Chapitre 16

L'attendu est comme un hamster. Il est bien paisible au fond de sa cage, il ne bouge pas de sa place, il trottine tranquillement dans sa roue et ne nous surprend jamais, à tel point que l'on passe devant lui sans vraiment le voir, juste parce qu'il n'y a pas grand-chose à remarquer. Le hamster est là où on prévoit qu'il soit. Les choses attendues sont là où l'on prévoit qu'elles soient. Elles ne nous tirent pas de sursaut de stupeur, ni même de battement de cils indécis. Par exemple, on ne fronce pas les sourcils en voyant le jour rappliquer chaque matin que ce petit plaisantin de Dieu fait. On ne tique pas au son des mouettes sur la plage, ni en apercevant notre reflet dans un miroir - quoique les jours de rhume fassent exception à cette dernière règle. On ne s'étonne pas de sentir la chaleur nous mordre les doigts lorsqu'on les approche un peu trop du feu.

Les choses inattendues sont bien plus compliquées. Elles peuvent gravement court-circuiter vos fonctions motrices et amoindrir vos capacités cognitives. En entrant dans les toilettes d'un night-club, j'étais prête à affronter une armée de filles titubantes et roucoulantes en train de dégainer fond de teint, rouge à lèvres et mascara en badinant sur leur conquête de la soirée. Ça oui, je m'y étais préparée. Ce que je ne pouvais pas prévoir, en revanche, c'est Michael et le jeune stripteaseur roux de Mia en train de se fouiller mutuellement l'intérieur de la bouche. Ça non, je ne pouvais pas...

J'ai peut-être des hallucinations à cause des cocktails ?

Non, non. Pas d'hallucination. Je n'ai pas assez d'imagination pour ça de toute façon, tequila ou non. Je crois que j'ai dû croiser par mégarde le regard de Méduse et qu'elle m'a changée en statue en représailles parce que je n'arrive plus à bouger. Du tout. Mes pieds ont pris racine dans le sol et je ne peux rien faire d'autre qu'assister, bouchée bée, à ce vorace échange de salive.

Je n'ai rien vu, je n'ai rien vu, je n'ai rien vu...

Surtout pas la main du... du danseur qui est en train de faire des trucs interdits aux moins de dix-huit ans dans le pantalon de l'albinos. Alors là, ça, je ne l'ai certainement pas vu ! Et Michael l'exécrable ne m'a pas vu non plus puisqu'il me tourne le dos et qu'il est bien trop distrait pour nous prêter attention, à moi et ma mâchoire déboîtée.

Par contre, le roux, lui, me remarque avant que je n'aie pu remettre mes jambes en état de marche pour décamper. Sans prendre la peine de mettre son activité sur pause comme la courtoisie l'exigerait, il me jette un coup d'œil à peine intéressé par-dessous ses paupières lourdes. Il est toujours torse nu, mais heureusement pour moi et mes yeux en forme de soucoupes volantes, il a troqué son affreux boxer pour un jean. Un peu trop serré, mais bon, un jean quand même.

- C'est les toilettes des mecs, chérie, m'informe-t-il en oubliant de se détacher des lèvres du dépigmenté pour s'adresser à moi.

On ne parle pas la bouche pleine, déjà.

J'ai tressailli en me faisant surprendre en flagrant délit de curiosité malsaine, mais ma toute petite réaction de surprise passe complètement inaperçue en comparaison du violent sursaut de l'albinos. Ce dernier s'écarte de son compagnon de WC d'un bond de kangourou comme s'il venait de s'électrocuter - et je sais très bien de quoi je parle parce qu'un jour, Nathan m'a mis au défi d'agripper des deux mains la clôture électrique qui entourait le pré de notre centre équestre - et se retourne vivement vers moi.

Avant, je trouvais que cet homme était pâle, mais en fait, je me trompais. Maintenant il est pâle, vraiment pâle, plus pâle qu'un Cullen, même ! Ses deux mains vont agripper ses cheveux blancs avant l'heure sur les côtés de sa tête. Ses yeux effarouchés se plantent dans les miens et son masque de stupeur vaguement semblable au "cri" d'Edvard Munch se change en... quelque chose d'autre. Ses traits généralement pincés par l'arrogance qui suinte de tous ses pores s'affaissent comme de la pâte à pizza - j'ai faim - et, semblables à un phare perdu en mer, ses prunelles translucides envoient des signaux de détresse.

Son regard perçant se rive à ma main qui va chercher à tâtons la poignée de porte dans mon dos.

Rah, mais où est-ce qu'elle est, bon s... ah ! Trouvée !

- Eh, relax bébé, personne te connaît ici..., lâche le roux d'une voix cajolante en tentant de reposer les doigts sur son... partenaire ?

Wouah ! Il a dit bébé ? Il a dit bébé !

Je colle ma main contre ma bouche pour leur cacher mon sourire.

- Ta gueule, putain ! fulmine Michael en envoyant son... ami valser contre le mur.

Le pauvre s'écrase comme une crêpe - j'ai faim - contre le sèche-cheveux pour les mains et le boîtier de l'appareil se fissure sous l'impact.

Ouch !

L'albinos n'y prête même pas attention, trop occupé à me dévisager avec stupeur. Moi, je le regarde bien dans les yeux parce qu'il n'a toujours pas remonté la braguette de son pantalon et que je suis une fille bien élevée. De toute façon, je vois tout flou alors je-n'ai-rien-vu-du-tout ! Les joues gonflées comme celles du hamster de l'attendu, tranquille dans sa cage, je réfléchis à toute vitesse à la marche à suivre dans ce genre de situation.

Qu'est-ce qu'on fait si on découvre par un malencontreux hasard que l'indigeste compagnon décoloré de l'homme de nos rêves est gay avec un stripteaseur ? Est-ce que Michael est gay ? Je n'aurais pas cru. Les gays sont gentils normalement, je philosophe sans trop me soucier de perpétuer mentalement ce qui n'est probablement qu'un cliché. C'est vrai : Adam Lambert, Ellen Degeneres, Tinky-winky, Dumbledore... ce sont tous des gens sympathiques, contrairement à cette maléfique graine d'albinos.

C'est seulement quand il remonte avec précipitation la fermeture éclaire de son jean que je retrouve enfin l'usage de mes membres et que le sang se remet à irriguer à peu près normalement mon cerveau.

Sauve qui peut !

- Lily ! Attends ! Bordel de merde ! me hèle Michael avec tout le charme et la politesse qui le caractérisent au moment où je détale comme un lièvre sans demander mon reste.

Je quitte les toilettes sur les chapeaux de roues sans respecter le panneau jaune qui avertit "Attention ! Sol glissant !" et je dérape un peu sur le sol glissant, mais tant pis. Le battant de la porte claque brutalement derrière moi avant que le blanc n'ait le temps de m'attraper et, secouée par un fou rire compulsif et très peu approprié, je fonce tête baissée dans le corridor éclairé d'un violet ambigu comme si j'avais le diable aux trousses. C'est un peu ça, Michael n'est pas assez important pour détenir un poste aussi prestigieux, mais je ne serais pas étonnée qu'il soit l'un des émissaires de Lucifer en personne ! Et moi je n'ai pas très envie de servir à mon tour de projectile pour détruire le matériel de cette boîte de nuit.

Les murs trop étroits font n'importe quoi ! Ils zigzaguent, slaloment et serpentent exprès pour me donner le tournis, mais je ne lâche rien ! Telle Forrest Gump - avec un peu moins de panache, peut-être - je cours, je cours, je cours encore et dans ma précipitation, je m'écrase violemment contre un obstacle en forme de corps. Ou un corps en forme d'obstacle. Si j'étais un rugbyman avec des réflexes ultra-puissants de rugbyman, j'aurais pu emporter la personne avec moi et sauver les apparences en la plaquant fermement au sol avant de lever les deux poings en l'air. Je pourrais même danser l'HAKA.

Mais voilà, je ne suis pas rugbyman. J'ai abandonné cette ambition après que Kate Chambers m'ait mordu l'épaule et fait saigner avec son appareil dentaire en EPS, au collège. Du coup, je ne peux rien faire d'autre que tituber en arrière avec la grâce d'une grenouille en claquettes tout en contrôlant l'état des cartilages de mon nez. En plus, je pourrais identifier dans le noir les contours durs et tièdes tellement familiers de mon obstacle et je reconnais que m'échouer contre lui n'a rien de particulièrement désagréable.

Sauf peut-être pour mon nez qui m'élance affreusement, mais aucun vrai guerrier ne sort indemne d'une bataille. Royce, qui semble être un appel au carambolage, se redresse sans attendre et me stabilise en saisissant fermement mon épaule d'une main, rangeant son téléphone portable au fond de sa poche de l'autre.

- Lily ? m'interroge-t-il en se penchant sur moi, le regard alerte et un petit pli d'inquiétude au-dessus du nez.

- Je n'ai plus envie, finalement, je me contente de l'informer entre deux gloussements incontrôlés.

C'est presque la vérité. Je crois que le choc des toilettes à cloué le bec à ma vessie qui semble à présent aussi paisible que les rives d'un lac... bon, je vais quand même éviter les métaphores qui impliquent toutes formes de liquides, mieux vaut ne pas tenter le diable. Alors disons, paisible comme... comme... une sieste ? Je pensais à quoi déjà ? Ok, on s'en fiche ! Royce fronce ses beaux sourcils noirs et je pense qu'il s'apprête à insister quand Michael déboule dans le corridor comme une furie pour me rattraper.

Le jumeau maléfique de Jack Frost freine des quatre fers et se statufie en avisant la présence de son ami près de moi. L'éclairage fuyant qui asperge les murs d'une austère lueur mauve révèle également la mine horrifiée de l'albinos, juste avant qu'il ne se recompose une expression moins lisible. Ça ne change rien, avec son regard qui s'éparpille dans tous les sens et sa petite pomme d'Adam qui frétille, son malaise saute aux yeux. En tout cas, il saute aux miens.

Voir Michael l'abominable mal à l'aise pourrait bien être le moment le plus satisfaisant de ma journée, même si je n'en saisis pas la raison. C'est vrai, pourquoi est-ce qu'il semble aussi embêté ? Il ne m'a jamais paru appartenir à la très sélecte secte des timides dont je suis moi-même membre. Est-ce qu'il est gêné parce que je l'ai surpris à faire des cochonneries dans les toilettes ? Ce serait plutôt à moi de me sentir embarrassée, non ?

Il ne me prête plus tellement attention à présent. L'œil farouche et les épaules basses, il fixe Royce par en dessous, l'échine un peu courbée. Il me fait penser à ces loups qui collent le museau au sol en grognant d'angoisse devant le chef de meute. C'est un peu drôle, je trouve. Qu'est-ce qui lui prend ? Est-ce qu'il... est-ce qu'il craint Royce ? Ça n'a pas de sens...

Ma tête bascule d'un côté tandis que je les observe tous les deux avec curiosité. Pendant ce temps, le regard refroidi par l'incompréhension de mon mécanicien exécute plusieurs allers-retours suspicieux entre son camarade et moi.

- Il se passe quoi ? exige-t-il sèchement de savoir en toisant Michael avec méfiance.

Ce dernier se redresse légèrement, comme ramené à la vie par l'espoir. Une ombre de surprise survole ses traits tendus et il me coule un bref coup d'œil pas du tout discret.

- Lily, grince Royce, à bout de ses maigres réserves de patience, en tirant légèrement sur le col de mon chemisier pour capturer mon attention.

- Je me suis trompée de toilettes, je suis entrée dans les WC des hommes, j'avoue en pinçant les lèvres pour adopter un air repentant. Parce que je n'ai pas regardé si le bonhomme avait une jupe et, de toute façon, ce n'est pas très clair parce que les hommes peuvent aussi porter des kilts comme en Écosse et les kilts, c'est presque pareil que les jupes. Et les filles portent des jeans aussi, du coup, je me suis trompée à cause du kilt que je n'ai pas... et j'ai vu Michael, je l'ai vu... et il était...

Je m'interromps promptement, comme si je freinais avec mes semelles à quelques centimètres du fossé. Le front de Royce se froisse de plein de petites ridules et il avance le menton pour me presser. Quant au dépigmenté, il semble à son tour victime de la Gorgone, à moins que ce ne soit l'œuvre du basilic de Salazar Serpentard. Pétrifié sur place, il est absorbé par la contemplation de la moquette en feutre qui tapisse le sol du couloir.

- Je l'ai vu... euh... en train de faire pipi, je mens finalement en coinçant l'intérieur de ma joue entre mes molaires parce que me mettre à pouffer maintenant serait plutôt malvenu.

Je ne m'explique même pas pourquoi je fabule pour couvrir l'albinos alors que je le méprise toujours à cent pour cent - bon, disons à quatre-vingt-dix-sept pour cent - et qu'il n'y a de toute façon rien de répréhensible à couvrir. Je le fais juste parce que ça ne me concerne pas et... je ne sais pas... je le fais, c'est tout.

Je ne suis pas du genre à pointer du doigt les secrets des gens quand j'ai le malheur de tomber dessus et je ne pousse pas non plus les personnes qui ont déjà l'air de se rouler par terre. Je n'en suis tout simplement pas capable. C'est à cause de ça que le jour où Julia Morton a eu un triste accident de menstruations pendant une sortie scolaire, je lui ai prêté ma veste pour qu'elle l'enroule autour de sa taille et masque les dégâts. J'ai fait ça en sachant pertinemment qu'elle avait fait courir cette rumeur selon laquelle je serais lesbienne dans tout le lycée. C'est nul et ça fait de moi quelqu'un de très faible, mais tant pis.

Devant moi, Royce plisse les yeux, déstabilisé. Moi, je choisis de m'enfoncer un peu plus : haussant fatalement les épaules sous les yeux légèrement écarquillés des deux hommes, je précise.

- C'est parce qu'il n'y a pas de cabines chez vous. C'est bizarre, je trouve, ça veut dire que vous vous voyez entre vous.

Mon mécanicien crispe les mâchoires tandis que Michael se redresse lentement pour m'épingler d'un regard confus. Je joins mes deux indexes dans mon dos, je les fait se tourner autour et s'embrasser en fixant le sol prune le temps que le blanc monumental qui s'est installé se dissipe.

Un crocodile... deux crocodiles... trois crocodiles...

J'ai presque fini de jouer les noces de mes doigts quand Royce clos ce moment étrange d'un bref soupir irrité.

- Toi, disparais, siffle-t-il en direction de l'albinos-un-peu-gay-mais-toujours-détestable.

Michael ne se le fait pas répéter deux fois. Après m'avoir lancé une œillade nerveuse, il prend très vite la tangente. Je le regarde se faire coûte que coûte aspirer par la foule comme un antigène est dévoré par un phagocyte. Ensuite je me retourne vers Royce.

Royce. Royce. Royce.

Pourquoi son nom sonne aussi bien ? Je crois que je lui pose la question, mais je ne pourrais pas le jurer-cracher parce que la musique à boum boum m'empêche d'entendre ce que je lui dis. Seuls ma bouche et lui le savent.

- Eh Royce !

Il lève un peu les sourcils pour m'indiquer qu'il m'écoute.

- Tu te souviens quand tu m'as amenée à cette course de moto et qu'on a gagné ?

Enfin c'était plutôt lui, mais bon, j'étais aussi sur la moto donc j'ai un peu gagné, moi aussi. Un hochement de tête plus tard, je lui confie sans réfléchir :

- Je crois que c'est ce soir-là. Oui, j'en suis presque sûre !

- Ce soir-là que quoi ? demande mon mécanicien en me passant aux rayons X de son regard hyperpuissant.

Ce soir-là que je suis tombée amoureuse de toi, pardi.

Dis-le à voix haute si t'es un homme, me nargue ma petite voix.

Quelque chose... un éclair... non, même pas, une étincelle de lucidité me retient à la toute dernière seconde de livrer ce secret - un secret plus lourd que la hotte du père-Noël -, alors au lieu de me ridiculiser avec encore moins de classe que les pires talents d'X Factor, je dis juste :

- T'es grand. T'as toujours été aussi grand même quand t'étais bébé ? T'as déjà été bébé ?

- T'es encore grise, commente Royce en pinçant les lèvres après un petit blanc.

- Tu trouves que je suis grise ? Comment ça ?

- J'ai combien de doigts ? soupire-t-il en ouvrant la main sous mon nez.

Je ne suis pas stupide, je sais très bien qu'il en a cinq comme tout le monde, même s'il essaye de m'embrouiller les idées en baissant le pouce et l'index. Mais on s'en fiche. Plutôt que de tomber dans son piège, je lève ma menotte à moi pour la coller à sa paume géante. La différence de taille me fait rire et sans penser à demander la permission, je passe mes doigts dans les écarts libres entre les siens pour qu'ils s'emboîtent tous ensemble. C'est comme si nos doigts se faisaient un câlin ! Je lève des yeux arrondis de satisfaction vers Royce pour essayer de voir s'il pense à la même chose que moi, mais il me fixe avec son air blasé.

- Ça répond à ma question, commente-t-il simplement en me retirant sa main sans s'attarder sur ma moue de déception.

Ensuite, il maugrée :

- T'as besoin de retourner aux chiottes ou t'as vu ton quota de queues pour la soirée ?

Hein ? Mais... mais...

De honte, je me transforme en gelée toute molle et toute flasque. Je déteste la gelée. Ça me dégoûte cordialement, c'est visqueux, ça remue et ça a l'air vivant dans la bouche. C'est pour ça que quand il y en avait au réfectoire du collège, Nate se sentait toujours obligé de faire rebondir la mixture avec le dos de sa cuillère de manière assez répugnante. Pour m'embêter encore plus, il remarquait à voix haute que la texture du dessert lui faisait penser à des seins, ce à quoi je répondais qu'il n'en avait de toute manière jamais vu en vrai.

- Je n'ai rien vu, rien du tout, je chuchote en criant un peu pour que Royce m'entende malgré tout.

Il ne s'abaisse pas à me répondre. Peut-être qu'il ne me croit pas ou peut-être bien qu'il s'en fiche. Il ne me sermonne pas non plus pour mon manque d'attention, non, il me fait juste signe de passer devant d'un vague geste d'humeur. En bon petit soldat de plomb, je m'exécute après avoir martelé un dernier "je n'ai rien vu du tout" pour la forme.

Puis je retrouve ma bonne humeur, juste comme ça. Pop ! Frétillante comme une truite fardée dans le Mississippi, je trottine, sautille et effectue quelques glissades plutôt impressionnantes sur le sol ultra lisse de la boîte de nuit. C'est comme si j'étais en roller sauf que je porte des baskets. Comme si je slalomais entre des plots sauf que ce sont juste des gens. Mais c'est amusant quand même. Finalement, un hameçon saisit de justesse la truite par le chemisier pour lui éviter d'envoyer dans le décor une pauvre serveuse et son plateau surchargé. Après ça, Royce ne me lâche plus d'une semelle jusqu'à ce que l'on soit arrivés à bon port en un seul morceau.

Les tonalités électro que le disque-jockey envoie comme des balles de tennis me vrillent le crâne à m'en donner le vertige et, avec les corps en sueurs qui gangrènent la grande salle, j'ai un peu de mal à m'orienter. Je ne mets toutefois pas si longtemps que cela à repérer notre banquette, aiguillée par les exclamations de Mia :

- Lilyyy ! Liiily ! elle s'époumone d'une voix flasque comme la gelée, mais bouillonnante d'enthousiasme.

La moitié supérieure de son corps est étendue sur son frère, l'autre repose sur les genoux d'Hunter. Elle a enlevé ses grosses bottines de tueuse pour une raison qu'elle est la seule à connaître et je me rencontre... je me rends compte qu'elle porte des chaussettes dépareillées. La gauche est un modèle Nike noir assez basique alors que la droite est illustrée de Winnie L'ourson. Je ne me suis toujours pas remise du jour où j'ai appris que Winnie est une fille.

Je marque un temps d'arrêt devant la chaussette dessin-animée. Pourquoi est-ce qu'il a fallu que Mia la porte ? Maintenant, je l'aime encore plus ! Il faut que j'arrête de trop aimer les gens de l'île. C'est dangereux. La chute est toute proche, je la pressens comme lorsque l'on est en selle, que notre assiette se fait subitement la malle et que l'on ne peut rien faire d'autre qu'anticiper le choc. Alors on tire sur les rênes, on essaye de ralentir même si c'est trop tard.

Il faut que je ralentisse. Je ne me souviens plus pourquoi, mais l'ombre vacillante de ma conscience que les cocktails ont mise en sourdine me souffle ce conseil. Et puis, mon espace de stockage d'amour est presque saturé depuis qu'un mécanicien fascinant s'est invité dans mon existence et, si ça marche comme avec les iPhone, je vais bientôt être bombardée de notifications d'alertes.

- Tu fous quoi ? grogne Royce à mon oreille.

Il est planté derrière moi et se demande pourquoi je me suis immobilisée au milieu du passage. Mia se le demande aussi. Elle lève la main en l'air pour me faire signe, mais à la place, elle dessine le L de loser sur son front avec son pouce et son index. Je ne sais pas si elle s'en rend compte. En réponse, je sens un sourire grand comme le Texas s'inviter sur mes lèvres. Mia est toujours mon amie ! Elle l'est vraiment toujours ! Tant pis pour l'espace de stockage ! En plus, j'ai beaucoup bu, alors elle doit être très contente de moi, ce soir je ne suis plus une coincée ! Non m'sieur ! Ce soir, je suis cool !

Je rejoins le petit groupe en trois sauts de criquets et m'affale à plat ventre sur la partie libre du sofa de luxe. Je reste quelques secondes comme ça, alanguie sur le cuir moelleux. Quand mes batteries sont à peu près rechargées, je me redresse pour m'allonger sur le dos, amenant ma tête tout près de celle de Mia. Dans cette position, on est toutes les deux allongées dans un sens différent, les yeux rivés au feu d'artifice de lumières qui explose au plafond sans jamais reprendre son souffle. Je la laisse me planter un baiser mouillé sur le front, puis je colle ma tempe brûlante à la sienne, ses boucles brunes s'emmêlent à mes mèches pâles alors qu'elle grogne, suspicieuse :

- Vous étiez passés où, tous les deux ?

Je ne le vois pas, mais je sais que son regard empli de méfiance est en train de fusiller Royce. Royce qui pose les mains sur mes chevilles pour replier un peu mes jambes et se ménager la place pour s'asseoir. Je n'arrive pas à réprimer le drôle de frisson qui remonte à toute allure depuis l'endroit où il me touche.

C'est bon, c'est juste une cheville, remets-toi, se moque la Lily dédaigneuse de mon esprit.

Je l'ignore.

- On était aux toilettes, je réponds pour éviter de penser à la grande paume toute chaude qui a oublié de s'écarter de ma peau ou à son pouce qui chatouille distraitement mon tibia.

Je ne sais même plus si je me suis épilé les jambes récemment. J'espère que oui. Je suis blonde-blonde donc je peux me permettre d'esquiver cette corvée de temps en temps sans que ça ne se remarque. Je peux et je le fais. Mais clairs ou pas, les poils restent des poils alors j'espère vraiment que je n'ai pas les tibias touffus en ce moment.

J'ai beau voir flou et un peu double - voire même triple -, j'ai beau être troublée jusqu'à la moelle par le contact de mon mécanicien, il n'empêche que le pas si furtif coup d'œil appuyé que Diego et Hunter échangent à la suite de ma banale déclaration n'échappe pas à mes sens ultra-développés d'agent secret refoulé. Tous deux se mettent à fixer avec hésitation leur compagnon revêche.

Compagnon...

Leur compagnon. Mon compagnon.

Ce mot sonne bien, je décide en souriant intérieurement après l'avoir minutieusement soupesé dans ma petite tête. Oui ça sonne doux et sucré, style barbe à papa ou glaçage de donut à la vanille...

J'ai faim.

Genre méga faim.

- Quoi ? me demande de répéter mon colosse préféré.

Disons qu'il viendrait en deuxième position après Hagrid. Sauf qu'Hagrid est un géant alors je peux peut-être céder la première place du podium à Hunter...

- Feur, répondons Mia et moi en cœur avant d'exploser d'un rire communicatif.

Il est tard, non ? Il est quelle heure ? Impossible de le deviner, dans les clubs de débauche, les gens se contentent de savoir qu'il fait nuit. Est-ce qu'il fait toujours nuit ici ? Même le jour ? Est-ce que si on reste jusqu'à demain matin, il fera encore nuit ? Zut, je ne veux pas camper ici jusqu'à demain !

- Qui est allé aux chiottes, Royce ou toi ? insiste Hunter avec un air plutôt suspect.

Royce doit se dire la même chose puisqu'il gratifie son copain d'un froncement de sourcil interdit. Puis il semble décider que ce n'est pas assez important pour qu'il s'attarde dessus et nous prive de sa précieuse attention aussi vite qu'il nous l'a accordée. Avachi contre son dossier - bien chanceux, ce dossier -, la main toujours nonchalamment enroulée autour de ma cheville frissonnante, il contemple sans vraiment la voir la piste de danse, songeur.

- C'est moi, je réponds parce que les deux autres hommes continuent d'attendre une réponse.

Hunter et Diego hochent leurs têtes de concert et semblent se détendre. J'aurais pu m'arrêter là. C'est vrai j'aurais pu, mais ça n'aurait pas été drôle, n'est-ce pas ? C'est peut-être pour ça que la partie la plus tordue de mon esprit, celle qui détient mes commandes vocales, croit bon de préciser :

- Mais je suis allée dans les toilettes des hommes parce qu'il faisait sombre et que je n'ai pas vu si le bonhomme portait une robe sur la porte. Est-ce que ça vous arrive de porter des kilts ?

Les deux cachotiers échangent un regard - un de plus - comme alertés par je ne sais quoi, pendant que Royce pousse un soupir las et que Mia se redresse brutalement sur les genoux, manquant m'éjecter de la banquette. Je me rattrape de justesse au dossier.

- Attends, t'es entrée dans les chiottes des mecs ? rigole mon amie, aux anges. T'as croisé quelqu'un, putain dis moi que t'as croisé quelqu'un !

Je fais non de la tête, mais ça ne m'empêche pas d'épeler dans un aveu silencieux le nom de l'albinos en exagérant les mouvements de ma bouche. Je le fais juste pour Mia, parce que les copines doivent tout se dire, sauf qu'elle s'écrie :

- Michael ? Attends, notre Michael ?

Je saute en avant pour faire taire ses lèvres de mes deux mains.

Trop tard !

- Fallait pas le dire, je la gronde pour de faux avec une petite grimace contrite.

Ce faisant, j'essaye de transférer par télépathie à ma colombienne la scène inattendue qui m'attendait dans les WC. Je me concentre de toutes mes forces mentales pour imprimer dans ma tête l'image de l'albinos et de son compagnon roux en espérant que Mia la percevra également. Si je lui partage ce secret par la pensée, ce n'est pas vraiment comme moucharder, si ? Peu importe, de toute manière, elle n'entend pas du tout mon récit mental. Elle hausse un sourcil interrogateur en écartant ses deux indexes l'un de l'autre, mimant plusieurs longueurs différentes dans une question silencieuse. Je secoue la tête sans comprendre, déconcentrée par l'attitude étrange des deux hommes près d'elle. Ils se sont raidis et leurs yeux circulent bizarrement entre un Royce plus qu'indifférent et moi-même.

- Quelle taille ? me presse Mia en comprenant qu'il y a peu de chances que je percute toute seule.

- Comment ça ?

- J'ai toujours pensé qu'il en avait une petite. On ne peut pas être un aussi gros connard sans avoir un complexe enfoui. T'as capté ? En plus, il a jamais voulu me la mettre, ça cache quelque chose.

Je saisis où elle veut en venir après une minute complète à essayer de rassembler assez de neurones pour la tâche. Ma bouche s'entrouvre d'horreur, et j'éclate d'un rire étranglé en dissimulant mon visage cramoisi de mes deux mains.

- Allez tu peux me le dire à moi, susurre Mia en tirant sur mes poignets. C'était genre dix centimètres ? Douze ?

J'écarte un peu les doigts de mes yeux pour la regarder par les interstices.

- Mais t'es folle ! Arrête... je ne sais même pas... je n'ai rien vu ! je m'embrouille, les joues en feu.

- Ouais, c'est ça, boude mon amie.

À présent le blond et le latino me dévisagent étrangement, avec une insistance qui me fait monter le rouge aux joues sans raison. Quand Hunter courbe l'index pour me faire signe d'approcher, je crois d'abord avoir mal interprété son geste. Mais non. Je tire un peu sur ma jambe, attends que Royce consente à me relâcher, et rampe jusqu'au colosse sur l'assise de la banquette, enjambant sans aucune grâce une Mia gesticulante.

- Qu'est-ce qu'il y a ? je demande avec impatience en arrivant près d'Hunter.

Il est avachi comme une flaque d'eau - une flaque d'eau baraquée - dans l'angle arrondi de la banquette. Agenouillée sur le cuir, les mains sagement coincées entre mes cuisses et les yeux probablement pétillants de curiosité, j'attends. Sans crier gare, Hunter se penche vers moi. Il porte une eau de Cologne qui pique les narines. Sa voix me chatouille le tympan alors qu'il chuchote directement dans mon oreille :

- Tu l'as dit à Royce ?

De quoi ? Je secoue la tête de droite à gauche en plissant le nez d'incompréhension et il précise, toujours à voix basse.

- Est-ce que t'as dit à Royce ce que faisait Michael dans les chiottes ? Parce qu'il veut pas du tout que ça se sache.

Je m'écarte, ahurie. Est-ce qu'il sait ? Est-ce qu'il est au courant pour l'albinos et le stripteaseur ?

Bien sûr qu'il sait, andouille ! Pourquoi est-ce qu'il me demanderait ça, sinon ?

Oh. Ça se tient.

Mais c'est peut-être un piège ! Oui, c'est ça ! Je m'incline à nouveau et place ma main entre ma bouche et son oreille pour empêcher mes murmures de porter.

- Il n'y a rien à dire. Il ne faisait rien du tout. Enfin, il ne faisait rien d'anormal ou rien qui ait besoin d'être raconté, il était juste aux toilettes, il faisait seulement ce que les gens font aux toilettes et...

- Je sais qu'il était pas juste en train de pisser Lily, me coupe le blond à voix basse. Mais c'est bon, t'as répondu à ma question. Gentille fille.

Je le dévisage, confuse, pendant qu'il secoue discrètement la tête à l'intention d'un Diego bien trop attentif. Qu'est-ce qu'ils ont ? Quel que soit le sujet de leur carrosserie... leur cachotterie, je me sens un peu vexée de ne pas être mise dans la confidence. Je suis pourtant la reine des secrets !

Pour la peine, je passe la main dans les cheveux piquants de gels d'Hunter et m'attelle à ruiner sa coiffure effet décoiffé. Je n'épargne rien, maintenant son effet décoiffé est bien plus réaliste et bien moins charmant. Il pivote le menton vers moi, la bouche entrouverte en un large sourire incrédule. Il a beau avoir des dents assez bien alignées, lui ne pourrait jamais faire de pub de dentifrice parce que son sourire est ultra flippant. Moi en tout cas, en tant que directeur de marketing d'une grande marque, je ne l'embaucherais pas. Il sourit en entier en dévoilant ses deux rangées de dents presque jusqu'aux troisièmes molaires. Qui fait ça ?

Visiblement, Royce n'apprécie pas non plus le cirque de ses amis. Il a une mine plutôt sévère, là. Ses bras costauds sont fermement croisés sur son torse de guerrier romain et un tic d'agacement fait subtilement convulser sa mâchoire. C'est clair, il n'y a plus de doute là-dessus. Il est agacé. Il est agacé et... mince, pourquoi est-ce que c'est moi qu'il toise avec son regard noir de contrariété ?

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Hello!

Bon il n'y a pas trop de suspens, vous vous doutez que si la petite voix de fin de chapitre est ici ce n'est pas pour parler de l'inflation ou du sacre de Napoléon. Cette semaine encore, j'ai décidé de vous poster un deuxième chapitre ! C'est Noël et puis, quand on aime on ne compte pas, n'est-ce pas ? Moi, je vous adore, alors je ne compte pas ! ❤

Il y a ça et aussi un peu le fait que j'ai peur que ça vous lasse... Plusieurs d' entre vous m'ont fait part par messages de leurs inquiétudes quant à la durée de la soirée et le fait que l'intrigue traîne en longueur. C'est vrai que la soirée s'étale sur pas mal de chapitres sans réelles péripéties (j'avais prévu une soirée plus calme pour Lily après tous les événements de la veille et du matin) et j'imagine que le fait de n'avoir qu'un chapitre par semaine doit aggraver cet impression. En général, quand j'écris, je prends surtout en compte le rendu final que je veux donner à l'histoire. Quand Pure sera terminée cette soirée se lira en quelques heures (presque en temps réel), mais pour vous c'est différent, vous êtes contraintes de la lire en plusieurs semaines, alors je comprends que ça puisse être frustrant et embêtant.

J'ai retourné le problème dans tous les sens pour savoir comment remédier à cela. Les chapitres de cette soirée étant déjà tous écrits, la tâche n'était pas aisée mais j'ai fini par effacer complètement tout un chapitre donc ce sera déjà moins long pour vous. Enfin bref, vous le savez, j'adore lire vos retours, vos commentaires, vos impressions et mon but est que vous ayez la meilleure expérience de lecture possible, alors si quelque chose ne vous plait pas, n'hésitez pas à me le faire savoir !

Voilà, voilà ! Je vous mets ce petit mot parce que je me suis dit que je devais peut-être me justifier. Vous êtes tou(te)s aussi adorables que drôles (l'espace commentaire c'est...c'est quelque chose !) et je vous dois bien ça. J'en profite pour vous remercier de me lire et vous souhaite un joyeux Noël à tou(te)s, de bonnes fêtes et de très bonnes vacances ! N'oubliez pas de vous reposer et de profiter de vos proches !

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