Chapitre 2
Ni Chris, ni maman, ne me suivent lorsque je m'enfuis vers la maison après les avoir si grossièrement insultés. J'ai le cœur qui bat à tout rompre, tout près de me fendiller les côtes. Une partie de moi me pousse à rebrousser chemin dans la seconde pour ravaler mes mots et m'excuser. Cette même partie me souffle que chaque histoire a plusieurs versions - au moins deux versants, à l'instar d'une montagne - et que je devrais leur laisser une chance de s'expliquer. Sauf qu'il n'en est pas question ! Je fais taire cette petite voix. Elle ne comprend rien. J'ai trop mal pour aller tranquillement discuter avec ces deux adultes du couteau qu'ils ont planté dans le dos de papa.
- Elisabeth ! crie ma mère, dans mon dos. Reviens ici tout de suite !
- Laisse-la, la coupe Chris au moment où je claque la grande porte d'entrée derrière moi.
Je traverse le vaste hall trop éclairé au pas de course avec l'intention de détaller sans me retourner. La grosse voix de Dallas, parsemée de quelques voyelles texanes, me coupe brutalement dans mon élan.
- C'est vraiment mauvais, l'entends-je maugréer. Le boss va faire un carnage.
Son timbre provient de la salle à manger des employés. La porte est juste assez entrebâillée pour laisser fuiter les sons, mais je ne distingue pas mon palefrenier, ni son interlocuteur. Je suis trop lessivée pour jouer les espionnes et, de toute façon, il n'y a plus d'enquête qui tienne. Je sais parfaitement de quoi Dallas est en train de parler et je n'ai pas spécialement envie de l'entendre débattre avec un autre employé sur la... paternité de Chris. J'aurais d'ailleurs probablement décampé si Jace n'avait pas répondu :
- T'imagines même pas, vieux. J'étais en ligne avec son chargé de com' et d'après le gars, c'est vraiment la merde. Putain ! Ça nous pendait au nez, cette merde. Je me doutais que ça finirait par arriver, y avait trop de monde au parfum.
C'est comme une nouvelle gifle, le genre qui est bruyante et qui vous laisse une grosse trace rouge en forme de doigts. Je n'ai jamais reçu de vraie gifle, mais je suis certaine que ça ne peut pas être plus douloureux que ça. Si un cœur pouvait pleurer, le mien serait en train de souffler dans un mouchoir. Je me mords très fort l'intérieur de la joue et lutte pour étouffer mes sanglots et ne pas alerter les deux employés.
- Je sais, répond Dallas à mi-voix. Mais je lui ai dit, au patron ! Après que Wyatt nous ait quittés, paix à son âme, je lui ai répété ! "Prenez les devants", que je lui disais, "prenez les devants avant qu'un autre viennent lui mettre des saletés dans la tête, à votre gamine !".
Alors lui aussi savait.
J'ai l'impression de chuter. Comme Alice, lorsqu'elle tombe dans ce fameux trou. Sauf qu'aucun pays des merveilles ne m'attend en bas et que la dégringolade n'en finit pas. Il n'y pas de sol pour me rattraper. Il n'y en a plus. Seulement des questions à l'infini.
Mes jambes vacillent. Dallas savait et Jace, aussi. Ils savaient tous les deux. Tout comme Chris. Et papa. Ainsi que Matt et son père. Et Dieu sait qui d'autre encore. En dénombrant les personnes qui m'ont trahie, j'ai soudain une irrépressible envie de me recroqueviller sur le sol tellement je me sens mal. Je ne le fais pas. Je me tiens debout bien droite et je tends l'oreille.
- Pauvre enfant, souffle la voix peinée de Rose, dont je ne soupçonnais pas la présence. Elle doit être tellement perdue ! Apprendre ce genre de choses à son âge, c'est difficile.
- Ouais, elle doit morfler, notre Lily, soupire Jace.
- Elle va s'en remettre. On dirait pas comme ça, mais elle est forte, ma gamine.
Non, Dallas, tu te trompes. Je ne suis pas forte. Pas du tout, même. J'ai l'impression de me fendiller de partout tellement je suis faible, tellement j'encaisse mal l'onde de choc. Sourd à mes protestations muettes, mon palefrenier préféré enchaîne sur un ton gorgé de fierté :
- Je me souviens, un jour... à l'époque, elle était pas plus haute que cette chaise-là... je la faisais monter et son canasson s'est cassé la gueule en sautant un obstacle. Il l'a envoyée dans le décor. Elle a volé contre la barrière, comme une poupée en mousse. J'ai eu tellement la frousse, je vous raconte pas. Je lui ai demandé si ça allait. Avec sa petite voix, elle me fait "Et Archibald ! Il va bien ?". Archi, c'était sa bête. Je lui réponds que oui et elle me dit "Alors ça va". Elle avait la jambe pétée.
J'ai un pauvre sourire plein de larmes en me remémorant cette journée d'été. C'était il y a des lustres. C'était dans une autre vie.
- Y a une limite à ce qu'elle peut endurer, le contredit le rouquin. Hier, elle se fait agresser par ce biker, et maintenant, ça...
- Il a raison, je crois, soupire la cuisinière, pleine de compassion.
- Vous la connaissez pas comme je la connais, cette môme. Elle a vu pire. Vous imaginez même pas ce qu'elle a enduré. C'est une coriace, je vous dis !
- Je vois ce que vous voulez dire, chuchote Rose, tellement bas que je suis obligée de me concentrer pour percevoir son timbre frêle. J'ai... j'en ai entendu parler. Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais... cette histoire avec son père... c'est vraiment affreux.
Mon cœur bat de manière frénétique. Comme une cruelle créature, la douleur se réveille, tout au fond. Elle le fait palpiter.
- Oui, confirme Dallas avec une tristesse évidente. Vous savez, j'étais avec le patron le jour où... enfin, quand c'est arrivé. J'étais à côté de lui quand il a eu ce coup de téléphone horrible. C'était Lily au bout du fil. Le boss... je l'avais jamais vu comme ça, il était à deux doigts de péter un câble. Elle l'a appelé après que... je sais pas comment elle a fait pour y penser. Elle avait à peine onze ans. Elle a tout vu, vous savez ? Elle est restée presque une demi-heure dehors de nuit, toute seule avec le corps de son père, avant que les secours et le patron arrivent...
J'en ai assez attendu. Je m'écarte de la porte, chancelante. À présent, j'ai si mal que j'ai l'impression que des grenades dégoupillées explosent une à une entre mes côtes. Je grimpe les marches de l'escalier quatre à quatre, aveuglée par mes larmes et manque me fendre le crâne sur la dernière. Je claque la porte de ma chambre derrière moi. Fort. Plus que nécessaire. Évidemment, les murs ne tremblent pas, ils sont bien trop épais pour cela. Je m'adosse quelques secondes au battant pour retrouver ma respiration, mais elle me semble définitivement perdue.
Je tremble de tous mes membres, comme une épileptique en pleine crise. Même la décoration rose bonbon et l'atmosphère féerique de la pièce ne parviennent pas à me consoler. J'ai l'étrange et un tantinet mélodramatique impression que c'est la fin du monde. Du moins, la fin du mien. Comme en 2012, quand tout le monde pensait que la terre allait s'arrêter de tourner et que le soleil nous tomberait dessus. Je sais que ce n'est pas le cas, mais c'est l'impression que j'ai.
Papa n'est pas mon père. Pas vraiment.
Cette phrase n'a pas le moindre sens, mais elle court pourtant dans mes pensées, les pollue, les profane. Il n'est pas mon père, c'est Chris. C'est Chris depuis le début et ils le savaient tous. Je n'arrive pas à déterminer ce qui m'est le plus douloureux : le fait de n'avoir aucun lien de parenté – ou du moins pas celui que j'imaginais – avec la personne que j'aime le plus au monde, ou ce secret qui s'apparente à une trahison.
Je me retourne pour fermer ma porte à clé au cas où l'envie prendrait à Chris ou à maman de me rendre visite. Je découvre à cette occasion que ma chambre ne dispose pas de verrou. Dans un accès de folie, je pousse ma commode sur trois mètres pour bloquer l'accès à ma caverne. En passant, je saisis les billets d'avion qui trônent sur le meuble et déchire le mien en deux. Puis en quatre. Puis en huit. Puis... non, c'est tout. Ça suffit. Évidemment, ça n'a pas vraiment d'importance, maman les réimprimera si elle le souhaite. C'est seulement symbolique.
Après cela, je titube jusqu'à mon lit. Je vire les deux valises pleines de mes vêtements que maman y a déposées, j'arrache une à une les épingles à cheveux qui font douloureusement tenir mon chignon, et je m'étends comme une masse sur le matelas sans me soucier une seconde de froisser la robe de réception que je porte toujours. Mauvaise idée. Dans cette position, j'ai une vue imprenable sur mon plafond tapissé de souvenirs. Mon plafond tapissé de mensonges. Tout cela me semble encore irréel, trop peu crédible. Comme une énorme blague, le poisson d'avril du siècle.
On est en juillet.
Je me sens piégée dans l'un de ces écrits du courant de l'absurde que l'on étudiait en cours de littérature, au collège. Comment s'appelait cette pièce de théâtre, déjà ? "La cantatrice chauve". Je suis en plein dedans.
Papa me sourit sur la moitié des photos, de ces sourires naturels et pleins de chaleur qu'il distribuait sans compter. Le bleu de ses iris brillant de soleil, des pattes d'oies aux coins des yeux et ses belles dents blanches exposées à l'objectif. Je le verrais presque me faire un clin d'œil, mais il reste aussi immobile qu'un souvenir doit l'être. Chris est beaucoup plus rare sur ces clichés. D'abord parce que mon oncle n'est pas un grand fan de la pellicule, mais également parce que je ne voyais pas l'intérêt de l'afficher ici.
Dans mon esprit de fillette, il n'a jamais complètement détenu le statut de proche. Durant mon enfance, j'avais tendance à le considérer davantage comme une constante, un élément du paysage de cette île, de cette maison. Je crois que je l'aimais, mais pas très fort, pas de cet amour indéfectible et inconditionnel que l'on porte à un membre de sa famille. C'était quelque chose de plus diffus, aussi léger et aléatoire qu'une brise de printemps.
À présent, je trouve cela monstrueusement triste. Presque autant que la mort d'Alan Rickman. Quand je pense que je m'imaginais qu'il me détestait. C'était peut-être le cas, après tout. Sinon, pourquoi ne jamais avoir cherché à me connaitre ? J'ai beau être beaucoup trop jeune pour saisir réellement les enjeux de ce genre de situations, je suis presque sûre que si j'avais un enfant dans la nature, j'aurais envie de faire sa connaissance, de me présenter à lui et d'en prendre soin.
En invoquant ma mémoire, je fixe l'une des quelques images où il apparaît, immortalisé à son insu dans une chemise noire, le regard aussi distant que son attitude. Les discussions que j'ai eues avec mon oncle avant mes onze ans se comptent probablement sur les doigts de mes mains. Il me regardait. Parfois. Souvent, je crois. Je n'y prêtais pas tellement attention. Chris était juste l'oncle bizarre, mutique et intimidant, le maître des lieux qu'il ne fallait pas trop titiller.
Il l'est toujours ! Il n'est rien d'autre que cela ! Mon oncle. S'il n'a jamais voulu de moi, alors je ne veux pas de lui non plus ! Et puis, comme il me l'a indirectement fait remarquer avec cette histoire de test de paternité, j'ai toujours le même ADN que papa. Peu importe qui me l'a transmis, non ? Cette histoire ne change rien !
Rien du tout.
J'essaye de m'en convaincre. J'essaye vraiment. Mais c'est faux... ou du moins, ce n'est pas complètement vrai. Ça change quelque chose, même si je ne sais pas encore quoi. Dans les films – oui parce que ce genre de chose n'arrive généralement qu'au cinéma, ou dans cette émission américaine débile « you are/not the father ! » - quand le protagoniste apprend ce genre de vérité, il s'en remet plutôt facilement.
Quand Elena Gilbert découvre que son antipathique oncle John est en réalité son père biologique, elle n'en fait pas tout un plat. Pareil, lorsque Eragon est informé de ses liens de parenté avec Brom, il avale plutôt bien la pilule. Bon, peut-être que Luke ne l'a pas aussi bien pris pour Dark Vador. Mais oncle Chris est loin d'être un cyborg des ténèbres, alors...
Peut-être que je dramatise pour pas grand-chose. Peut-être que je devrais arrêter de me torturer l'esprit avec ça et faire comme si je n'avais rien entendu. Gommer cette horrible matinée de ma mémoire et laisser toutes mes interrogations en suspens, parce que je sais d'ores et déjà qu'aucune réponse ne me satisfera.
- Lily ?
La voix grave et hésitante de mon oncle me prend par surprise et fait exécuter un drôle de saut périlleux à mon cœur. Je me crispe des orteils à la racine des cheveux, mais ne réponds pas.
- Est-ce que je peux entrer ?
Je ne pourrais pas le jurer, mais sa voix me semble légèrement abattue. Je m'en fiche ! Il mérite de se sentir un peu mal, lui aussi ! Il le mérite, non ? Je renifle doucement, m'essuie les yeux et garde les lèvres pincées pour les empêcher de répondre. Un silence de plomb s'éternise. Mon palpitant fait des bruits étranges au fond de sa geôle.
- S'il te plait, Lily.
Je me fais violence pour rester muette. Je ne crois pas avoir déjà entendu Chris dire « s'il te plait», je ne savais pas qu'il en était capable.
De toute évidence, tu ne savais pas grand-chose à son sujet.
Mon oncle semble perdre patience devant mon mutisme et il fait exactement ce que j'avais anticipé : il tente quand même de pénétrer dans la pièce. La poignée s'actionne et descend, mais la porte ne bouge pas, scellée par ma commode. Chris finit par le comprendre et je l'entends jurer à plusieurs reprises dans le couloir. Pendant les minutes qui suivent, aucun son ne me parvient, comme s'il était toujours planté sur le seuil à attendre une réaction de ma part. J'ai dénombré presque deux-cents crocodiles – je ne me croyais pas capable d'une telle patience – quand le bruit des pas de mon oncle qui s'éloigne lentement m'arrive aux oreilles.
Je déglutis et un sanglot s'invite au fond de ma gorge.
Je ne bouge plus.
Je ne sais pas combien de temps je passe ainsi. Étendue comme une morte au creux de mon lit trop grand, les yeux braqués aux mirages qui peuplent mon plafond circulaire et les joues trempées. J'oscille entre des phases de colère, de profonde tristesse et de résignation.
Comme un album photo, je tourne les pages cornées de ma mémoire, la reconstruis sous un nouveau jour, un jour plus sombre. Je fais cela depuis des heures. Je n'ai rien avalé de la journée si l'on omet les deux-trois amuse-gueules que j'ai dû grappiller pendant le court laps de temps qu'a duré cette réception cauchemardesque. Malgré cela, mon estomac vide reste silencieux.
Si je prenais la peine de regarder par la fenêtre, j'y verrais le soleil poursuivre sa lente course vers le déclin, indifférent à ma petite crise existentielle. Quand j'y jette enfin un coup d'œil maussade, l'éclairage a considérablement diminué. Derrière le double vitrage, en accord avec mon état d'esprit, le ciel a pris une affreuse teinte rouge sang.
C'est faux. Cela aurait été trop beau. Non, en vérité, il est rose. Un joli rose en plus, une couleur florale. Les nuages s'étirent comme des filaments de barbe à papa, c'en est presque écœurant. Ça pourrait aussi être rose comme un vieux jambon puant qui traîne au fond du réfrigérateur, après tout. Ou rose comme du papier toilettes triple épaisseur.
Soupir.
Je saisis mollement mon portable et l'allume sans prendre la peine d'entrer le code. Nate et une version bien plus enjouée de ma personne me sourient de toutes leurs dents sur l'écran de déverrouillage. Le cadran numérique indique qu'il est plus de sept heures du soir. Autrement dit, je me morfonds depuis au moins six heures. Comme je n'ai plus aucune larme en réserve et que mon esprit lessivé implore ma clémence, je consens enfin à me décoller de mon matelas. Je roule mollement vers l'extrémité du lit, me laisse choir au sol sans aucune grâce et me relève.
Je reste plantée au milieu de ma chambre pendant un bon moment. Mes yeux se posent sur les vestiges en lambeaux de mon billet d'avion. Si maman décide que je dois m'en aller avec elle ce soir, je ne serais pas de taille à m'opposer à elle, le vilain secret qui vient d'éclater n'y change rien. Je le sais, je n'ai jamais su lui tenir tête plus de cinq minutes, chronomètre en main. Je ne sais pas dire non.
« - Elisabeth, j'ai besoin que tu sois présente à cette soirée, tu sais que c'est important pour moi !
- Je serais là, maman. »
« - Lily, est-ce tu pourrais sourire un peu plus, ma belle, la photo serait plus réussie.
- Oui, monsieur.
- Encore un peu. Encore... parfait ! »
« - Hé ! Lily, t'as fait les exos de chimie ? Tu me les files ?
- Euh... d'accord. »
Je sais déjà comment tout cela va se terminer. Je vais taper du pied, piquer une crise et peut-être même fondre à nouveau en larmes, mais s'il le faut, maman me traînera à l'aéroport par les cheveux.
À moins que...
Je frissonne quand l'idée germe à l'intérieur de mon crâne. Hier encore, je n'y aurais jamais songé, pas même un instant. Aujourd'hui est un autre jour. Mais ça ne change rien. Je n'oserais jamais... ou alors si ? Je m'accorde une seconde pour y réfléchir. Seulement une. Puis j'agrippe le jupon de ma tenue et passe rapidement ma robe par-dessus ma tête.
Je fonce vers l'armoire et saute dans le premier short en jean qui me passe sous la main. Il ne reste plus grand-chose dans le rangement, maman a presque tout vidé pour remplir mes valises de retour. Elle ne sait pas encore que je ne vais nulle part. Je m'habille à toute vitesse pour ne pas me donner l'occasion de changer d'avis, passe la tête dans un chemisier noir sans manches que je ne prends pas la peine de déboutonner et ramasse mon sac à dos.
Je vide par terre son contenu qui consistait en une tonne de pièces de petite monnaie que je n'ose jamais utiliser, des élastiques cassés, des cartes visites de boutiques que je ne contacterais jamais, mes vieux tickets de métro londonien et un quatre couleurs dont plus aucune ne fonctionne. À la place de ce bric-à-brac, je jette pêle-mêle pyjama, portefeuille avec cartes bancaires et pièces d'identité, bonbons, chargeur, écouteurs et spray au poivre.
Oh mon Dieu... Oh-mon-Dieu ! J'avale bruyamment ma salive. Je n'arrive pas à croire que je suis en train de faire ça. Je vais vraiment le faire ! Une bouffée d'appréhension me traverse comme un courant d'air froid en plein automne. Je l'ignore et m'agenouille pour lacer mes converses. L'avantage de mon plan d'évasion, c'est que je ne pense presque plus à... toute cette histoire. J'aurais bien le temps de pleurnicher ce soir, quand mes glandes lacrymales se seront régénérées.
Je passe en coup de vent dans la salle de bain vérifier l'état de mon visage. Malgré les trombes de larmes que j'ai versées, mon maquillage est intact. Vive le Waterproof. D'une main, j'embarque ma trousse de toilette. De l'autre, je cherche Mia dans mes contacts et lance l'appel.
Mon portable sonne dans le vide. Je réessaye une fois, juste pour être sûre. Toujours rien. Les tonalités s'éternisent et je raccroche avec un soupir dépité. Sans ma crapule d'amie, ma petite fugue improvisée me semble tout de suite bien moins attrayante, plus inquiétante surtout.
Grandis, un peu, Lily ! Grandis, bon sang de bon soir !
Bon.
Quand il faut y aller...
Je passe les deux bras dans les bretelles de mon sac : je n'ai plus la patience de suivre la mode des sacs à dos, de toute façon quelle que soit la façon dont on le porte, ça ne va pas - en bas du dos ? C'est ringard. En haut ? Ringard. Sur une épaule ? Encore ringard. Sur les deux ? Beurk.
Bref. J'enfile les deux hanses et pousse ma commode le plus lentement possible pour dégager l'entrée de ma chambre. Je grimace quand les pieds du meuble grincent légèrement contre le parquet et crispe l'ouïe comme une idiote au cas où Chris et ma mère m'auraient tendu un guet-apens. Mais rien ne se passe.
J'ouvre ma porte et me retrouve dans le couloir désert. Des éclats de voix assourdies me parviennent aussitôt depuis l'extrémité opposée du corridor. Une dispute, pour changer. Les sons proviennent de la suite de mes parents... enfin, celle de maman. Je reconnais sans difficulté les intonations de mon oncle et celles de ma mère.
Je grimace. Je ne suis pas sûre d'apprécier la présence de Chris dans ce qui fut la chambre de mon père. Surtout maintenant que je sais. Je crois que mon prénom revient à plusieurs reprises dans leur conversation, mais je n'essaye pas de comprendre ce qu'ils disent. La voie est libre alors je saute sur l'occasion.
J'avance à pas feutrés jusqu'aux escaliers, posant un pied devant l'autre toutes les quarante secondes. Je suis en bas des marches en un claquement de doigts et dans la cour en trois. Dehors, il fait bon. La nuit n'est pas encore tombée, mais c'est tout comme. Le ciel tire sur le cobalt et l'air embaume le muguet.
C'est une belle soirée pour fuguer.
Je prends une longue et profonde inspiration avant d'agripper les bretelles de mon panda de mes deux mains, comme un scout zélé ou une randonneuse. Hormis les équidés qui se détendent et broutent paisiblement dans leur enclos, le parc me semble dépeuplé. Parfait. Je traverse la propriété d'un pas dynamique, le cœur au taquet.
C'est en marchant que la faille monumentale de mon plan me saute au visage. Je n'ai aucun moyen de rejoindre le centre-ville à moins d'endosser très sérieusement le rôle de la randonneuse. Mais les promenades sur le bord de la nationale, très peu pour moi. Je ralentis et traîne des pieds en réfléchissant. Aucun taxi ne viendra jusqu'ici, quelle que soit la somme que j'y mettrais. On est bien trop proche de la zone Nord.
Je jette un furtif coup d'œil au bâtiment des employés quand Jace s'invite dans mon esprit, mais je repousse presque aussitôt l'idée. Pas après ce que j'ai vu hier soir. J'ai besoin de prendre du recul. En plus, le rouquin est bien trop fidèle à mon oncle, il a beau être un bon ami – du moins, je le crois – il ne me laisserait pas quitter la propriété dans le dos de Chris.
J'ai presque atteint la fin du domaine à présent. Avec un soupir, je me rends à l'évidence : ne me reste plus que l'option de l'auto-stop, au risque de finir violemment assassinée par un maniaque et découpée en petits morceaux dans un sac à viande. Que disent les statistiques à ce propos, déjà ? Il me semble que...
Pourquoi est-ce que le garage est ouvert ? Royce est parti depuis des heures, pourtant. Je plisse les yeux et mets bêtement une main en visière, bien qu'il n'y ait plus un gramme de soleil. Le store du bâtiment est bel et bien remonté. Je prends cette direction sans réfléchir, un étrange fourmillement au bout des phalanges.
Pitié, faites que ce ne soit pas lui.
Pitié, faites que ce soit lui.
Il fait trop sombre à l'intérieur pour que je voie grand-chose de ma position, mais je crois distinguer une silhouette masculine. Mon cœur s'emballe d'appréhension et d'espoir en même temps. Il est vraiment bête, parfois. Il s'apaise toutefois brutalement quand j'atteins l'entrée du garage. Ce n'est pas Royce qui l'occupe, mais Diego. Le jeune homme est accroupi par terre et semble trier des outils dans la quasi-pénombre. Il finit par percevoir ma présence et se raidit une seconde avant de se retourner. Son corps se détend toutefois lorsqu'il m'aperçoit.
- Salut, je lance poliment comme il ne dit rien.
Il hoche le menton à mon intention, visiblement aussi avare de mots que son compagnon de fortune. Je le dévisage avec curiosité en entortillant les pans des bretelles de mon sac autour de mes doigts. C'est fou ce qu'il peut ressembler à sa sœur avec ses yeux bruns, son teint caramélisé et ses boucles brunes. La barbe en plus.
Ses tatouages colorés dégoulinent sur ses bras. Les motifs... à moins que ce ne soit les nuances très vives, ont quelque chose d'agressif. Au même titre que l'imposante cicatrice qui lui mange le cou et sa carrure. Il a l'air intimidant, lui aussi. Si on veut. Moins que Royce, mais plus qu'Hunter. Ces derniers temps, j'ai eu tendance à oublier d'où viennent ces hommes. Mais parfois, comme en ce moment, leurs différences me sautent à nouveau aux yeux et je me souviens en quoi ils n'ont rien à voir avec les garçons de mon entourage.
- Qu'est-ce que tu fais là ? je demande sans aucune suspicion, juste pour faire la conversation.
- Je récupère des outils que j'ai laissés ici.
Il a un léger accent espagnol, contrairement à Mia qui parle comme une Américaine.
- Ah ? Cool.
- Et toi ? Tu cherches Royce ? suppose-t-il avec décontraction.
- Non !
- Ok.
Je me racle la gorge et m'agite, pas très à l'aise. Comme Royce, Diego semble se ficher du silence comme de sa première clé à molette. Les mains nonchalamment enfoncées dans ses poches et la tête légèrement inclinée, il me scrute sans parler. Ses yeux sont difficilement déchiffrables, mais je crois y déceler une lueur d'intérêt. C'est ça. Il me regarde comme on observe un petit animal étrange derrière une vitre, au zoo.
Flatteur.
Comment s'appelle cet espèce de lémurien aux yeux écarquillés, déjà ?
Le tarsier des Philippines.
Je me creuse la cervelle pour trouver un sujet de conversation, n'importe quoi, mais rien ne me vient. Les secondes s'étirent, se transforment en minutes. Je suis sur le point de décéder d'inconfort quand Diego ouvre enfin la bouche :
- T'avais un truc à me dire ?
Aïe.
Je n'en suis pas sûre, mais il me semble que la traduction exacte est "dégage".
- Quoi ? Euh... non, non. J'étais juste... désolée, j'y vais, je bégaye en reculant vers la sortie.
Diego ricane. Pas d'un rire méchant, juste un peu moqueur.
- Wow, t'es partie au quart de tour. T'es un peu susceptible comme meuf, non ? s'amuse-t-il en se penchant à nouveau sur la caisse à outils qui l'occupait avant mon interruption.
- Euh... non. Pas vraiment. Enfin, je ne crois pas.
- Ok, lâche-t-il simplement.
Il resserre le bandana bordeaux qui contient avec peine son épaisse tignasse et claque le couvercle de sa mallette avant de se remettre debout.
- Et toi, où est-ce que tu vas avec ce... sac ? m'interroge-t-il sur un ton neutre en coulant un regard sceptique à mon panda.
Je me gratte le cou en réfléchissant à toute vitesse à la meilleure réponse. Diego ne travaille pas pour mon oncle et, s'il est aussi insoumis que Royce, il ne devrait pas me dénoncer. De toute façon, je ne pense pas que mes petits projets l'intéressent, il a posé la question par politesse.
- En ville.
Parfait. Mieux vaut donner un minimum d'information. Le latino hausse vaguement les sourcils en empoignant son caisson par la hanse.
- T'as ton permis ?
Il est sorti du garage, m'invitant du regard à en faire de même. Je le suis à l'extérieur et reste plantée à côté de lui pendant qu'il descend le store métallique.
- Euh... non.
- Tu comptes traverser l'île en trottinette ?
Si seulement...
Je ne sais pas s'il attend réellement une réponse. Il s'éloigne déjà vers le parking, sa mallette en main, alors peut-être que c'était simplement une question rhétorique.
- Je vais faire du stop, je marmonne quand même pour la forme en amorçant un demi-tour pour gagner le portail.
Mais Diego s'est figé à quelques mètres et pivote vivement vers moi. Sa nonchalance s'est évaporée. Il me fixe à présent intensément, ses yeux noirs légèrement écarquillés.
- Comment ça, tu vas faire du stop ? il demande d'une voix ferme en fronçant les sourcils.
Euh...
- Ben... je vais lever le pouce en attendant qu'une voiture s'arrête et...
- Je sais ce que c'est !
- Ah.
- T'es pas sérieuse ?
- Si.
- Tu t'es vue ? Tu vas te faire embarquer par un malade.
Je hausse les sourcils, un peu désemparée par son ton et son attitude bizarrement protectrice. Qu'est-ce que ça peut lui faire ? Je ne le connais même pas. Peut-être que c'est parce que je suis amie avec Mia...
- Les probabilités sont très faibles, je contre. J'ai lu une étude là-dessus et je crois que j'ai quelque chose comme 0.0000089% de chance de me faire agresser en faisant du stop... bon je ne sais plus exactement combien il y avait de zéros, mais c'est à peu près ça.
J'aurais mieux fait de me taire. Maintenant, Diego me regarde comme s'il me manquait une ou deux cases, le front plissé et les lèvres entrouvertes. Puis il se passe rapidement une main sur le visage et soupire.
- Allez, bouge, maugrée-t-il en me tournant le dos pour gagner sa voiture.
- Quoi ? Pourquoi ?
- Je t'emmène.
Et voilà! C'est tout pour aujourd'hui! J'espère que ça vous a plu! Je suis contente de reprendre les publications et voulais préciser, pour celles-et-ceux qui ont pu manquer l'annonce, que je posterai les chapitres de Pure à un rythme de deux chapitres par semaine, tous les mercredi et samedi à 13h30 !
Bonne rentrée!
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