Chapitre 21

- C'est dégueulasse !

- Oui, je confirme joyeusement en pressant le tube de shampoing pour homme que je viens d'ouvrir pour en humer le parfum.

Je fronce le nez et reclipse le bouchon quand l'arôme piquant me brûle l'odorat. Ça sent trop fort l'homme. C'est du Clear, il me semble. Je ne suis pas sûre. Je ne sais plus trop lire. Je crois qu'il me faut des lunettes maintenant. Je veux les mêmes que Clark Kent. Et je veux son costume et sa cape aussi ! Et ses superpouvoirs !

- Nan, je veux dire... c'est dégueulasse ! Ça se fait pas ! T'as bu comme un trou et c'est moi qui... gerbe ma race, rouspète Mia depuis la cuvette de toilettes qui lui sert provisoirement d'oreiller.

Je crois qu'elle aimerait continuer de s'insurger contre l'injustice du monde, mais un nouveau haut-le-cœur l'en empêche et sa jolie tête énervée disparaît à nouveau dans son vomitoire. Je voudrais être une bonne amie et lui relever les cheveux pour la soutenir dans cette épreuve, mais je tiens à peine debout, et puis, ses boucles sont beaucoup trop courtes. Alors je me contente de lui envoyer des salves de réconfort mental. Dans ma tête, les Lily ont revêtu leurs costumes de cheerleaders et l'encouragent à coups de pompons.

- C'est le karma. C'est toi qui as voulu faire la fête, et c'est aussi toi qui m'as poussée à boire ! je ne peux pas m'empêcher de faire remarquer depuis la cabine de douche dans laquelle je suis confortablement avachie.

Les cabines de douche sont vraiment un endroit sous-coté, je songe en faisant semblant d'épiler les portes vitrées, puis mon genou, avec le rasoir qui gît près de ma converse. Le sol en céramique est un peu dur sous les fesses et l'espace exigu m'oblige à laisser traîner une jambe dans la salle de bains, mais j'aime bien. C'est comme une cabane. Ce mobile home tout entier est comme une cabane. En plus, il est sur la plage. Un mobile home sur la plage, c'est vraiment trop top !

- Ton frère n'a pas beaucoup de produits de beauté, je commente pour distraire mon amie de ses reflux.

Le stock, que j'ai soigneusement ordonné par échelle qualitative d'odeur, se résume à quelques flacons de gel douche à moitié vides et deux shampoings.

- Ma mère en a beaucoup plus, elle en a des tonnes et des tonnes, de toutes les odeurs et de toutes les couleurs. Elle en a même qu'elle n'utilise jamais. Il y a plein d'étagères dans sa douche et elle fait des pyramides Égyptiennes avec les tubes.

- Ouais, mais c'est une salope, commente ma Colombienne et son trait d'esprit est encadré par deux vomissements.

- Ah. Je voulais te dire, c'est super gentil de votre part de me laisser passer la nuit chez vous.

- Arrête de dire ça, meuf. C'est la base. Par contre, j'sais toujours pas pourquoi tu... peux pas crécher chez ton oncle.

Mon oncle...

- Tu préfères être à Serpentard ou à Gryffondor ? je change de sujet en collant ma tempe brûlante contre le carrelage frais.

La sensation m'arrache une exhalation de bonheur.

- Ser... eurk... Saloperie ! Serpentard. Comme ça, je pourrais taper l'incruste dans le pieu de Malfoy, la nuit. Toi ? me renvoie mon amie au bronzage verdâtre en s'écartant enfin du siège des toilettes.

Elle tire la chasse d'eau, rampe comme un soldat sanguinolent et grièvement blessé jusqu'au lavabo, puis se hisse péniblement jusqu'à la vasque pour se rincer la bouche avec du dentifrice. Ensuite elle se laisse choir sur le tapis de douche, expédie violemment ses imposantes bottines militaires contre la porte - sans les mains ! - et fixe la petite ampoule ambre qui nous distille timidement sa lumière, au plafond.

- Gryffondor, j'embraye sans hésitation. Comme ça, je deviendrais amie avec les Weasley. Ces gens sont trop cool.

- Mouais. Tu préfères manger un gâteau d'anniv' qui a un goût de merde ou une merde qui a un goût de gâteau d'anniv' ?

- Ark ! Aucun des deux !

- Si. Obligé.

- Bon, alors le gâteau d'anniversaire qui a un sale goût.

- Idem, valide Mia en roulant sur le flanc pour me faire face.

Son tapis est pelucheux et il doit être confortable parce qu'elle place ses mains jointes sous sa joue dans une position qui appelle le sommeil. Sa tête de brunette repose à quelques centimètres de ma tennis. Ses doigts jouent avec mes lacets défaits. Ses paupières maquillées ont l'air lourdes. Les miennes aussi, fatiguent, mais je continue de les faire battre à un rythme régulier parce qu'aussi chouette que soit cette douche, je ne compte pas m'endormir dedans. Je bouge un peu le menton pour suivre le rythme d'une chanson imaginaire qui n'existe que dans ma caboche et je me plains mollement d'avoir soif.

- T'es dans une douche, remarque platement Mia.

Ça tombe sous le sens.

- Ah oui, c'est vrai.

- Tu préfères causer comme maître Yoda ou respirer comme Dark Vador ? relance la latino pendant que je tâtonne au-dessus de ma tête à la recherche du mitigeur thermostatique.

- Maître Yoda ! Direct.

Quand je tourne le robinet, je me retrouve assise sous la pluie. Une pluie diluvienne. Une pluie drue. Une pluie battante. J'aime bien la pluie. À Londres, quand le ciel est d'humeur chagrine, Nate et moi enfilons nos anoraks et nos bottes en caoutchoucs les plus laides pour aller faire les fous dans les flaques. Sous nos capuches, dans la grisaille anglaise, on a le droit de passer pour deux imbéciles. On s'en fiche.

Le pommeau de douche me pleure dessus des larmes hivernales et la froideur de l'eau m'arrache un éclat de rire surpris. Je bascule la tête en arrière pour que les gouttes s'échouent dans ma bouche. La plupart visent très mal. Elles ruissellent impétueusement sur mon visage, imprègnent mes vêtements et font la course sur ma peau, déclenchant ma chair de poule.

- Tu préfères voler ou lire dans les pensées ? je crachote sous les trombes après m'être plus ou moins abreuvée.

Je lève le bras pour arrêter l'hémorragie d'eau, mais je n'en trouve pas la source. Bah, tant pis. Ça rafraîchit. Quand je glisse un peu pour m'avachir davantage contre le mur, mes vêtements trempés font un drôle de bruit d'éponge.

- Aucun des deux, c'est carrément surfait comme superpouvoirs. Ce qui serait utile, c'est de pouvoir garder la forme en se goinfrant et sans faire de sport. Ou alors d'être capable de deviner la taille d'un pénis à travers le pantalon.

Il y a des petites rainures au plafond, là où la peinture se craquelle. Ça fait comme une coquille d'œuf en train d'éclore. C'est joli. Je m'essuie les yeux et repousse les mèches mouillées qui se sont plaquées contre mon front. J'ai froid, je crois.

- T'es pas d'accord ? rigole Mia.

- C'est nul comme superpouvoir. Et t'es obsédée.

- Tu le seras, toi aussi. Bientôt.

- Non.

- Si.

- Non !

- Tu préférerais prendre ton pied comme une folle, mais être incapable de donner du plaisir à l'autre, ou ne pas pouvoir ressentir de plaisir mais envoyer le type au septième ciel ?

- Euh... je ne sais pas, j'avoue sans être parfaitement certaine de ce qu'elle entend par là, ni assez dégourdie pour demander des précisions.

- Ok. Si t'organises une teuf, t'invites plein de gens et tout... tu préfères t'emmerder, mais que tout le monde kiffe ta fête, ou bien vivre ta meilleure vie, mais que tous les autres se fassent chier à mort ?

- Ben... je préfère que les invités s'amusent, je réponds honnêtement avant de comprendre à son sourire de démon où elle veut en venir.

- Je le savais ! T'es dans la deuxième config'.

- Je ne parlais pas de ça !

- Ça quoi ?

- Ça n'a rien à voir !

- C'est pareil. Tu penses à Royce, là ? se moque Mia d'une voix pâteuse.

- Mais non !

- Mais si !

- Non !

Non, je n'y pensais pas. Mais évidemment, maintenant qu'elle a prononcé son prénom... une fois que la graine est plantée... Bravo ! C'est une graine de pastèque en plus. Ça pousse et ça prend énormément de place. Je ne veux pas de cette graine !

Normalement, ce genre... ce genre d'idées-là ne passent jamais les solides barrages qui structurent mon esprit. Mais ça, c'est quand je suis réveillée et sobre et en ce moment, je ne suis ni l'un, ni l'autre. En dépit du jet froid qui m'asperge toujours et a même fini par me faire claquer des dents, mes joues brûlent. Une chaleur suspecte se répand partout dans ma poitrine. Pas une chaleur. Un brasier. Un brasier qui vient pour tout dévaster. Je cligne des yeux et remue les orteils sans savoir comment réagir. Avant que je leur en donne l'autorisation, mes papillons émergent doucement de leur courte hibernation et s'agitent discrètement. Leurs ailes sont lourdes, leurs battements hésitants. J'aimerais qu'ils s'en aillent. Je ne suis pas... je ne peux pas...

Mon Dieu ! Je n'arrive pas à croire que je pense à ça ! Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ?

Roulement de tambours entre mes côtes. Je suspends mon souffle. Quelques visions malvenues et parfaitement déplacées sont en train de profiter de ma torpeur pour s'introduire dans mon cerveau et venir me tourmenter. Des produits fictifs que ma cervelle tisse à partir de pas grand chose : mon imagination limitée, des extraits de films vaguement suggestifs... et Royce. Royce qui a les mains chaudes et volontaires. Royce qui doit être tellement, tellement agréable à regarder torse nu. Royce qui est si imposant qu'il pourrait me faire disparaître sous son grand corps sec. Royce... étendu au-dessus de moi. Royce qui respire un peu plus fort, comme les hommes quand ils... enfin... quand ils ont du plaisir...

Comme lui.

Lui.

Voilà.

C'est fini.

Mes papillons s'écrasent lamentablement, grillés par la foudre. Les images continuent de défiler, mais maintenant, ça n'a plus rien à voir. Des vignettes floues et ignobles qui clignotent dangereusement à la frontière de ma conscience, là où ma douane mentale leur barre difficilement le passage. Mais quand même. Elles sont là et je ne peux rien y faire. Exactement ce que je voulais éviter.

Le grincement terrifiant d'une porte qui s'ouvre au beau milieu de la nuit. Le tintement d'une ceinture qu'on défait. Ses inspirations écœurantes qui me donnaient envie de pleurer. De mourir. Et ses mains, ses horribles mains qui profanent tout sur leur passage. Ces bribes de mon cauchemar personnel me transpercent une seconde comme des petits coups de poignards. Si ça continue, ça va être à mon tour de m'agenouiller devant la cuvette pour rendre mes tripes. Je serre les dents de toutes mes forces et lève le nez et offre mon visage à la pluie afin qu'elle me rince de ce malaise boueux.

Ça marche un peu.

La Colombienne ricane dans les poils du tapis, comme si elle savait très bien ce qui est en train de m'arriver. Sauf qu'elle ne sait pas. Elle croit seulement savoir. Elle ne sait rien. Je prends une profonde inspiration et donne un coup de volant mental pour modifier la trajectoire affligeante que prenaient mes pensées.

- Si tu veux, je peux utiliser mon nouveau superpouvoir sur lui, se moque mon amie. Je regarde dans son jean et je te dis.

- Je te l'interdis !

- Je vais me gêner.

La voix de son frère nous parvient de l'autre côté de la porte et m'évite de la sermonner pour son incorrection.

- Mia ? Ça va mieux ? Vous faites quoi, pourquoi j'entends l'eau couler depuis tout à l'heure ?

La Colombienne éclate de rire et je l'imite plus ou moins sous mon nuage de pluie. Je commence à avoir froid pour de vrai, maintenant. Il me faudrait un parapluie. Je tremble. Je ris aussi, parce que Mia rit quand on entend Diego marmonner assez fort de l'autre côté :

- Je sais pas ce qu'elles foutent, ça fait une demi-heure. Écoute-les se bidonner. Non, ouvre pas, mec, elles sont peut-être sous la dou...

Le battant s'ouvre quand même brusquement. Pas sur le latino, mais sur Royce. Il est si grand qu'il doit légèrement plier le cou pour passer sous le chambranle. Je ne m'attendais pas à ce qu'il soit encore là, je pensais qu'il comptait seulement me déposer, pas qu'il s'attarderait dans la caravane. Je ne peux pas m'empêcher de sourire quand je le vois, c'est épidémique. Ou épidermique ? Enfin, c'est un réflexe quoi. Il est juste trop, trop, trop beau avec sa chemise sombre toute froissée, ses prunelles d'agate en colère et ses cheveux qui rejouent la bataille de Naseby.

Il se fige sur le seuil, son regard survole à peine Mia qui fait l'étoile de mer sur le sol, et se braque tout de suite sur moi, recroquevillée sous l'averse. Les yeux ronds comme des cookies aux pépites de chocolats et la tête inclinée, Diego m'observe aussi par-dessus l'épaule de son ami. Je crois qu'il a envie de rire avec nous parce qu'il pose directement une main sur sa bouche et que ses prunelles sourient. Mon mécanicien, par contre, ne sourit pas. C'est même l'opposé. Pour changer.

- Putain, il jette en se précipitant vers moi.

Il enjambe ma copine comme si elle était un pouf ou un arrosoir et se penche au-dessus de ma tête dans la cabine. Aussitôt, le déluge cesse, comme par enchantement ! Je ne sais pas comment il a fait, ce serait vraiment fou qu'il soit capable de contrôler la météo en plus de mes battements de cœur ! C'est bizarre, mais je me sens encore plus frigorifiée maintenant qu'il a coupé la cascade. Je me prends vite dans mes bras pour me réchauffer et lève la tête en reniflant. Je regarde Royce.

Il est planté devant moi, les mains agrippées aux parois vitrées de la douche. Il me fixe comme si j'avais des yeux à la place de la bouche et la bouche à la place des yeux. En soi, ce ne serait pas très joli comme configuration. Il n'a pas l'air content, mais ce n'est pas bien grave parce qu'il ne l'est de toute façon presque jamais.

- Je peux savoir ce que tu fous ? il me gronde au moment où j'éternue.

- J'avais soif.

- Lève-toi.

- Non.

- Lily, tu me fatigues, sors de là.

- Je suis fatiguée, je râle en remontant mes genoux contre moi comme un rempart médiocrement efficace contre le froid.

- Ouais, on est fatiguées, renchérit Mia en soutien.

Royce l'ignore. Je l'entends soupirer et il entre à moitié dans ma cabine de douche. Surprise, j'attends de voir ce qu'il va faire. Il s'incline et passe les mains sous mes aisselles pour me remettre debout. Je n'ai aucun effort à faire. C'est lui qui me soulève et me repose sur mes pieds avec ses biceps gonflés. Il lâche encore deux autres gros mots quand mes vêtements se mettent à recréer les chutes du Niagara. Heureusement, tout s'écoule directement dans la bonde. Il tend le bras en arrière pour attraper... ah, pour attraper la grande serviette que lui tend Diego. J'hallucine, il ne va quand même pas... ah ben si, il m'emmitoufle dans le drap de bain. Il le fait sans douceur et ses lèvres sont pincées d'agacement, mais je trouve quand même ça très gentil.

Je lui souris de toutes mes dents et de toute ma reconnaissance en essuyant mes sourcils mouillés. J'ai les jambes en marmelade. Elles sont toutes molles et pas plus efficaces que si mon buste reposait sur deux fétus de paille.

- Laquelle de vous deux à gerbé ? demande mon mécanicien, impassible, en me faisant sortir de ma cabane inondée.

- Mia, des litres et des litres de vomi, je balance du tac-au-tac avec un sourire encore plus gigantesque en m'écartant de mon mécanicien pour observer la malade.

Mes pieds mouillés glissent aussitôt sur le sol de la salle de bains comme sur une savonnette humide, mais Royce me rattrape avant que je ne me fende le coccyx. Il passe un bras sous mes genoux, l'autre dans mon dos, et il me hisse sans aucun effort contre son torse. J'essaye de ne pas avoir l'air trop heureuse. Après tout, je suis en train de tremper ses vêtements, ce ne serait pas correct de jubiler.

- Cafteuse, maugrée la Colombienne depuis son nid de fortune.

- Tu l'as bien cherché, je rétorque d'une voix un peu vaseuse. La prochaine fois, tu réfléchiras avant de jouer les entremetteuses pour me coincer avec... avec deux blaireaux qui sortent tout juste de chez l'esthéticienne.

Au-dessus de ma tête, Royce ricane sans me lâcher et j'ai cette sensation... comme quand on nous pousse trop fort sur une balançoire et qu'on a des guilis dans le ventre.

- Lily dit qu'elle veut t'envoyer au septième ciel, déclare brutalement Mia en représailles au moment où il amorce un demi-tour pour sortir de la salle de bains.

Pardon ?

Royce trébuche contre un truc par terre et s'immobilise pour jeter un coup d'œil à la colombienne. Mes joues deviennent toutes chaudes. Toutes rouges aussi, probablement.

- C'est faux ! J'ai jamais dit ça ! J'ai dit que je voulais que plein de gens viennent s'amuser chez moi, je ne parlais pas de toi, je rectifie sans tarder en laissant pendre ma tête dans le vide.

Je vois tout dans le mauvais sens, je respire à l'envers et mon front devient brûlant à cause de l'afflux sanguin. Je m'alanguis et fais semblant d'être morte, pour rire.

- Est-ce qu'on va manger des trucs ? J'ai faim, je balbutie dans le silence en revenant coller mon front contre le cou de Royce.

Je sais bien que c'est très impoli de réclamer de la nourriture lorsqu'on est invités chez des gens, maman me l'a toujours formellement interdit. Mais mon estomac, qui exécute des cabrioles insistantes au creux de mon ventre, me pousse à mettre mes principes au grenier.

- Je vais commander de la pizza, annonce Diego depuis la porte alors que je croyais qu'il était déjà reparti. Deux peppéronis ?

Je n'aime pas ça, les pepperoni, mais je ne dis rien parce que je me suis montrée assez impolie comme ça. Royce sent super bon. Il sent meilleur que le shampoing Clear qui pique le nez dans la douche. Il sent juste Royce mais je trouve que ça sent super bon. Il est tellement près que je pourrais facilement l'embrasser dans le cou si l'envie me prenait. L'envie me prend, alors je dépose un tout petit baiser sur sa jugulaire apparente. Tellement léger qu'il ne devrait même pas s'en rendre compte. Sauf qu'il tressaille donc il est bien possible qu'il l'ait remarqué.

- Mec ? insiste son ami.

- Prends-en une sans viande, lui répond Royce et quand il parle, je sens sa gorge et son torse vibrer à l'unisson de sa voix rauque, tout contre moi. Et dis à ta frangine qu'elle arrête de mater ma queue, c'est barré.

Hein ?

Je me redresse, fronce puissamment les sourcils et fusille mon amie du regard. C'est vrai que ses yeux ne sont pas du tout là où ils devraient se trouver ! Je la vois mimer le mot "superpouvoirs" avec sa bouche démaquillée qui s'incurve sournoisement. Moi, je lui mime "arrête ça tout de suite !" en lui envoyant des signaux d'indignation. Elle est de toute façon obligée d'arrêter parce qu'une seconde plus tard, elle se redresse en sursaut et retourne se plier près de la cuvette pour terminer de se purger.

- Le karma, je répète bien fort par-dessus l'épaule large de mon mécanicien quand il m'emporte hors de la pièce et j'ai juste le temps d'apercevoir le doigt d'honneur dont elle me gratifie derrière son dos avant qu'il ne referme la porte sur elle.

La chambre Diego n'est pas très grande, mais elle est super bien rangée. Je ne savais pas que les hommes pouvaient être ordonnés. Il y a un grand lit qui mange la moitié de l'espace avec un édredon turquoise bien tiré et sans aucun pli. Des tonnes d'oreillers bien arrangés. Le sol est recouvert d'un lino qui imite le parquet et rien ne traîne dessus. Ça à l'air tellement lisse et propre, idéal pour des glissades en chaussettes. L'ordinateur portable qui repose sur la table de chevet est disposé dans l'angle de la console de manière à en épouser les côtés, l'armoire est soigneusement fermée.

La commode fait tache avec le reste de la pièce, comme une pelouse parfaitement coupée qui serait envahie de mauvaises herbes sur un mètre carré. Le meuble disparaît presque sous une pile de vêtements de fille, de maquillage, de chargeurs emmêlés et de fiches de cours. C'est signé Mia.

- La pose pas sur mon pieu, elle va tout tremper, avertit Diego depuis l'entrée de son mobile home.

Royce ne répond pas et me dépose sur le lit. Dès qu'il n'est plus contre moi, je recommence à avoir froid. Je me mets à grelotter en fixant le plafonnier dans les yeux jusqu'à ce que des taches colorées imaginaires viennent égayer mon champ de vision flou. Ensuite Royce l'envahit en se penchant sur moi, y ajoutant la touche finale de merveille.

- Je te parle. T'as pris des fringues ?

Pourquoi est-ce que ses iris sont aussi gris, aussi fabuleux ? C'est permis au moins ? Est-ce qu'il a le droit de se promener comme ça, avec ses prunelles hypnotiques qui creusent des tunnels souterrains dans votre poitrine ?

- Moui.

Je reste étendue là, les bras en croix tel un Jésus à l'article de la mort pendant qu'il récupère mon sac à dos en peluche. Il l'ouvre sans demander la permission et fouille dedans une minute avant de trouver ce qu'il cherche. Je le regarde faire sans broncher. Qu'est-ce qu'il cherche, déjà ? Je comprends quand il me jette le short et le T-shirt de pyjama que j'ai emportés. Je n'ai pas le réflexe de les attraper au vol et ils s'échouent sur ma figure. Du coup, je ne vois pas Royce quand il ordonne :

- Change-toi avant de choper une merde.

Je l'entends juste quitter la chambre de son pas lourd. Bon d'accord. J'attrape les pans trempés de mon chemisier que j'essore sans même le faire exprès, et me contorsionne sur le matelas pour essayer de le retirer. Je grogne en luttant contre le vêtement trop cintré. J'essaye tout. Plier le coude pour faire passer mon bras à l'intérieur de la manche. Distordre le col qui se révèle trop petit pour ma tête. Avec mon short, c'est la même histoire : lui aussi refuse catégoriquement de se décoller de moi. J'ai beau tirer dessus comme une forcenée, il reste fermement agrippé à mes hanches. Saleté !

Au bout de plusieurs éprouvantes minutes, je dois me rendre à l'évidence : je ne pourrais plus jamais les retirer ! Je devrais porter toute ma vie ces deux bouts de tissus mouillés ! Et comment je ferais, en hiver ? Quand je rentrerais à Londres et qu'il neigera ? Je commence à paniquer. Je me rallonge en soufflant de frustration. J'ai la sensation d'être emprisonnée, prise en otage par mes habits !

- Mia ! Ça veut pas s'enlever, je bredouille en haussant du mieux que je peux ma voix toute cassée d'épuisement. Mi-ia ! Miiia, Miiia, Miiia !

Pour seule réponse, un bruit de dégorgement me parvient depuis la salle de bains. Et aussi un bruit de porte qui s'ouvre quand Royce réapparaît dans la chambre à coucher avec ses sourcils froncés. Ah !

- Ça veut plus s'enlever, je lui explique, dépitée, alors qu'il traverse la pièce pour me rejoindre.

Je tire fort sur ma chemise pour lui montrer et l'un de ses sourcils grimpe légèrement sur son front.

- T'as essayé les boutons ?

- Les boutons ?

- Tu te fous de moi ?

En parlant, il s'est rapproché. Il s'agenouille au pied du lit et attrape le mien, de pied. Le gauche, je crois. Je me redresse péniblement sur les coudes et l'observe défaire mes lacets et me débarrasser de converse numéro un, avant de s'attaquer à converse numéro deux.

- Et le reste aussi, je quémande depuis mon nuage de confusion quand il se remet debout.

Cette fois, Royce lève ses deux sourcils bruns en même temps et me fixe, la bouche entrouverte et l'œil noir.

- Non, il refuse finalement. Attends que ta copine ait fini de décuver.

- Mais j'ai froid.

- La faute à qui ?

- Si ça se trouve, Mia va rester près des toilettes toute la nuit, je râle en faisant une nouvelle - veine - tentative pour m'extirper de mon chemisier.

Rah ! Ça m'énerve ! Mon mécanicien hésite, à présent. Je le vois se passer une main dans les cheveux et se dévisser le cou pour jeter un œil à la porte close de la salle de bains. Un unique juron s'échappe de sa bouche et il semble jeter l'éponge.

- Juste pour être sûr, t'es au courant que si je te retire tes sapes, tu seras déshabillée ?

- Ben oui.

Ce n'est pas si grave. Il m'a déjà vue en maillot de bain. C'est presque pareil, non ?

Pas... pareil, me détrompe faiblement ma conscience amoindrie depuis le cachot dans lequel l'alcool et la fatigue l'ont séquestrée.

Je l'entends à peine. Elle a dit quoi ?

- Ok. C'est toi qui vois. Assieds-toi, me somme Royce sans détour.

Comme je peine un peu, il me redresse lui-même en crochetant ma nuque. Inclinant le buste vers moi, il attrape le col de ma chemise et patiente une seconde, ses yeux de métal fichés dans les miens, comme pour voir si je vais me rétracter. Ce n'est pas le cas.

- Tu regardes pas, j'ordonne quand même, brusquement rattrapée par ma timidité.

- Qui te dit que j'ai envie de regarder ? il m'oppose en me m'époussetant d'un regard neutre.

Oh. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens vexée. C'est vexant, non ? Mon visage fonce d'embarras et je baisse vivement les yeux pour contempler mes genoux. Royce soupire une brise chaude dans mes cheveux humides.

- Tu gobes vraiment mes conneries, en fait. Je regarde pas, c'est bon ? il lâche sur un ton vaguement excédé.

Je hoche plusieurs fois la tête en retrouvant ma bonne humeur et je lui raconte ma classe de neige de cinquième au Lake District pendant qu'il déboutonne ma chemise. C'était une super sortie scolaire, même si on s'était fait passer un monstrueux savon parce que Gavin Bishop s'était mystérieusement retrouvé enfermé dans la soute à bagage du bus. Royce est vraiment rapide, ses longs doigts habiles s'activent plus vite que leurs ombres pour me débarrasser de mon haut. À chaque cran qu'il défait, les tendons de ses avants bras tressaillent et les flammes floues n'en paraissent que plus réelles. Si bien que je ne résiste pas à l'envie de les effleurer, juste pour voir si elles me brûlent la peau.

- Tu préférerais pouvoir voyager dans le passé pour rencontrer tes ancêtres ou aller dans le futur pour voir les enfants des enfants de tes enfants ? je l'interroge avec enthousiasme quand il défait le dernier bouton et repousse mon chemisier sur mes épaules.

Je ne récolte rien de plus qu'un regard vide avant que Royce ne se concentre sur mes bras qu'il essaye de faire sortir des manches courtes.

- Moi en tout cas, j'irais dans le futur. Comme ça, au passage, je verrais si on se déplace en voitures volantes et si des trucs pourris comme le racisme existent toujours. Oh et j'essayerais de savoir si on a trouvé un remède contre le cancer et si oui, je le ramènerais dans le présent. Et aussi...

Je me tais subitement parce que mon mécanicien vient de jeter mon vêtement sur le lit et que je me rends compte au passage que ça fait tout de même un peu bizarre de me retrouver en... en soutien-gorge devant lui. Plus que je l'imaginais. Finalement, je trouve que ça n'a pas grand chose à voir avec le maillot de bain. Mais Royce a dit qu'il s'en fichait, alors... Ce n'est pas comme s'il en profitait, je suis juste en train de lui faire perdre son temps. Du coup je me retiens de faire la difficile. Ce qui ne m'empêche pas de croiser nerveusement les bras sur le dessous blanc minimaliste que maman m'a obligée à enfiler sous ma robe de fête, ce matin. Mon mécanicien me fixe en haussant les sourcils, comme s'il s'était attendu à ce que je reprenne mes esprits.

Pour tuer ma gêne, je pratique l'autodérision.

- Finalement, tu avais presque raison pour le babysitting, je rigole en espérant lui tirer une réaction autre que ce masque crispé et cette raideur préoccupante.

- Mhm, il se racle la gorge sans relever.

Je n'ai pas l'occasion de trouver une plaisanterie de meilleur goût. Avant que je ne puisse mettre les vieux rouages grinçants de mon cerveau en branle, Royce compresse l'organe en passant brusquement ma tête dans le col de mon T-shirt sec. Je lui souris dès que mon visage émerge et enfile moi-même les manches avec un petit soupir de soulagement.

- Debout.

Je m'exécute du mieux que je peux comme un bon petit soldat de plomb. Enfin, un bon petit soldat tout court parce que ceux en plomb ne bougent pas. Il glisse les doigts dans ma poche arrière et en retire un objet rectangulaire qui... ah, c'est mon portable. Royce me coule un bref regard exaspéré. Ben quoi ?

- Tu t'es baignée avec ?

- Euh...

Il presse le bouton d'allumage en soupirant. L'écran reste noir. Pourquoi est-ce qu'il reste noir ?

- Il est mort, déclare mon mécanicien comme un chirurgien annonce l'heure du décès d'un patient.

Puis il jette l'appareil défaillant sur le lit et crochète l'un des passants à l'avant de mon short pour me rapprocher. Je ne bronche pas en le voyant faire sauter le bouton. N'empêche, je trouve ça très gênant quand il descend la fermeture éclaire. Le bruit du zipper me fait violemment monter le rouge aux joues et quand ses doigts brûlants comme des charbons ardents effleurent très légèrement mon ventre, ça remue bizarrement à l'intérieur. Ses jointures abîmées sont un peu râpeuses contre ma peau. J'ai l'impression de défaillir. Pour de vrai. Je me crispe de la tête aux pieds et ma salive reste coincée quelque part dans ma gorge.

C'est tellement intimidant que je me mets à danser d'un pied sur l'autre, ce qui ne facilite pas la tâche à Royce. Il fait comme s'il n'avait rien remarqué, mais je regrette un peu de lui avoir réclamé ce service avec autant de désinvolture, comme si je lui demandais d'ouvrir ma bouteille d'eau ou d'attraper un truc en hauteur, dans une étagère. Encore une fois, je me garde bien de me plaindre, il a déjà l'air assez énervé comme ça. Ses mâchoires sont encore plus crispées que moi, le petit muscle cliquette sous la peau tendue, ses gestes sont mécaniques et il jette des injonctions laconiques - "lève la jambe", "l'autre" - entre ses dents serrées.

Il est efficace. Ce moment de malaise est de courte durée : en trente secondes top chrono, je suis rhabillée. Je souffle de soulagement et étonnamment, lui aussi semble retrouver sa respiration. Vu comme il est proche, je le sens inspirer contre moi au mouvement de son torse. Je sens également son portable qui vibre à l'avant son jean. Ça me donne une - mauvaise - idée. Sans lui laisser le temps de réagir, je m'empare de l'engin qui dépasse de la poche et me fait coucou.

Un prêté pour un pendu, c'est bien comme ça qu'on dit, non ? Je me laisse à nouveau choir sur le grand lit et hisse l'écran devant mes yeux sous le regard assassin de mon mécanicien. Il pose un genou sur le matelas, entre mes jambes, et se penche rapidement au-dessus de moi, le visage fermé. Tant pis, c'est lui qui a commencé ! Il n'avait qu'à pas lire tous les textos humiliants de Mia sans ma permission. Secouée par un fou rire, je déverrouille l'appareil et déchiffre à toute vitesse le message qui s'affiche dans la barre de notification pour rendre la monnaie de sa pièce au destinataire.

- Verizon Wireless te dit " jusqu'au 30 Juillet, vous avez droit à soixante dollars de remise immédiate sur une sélection de smartphones pour l'ouverture de...", j'ai le temps de parcourir avec une moue déçue avant qu'il ne m'arrache son bien des doigts. Pfff, c'est nul, toi tu as les messages croustillants et moi j'ai droit à ton opérateur téléphonique, je boude quand il range prudemment le téléphone dans sa poche arrière, hors de ma portée.

C'est seulement là, alors qu'il visse ses prunelles irritées aux miennes, que je réalise qu'il est presque allongé sur moi, en appui sur ses deux bras pliés de part et d'autre de ma tête, une jambe glissée entre les miennes. Très près. Plus près, tu meurs. D'ailleurs je suis déjà un peu en train de mourir, ça expliquerait pourquoi mon cœur fait autant de boucan dans sa cage. Il titube comme un alcoolique, se cogne contre les barreaux, mi-comateux, mi-hystérique. Pour le coup, je n'ai plus froid du tout.

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