Chapitre 22
Salut! Juste un petit message pour m'assurer que vous n'ayez pas manqué le chapitre 21, j'ai posté deux chapitres aujourd'hui!
Royce ne bronche pas. Ses yeux sont aussi sombres qu'un ciel nocturne sans étoiles ni lune. Ils sont comme saturés d'une multitude de missives cryptées alors que leur propriétaire me scrute dans un silence farouche. Je lève la main pour toucher ses cheveux drus parce que j'adore passer les doigts là-dedans, c'est à peu près le même sentiment grisant que quand on remporte une partie de Mario Kart contre un mauvais joueur, mais en mieux ! En beaucoup mieux !
Profitant de l'exceptionnelle indulgence de mon mécanicien et bien consciente que son accès de patience ne va pas s'éterniser, j'agrippe une poignée de mèches, un sourire vague scotché aux lèvres. Les siennes, de lèvres, sont légèrement entrouvertes et je ne peux pas empêcher mon attention de dériver dessus une seconde.
- Si tu veux, tu peux m'embrasser, je m'entends proposer avec une louable "générosité" et un timide espoir.
- Mais, je veux pas.
- Ah.
Ce que je voulais dire, c'est "aïe".
Ci-gît la dignité définitivement ensevelie de Lily Williams qui, déjà du temps de son vivant, se contentait de raser les murs, plus transparente qu'une baie vitrée.
Je plisse le nez en encaissant le camouflet. Je tente de me détourner de Royce et de ses traits douloureusement séduisants, mais avec sa proximité, c'est Mission Impossible. Le sixième opus, celui qui est sorti en 2018 avec un Tom Cruise presque grisonnant.
- Arrête de faire la gueule. J'essaye d'être sympa alors tiens toi tranquille, exige mon centre d'attraction en repoussant négligemment la mèche égarée qui m'agace un sourcil.
- Dans ce cas, tu ne te débrouilles pas bien du tout, je marmotte en faisant mon possible pour ignorer mon palpitant qui se transforme en caramel fondu et dégouline sur mes autres organes à son contact.
- Redemande-moi demain, si ça te tente toujours.
- Demain, c'est dans super longtemps, je râle avec une bonne dose de mauvaise foi.
Ma plainte d'enfant gâté a le mérite d'arracher un rictus amusé à mon mécanicien. C'est malin, ça me donne encore plus envie de ce qu'il me refuse. Ça me fait comme un électrochoc quand il s'abaisse brusquement pour effleurer ma bouche de la sienne. Je perçois presque la musique de mon électrocardiogramme imaginaire s'emballer à l'unisson de mon cœur. Bip! Bip! Bib! Ce n'est pas vraiment un baiser, c'est plutôt une minuscule caresse, pareille à une plume qui me frôlerait à peine, le temps d'un ridicule instant. Je n'ai pas le temps de réagir qu'il s'est déjà écarté. Frustrée, je lui oppose une moue blasée que les commissures guillerettes de mes lèvres viennent trahir.
Je ne dis plus rien et Royce non plus. Je reste simplement allongée à contempler son visage qui flotte au-dessus du mien. Lui paraît inhabituellement calme. Il y a toujours cette empreinte sombre et désabusée qui marque le fond de ses yeux, comme les traces indélébiles que laisse une existence de tourments, mais il à l'air moins tendu que d'ordinaire. Moins sur le qui-vive. Il respire lentement sans me quitter du regard, les pupilles élargies comme celles d'un chat dans l'obscurité.
Nos souffles invisibles n'ont pas d'autre choix que de s'emmêler dans l'espace exigu qui nous sépare. Je ne peux pas m'empêcher d'aimer ça, partager mon oxygène avec lui. Le sien d'oxygène, sent super bon. Je ne sais même pas si mon cœur décélère où s'il gagne en vigueur. Il n'est pas dans son état normal, ça c'est certain. Au-dessus de nous, l'ampoule un peu fanée de la chambre grésille. Le temps semble suspendu entre les planètes, comme un intermède, un instant arraché à la frise temporelle. J'ai la tête qui tourne et l'âme en vrac.
- Si je te dis quelque chose, tu promets de ne pas te moquer et de ne pas t'énerver ? je chuchote sur un coup de tête dans le silence de la pièce.
Royce recule un peu le visage pour me scruter avec plus d'attention et je prends ça pour une approbation. J'avale péniblement ma salive et me gratte le cou en m'accordant encore une seconde de réflexion, histoire de me donner l'occasion de me dégonfler. Mais mon esprit est réduit à l'état de bouillie et, au lieu de me retenir ou de tenter de me ramener à la raison comme c'est son devoir, il ne m'oppose qu'un haussement d'épaule indifférent.
Allez, c'est bon. Je ne suis pas une trouillarde. Je suis tombé de cheval plein de fois, un jour je me suis même fêlé une rotule, mais ça ne m'a pas empêchée de remonter en selle. Et je me suis faite agresser par un biker-bandit hier, mais je suis toujours en vie et en un seul morceau ! Non, je ne suis pas une trouillarde ! Pas comme les filles de mon lycée privé de Londres qui pleurnichaient dans leurs journaux intimes sur un amour non partagé.
Royce patiente toujours, une pointe de curiosité diluée dans son regard d'acier.
Bon. À trois, et pas question de me défiler.
Trois.
Deux...
- Tu me plais.
Je n'ai pas marmonné, je n'ai pas non plus débité cette vérité à la va-vite pour m'en débarrasser comme d'un médicament indigeste. J'ai bien articulé ces trois mots pour être sûre qu'il ne me fasse pas répéter. La seconde qui suit, Royce a l'air choqué. Ou non, pas choqué... plutôt pris de cours. Ce n'est pourtant pas comme si je venais de lui dévoiler le scoop de la décennie. Je voulais mettre des mots là-dessus, clarifier les choses une bonne fois pour toutes, mais je ne me fais plus trop d'illusion : il devait bien s'en douter un peu. Non ? Ça fait un mois que je rivalise avec les meilleures marques de pots de colle : Uhu, Pritt, Gloy... Peut-être qu'il ne s'attendait tout simplement pas à ce que je délivre l'information de cette façon.
D'ailleurs, s'il paraît un instant déstabilisé par mon élan d'honnêteté, celui d'après, il ne paraît plus rien du tout. Il n'a plus de réaction. C'est comme si j'avais pressé la touche pause le temps d'aller me chercher un paquet de chips. Il s'est statufié au-dessus de moi. Son souffle n'est plus évacué, je n'en perçois pas la chaleur sur mon visage. Ses traits se sont subitement détendus à la manière d'élastiques qu'on relâche sans prévenir, un masque neutre se dépose dessus et, à présent, les yeux qui me regardent sont déserts de toute émotion. Ce n'est pas vraiment bon signe, mais c'est moins pire que ce à quoi je m'attendais.
Au moins il ne s'est pas écarté. Sa posture est raide comme la mort, certes, mais il continue de me tenir chaud avec son corps. On entend des mouches voler. Pas à proprement parler, c'est juste pour dire que s'il y en avait, on aurait des chances de comprendre ce qu'elles disent tellement le silence est lourd. Je plaque le dos de ma main contre ma joue bouillante pour en mesurer la température.
- Voilà, c'est bon, je l'ai dit. Tu me plais, je conclue avec un petit sourire nerveux en espérant combler le blanc.
Je me sens un peu bête, mais je ne vois pas très bien comment j'aurais pu formuler ça autrement. C'est vrai, comment les gens annoncent ce genre de chose, normalement ? Je n'en ai pas la moindre idée. Au cinéma, il me semble qu'une personne dit "je t'aime", l'autre répond "moi aussi" - quelle chance ! - et c'est bouclé en cinq minutes avec un baiser fusionnel. "Je t'aime", c'est trop... trop... c'est juste trop ! Ça fait peur, je crois. Comme une arme de destruction massive. Je parie que si j'avais déclaré une chose pareille, Royce m'aurait mis à la porte, même si c'est le mobil home de Diego. J'aurais pu dire " je n'arrive plus trop à respirer quand je te vois", mais ça semblait trop dramatique. "Tu me plais" paraissait l'option la plus prudente. Paraissait à l'imparfait, parce que maintenant, je ne suis plus sûre.
Royce ne cille toujours pas. Le morceau de pomme coincé dans son cou gigote et semble à deux doigts de déchirer la peau. J'avale une petite goulée d'air en m'immergeant toute entière dans l'océan d'argent de ses iris.
- J'ai dit...
- J'ai entendu. Ça va passer, lâche finalement mon mécanicien en récupérant ses capacités d'élocution.
Ça va passer ?
- J'ai dit que tu me plaisais, pas que j'avais un rhume.
Ça y est, il s'écarte.
T'es contente ? Toi et ta grande bouche...
- Tu ferais mieux d'aller pioncer, t'es claquée, il conseille d'une voix blanche en se redressant un peu.
Je hausse mollement les épaules en ravalant la boule de déception de la taille d'un ballon de basket que j'ai de coincée dans la gorge. Comme mes jambes ne sont plus coincées sous les siennes, je n'ai pas trop de difficultés à rouler sur le flanc pour tourner les dos à la source de tous mes tourments. Je renifle discrètement. Je recommence à avoir froid, comme s'il m'avait volé ma chaleur en me retirant la sienne. Je me prends dans mes bras pour me consoler et chasser mes frissons. Ça m'apprendra, la prochaine fois, je ferais mieux d'être une trouillarde de première catégorie.
- Putain, j'entends Royce murmurer derrière moi.
J'ai l'impression d'avoir l'âme toute nue, exposée comme une toile de peinture abstraite sur un mur... ou plutôt comme une cible de fléchettes déjà criblée. Avant que je n'ai pu les retirer toutes, Royce me saisit par l'épaule et me retourne vers lui de force. Je refuse de croiser son regard, pas comme ça. Du coup je fixe l'édredon impeccablement tendu. Du moins, il était impeccable avant qu'on ne s'allonge dessus. Quand le mécanicien tend la main vers mon menton, je devine facilement son intention, mais je ne veux pas qu'il m'oblige à le regarder. Je repousse sèchement son poignet avant qu'il n'atteigne son but et il n'insiste pas.
- Pourquoi tu me lâches ça ? Qu'est-ce que t'attends de moi, là ?
- Ben... rien, je réponds faiblement contre le drap en affichant un air désolé. C'était juste pour que tu le saches.
Je m'autorise un bébé coup d'œil dans sa direction pour voir s'il est en colère. On ne dirait pas. Il a les sourcils froncés, mais pas méchamment. Son front est tout plissé de ridules contrariées et sa pomme d'Adam continue de rebondir à sa gorge. Il est juste... concentré. Oui, concentré.
- C'est normal que tu t'emballes un peu, il essaye de m'opposer avec pragmatisme, comme si j'étais une petite écervelée à qui il faudrait tout expliquer. Je suis le premier mec avec qui tu traînes comme ça. C'est nouveau, donc tu kiffes.
- Je kiffe ?
- Tu verras, y en aura pleins d'autres, des types beaucoup plus sympas que moi qui sauront quoi répondre quand tu leur balancera ce genre de truc, il ajoute et ses lèvres sont sujettes à une drôle de crispation qu'il fait passer pour un rictus peu concerné.
- Non, y en aura pas plein d'autres, je le contredis immédiatement en le fusillant du regard parce que j'en ai plus que marre que tout le monde me dise ça.
Il y a plein d'hommes dans le monde. Des centaines de milliers. Des milliards. Je suis au courant, merci. Tout comme je suis au courant qu'il y a zéro virgule zéro, zéro, zéro, zéro - et encore plein d'autres zéros - pourcent de chance que je m'intéresse à l'un d'eux un jour.
- Qu'est-ce t'en sais ? riposte Royce, circonspect.
Il est tendu. Comme s'il luttait contre une réaction irrépressible. À mon avis, il résiste à l'envie de tourner les talons et plus vite que ça. Je dois vraiment faire peine à voir s'il se met à prendre des gants.
- Je le sais, c'est tout ! Je suis dans ma tête tout le temps et ma tête me dit que... que tous les autres garçons sont archi nuls ! Sauf toi, toi tu n'es pas nul... Et les "types sympas" comme tu dis, ils ont juste l'air sympa, en vrai ils ne le sont pas du tout. Alors que toi... toi... De toute façon, ce n'est pas toi qui décides si tu me plais où non ! C'est mon cœur, j'ai le droit de faire ce que je veux avec, t'as pas ton mot à dire ! Et si moi, je ne te plais pas, ça change rien du tout...
Je n'ai jamais l'occasion de terminer cette phrase parce que Royce en avale la fin en recouvrant ma bouche avec la sienne. Violemment. Comme dans ces films d'amour avec des héros passionnés ! Si, si, je le jure ! Son corps revient ensevelir le mien, mais avec beaucoup moins de retenue cette fois. Il m'écrase à moitié, le matelas s'affaisse dans mon dos sous son poids. Mes poumons se débarrassent brutalement de leur air sous le torse du mécanicien. Une de ses mains agrippe un peu rudement ma mâchoire pour incliner mon visage selon sa volonté et je sens le pouce de l'autre effleurer ma tempe.
Je laisse les premières secondes - peut-être la première minute - filer sans moi, trop hébétée pour réagir. Ça ne dissuade pas Royce de prendre ce qu'il veut. On dirait qu'il a oublié les mystérieuses raisons pour lesquelles il refusait de m'accorder ça il y a dix minutes. Je ne laisse pas mon ahurissement tout gâcher. Je me reprends super vite parce que - bon sang de bonsoir - c'est exactement ce que je voulais !
Pliant la jambe, j'effleure le mollet en jean de Royce. Je remue un peu pour débloquer mes bras, coincés dans l'étau du mécanicien, et les enroule joyeusement autour de sa nuque en espérant le rapprocher encore. J'ai l'impression insensée qu'il ne l'est jamais assez. Comme un goût d'insatisfaction perpétuelle. Je crois que si c'était possible, j'irais me réfugier à l'intérieur de lui, là d'où il ne pourrait plus jamais me déloger. Ça y est, il m'a détraquée pour de bon.
Quand ses lèvres me pressent avec plus de vigueur dans une requête sans équivoque, j'entrouvre les miennes sans rechigner. Mon cœur vrombit comme la Camaro de son élu au moment où une langue plus si étrangère que ça vient embêter la mienne. Ma langue à moi est beaucoup plus sage que celle de Royce. Celle de Royce est plus volontaire et intrépide, à supposer que des langues puissent être dotées de pareils traits de personnalité. S'il existait des concours de ballet pour les langues, les nôtres seraient probablement médaillées d'or tellement elles s'appliquent !
Le front de mon addiction bute contre le mien. Comme un goût d'euphorie sur le palais. Un parfum de victoire. J'ai de la fièvre. Quarante-six. Peut-être quarante-sept ! Cinquante ! L'air autour de nous a aussi de la fièvre, il est suffoquant comme dans une forêt tropicale en plein été. Royce n'est pas normal. C'est forcément un extraterrestre né sur une autre planète et envoyé sur terre par erreur. Pas un extraterrestre tout moche et tout vert, un extraterrestre classe et tout, genre Superman avec son allergie à la kryptonite.
Oui, c'est forcément un alien parce que les êtres humains ne peuvent pas être aussi forts, un simple humain ne peut pas vous faire ressentir tout ça en même temps, vous donner l'impression que vous allez éclater comme une bulle de savon chatoyante. Donc Royce n'est pas humain. C'est là ma théorie. Je suis sûre qu'il ne se prend jamais des coins de meubles dans le petit orteil, qu'il peut faire des pompes au plafond ou des tractions avec un seul bras, et à mon avis, il n'a pas de nombril. Je ne l'imagine pas avoir un nombril. C'est trop un truc de mortel, les nombrils. Je glisse une main entre nous deux pour vérifier cette dernière hypothèse. Sa chemise n'est pas rentrée dans son pantalon, je n'ai donc pas de mal à faufiler un index curieux sous le tissu.
Constat numéro un : je me suis trompée, Royce a bel et bien un nombril, aussi fou que ça puisse paraître.
Constat numéro deux : il a des poils. Une fine ligne juste au-dessus de sa ceinture. Et ça fait un peu bizarre.
Constat numéro trois : il a plein d'abdominaux archi rigides et les siens ne sont certainement pas en pâte à modeler ! J'en prends conscience quand ils durcissent brusquement sous mes doigts.
Je n'ai pas le temps de faire une quatrième découverte parce qu'après s'être abruptement raidi, mon mécanicien retire presque immédiatement ma main de sous sa chemise - dommage. Il la remonte au-dessus de ma tête et la garde emprisonnée dans sa poigne de titan sans se détacher de moi. Sa bouche continue de malmener la mienne. La mienne adore ! J'ai un cœur colibri. Les colibris peuvent battre des ailes jusqu'à deux-cent fois par seconde ! Mon cœur bat tellement fort, tellement vite, que je ne perçois même plus les entractes silencieux qui séparent ses pulsations sonores. C'est comme un bruit de fond continu dans mes tympans. Il pulse dans tout mon corps.
Un peu avant qu'il ne rende l'âme à cause d'un surplus d'émotions mal contrôlées - j'aurais accepté sa perte avec sérénité -, la voix de Diego retentit dans le séjour du mobile home.
- Si ça intéresse encore quelqu'un, les pizzas sont en train de refroidir.
C'est comme de se faire réveiller par un pistolet à eau. Je le sais, Nate a eu sa période pistolet à eau, c'était infernal. La bouche de Royce libère d'emblée la mienne dans un bruit mouillé. Il ne se détache pas de moi sur le champ. Durant plusieurs minutes, il reste figé au-dessus de moi, son front collé à mon front, sa respiration sifflante sur mes lèvres et sa main toujours soudée à ma joue en surchauffe. Quand il chuchote un "bordel", le gros mot atterrit dans ma bouche.
- Profiter d'une meuf bourrée en pyjama Stitch, t'as vraiment pas de limites en fait. Sale con, jette une Mia plus grincheuse que le nain qui porte ce nom en traversant la chambre sans nous regarder pour rejoindre les autres pièces.
C'est comme le signal qu'attendait mon mécanicien pour se remettre en marche. Il se redresse lentement et se lève en se frottant le visage d'une main, comme s'il venait à peine de se réveiller. Quand il s'éloigne, j'ai envie de lui dire de se peigner un peu les cheveux parce qu'ils portent ouvertement la preuve du passage de mes doigts un peu trop enthousiastes. Je n'ose pas.
Il quitte la pièce sans un mot d'un pas raide, mais je ne m'arrête pas là-dessus. Pour le moment, mon bonheur est comme un bloc de granit, résistant, incassable. J'ai le sentiment qu'il pourrait survivre à la plus houleuse des tempêtes, que rien ne viendra plus l'entacher ! J'ai un sourire indélébile greffé sur le visage, on dirait le résultat d'un chirurgien un peu fou. J'aimerais ne plus jamais m'en départir.
Depuis mon doux nuage d'euphorie, j'ai complètement oublié que je ne suis pas exemptée des lois de la gravité. Du coup, en roulant gaiement sur le côté, je m'attendais bêtement à flotter. Mais non. Après Royce, c'est le sol que je vais embrasser. Brutalement. Pas grave ! Je suis heureuse, là. Je me relève, remonte tranquillement sur mon nuage et piste le fumet de pizza chaude que j'avais manqué jusque-là. Je gagne le minuscule living-room en me retenant d'imiter la démarche du petit chaperon rouge au moment où elle folâtre dans les bois, avant de rencontrer le loup.
Je rejoins timidement les autres près de la table basse sur laquelle deux cartons de pizza ouverts sont disposés. Mia est assise en tailleur par terre. Elle lève les yeux au ciel en découvrant ma mine fiévreuse et comblée, puis mord dans son repas pour ne pas que je la vois sourire. Vue ! Avachi sur un côté du canapé, Diego me coule un petit coup d'œil entendu qui me fait monter le sang au visage. Heureusement, il ne fait aucune réflexion. Royce juste à côté, sa grande silhouette sculptée affalé en entier sur l'autre pan du sofa, un bras nonchalamment posé sur le dossier. Il ne mange pas, il fixe d'un œil vague le match de football américain que diffuse bruyamment la télévision. Et il est en chaussettes.
Il est en chaussettes.
Je bute un moment sur ce fait à la fois anodin et surprenant. Forcément qu'il est en chaussettes, on ne monte pas sur un canapé avec ses chaussures. N'empêche... Je ne sais pas si je m'imaginais qu'il dormait avec ses grosses rangers, mais le voir sans est pour le moins étrange. J'ai envie de m'approcher, mais son humeur m'échappe complètement. Sa posture est un peu raide, par contre son visage ne reflète rien du tout.
Un jour, Nate m'a dit que la meilleure façon d'obtenir ce que l'on veut est de le prendre sans rien demander à personne. Il m'a assuré que les gens sont beaucoup moins enclins à nous demander des comptes quand on a l'air sûr de ce que l'on cherche et déterminé à l'obtenir. Pour me le prouver, il s'est levé au beau milieu d'un discours du proviseur et il a traversé la salle pleine d'un public silencieux et estomaqué pour aller chercher un cupcake sur le buffet réservé aux profs. Il l'a vraiment fait, comme ça, au culot. Ensuite il est tranquillement revenu s'asseoir en grignotant sa pâtisserie sous les regards médusés, et personne ne lui a rien dit.
C'est le moment de suivre son conseil et de voir si je dois lui accorder ou non le statut de grand sage. Go ! Je prends une discrète inspiration, lève le menton et traverse l'espace en imitant la démarche dynamique de mon meilleur ami. Je rejoins Royce en trois-quatre pas et il se décide enfin à poser les yeux sur moi. Je n'attends pas qu'il lâche une remarque cinglante ou qu'il me signale que je lui cache l'écran qu'il ne regarde même pas, je grimpe sur son canapé en faisant attention à ne pas lui écraser les pieds. Il me regarde faire, complètement figé. Sans trop prêter attention à son expression interdite, je me glisse entre ses jambes écartées, remonte encore un peu et m'installe contre lui.
Là j'attends. Je ne vois pas sa tête étant donné qu'il est derrière moi. En revanche je distingue très bien l'air médusé de Diego, qui me fixe avec un mélange de fascination et d'amusement. Royce ne réagit pas de suite. Si bien que pendant un moment, j'ai l'impression d'être blottie contre une statue. Une œuvre de Michel Ange, assurément. Une œuvre avec un cœur qui bat, j'en perçois le tempo lourd et rassurant dans mon dos. Le crâne appuyée contre son torse immobile, j'attends de découvrir s'il a l'intention de me chasser. J'attends. J'attends. Les secondes défilent avec les commentaires du match en arrière-plan.
Tic-tac. Tic-tac.
Je reprends ma respiration au moment où je sens Royce récupérer la sienne dans mon dos. Il ne fait aucune réflexion sur mon toupet. Il se détend et resserre légèrement les jambes autour de moi. Ma peau contre son jean.
Hip, hip, hip...
Nate, t'es un génie !
Quelqu'un marque à la télé, Mia lève le poing et Diego monte le son. Le frère et la sœur débattent ensemble des qualités sportives de tel ou tel joueur : Machinchose a été transféré pour cent-cinquante millions de dollars et Trucmuche se remet à peine d'une blessure aux adducteurs donc on excuse ses quelques erreurs. Je déguste ma part de pizza sans bruit en prenant bien garde à ne pas faire de miettes. Royce ne dit rien. Sauf quand je me retourne pour défaire sa ceinture dont la boucle me scie le dos. Là, il retrouve sa langue.
- Eh. Tu fais quoi, là ? il m'interroge de sa voix rocailleuse en immobilisant mes mains, ses yeux sombres légèrement élargis et la mine interdite.
- Ce truc là, ça me fait mal, je me justifie en désignant la pièce métallique à l'avant de l'accessoire.
Sans prévenir, Diego éclate d'un rire grave qu'il étouffe dans le dossier du sofa et Mia se roule par terre en se tenant le ventre. Je les fixe par dessous mes sourcils froncés. Ils sont vraiment bizarres, ces deux-là. Ça doit être génétique. Royce se dit sûrement la même chose parce qu'il secoue lentement la tête en se passant le pouce et l'index sur les paupières, avant d'écarter mes doigts pour retirer lui-même sa ceinture. Il lève les sourcils avec un moue ironique, comme pour demander : "satisfaite ?", et je hoche simplement la tête en me rallongeant contre lui.
Sauf que c'est faux.
"Satisfaite" est loin d'être un adjectif "satisfaisant" pour caractériser mon état d'esprit actuel. D'ailleurs, je ne crois pas qu'il en existe d'assez intenses et d'assez ciblés pour que je puisse mettre des mots sur ça. Tout ce que je sais, c'est que c'est immense comme un océan, puissant comme un océan aussi, et que ça croît à toute allure, de la même façon qu'une tumeur du foie ou du pancréas.
Royce... il est comme une drogue. J'ai beau n'avoir jamais - au grand jamais - consommé de substances illicites, je suis sûre que la comparaison est pertinente. Royce est une drogue, et à chaque fois que j'y goûte à nouveau, je sais que je nourris mon addiction à la paille par la même occasion, comme un minuscule oisillon rescapé que j'aurais transformé en aigle mangeur d'homme. Un aigle mangeur de jeunes filles naïves aux cœurs d'artichaut.
Je ne sais pas quand est-ce que Royce a l'intention de rentrer chez lui et je ne le lui demande pas parce que j'ai envie qu'il reste. Il commence à faire vraiment tard. Ou vraiment tôt. Il est probablement cinq heures du matin, si ce n'est six, et je mange de la pizza dans les bras de mon mécanicien. Ça n'a vraiment aucun sens. C'est un moment égaré, hors du temps. Comme le calme qui précède la tempête. Un moment avec une durée bien déterminée, une date de péremption fixée. Mais je m'y accroche avec l'énergie du désespoir que montre un enfant à qui on essaye d'arracher son doudou. Parce que je sais très bien que cela ne va pas durer. Rien ne dure jamais pour toujours.
Et demain est un autre jour...
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