Chapitre 20

Re-salut! Juste un petit message pour m'assurer que vous n'ayez pas manqué le chapitre 19, j'ai posté deux chapitres aujourd'hui! 

Hunter hoche sèchement le menton sans s'arrêter, mais moi je pile net, stupéfaite qu'il n'essaye pas de défendre son ami. Qu'est-ce que cet homme sous-entend, au juste ? Je me retourne et échappe au titan blond en lui filant sous le bras pour revenir sur mes pas et faire face au Soviétique.

- Qu'est-ce qu'on doit comprendre ? je l'interpelle alors qu'il s'était déjà détourné.

Il consent à m'accorder un coup d'œil impassible.

- Toi, rien du tout.

- Mais qu'est-ce que vous voulez de Royce, à la fin ? j'insiste.

- Je ne crois pas que ça te regarde.

"Il n'y a jamais de deuxième avertissement".

Pour qui est-ce qu'il se prend ?

- "La menace ne sert d'armes qu'aux menacés", je cite distinctement sans m'arrêter aux mimiques interloquées d'Hunter.

- Je te demande pardon ?

- C'est de Léonard de Vinci.

Inculte.

Je ne sais pas comment le dicton ainsi que son auteur ont réussi à se frayer un chemin jusqu'à la mince couche encore fonctionnelle de ma cervelle en bouillie. Vadim marque une pause pendant laquelle je crois entendre mon ami jurer, puis un rictus gelé dévoile ses dents et il commente :

- J'en prends bonne note.

- Si vous lui causez des problèmes, j'irais voir mon oncle et vous n'avez aucune idée de ce qu'il fait aux gens qui le dérangent.

Je n'arrive pas à croire à ce qui vient de sortir de ma bouche. Ma bouche à moi ! Ma bouche ! Je viens probablement d'être victime d'un acte de possession passagère, parce qu'il est strictement impossible que j'ai menacé un adulte de cette façon-là. Hunter doit penser la même chose. Je l'entends inspirer brusquement en dépit de la musique. Raide comme une bûche de cheminée, il m'empoigne d'autorité pour m'éloigner. Il est tellement vigoureux que je crois qu'il me porte plus qu'il me traîne. Je ne lutte pas contre lui. Je ne cherche pas non plus à apercevoir la réaction de Vadim.

La salle est toujours noire de monde et de bruit. Pourtant, il doit être super tard, genre... trente-deux heures de la nuit ! Je m'attendais à ce que l'on retourne à la table, mais ce n'est pas dans cette direction que le géant m'emporte. D'autant plus que, lorsque l'on passe près de notre banquette, elle est complètement déserte. Où est passé tout le monde ? Où est... Pourquoi est-ce qu'ils ne nous ont pas atten... Argh, Hunter marche beaucoup trop vite ! Il fait la course avec quelqu'un ? Avec moi ?

- Ralentis, je lui réclame en me concentrant sur mes pieds qui se trébuchent l'un sur l'autre tous les deux mètres.

À côté de moi, une autre personne trottine et elle porte aussi des converses, si bien qu'il me faut un petit moment pour savoir laquelle des deux paires de tennis est la mienne.

- Hunter ? Où sont les autres ?

Silence radio. Enfin, décibels explosifs. Avec un faible soupir résigné, je me tais et le laisse me guider vers la sortie du bâtiment. J'espère qu'il sait où il va. Je suis fatiguée. Comme après une partie de Paintball. Enfin, moi je n'en ai jamais fait, mais j'aimerais bien essayer. On marche des kilomètres avant de retrouver la nuit, dehors. Une nuit bien sombre, un ciel tissé dans le plumage des corbeaux et quelques flaques de lumières qui dégoulinent aux pieds des lampadaires.

Et puis de l'air, du vrai, plein d'air intoxiqué au silence. Mes oreilles bourdonnent de soulagement, mes sens soupirent à l'unisson. La quiétude m'agresse de sa douceur et c'est tellement calme que j'ai l'impression de mourir. J'ai l'impression de revivre.

Mon Dieu, ça fait du bien ! Comme une cure ! Je respire fort par le nez et j'écarterais bien les bras, comme quelqu'un qui vient d'escalader une montagne et cherche à s'imprégner de l'apaisante altitude, mais Hunter ne m'en laisse pas le temps. Il me remorque à toute allure vers le parking que l'on a quitté il y a des heures.

L'endroit est désert. Enfin c'est ce que je pense d'abord. Après je les repère. Ils sont là, enfoncés dans le noir. Royce, Mia et Diego. Muets, paralysés comme une scène de film sur pause, mais sans le triangle au milieu.

Mia est prostrée par terre, petite chose brune avachie contre le pneu arrière de la voiture de son frère. Elle se masse les tempes avec ses doigts. Debout, bras croisés sur son torse, Diego défierait les médaillés d'or du "un, deux, trois, soleil" si ces derniers existaient. Royce nous offre son dos. Dans une posture rigide de soldat aguerri, ses coudes soudés à la toiture du véhicule, il a plié la nuque, le front presque appuyé contre la carrosserie, et ses mains s'égarent dans son cuir chevelu, le maltraite. Elles y mettent une pagaille monstre.

J'aimerais mettre la pagaille dans ses cheveux, moi aussi.

Qu'est-ce qui leur prend à tous ?

L'arrêt sur image s'interrompt dès l'instant où on déboule entre les quelques autos encore parquées. Plus précisément à l'instant où un petit glapissement m'échappe parce que je me prends une saleté de pot d'échappement protubérant dans le tibia. Aïe ! Bon sang, ça fait mal !

En face, l'étonnant tableau reprend subitement vie pendant que je plie le genoux pour masser mon os endolori. Mia sursaute et pousse sur ses mains pour se relever d'un bond, l'air hagard. Ses yeux sont tout brillants. Le Colombien décroise lentement les bras et Royce pivote si vite pour nous faire face que le mouvement m'apparaît flou.

- Pourquoi est-ce que vous ne nous avez pas atten..., j'entonne pour meubler.

Je m'interromps en croisant le regard de mon mécanicien. C'est brutal. Comme une collision entre deux voitures pendant un crash-test. Son regard... il y fait encore plus nuit qu'à l'extérieur, comme si le soleil qui n'y brille déjà pas souvent s'y était couché pour toujours. Pas l'ombre d'une lueur, d'un signe de vie. Même la lune blafarde n'y trouve plus sa place, elle ne fait qu'accentuer son teint blême. Ses traits ne sont plus que cordes tendues, sa bouche une ligne pâle, et ses narines dilatées semblent prêtes à exhaler de la fumée. À son cou, les tendons contractés à l'extrême froissent la peau de manière préoccupante.

Je n'ai même pas l'occasion de m'amuser de voir mon sac panda en peluche pendre au bout de ses doigts, son état est bien trop préoccupant. Ses avant-bras sont parcourus de violents tremblements. Est-ce qu'il a froid ?

Qu'est-ce qu'il a ?

Lorsque je m'approche de lui d'une démarche titubante, poussée dans le dos par une force impalpable, il n'a aucune réaction. Je m'arrête tout près, mais il ne bronche pas, ne cille pas et les ténèbres de son regard me suivent sans bruit. C'est Diego qui colore ce blanc en prenant finalement la parole. Il vient se planter à côté de moi et, en posant une main sur mon épaule, comme pour me rassurer, il demande doucement :

- Lily ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Je lève le menton pour le regarder. Lui, il s'est incliné pour réduire notre différence de taille. Je ne comprends pas vraiment pourquoi il s'adresse à moi comme si j'avais cinq ans, que je venais de tomber de la balançoire et que je m'apprêtais à fondre en larmes pour un micro-bobo. Je ne suis pas si pitoyable que ça.

- Il a essayé de m'embrasser, je lâche.

C'est la seule chose cohérente qui me vient. Le latino fronce ses sourcils qui forment un V broussailleux. Royce ne dit toujours rien. Son mutisme me fait peur.

- Qui ? m'interroge Diego.

- Ben... Hunter, je dénonce sans gêne en pointant le coupable d'un doigt accusateur.

Le blond ne nie pas, il n'esquisse pas un sourire non plus. Ça ne me met pas très à l'aise. J'ai envie de lui demander de sourire, mais je lui en veux encore un petit peu pour son cinéma. Le Colombien ne paraît même pas surpris par ma révélation, il se borne à hocher patiemment la tête, comme si tout était normal. Mais ça ne l'est pas ! Je n'y comprends plus rien ! En plus, je crois que j'ai un caillou dans la chaussure. Un petit caillou pointu qui me perfore la plante du pied.

- Lily, ce type au bar, reprend le frère de Mia en claquant deux fois des doigts sous mon nez pour m'inviter à me concentrer. Qu'est-ce qu'il te voulait ?

- Vadim ?

Mon mécanicien tressaille quand le nom sort de ma bouche, mais il ne s'anime toujours pas. Il est comme un spectre : pâle, figé, absent... et légèrement inquiétant.

- Oui, Vadim, confirme Diego, la mine sombre. Il t'a dit quoi ?

- Euh... pas grand chose... Il a dit qu'il n'était pas un pervers et il m'a demandé si j'étais toute seule. Oh et il m'a proposé un verre mais j'ai dit non au cas où il ait mis quelque chose dedans, mais après il l'a bu alors je pense qu'il n'y avait rien dedans, mais est-ce qu'on peut partir bientôt ? Je suis fatiguée.

- Bientôt. Il t'a dit quoi d'autre ? insiste le latino.

Parce que tout le monde semble suspendu à mes lèvres et à toutes les bêtises qui en sortent, je me concentre du mieux que je peux pour enclencher les rouages endommagés de mes méninges.

Ah !

- Il a posé des questions sur Royce ! je leur révèle quand ça me revient. Mais je n'ai presque rien dit.

Tout le monde se crispe. Je me crispe aussi, mais c'est à cause du gravier dans ma chaussure. Les autres font des têtes d'enterrement. Ils attendent la suite, comme pétrifiés. Non, pas "comme". Ils sont pétrifiés ! Alors, vu que ça parait important, je leur raconte tout ce dont je me souviens. Enfin, je passe quelques trucs sous silence, ceux qui ne méritent pas d'être répétés. Je me vois mal confesser à toute la troupe ce que Vadim m'a demandé à propos de... enfin des... "sentiments" de Royce. Ce serait un peu humiliant. Pour moi.

Mon récit s'échappe comme une sorte de purée verbale incohérente, mais tant pis. En parlant, j'appuie la pointe de ma converse droite contre le talon de la gauche pour me déchausser. À cloche-pied, j'adopte la posture du flamant rose pour secouer ma basket jusqu'à entendre ce maudit caillou ricocher sur le goudron.

- Et ça me paraît louche, je poursuis en m'accroupissant par terre pour remettre ma chaussure. Je veux dire... quel genre de service est-ce qu'il peut vouloir ? Je pense qu'il faut aller le dénoncer à la police, surtout si c'est un vendeur de drogue. Je le trouve super inquiétant en plus. Et puis je ne comprends pas pourquoi Hunter l'a appelé "boss", enfin... ce n'est pas votre patron, quand même ?

Je dois m'y reprendre à plusieurs fois pour nouer mes lacets correctement. Ceux de Royce traînent par terre et je profite d'être toujours au sol pour les ranger dans ses bottines, ça lui évitera de trébucher. Quand je me remets sur mes pieds, le sol fait du tango sous mes semelles. Les étoiles jouent à chat perché dans le ciel. Elles tournent dans tous les sens. Tout tourne. J'étouffe un bâillement dans mon coude.

- Voilà, je conclus en espérant tirer une réaction à quelqu'un.

- Hunter ? interpelle Diego, réveillant le colosse bizarrement silencieux.

- Je sais pas s'il a gobé notre cirque, soupire le titan en réponse. C'est pas sûr du tout. Elle a été un peu trop... protectrice.

- Précise, ordonne Royce, le timbre rocailleux.

L'entendre enfin prononcer un mot m'ôte un poids monumental du cœur en même temps qu'un souffle de soulagement.

- Elle l'a menacé, me vend Hunter sous les yeux effarés de ses camarades.

- Répète ça, s'affole l'hispanique.

- Elle l'a menacé, je vous dis ! s'exécute Hunter en direction de Royce.

Qui, moi ?

- Je ne l'ai pas...

- Ta gueule, Lily. En gros elle lui a balancé presque cash que s'il te mettait dans la merde, elle enverrait son oncle le buter.

Je me tords les mains d'embarras et marmonne pour ma défense :

- Il exagère. Je n'ai pas dit ça comme ça. Et j'ai bu beaucoup d'alcool. Je ne menace pas les gens de mort, d'habitude. D'abord, je ne le menaçais même pas de ça, tout ce que je disais, c'est qu'il aurait de sérieux ennuis.

Royce me dévisage, interloqué, Diego secoue lentement la tête en murmurant des paroles inaudibles et Mia chuchote :

- Les gars !

Tous se tournent de concert pour la direction qu'elle indique du menton et je les imite par réflexe. Sur le parking, la star de la conversation vient de faire son apparition. Vadim le psychopathe. C'est comme ça que j'ai décidé de l'appeler. Il y a Louis le Grand, Guillaume le Conquérant, et maintenant, Vadim le Psychopathe. L'énergumène nous tourne le dos, trop loin pour remarquer nos silhouettes noyées dans la pénombre. Il remonte l'allée de voitures d'un pas empressé d'homme louche, une femme bien apprêtée sur les talons. Pas n'importe quelle femme ! Sa chevelure flamboie comme les flammes de l'enfer malgré l'obscurité et je la reconnais : c'est la rouquine ! Celle qui a passé une partie de la soirée à séduire Royce !

Je me tourne vers les autres pour m'assurer qu'ils l'ont également reconnue et les regards lourds de sens que les hommes s'échangent me le confirment.

- Joder. On est grillés depuis le début, marmonne Diego comme pour lui-même et je ne cherche pas à comprendre.

- La salope, commente Hunter à mi-voix.

Les deux silhouettes s'engouffrent sur la banquette arrière d'une Berline noire aux vitres teintées et la voiture s'éclipse dans la nuit en ronronnant. Son départ nous plonge dans une atmosphère étouffante.

- Tu es déjà sorti avec une fille qui s'appelle Bianca ?

Je pose promptement la question à Royce, sans détour, pour briser le silence asphyxiant qui prend un peu trop ses aises. Aussi parce que l'idée me turlupine, c'est vrai. J'aurais peut-être dû m'abstenir, je réalise quand les jurons à peine étouffés d'Hunter m'égratignent les tympans. Je crois que Diego fait pareil, mais je ne suis pas en mesure de traduire l'espagnol pour le moment.

Mince, j'aurais mieux fait de me taire. Je le réalise au moment où Royce envoie violemment son pied heurter une voiture inconnue. Je suis la seule à sursauter. Sa grande pointure agresse un pneu innocent, puis il me fait face, les traits froissés de... je ne sais même pas... On dirait de la fureur. Une fureur noir. Non, rouge. Rouge comme le sang.

- Pourquoi ? il me presse sur un ton cisaillant. Il t'a dit quoi ?

De pâle, il est passé à livide. Blanc comme un linge après lavage à quarante degrés.

- Pas grand-chose, je rétrograde aussitôt en essayant de dédramatiser. Il a juste dit que je lui rappelais une fille qui s'appelle Bianca et que... tu serais d'accord avec lui là-dessus. Mais je sais que ça ne me regarde pas, alors...

- On s'arrache, crache Royce. Tout de suite.

Son visage fermé comme les supermarchés au réveillon de Noël me donne envie de me gifler. Pas très fort quand même. Je ne peux pas me frapper sérieusement moi-même, on n'est pas dans Fight Club.

- Faut qu'on la ramène chez elle, commente Hunter dont l'insouciance me manque soudain cruellement.

À tel point que je serais prête à rire à l'une de ses blagues graveleuse s'il lui prenait l'envie d'en raconter une maintenant. Je crois même que j'applaudirais. En plus... stop ! Qu'est-ce qu'il vient de dire ?

Oh non !

Non, non, non !

- Non ! Pas chez moi ! S'il-vous-plait...

Les yeux de Royce, atrocement vides, me dissèquent. Il ne pipe mot. 

- Tu veux aller où ? m'interroge gentiment Mia.

- Euh... À l'hôtel. N'importe lequel.

- Nan, c'est mort, refuse-t-elle aussitôt, on va pas te larguer à l'hôtel à quatre heures du mat'. T'as qu'à venir chez moi.

- Ouais, comme ça elle dormira sur ton plan de travail, ironise Diego.

Enfin, je crois que c'est de l'ironie. Je sais bien que j'ai déjà dormi dans une baignoire, mais un plan de travail, ça semble autrement moins confortable.

La sœur fait la moue.

- Ok, mais y a de la place chez toi. Je m'en branle, elle pionce pas chez lui, c'est mort de chez mort, s'oppose-t-elle en désignant Royce d'un geste dédaigneux de la main.

- Tu m'as entendu proposer ? la remet sèchement à sa place mon mécanicien, l'air plus absent que jamais.

Où est-ce qu'il est parti ?

- Va pour chez moi, accepte le latino en haussant un sourcil sombre en direction de son ami, comme pour demander une confirmation. Mec, tu veux...

- On se retrouve là-bas, décrète froidement Royce juste avant de faire volte-face pour s'éloigner.

Il se dirige vers sa moto comme une sorte d'automate bien huilé. Ses mouvements sont désincarnés, sa posture bien trop raide, et quand il s'incline mécaniquement pour déverrouiller la chaîne de sécurité de l'engin, il me fait plus que jamais penser à un robot sur pilote automatique. Un robot dont je suis folle amoureuse.

- Royce ?

C'est moi qui l'ai appelé. J'ai parlé le plus doucement possible pour éviter d'attirer l'attention du groupe, mais ma voix tranche le calme comme un couteau à beurre et tous les autres se tournent vers moi - super ! -, tous sauf l'intéressé, qui se contente de raidir un peu les épaules et de pivoter le menton de quelques degrés pour faire comprendre qu'il m'écoute.

Tant pis, je me lance.

- Est-ce que je peux monter avec toi ? je tente avec une petite grimace d'appréhension.

Ça passe ou ça tasse. Enfin casse. Ça passe ou ça casse.

Quand il se décide à me faire face, je retiens mon souffle, en apnée dans son regard un peu trop vide qui m'étreint un peu trop fort. Et lorsque, contre toute attente, il hoche sèchement le menton, j'ai du mal à me retenir de sauter de joie. D'ailleurs je n'y arrive pas. Je sautille littéralement jusqu'à lui avec le potentiel gracieux d'un chevreuil et un sourire en quartier de lune. En le rejoignant, je crois le voir faire signe aux autres de nous devancer. Une minute après, je perçois en decrescendo le ronflement d'un moteur qui nous distance.

Je le regarde ranger mon sac à dos ursidé dans le boitier du véhicule. J'attends sagement qu'il s'installe sur son monstre de carbone pour m'asseoir derrière lui, mais il me fait signe de grimper en premier.

- Mets-toi à l'avant, ordonne-t-il d'une voix blanche. 

- Quoi... je peux conduire ? je m'exclame, toute guillerette, en peinant à enfourcher le large siège.

Royce finit par me soulever d'autorité avec un soupir pour me positionner comme il faut sur l'assise.

- Je sais pas, t'as ton permis moto ?

- Euh... non.

- T'as ta réponse, il conclut sans pour autant venir s'asseoir à son tour.

- Mais... pourquoi je m'assois devant ?

- T'es complètement pétée, je vais pas prendre le risque que tu me lâches, il s'explique neutralement devant mon coup d'œil indécis.

Ah. Je suis presque sûre, disons à quatre-vingt-dix-huit pour cent, que c'est illégal. En plus, il me paraît évident que je ne peux que gêner sa conduite, dans cette position. Je ne vois pas très bien comment il compte atteindre cette espèce de manette que je sens près de mon pied en étant à l'arrière. Toutefois, je me dispense de tout commentaire.

Royce reste planté face à moi, ses grandes mains posées sur le guidon, tout près des miennes qui semblent soudain insignifiantes. Il est immense. L'ombre de son corps me recouvre toute entière, comme un grand plaid brun et rassurant. Moi j'aimerais que ce soit son corps lui-même qui me recouvre. Enfin, je crois. Oui, je crois bien que ça me plairait, même s'il doit être très lourd. Genre... trois-cent kilos ? Je n'imagine pas de sensation plus sécurisante que de sentir son torse de héro grec appuyer sur ma cage thoracique et son cœur de Dragon surpuissant battre contre cette toute petite chose qui lui appartient déjà au creux de ma poitrine.

Comme muni d'une aiguille à couture pointue, Royce fait éclater ma fabuleuse bulle d'imagination.

- Maintenant qu'y a plus que nous, tu vas me dire ce que t'as "oublié" de cracher tout à l'heure, décrète-t-il brusquement.

Je... mais...

- Hein ? Non... non, je vous ai tout raconté...

- Parle Lily, je suis pas d'humeur.

Comment est-ce qu'il sait ? Je déglutis et prie mes joues de ne pas s'affoler quand je repense à la partie que j'ai volontairement omise un peu plus tôt. Mes joues ne m'écoutent pas, elles se font un malin plaisir de virer à l'écrevisse. Hors de question que je répète ça à haute voix ! Jamais de la vie ! C'est trop gênant et Royce risque de croire que j'invente, tellement c'est perché.

- Je t'assure. J'ai presque tout dit !

- Ce qui m'intéresse, c'est ce que t'as pas dit, il insiste fraîchement avant d'ajouter en me voyant baisser résolument les yeux, on bougera pas de là tant que je saurais pas.

- Ce n'est pas important, je t'assure.

Il donne un petit coup de pied dans le pneu avant et me toise avec sévérité.

- Ça, tu me laisses en juger.

- C'est vraiment débile, je le préviens encore en réfléchissant à une façon de formuler ce que j'ai gardé pour moi sans passer pour une crétine.

Royce patiente sans relever, ses yeux mortellement pâles furieusement rivés aux miens. Impossible de leur échapper, ils sont comme les faisceaux d'un hélicoptère de police qui fouille le sol à la recherche d'un fugitif.

- Vadim... il m'a... hum. Il-a-demandé-si-t'étais-amoureux-de-moi, je débite en sixième vitesse pour me débarrasser de cette humiliante corvée.

Contrairement aux éventualités auxquelles je m'étais préparée, Royce ne rit pas. Il ne me raille pas non plus, n'a même pas l'air choqué par cette improbable hypothèse. Il continue de me toiser, mâchoire verrouillée et veine frontale palpitante, et la morsure de ses prunelles est tellement puissante que je crois qu'il assassine sans le faire exprès quelques unes de mes neurones. C'est peut-être à cause de ça que je renchéris stupidement :

- Et aussi si tu tiens à moi. Voilà. Je t'avais prévenu que c'était stupide. Il est trop bizarre, ce monsieur. 

- Et ?

- Euh... et quoi ?

- Qu'est-ce que tu lui as répondu ?

- Ben, j'ai dit que non, je m'empresse de le rassurer.

C'est à n'y rien comprendre. Je craignais vraiment qu'il s'emporte ou qu'il se montre irascible , mais non. Il demeure pareil à lui-même : sombre et insondable. Je baisse les yeux sur le caoutchouc qui recouvre le guidon de l'engin, embêtée.

- Pourquoi ? demande alors mon mécanicien sans plus de précision.

Je m'oblige à lever le nez vers lui. Il n'est toujours pas en colère ou s'il l'est, il le cache bien. Il paraît seulement pensif et... contrarié ?

- Comment ça ?

- Tu lui as dit ça parce que c'est ce qu'il fallait faire ou parce que c'est ce que tu crois ?

- J'ai...

Je ne sais pas quoi répondre donc je me borne à secouer la tête. J'esquive à nouveau son attention perturbante, arrime ma vision à l'un des boutons noirs de sa chemise et me gratte nerveusement l'oreille en déglutissant. Plus haut, je l'entends inspirer bruyamment. Juste à côté des miens, ses doigts se raidissent autour du manche de la moto. Ses jointures palissent à vue d'œil et sa crispation fait drôlement ressortir le réseau de tendons fermes sur ses avant-bras.

Puis l'une de ses mains se détache de la barre et remonte pour empoigner mon menton et incliner mon visage en arrière, forçant le contact visuel. Son regard me happe aussitôt, m'aspire comme un trou noir, me sonde sans la moindre retenue. Je ne peux rien faire d'autre que soutenir le sien alors que la pression de ses doigts s'accentue sur la ligne de ma mâchoire. Je commence à m'habituer à ce geste venant de lui, cette étrange manie qu'il a d'empoigner le bas de mon visage pour m'obliger à le regarder, je m'y suis faite.

Ce qui m'est beaucoup moins familier, en revanche, c'est de sentir son contact s'alléger et la pulpe un peu rugueuse de son pouce s'aventurer doucement sur ma joue pour en dessiner les contours. Il remonte, redescend, trace un sillon brûlant sur ma peau qui picote. Il me touche presque...

Est-ce que tu allais dire "tendrement" ? T'es quand même pas stupide à ce point ?

Ça ne dure qu'une seconde. Peut-être deux. Deux secondes qui font probablement partie des plus belles de ma vie. Ensuite il se détache et me contourne sans un mot pour s'installer derrière moi.

Son poids fait s'affaisser le siège, son torse de pierre épouse immédiatement mon dos frissonnant, ses jambes puissantes flanquent les miennes et il passe les bras autour de moi. Je sais qu'il le fait pour attraper le guidon parce qu'il écarte patiemment mes mains vers les extrémités pour se ménager de l'espace sur le manche. N'empêche, je le prends comme une étreinte ! Ça y ressemble après tout, et puis, j'ai encore le droit de penser ce que je veux à l'abri de mon cerveau ! Et je décide que c'est comme une étreinte !

Il n'a pas vraiment besoin de se pencher sur mon épaule pour se dégager la vue comme je me l'étais imaginé. Il fait quasiment une tête de plus que moi alors son menton atteint presque le sommet de mon crâne. La pointe de sa botte presse légèrement mon talon droit pour m'intimer de l'avancer un peu. Quand je m'exécute, il met le contact et le véhicule nous crachote son timbre grave et peu mélodieux dans les oreilles. On dirait les pétarades de la moto d'Hagrid, quand il dépose le petit Harry chez les Dursley. Je me demande si celle-là aussi est capable de voler.

Quand Royce accélère et que mon cœur décolle de sa piste d'atterrissage pour viser les étoiles, j'ai tendance à croire que oui. 

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