pleine pour m'occuper et jette malgré moi un coup d'œil vers le poignet de Diego. J'exécute quelques aller-retours comparatifs entre le sien et celui de Royce en espérant me rassurer. Peut-être que tous les poignets d'hommes me font le même effet. Mais non. Diego a juste un poignet normal, un peu plus bronzé peut-être. Alors que Royce...

C'est n'importe quoi.

Je repousse mon bol après trois bouchées, écœurée par la vie et par la crème du lait qui n'a pas été passé à la passoire. Les longs doigts du mécanicien pianotent un rythme un peu saccadé sur le marbre, mais je m'interdis de les regarder, des fois qu'il prenne l'envie à mon cerveau tordu de développer un nouveau fétichisme. À la place, je tâte mes poches en quête de la solution miracle pour toutes les situations embarrassantes, j'ai nommé le téléphone portable. Comme ça, je n'aurais qu'à faire semblant d'avoir une vie en dehors de mon stupide béguin.

Et puis, il faut que je contacte Nate. J'en ai plus qu'assez de mon existence sans lui. Je ne me suis jamais éloignée de mon meilleur ami plus de quelques jours, et la seule fois où je me risque à le quitter un petit mois, ma vie vire au cauchemar. J'aurais tendance à y voir une corrélation significative, peut-être même un avertissement céleste ou...

Où est passé mon téléphone ? Avant que je ne me lève pour aller fouiller dans les replis du sofa, Royce sort ce que je cherche de sa poche pour le poser devant moi. Mon regard étonné percute une seconde - une seule - celui, impassible, du mécanicien. Son expression se veut neutre, mais ne gomme pas complètement une certaine tension. J'effleure des yeux les fines lignes de contrariété qui s'esquissent sur son front, puis je m'empare du portable sans poser de question. Sous la surveillance appliquée de Royce, je presse le bouton d'allumage par réflexe, fronce les sourcils quand l'écran reste noir et appuie plus fort au cas où il se soit éteint pour de bon. Rien. Il n'y a peut-être plus de batterie ?

- Il s'allumera pas, m'informe le mécanicien, toujours debout à mes côtés.

Cette fois, je suis bien obligée de le regarder en face, je ne peux décemment pas converser plus longtemps avec son T-shirt.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Je te dis ce qu'ils m'ont dit à la boutique téléphonique. Il est mort.

- Quoi... mais...

- Faudra que t'en achètes un autre, et t'éviteras de te baigner avec, coupe Royce en promenant ses prunelles piquantes sur mon visage.

- Je me suis baignée ? je chuchote, ahurie.

Cette fois, il fronce les sourcils pour de vrai et une étincelle de doute trouble son regard imperméable. Je ne me suis pas baignée, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Sauf que mon T-shirt était mouillé... Il y avait bien cette piscine géante dans la discothèque, mais je n'aurais quand même pas... Comme Royce ne semble pas sur le point de m'éclairer, je me tourne vers Mia pour l'interroger silencieusement.

- T'avais soif, elle se contente d'expliquer avec un petit haussement d'épaules fataliste.

De quoi ? J'avais soif ? Quel est le rap...

Oh.

Mon.

Dieu.

La douche ! La... la douche ! Je me crispe de la racine des cheveux aux bouts des orteils quand cet épisode-là retrouve à son tour son chemin jusqu'à l'orée de ma mémoire. Au fur-et-à-mesure que je prends conscience de l'étendue sous-estimée des dégâts, la fièvre monte, une lave volcanique imprègne mes joues qui brûlent de honte.

La pluie dans la salle de bain de Diego, qui ne provenait d'aucun nuage, mais d'un banal pommeau de douche. Mes vêtements trempés et lourds dont il était impossible de me débarrasser. Et pour finir, les mains de Royce, obsédantes et inoubliables. Ses mains presque partout, sur mes épaules, sur mes bras, sur ma taille... sur le bouton-pression de mon short. Je peux encore sentir le dos de ses doigts me brûler le ventre en coup de vent.

Si quelqu'un lance une partie de pendu maintenant, je veux bien être le petit bonhomme mal dessiné qui se balance au bout de la corde. La gêne me foudroie, elle atteint son paroxysme quand je remarque le drôle d'air qu'affiche le mécanicien. Il pense à la même chose que moi, c'est certain. Je ne sais pas si je rêve la pointe d'hésitation derrière le masque d'indifférence. Lèvres pincées, il m'observe attentivement, comme à l'affût d'une certaine réaction de ma part. À ce stade, je ne vois pas très bien ce que je pourrais faire où dire.

Ah si, tiens, je pourrais aller me jeter par la fenêtre ouverte derrière le canapé. Oui, ça je pourrais. Mais on est dans un mobile home, pas en haut d'un building de quinze étages. Je tomberais dans le sable et je ne ferais que me ridiculiser un peu plus.

Royce m'a déshabillée, je me répète pour le croire. Pire ! Je le lui ai demandé !

Je dissimule ma grimace horrifiée en replongeant mon visage dans mes bras. Allez c'est bon. Je ne suis plus de ce monde. Je lègue ma collection de Diddl à Nate, tout le reste peut aller à des associations caritatives. Par contre, je veux être enterrée avec mon vieux tamagotchi, lui-même décédé depuis belle lurette.

- Vale, on fait tous des conneries quand on est bourrés, tente de m'apaiser Diego depuis l'autre côté du comptoir avant d'ajouter en direction de Mia dans un espagnol trop rapide pour moi. Hay quienes se bañan completamente vestidos cuando están borrachos y hay quienes follan con pendejos pelirrojos.

- Coño ! l'insulte sa sœur dans la même langue. Y hay quien mea en las paredes del consulado !

- Solo lo hice una vez ! rigole le latino.

Je ne cherche pas à comprendre, j'ai d'autres chats à fouetter, même si je trouve cette expression infâme. Je profite de la bruyante pseudo-dispute hispanique qui se déroule dans la pièce pour faire discrètement amende honorable.

- Je suis vraiment, vraiment désolée, je marmonne en me forçant à lever le nez pour regarder Royce malgré mon embarras et mon visage fumant.

- Pourquoi ?

La question est posée sur un ton neutre, accompagné d'un paresseux haussement de sourcil. Minuscule bémol : le fameux muscle qui cliquette à la mâchoire.

- Pour ça et tous les autres trucs idiots que j'ai pu dire ou faire et dont je ne me souviens pas, je chuchote.

- Ok, il lâche, laconique, sur un ton un peu dur.

Son regard désert se détache enfin de moi pour aller mirer le vide et j'en profite pour reprendre ma respiration. Je n'ajoute rien parce qu'il n'y a rien à dire de plus et que, quand bien même j'aurais eu envie d'épiloguer, je n'en ai de toute façon pas l'occasion. Pile à cet instant, la porte principale du mobile home s'ouvre à la volée sur un colosse blond et échevelé. Le battant claque sans douceur contre le placo du mur et...

- Il l'a fait, bordel ! s'emporte un Hunter légèrement survolté avant même d'avoir complètement franchi le seuil. Il a tout fait péter, ce malade. Hier, pendant sa petite sauterie de bourges !

Ses exclamations cisaillent ma cervelle en compote, mais je fais en sorte de ne rien laisser paraître.

Une sauterie de bourges...

- Wow ! Cálmate, tente immédiatement de le faire taire Diego.

Ce dernier s'est levé d'un bond pour aller à la rencontre de son camarade.

- Va dire ça aux Scorpions, ils sont en train de virer fous ! Ces explosifs... ce type est complètement allumé, j'vous dis ! Il a fait sauter leur caserne ! Il est en train de déclencher un merdier qu'il pourra pas gér...

Des explosifs...

- Callate ! C'est pas le moment cabrón, on en parlera plus t...

La cuillère de Mia tombe sur la table dans un bruit métallique lorsqu'elle la lâche. Dissimulée derrière l'imposante carrure de Royce, j'ai du mal à voir Hunter correctement. La bouche entrouverte de confusion, je me penche en avant pour fixer discrètement le plus massif de la bande. L'avertissement du latino a dû se perdre en route parce que l'autre reprend, pointant Royce d'un index agité :

- C'est pour ça qu'il voulait que tu te montres à cette fête ! Pour que toute l'île te voit et qu'on te foute pas cette merde sur le dos ! Comme un genre d'alibi, putain ! Putain ! Et comme ça, personne se trompe sur le messager...

Un alibi...

"Je ne te donne pas d'ordre, je te fournis un alibi, imbécile".

Je suis presque certaine que c'est ce que Chris a dit à Royce, hier, pour le convaincre d'assister aux festivités.

- Ferme-la, tranche fermement Royce, sans même élever la voix, au moment où une ampoule imaginaire semble grésiller péniblement au centre de mes pensées, activant mes neurones en congé maladie.

Hunter fait immédiatement silence. C'est là, les sourcils froncés de frustration, qu'il finit par remarquer ma présence. Ses yeux ronds atterrissent sur moi et son expression étrangement grave se désagrège avec la même rapidité que les cadavres de céréales qui flottent dans mon bol. Elle change du tout au tout, comme par enchantement. C'est avec son large sourire d'ogre qu'il s'enthousiasme :

- Lily ? Hey ! Je t'avais pas vue, toute petite derrière Royce. Comment ça va ?

Plutôt que de répondre à cette question d'usage, je m'enquiers sérieusement :

- Tu parlais de mon oncle ?

L'anxiété me compresse la gorge, le malaise et la méfiance trottinent derrière. Les problèmes ne vont donc jamais cesser d'affluer ? Sont-ils comme des dominos pour que les uns s'enchaînent après les autres sans nous laisser aucun répit ? Hunter secoue vivement la tête en s'accoudant avec une fausse nonchalance à notre comptoir.

- Quoi ? Non, du tout. Alors, pas trop dur, la gueule de bois ? T'es une grande, maintenant...

- Si, j'insiste, le cœur battant à tue-tête. Tu parlais de mon oncle, je le sais. Je n'ai pas tout compris, mais tu...

- Nan, je parle d'un jeu vidéo, c'est un truc entre gars, t'occupes pas...

- S'il-te-plait ! Arrête de me prendre pour une idiote !

"Bzzz" fait une mouche de passage pendant la pause qui succède à ma pseudo-rébellion.

- Je sais ce que tu penses, je reprends d'une voix plus calme, quoiqu'un peu désorientée. Ce que tu penses, c'est que mon oncle a utilisé les explosifs qu'il s'est fait livrer au Lust pour détruire un bâtiment qui appartient à un gang de motard du Nord. Et tu dis qu'il a fait faire ça hier, dans la matinée, pendant notre réception du quatre juillet. C'est ça ?

Le silence devient roi dès l'instant où je me tais. Plus personne ne parle. Hunter et Diego me dévisagent, bouches bées. Mia s'absorbe dans la contemplation des motifs clairs qui serpentent sur le marbre pendant que son frère consulte Royce, la mine interdite. Je ne cherche pas à savoir ce que pense ce dernier, la situation est trop importante pour que je me laisse déconcentrer. C'est Hunter qui met fin à ce blanc d'un simple :

- Merde.

Mes couleurs s'échappent une à une de mon visage interloqué. Je les sens quitter le navire, elles laissent une froideur blême. Je me mords l'intérieur de la joue pour me contenir : après tout, personne ici ne fait tout un plat de cette histoire. En même temps, personne ici ne partage aussi étroitement ses gènes avec le coupable désigné que moi. Encore plus étroitement que je l'ai jamais soupçonné.

- Alors, c'est vraiment ça que vous croyez, je déduis, et ma voix grimpe dans les octaves sous l'effet de la panique. Quoi ? Que mon... que mon oncle est une espèce de fou furieux ? C'est ça ?

Tout se désintègre autour de moi. Les fondations moisies sur lesquelles a été bâtie mon existence ne tiennent plus debout et les murs s'écroulent un à un, dévoilant la laideur qui pullulait juste derrière.

- Mais non, tente aussitôt de m'apaiser Hunter avec une légère grimace contrite.

Lui aussi fixe Royce, comme si ce dernier était en mesure de débloquer une situation compliquée. Voyant que le mécanicien ne dit toujours rien, le blond développe sur un ton hésitant qui lui correspond si peu :

- On n'est pas sûr, hein. Aucun responsable a été désigné, officiellement, c'est une fuite de gaz. C'est p't'être ça, d'ailleurs. De toute façon, sur le papier, ces terres sont déjà à Williams, les Scorpions ont pas plus de droits dessus que n'importe quels squatteurs...

- Est-ce qu'il... est-ce qu'il y a eu des blessés ? je chuchote, au comble du mal-être. Ou... ou des morts ? j'ajoute encore plus bas.

- Non, nie aussitôt le colosse qui semble subitement marcher sur des œufs. Il... la personne qui a fait ça a fait déclencher toutes les alarmes du bâtiment quinze minutes avant de le faire sauter.

Je pousse un soupir qui combine soulagement et abattement. Je sens bien que j'ennuie tout le monde avec mon insistance et mes questions alors j'arrête d'en poser. Visiblement soulagé d'avoir échappé à une crise, Hunter recule et s'échoue sur le canapé, les jambes en travers de l'accoudoir. Mia s'empresse de l'y rejoindre et, la minute suivante, tous deux rient aux éclats devant la vidéo de je ne sais quel youtubeur américain. Ça me donne l'impression d'être folle. Surtout quand, après m'avoir coulé un bref coup d'œil navré, Diego va s'affaler près de sa sœur et de son ami pour participer au divertissement. Je le suis peut-être, après tout. Folle. Mon baromètre de gravité des situations doit être déréglé, puisque, de toute évidence, celle-ci n'invite pas à plus de cinq minutes de discussion.

Royce est toujours là, juste à côté de moi, sa respiration lente et mesurée tout près de ma joue, mais en même temps pas assez. Je sais qu'il étudie ma réaction alors je fais de mon mieux pour ne pas avoir l'air de me fendiller de partout comme une pauvre enfant qui ne peut pas encaisser. Je peux encaisser ! Si tous les autres en sont capables, alors je le suis aussi ! Déglutissant la boule d'anxiété qui encombre ma trachée, je lève le menton et carre les épaules. Mes doigts ont la tremblote, je serre les poings sur mes cuisses pour le cacher. Fort. Assez pour oublier le cauchemar, l'espace d'une brève seconde. Je ne me rends compte que je me fais mal que lorsque le mécanicien m'oblige à ouvrir les mains des siennes et que les élancements dans mes paumes s'estompent.

- T'as pas besoin de faire semblant de gérer si tu gères pas, lâche-t-il.

Son timbre grave et bas me parvient en dépit des rires mêlés des trois autres.

- C'est bon, ça va, je chuchote faiblement en réponse.

J'aurais pu m'arrêter là. J'aurais dû m'arrêter là, mais c'est sans compter ma bouche autonome qui n'a pas encore dit ce qu'elle a sur le cœur.

- Oui, c'est bon, je répète toujours à voix basse. Il a juste détruit un bâtiment. Un bâtiment entier où des gens vivaient peut-être. Mais personne n'est mort, alors ça ne fait rien. Enfin, il y a quand même quelqu'un qui est mort, hier, dans notre cour. Mais tu l'as dit toi-même, ce monsieur est sûrement en train de nourrir les verres de terre dans un fossé. Et puis c'était un sale type, alors là aussi, tout va bien. Et demain, si quelqu'un vient m'annoncer que ma mère s'est enrôlée dans la mafia russe ou que Dallas est un trafiquant d'armes, ça ira bien aussi.

Je me tais subitement pour reprendre mon souffle, excédée par mon propre comportement. Royce me dévisage de très près, ses traits durs vaguement crispés et sa ride de félin profondément creusée entre ses deux sourcils noirs. Il a oublié de retirer sa main qui recouvre toujours les miennes sur mes cuisses. Elle est chaude et vraiment très grande. S'il la retire, je meurs. Et en même temps, je ne veux pas qu'il la laisse. Je lui ai dit qu'il me plaisait, ce n'est plus pareil maintenant. Le fait qu'il en ai la confirmation rend les choses différentes, je crois.

- Putain, ce gars me déglingue, rigole Mia depuis le canapé. T'as pas entendu ce qu'il a dit ? Vas-y, fais marche arrière.

Je jette un coup d'œil aux trois autres, puis reporte mon attention sur Royce. Un Royce mutique qui a l'air de s'interroger sur la marche à suivre.

- Désolée. Je dramatise un peu, c'est juste parce que je suis fatiguée, je m'excuse avec un sourire forcé devant son silence persistant.

Comme il ne dit toujours rien, je précise pour ne pas l'inquiéter :

- Je ne vais pas me remettre à pleurer ou quelque chose dans le genre, hein.

Je me dégage doucement de son contact. Son poignet retombe le long de son flanc et il s'écarte pour me permettre de descendre de mon tabouret. J'ai la tête qui tourne comme un manège pour enfant et mon cœur n'a toujours pas retrouvé son rythme habituel. Sans un mot, je vide et rince mon bol à l'évier. Le regard du mécanicien suit le moindre de mes gestes et prend des allures de rayon laser de sniper. Un peu étourdie, je m'empare de mon portable par réflexe plus qu'autre chose, en espérant m'y réfugier. Je n'obtiens aucune réponse de l'appareil. Évidemment, puisqu'il ne marche plus. Ça ne m'empêche pas de faire l'imbécile, comme quand on frappe la télécommande en espérant lui rendre sa vitalité. Pour ma défense, parfois, ça marche.

- T'as quelqu'un à appeler ? m'interroge le mécanicien, un sourcil levé et le regard baissé sur mon pouce qui s'acharne stupidement sur le bouton d'allumage.

Non, juste un besoin urgent de fuir ton attention intimidante.

- Non... je voulais juste écouter de la musique, j'improvise en haussant les épaules.

Mon mensonge passe comme une lettre à la poste. Ce que je n'avais pas prévu, c'est que Royce exhume son propre téléphone du fond de sa poche pour le faire glisser vers moi.

- Tu peux utiliser le mien, déclare-t-il sur un ton indifférent, comme s'il me proposait un yaourt au citron ou un paquet de kleenex.

Euh... quoi ?

Mes yeux exécutent quelques allers-retours stupéfaits entre ceux de Royce et l'appareil fendillé de partout qu'il vient de me confier. Il ne plaisante pas. Il ne plaisante jamais.

- Je ne vais pas te prendre ton portable, je refuse aussitôt, passé la surprise.

- J'en ai pas besoin pour l'instant, tu me le rendras plus tard.

C'est tellement insensé comme proposition que je ne trouve absolument rien à répondre. C'est là que je m'aperçois du silence inattendu qui a remplacé les pitreries de l'humoriste et les commentaires enjoués de Mia. Quand je pivote le menton pour vérifier, je rencontre trois paires d'yeux abasourdis. J'ai probablement la même expression qu'eux. Et à raison : les portables ne se prêtent pas, c'est comme les brosses à dents, le baume à lèvre ou... je ne sais pas moi, les écouteurs intra-auriculaires. Un portable, c'est super personnel et puis, contrairement à ce que prétend le mécanicien, on en a toujours besoin ! Comme de nos mains ou de notre cerveau. Toute notre vie y est stockée, j'ai déjà entendu des spécialistes comparer l'objet à "une extension de nous-même", alors...

Mince.

Toute notre vie y est stockée.

Re-mince.

C'est comme une extension de nous-même.

Je ne devrais vraiment pas, mais je sais déjà que je vais accepter. C'est un bout de Royce. C'est trop tentant. Presque au point de me faire oublier l'explosion. Je sais, je suis facile à distraire.

- Un mec qui prête son portable, c'est méga flippant, remarque Mia comme pour elle-même, mais d'une voix assez puissante pour que tout le monde profite de son commentaire.

Royce l'ignore complètement, son regard imperturbable braqué sur moi. Le mien effleure l'écran en miette de l'objet tentateur.

- Tu as de la musique ? je demande tout de même, un peu sceptique, en me souvenant de l'excuse minable que je lui ai exposée.

Royce confirme rapidement mes doutes.

- Non. T'as qu'à en télécharger, il conclut d'un haussement d'épaule peu concerné avant de consulter rapidement sa montre et de s'éloigner pour mettre fin à la conversation.

Je suis son grand corps des yeux alors qu'il se déplace jusqu'à l'entrée. Répondant à un signal invisible, Diego se relève du canapé pour rejoindre son ami près de la porte. Tous deux se mettent à converser à vive allure, le volume presque à zéro. D'un doigt bêtement hésitant, j'effleure le portable que Royce a abandonné sur le plan de travail de la cuisine. Je fais de mon mieux pour ne pas espionner la conversation qui se déroule à deux mètres, je le jure. Je tente même de me concentrer sur les plaisanteries moyennement divertissantes de la voix qui s'échappe du téléphone de Mia. Il n'empêche que j'entends quand même certaines choses. En fait, j'entends presque tout.

Quand je comprends que Royce est sur le départ, je ne peux pas m'empêcher de lever des yeux déçus vers lui. Il me tourne le dos, alors je me retrouve à fixer avec un air de chien battu ses omoplates et ses trapèzes saillants.

- J'en ai pour une heure, deux max, prévient le mécanicien, une main déjà près de la poignée de porte.

À quoi est-ce que je m'attendais ? Évidemment qu'il n'allait pas passer la journée avec moi à me "baby-sitter", pour reprendre ses propres mots. Il s'est déjà attardé bien plus que nécessaire.

Il y a des gens qui ont une vie, me rappelle impitoyablement ma conscience.

- J'ai pas besoin de te faire de topo ? grince Royce à l'intention de son ami.

Diego lève les yeux au ciel, un rictus amusé plaqué sur ses lèvres d'hispanique, et décline à voix basse - pas assez basse :

- Je la quitte pas du regard, je la laisse pas se promener seule par ici, ni s'approcher de la plaque de cuisson, des prises électriques, de la conduite de gaz, des couteaux de cuisine... ça va ou tu veux que j'achète un babyphone ?

- Je plaisante pas. Et tant qu'à faire, ajoute ta frangine à la liste, ça fera pas de mal.

- Tontucio.

- Je te texte quand je quitte le poste.

- Avec quel portable ? sourit Diego.

- T'occupes, clôt Royce.

Il s'apprête à quitter le mobile home sur ces mots quand je m'exclame sans réfléchir :

- Attends... au poste ? Comme dans un poste de police ? je m'affole légèrement alors que Royce pivote vers moi.

Est-ce que c'est à cause de ce qu'il s'est passé hier, à la propriété ? Quand il a frappé Matt ? S'il a des problèmes à cause de nous... si la police l'a convoqué... Ça pourrait compromettre sa période probatoire ! Est-ce qu'il risque de retourner en prison ? Certainement pas ! Ça ne peut pas arriver ! Moi je ne peux pas... je ne vais pas... Je déglutis en urgence, ma main se referme nerveusement sur le téléphone portable de mon addiction. Oubliée cette histoire de bâtiment réduit en cendres, oubliés le club de motards en colère et le comportement destructeur de Chris. Mon cœur tourne à toute allure comme le tambour d'une machine à laver en plein essorage. Sans s'éloigner de la porte ni me quitter du regard, le mécanicien incline subtilement la tête sur le côté, visiblement égaré par mon comportement.

- Pourquoi est-ce que tu vas au commissariat ? j'insiste parce que mon inquiétude se transforme en un sentiment de désarroi, sourd et pressant, impossible à ignorer.

Cette fois, il contracte les mâchoires, comme irrité par ma question. Ses lèvres s'étirent en une ligne crispée et son regard abrupt me remet à ma place comme le font ses paroles la seconde qui suit :

- Je vois pas en quoi ça te regarde, il remarque sur un ton parfaitement détaché.

J'ai un léger mouvement de recul en me heurtant à cette froideur inattendue.

Inattendue ? C'est Royce, non ?

Le mécanicien inspire bruyamment. Il ouvre la bouche, sur le point d'ajouter quelque chose, mais Mia le devance :

- T'inquiètes, il va juste pisser dans un gobelet pour prouver aux autorités qu'il est pas redevenu un gros camé, ricane la Colombienne en auscultant ses ongles. Je me trompe ?

Un blanc pénible accueille sa remarque indélicate. Diego fusille sa sœur du regard, Hunter se mord la lèvre, sourcils levés, et Royce se raidit brusquement, braquant sur mon amie ses prunelles tranchantes. Puis il tourne simplement les talons et disparaît à l'extérieur sans rien ajouter.

- Attends, mec, je viens avec t... , entonne Hunter en se relevant d'un bond, mais la porte de l'habitation lui claque violemment au nez et mange la fin de sa phrase.

Ça n'empêche pas le colosse de se ruer dehors à son tour pour rejoindre le mécanicien ombrageux. La porte n'a pas fini de se refermer une seconde fois que Diego réprimande déjà vertement sa sœur dans leur langue maternelle.

- ¿Cuál es tu problema? ¿Eres estúpida o qué?

- ¿Qué hice de nuevo? soupire la colombienne.

" Qu'est-ce que j'ai encore fait ?", traduis-je mentalement à grand renfort de froncements de sourcils concentrés.

- ¡No me hagas esto! ¿Qué buscas, cabreándolo así?

Je crois que ça donne quelque chose comme : "Te fiches pas de moi, tu cherches quoi en l'emmerdant comme ça ?". Ou, dans une version plus courtoise, "Ne joues pas à ce petit jeu. Quel est ton objectif en l'importunant de la sorte ?".

- Relájate. Si no se puede bromear, ronchonne Mia.

" Relax. Si on peut même plus rigoler".

Pour ma part, je regrette d'avoir insisté de cette façon. C'est vrai, j'étais inquiète, mais ce n'est pas vraiment une excuse. Après tout, ça ne me regardait pas et Royce ne me doit aucune explication, d'autant plus que, de toute évidence, il ne souhaitait pas me donner celle-là.

- Olvídalo, abandonne Diego en se pinçant l'arête du nez entre le pouce et l'index, paupières fermées comme pour puiser en son for intérieur la patience qu'il faut pour survivre à Mia. Bon, vous voulez faire quoi ?

- Ça dépend à qui on s'adresse, lance la Colombienne. Le frère ou le babysitteur bénévole ?

- Qui pose la question ? La sœur ou l'emmerdeuse professionnelle ? rétorque Diego alors que les coins frémissants de sa bouche viennent contredire son air agacé.

- J'ai bien une idée de ce qu'on veut faire, mais...

On ?

D'accord.

- Ça risque de pas plaire à Walters, achève Mia en même temps que ses lèvres se fendent d'un sourire diabolique. 

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