Chapitre 15

Re-salut! Encore un petit message pour m'assurer que vous n'ayez pas manqué le chapitre précédent. J'en ai posté deux aujourd'hui. 

Il n'y a pas assez de doigts dans le monde pour compter les belles choses, celles qui ont de l'éclat, du charme et qui séduisent les regards de leur splendeur. Au fond, tout ou presque peut être "beau", l'esthétique est subjectif, il dépend des yeux qui le jugent. Moi et mes crayons de couleurs, on adore le "beau". Il n'y a rien que l'on aime plus que piéger la vénusté sur des feuilles canson ! Un chat Angora aux yeux vairons qui se pavane sur les bords d'une piscine, un soleil flasque et presque fondu au moment où il se répand dans l'océan pour lui donner la teinte ambre du crépuscule, un vieux puits brodé de lilas, un étalon fantomatique aux crins lessivés par le clair de lune... Mais je ne pense pas que tous ces trucs soient aussi séduisants que le dos de Royce, proportionné selon des canons de beauté définis il y a des millénaires et moulé dans sa chemise ébène.

Un sourire niais dont je ne parviens pas à me débarrasser aux lèvres et l'œil rêveur, je le suis sagement jusqu'au bar. Après son petit laïus, je suis surprise qu'il me guide vers l'endroit où l'on quémande normalement l'alcool. Mais quand il s'adresse sans une once de courtoisie à ma barmaid préférée, c'est simplement pour demander une bouteille d'eau.

- Et pour toi ? m'interroge gentiment Audi qui est chouette malgré son prénom automobile. Même chose que tout à l'heure ?

- Vous servez les mineurs, ici ? C'est la politique du club ou vous êtes juste conne ? l'agresse Royce sans me laisser le temps de répondre.

Puis il lui arrache sa commande des mains et se détourne aussi sec pour la congédier.

- Bois, ordonne-t-il en me tendant la bouteille débouchonnée.

- Pourquoi est-ce que tu lui as parlé sur ce ton ? je bronche en plissant les yeux de désapprobation. C'est mon amie !

- Non, elle est juste pote avec ta carte de crédit. Bois.

Je m'exécute docilement sous la pression démesurée de son regard. J'avale goulûment trois longues gorgées, puis deux supplémentaires parce que Royce pince les lèvres quand je fais mine d'éloigner le goulot des miennes, et j'abreuve également mon chemisier au passage. Je préférais les cocktails. Quand je repose la bouteille encore aux deux tiers pleine, mon mécanicien soupire, mais ne m'oblige pas à la terminer. Toujours debout, il a posé un coude sur le bar. La tête inclinée et la main perdue dans ses cheveux en bazar, il me scrute attentivement. Sa mâchoire ne s'est pas complètement détendue et ses traits sont toujours un peu creusés des vestiges de cette irritation qui l'habite encore.

- Alors, tu t'es bien amusée avec... c'est quoi son petit nom, déjà ? lance-t-il tout à trac d'une voix gorgée de sarcasme pendant que je m'échine à grimper sur le tabouret le plus proche qui prend des airs de Mont Blanc.

Je n'aime pas quand il est comme ça. Royce. Je n'aime pas ce Royce-là, ni cette ombre de sourire glaçant qui flotte sombrement sur ses lèvres. Avec un petit soupir fatigué, je plaque ma joue sur la surface laquée et toute fraîche du bar. J'ai une vue imprenable sur l'un des bonhommes de la bagarre - celui qui ne s'est pas fait virer du club. Avachi sur un tabouret, il maintient une canette de coca congelée sur son œil tuméfié.

- Il s'appelle Mike, je précise en jouant avec le bouchon de ma bouteille.

Je lui fais exécuter quelques saltos dignes des Jeux Olympiques en en pressant les bords arrondis de mon index. À la troisième pirouette, il va s'échouer au sol et se fait maltraiter par quelques paires de chaussures pressées avant de disparaître de mon champ visuel. Pauvre bouchon.

- Super. Et ? persiste Royce.

- Et quoi ?

J'aimerais bien récupérer sa main pour la reposer sur mon front, mais je ne pense pas qu'il me laisserait faire. De toute façon, je n'oserais jamais le toucher alors qu'il est de cette étrange humeur. Il est juste trop... trop... intimidant.

- Le courant passe bien ?

C'est bizarre, il donne l'impression de faire la conversation. Il pose la question comme par politesse, sans que le moindre milligramme d'intérêt ne vienne animer son expression lugubre. Expression qui oscille entre cynisme et indifférence. Sauf que je sais très bien que Royce ne donne jamais dans la politesse et qu'il ne gaspille pas sa salive quand il n'a rien à dire.

- Tu veux dire avec Mike ?

Le mécanicien garde le silence. Tout ce qu'il fait, c'est me regarder avec insistance, l'œil noir et la mine affreusement sombre. Pourquoi est-ce qu'il me demande ça, d'abord ? Qu'est-ce que ça veut dire "le courant passe bien" ? Il n'est pas question d'électricité, ici. C'est nul comme expression. Parfois, quand je faisais du toboggan dans notre salle de jeu, petite, je me prenais le jus en glissant. Ça ne veut pas pour autant dire que je m'entendais bien avec ce toboggan. D'ailleurs, je ne l'aimais pas spécialement parce qu'il brûlait un peu les cuisses et maman a fini par le bazarder dans une de ses associations catira... caritatives. Et puis, pour ce qui est de Mike, je pourrais compter les phrases que j'ai échangées avec lui ce soir sur les doigts d'une seule main. Combien est-ce qu'il y a de doigts dans une main, déjà ?

- Il est gentil, je déclare enfin, faute de mieux, en haussant les épaules après une minute d'intense réflexion.

- Gentil, hein ? ricane Royce qui ressemble de plus en plus à son antipathique alter ego. Tu sais ce qu'on dit sur les mecs sympas ?

Euh... qu'ils vous tiennent parfois la porte ouverte ? Ou qu'ils mangent de la vache qui rit ? Je ne sais pas. Langue au chat.

- Non, quoi ?

- Qu'ils sont nuls au pieu.

Je sursaute et me redresse subitement avec la même énergie négative que ces morts vivants de l'horreur dans ce clip terrifiant de Michael Jackson que Nate me passait en boucle avant de dormir. Est-ce qu'il... il a vraiment dit ça ? Non. Si. Il l'a dit ! Mon visage fiévreux empoche quelques degrés Celsius supplémentaires - cadeau ! Surtout mes joues. Oui, mes joues deviennent comme deux plaques chauffantes et je m'empresse de les frotter avec mes mains pour les faire refroidir.

Pourquoi est-ce qu'il... Enfin, on ne dit pas ce genre de chose !

Et puis... qu'est-ce qu'il sous-entend par là ? Lui, il est très loin de pouvoir se catégoriser parmi les "gentils", alors... est-ce qu'il essaye d'insinuer qu'il se débrouille bien dans... ce... cette... discipline ? Je bats des paupières à toute allure, avale ma salive de travers, et toussote, curieusement ébranlée par cette idée.

Mon cœur se met à faire d'étranges pitreries sur son socle de chair. Ce faisant, il propulse avec encore plus de vigueur un flot de sang dans mon visage alors que je commence à visualiser la chose malgré moi. Seigneur ! Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? Mon cerveau ressemble à cette bouillie infâme avec laquelle on torture les bébés. Plus rien ne fonctionne, là-dedans. Je me fiche complètement de savoir que Royce... s'il est... enfin comment il... Je m'en fiche ! Ça ne me regarde pas et ça ne m'intéresse pas !

- C'est n'importe quoi ! je m'offusque, mortifiée par la tournure de mes propres pensées, sans oser regarder Royce dans les yeux. Ce dicton n'existe pas. C'est toi qui vient de l'inventer !

Il renifle et me considère avec froideur.

- Pourquoi ? Tu prévoyais de tester cette théorie avec lui ?

Je me tais parce que je ne sais pas quoi répondre à ça et que je me sens encore mal à cause de mes réflexions condamnables.

- Qu'est-ce t'as eu besoin d'aller le tripoter ? insiste Royce en réprimant mal une mimique écœurée.

- Je... Il avait un bout de verre dans l'œil !

- Et alors ? T'es pas toubib que je sache.

- Non. Mais j'ai vu les cinq premières saisons de Dr House et...

- Il te plaît ? tranche vivement le mécanicien.

Il m'a demandé exactement la même chose hier, en désignant Boyd. C'est peut-être une question piège. Comme dans les QCM au lycée, quand ils proposent trois solutions, mais qu'aucune n'est juste en réalité. Cette espèce d'entourloupe m'a d'ailleurs toujours parue particulièrement stupide. C'est vrai, comment les profs font-ils pour différencier l'élève futé qui a flairé le traquenard, du cancre qui a préféré laisser vide par pure ignorance ? Moi, par exemple, j'appartiens à la première catégorie, mais mon cerveau ne me permettrait jamais de laisser un espace blanc sur un polycopié noté. Non, ça, jamais.

Un ricanement sec et très peu amusé - encore un - échappe soudain à Royce. Quand je tourne la tête vers lui pour essayer d'identifier la source de son non-amusement, je le trouve absorbé dans la contemplation du bar. De quoi est-ce qu'on parlait déjà ?

- Termine la bouteille, se contente-t-il de lâcher d'une voix quelque peu désincarnée en réponse à mon coup d'œil interrogateur.

Puis, il se détourne de moi et se change en statue. Une statue morne et ombrageuse au regard de verre pilé et à la mâchoire crispée qui n'en demeure pas moins un régal pour les yeux, une ode à la masculinité. En fixant la veine capricieuse qui s'emballe sur le front de Royce - seul contre-argument à son nouveau statut de sculpture - je me dis que la prochaine fois que je jouerais aux Sims, j'essayerais de le créer, lui. Ce ne sera probablement pas aussi concluant que la réalité, je ne pense pas que toutes les richesses d'imagination que pourrait déployer une armée de Game designer suffirait à reproduire son imparfaite perfection. Mais je me contenterais de ça et je marierais mes simsettes avec lui.

- Royce ? je tente de le ranimer.

Pas de réponse. Il ne cille même pas pour m'indiquer qu'il m'entend comme il le fait en général lorsqu'il préfère que je me taise sans avoir à me le dire ouvertement. Je sais ce qu'il fait. Il part. Je déteste quand il m'échappe comme ça. Pendant un moment, il est là, avec moi, et puis juste comme ça... il ne l'est plus. Et ensuite aller le chercher revient à courir dans un champ de rosier au milieu des ronces. Tout nu. Oui, courir tout nu dans un champ de rosier plein de ronces.

- Tu es encore fâché ?

Toujours rien. Il ne remue pas un muscle. Alors, je descends maladroitement de mon tabouret perché trop haut. Je l'approche en deux petits pas semi-hésitants, semi-déterminés et, par je ne sais quel miracle, parviens à me faufiler entre le bar et son grand corps immobile. Une fois que c'est fait, je ne lui laisse pas le temps de s'écarter et me pelotonne immédiatement contre lui après avoir enroulé mes bras autour de son buste presque trop large. Bien sûr, je n'ai pas vraiment le droit de faire ça, ce n'est pas comme si Royce était mon petit ami ou quelque chose dans le genre, mais je m'en fiche. Je le fais quand même.

Aah ! J'avais presque oublié à quel point c'est agréable de s'incruster dans sa chaleur et de se faire dévorer toute crue par son ombre géante. Et aussi... à quel point il peut être troublant de sentir avec une ensorcelante précision le moindre de ses muscles d'acier renforcé - transverse, grand oblique, abdominaux, grand pectoral... quoi ? Je révise ma bio !

J'avais presque oublié comme ce n'est pas marrant quand il essaye de me chasser. C'est ce qu'il fait en ce moment. Après s'être d'emblée raidi pour repousser mon contact, il empoigne mes avant-bras dans le but évident de m'écarter de lui. Mais je tiens bon, mon colonel ! Je ne bougerais pas ! Je m'agrippe plus fort à lui comme on s'accroche à la nageoire d'une baleine bleue en se noyant dans le pacifique. Et je tiens bon !

C'est moi qui l'emporte ! Royce déclare forfait. Il est peut-être intimidé par ma force impressionnante, bien qu'il soit plus probable qu'il cherche à éviter de me déboîter une épaule. Et il ne me rend pas mon étreinte non plus, ses mains sont encore sur le bar, il me semble. Peu importe, toute victoire est bonne à prendre. Victoire que je revendique aussitôt en collant mon nez contre la chemise toute douce de mon mécanicien, pile entre deux boutons. C'est tout juste si je ne me mets pas à ronronner comme Mugsy, le chat de la concierge, dans mon internat. Cet animal avait vraiment un problème, son ronronnement ressemblait plus au vrombissement d'agonie d'une vieille Twingo qu'à un vrai ronronnement.

- Faut que t'arrêtes avec ça, lâche quand même Royce d'une voix blanche. T'as qu'à garder ces merdes pour Max.

J'essaye d'écouter son cœur de super-héro à travers son haut, mais Clean Bandit m'en empêche.

- C'est Mike, je corrige mollement sans me décoller du tissu en twill qui sent le propre et cette fragrance musquée qui suit Royce à la trace, mais que ne peuvent connaître que les chanceux qui l'approchent de très, très près.

Il ne relève pas, de nouveau barricadé dans son irritant mutisme. Ça ne m'empêche pas de lancer à brûle pourpoint, en espérant lui tirer l'un de ses rictus sarcastiques et, peut-être même, si j'ai de la veine, ce qui s'approche le plus du rire pour lui :

- T'es jaloux ?

J'ai balancé cette ineptie sans réfléchir, comme on balance une vieille casserole sur un conjoint lors d'une dispute, un réveillon de Noël. Est-ce que j'ai déjà dit à quel point j'aime Noël ? Le parfum des épines de sapin, les emballages de cadeaux tout colorés, le baiser du feu de cheminée...

Je crois que Royce n'a pas eu le temps d'esquiver la vieille casserole et qu'il se l'est prise en pleine tête sans saisir l'humour du geste. Il s'est brutalement figé contre moi. Un jour, pour embêter Nate, j'ai serré dans mes bras la poupée grandeur nature de Zac Efron dans un musée Tussauds. Ça n'a duré que quelques secondes, le temps de me faire prendre en photo, mais il me semble que - l'odeur de plastique en plus - c'était à peu près la même sensation qu'en ce moment.

- Je plaisante, je me reprends rapidement.

Avec du recul, ce n'était pas si drôle que ça. C'était même embarrassant. Pour moi.

Silence radio.

Puis...

- Moi je l'étais, je chuchote sans m'écarter, mon pathétique aveu à moitié étouffé par la chemise.

Avec un peu de chance, Royce ne m'a pas entendu. Je le sens brusquement bouger contre moi. Je crois qu'il me regarde, mais je ne lève pas la tête pour vérifier. Sentir ses yeux me brûler le cuir chevelu est bien suffisant. Mince, il a entendu.

Idiote. Idiote. Idiote.

- Lily...

Il essaye encore de s'écarter. Ça y est, je lui ai fait peur avec mes bêtises. Je resserre ma prise du mieux que je peux. Je n'ai pas envie de bouger, pas envie de renoncer à cette barrière réconfortante qu'érige sa silhouette massive entre moi et le chaos infernal de cette boîte de nuit de la mort. Je le comprends. Moi aussi, je paniquerais un peu si je me balançais ce genre de chose à moi-même. Je me donnerais même une petite claque pour la forme. Pas très forte, juste assez pour me remettre les idées à l'endroit. Mais qu'est-ce qui m'a pris de dire un truc pareil à voix haute ?

- Si tu crois que je vais laisser passer ça, m'avertit Royce, et il doit s'être penché sur moi parce que je sens la chaleur de son souffle au sommet de mon crâne.

- Quoi que tu croies avoir entendu... Eh bien tu as mal entendu, je bougonne indistinctement en pressant plus fort mon front contre lui.

Je pourrais continuer longtemps comme ça, mais mon mécanicien finit par passer d'autorité une main sous ma mâchoire pour me décoller de lui et exposer mon visage à son regard d'investigateur. Ça a peut-être quelque chose à voir avec les éclairages abusifs et un peu farceurs du club, mais les prunelles du fauve me paraissent nettement moins sombres, plus curieuses qu'acerbes à présent. Le menton calé contre son sternum, je me perds dans les questions silencieuses qui vacillent au fond de ses yeux.

- Tu te fais draguer au bar par des hommes et c'est toi qui est jalouse ? récapitule-t-il sur un ton sceptique comme pour me forcer à noter l'ironie de la chose.

- Ce ne sont pas des hommes, ils n'ont même pas de barbe. Il faut avoir de la barbe pour être un homme, je théorise en détachant un bras de sa taille pour effleurer de l'index les minuscules épines qui ombrent sa mâchoire.

Le regard de mon fauve presque apaisé me sonde avec toute l'intensité du monde et l'ourlet gauche de ses lèvres tressaille. Mon cœur se roule en boule d'un trop plein d'amour pendant que je prends une profonde inspiration. J'emplis bien mes poumons au maximum de leurs capacités parce qu'il va me falloir beaucoup d'air - à défaut du courage que je n'ai pas - pour laisser filer la vérité. Les vérités sont toujours difficiles à faire sortir. C'est un peu comme l'accouchement. C'est laborieux, pénible et ça fait mal. Sauf qu'il n'y a pas de péridurales pour les aveux.

Go !

- Et puis...

Ma voix déraille un peu. Je m'éclaircis la gorge avant de faire une nouvelle tentative :

- Et puis toi, tu étais avec elle et...

Argh ! J'ai Mugsy, le chat de la concierge, coincé dans la gorge !

- Elle ? répète Royce.

J'avais prévu d'exposer le problème avec clarté et concision, mais ma bouche en décide finalement autrement.

- Oui, elle, la rousse là, je grommelle en me concentrant sur ses clavicules qui émergent gracieusement du col de sa chemise. Celle qui m'a piqué ma place... sur la banquette. Je l'ai vue et... elle est super jolie avec ses boucles super bien entretenues, même si ça a dû lui prendre un temps fou de les faire tenir et que je trouve que c'est un peu triste de passer deux heures dans sa salle de bain à essayer d'arranger ses cheveux. En plus, les rousses, c'est vraiment cool parce qu'il n'y en a qu'un pour cent dans toute la population. Et elle a les jambes de Blake Lively, même si moi, j'ai bu plus d'alcool qu'elle, ce soir. Et puis... c'est sûr qu'elle sait faire des tas de trucs que... comme... des pâtisseries ! Oui, c'est sûr qu'elle sait cuisiner.

Punaise !

Je fronce fort les sourcils et fusille du regard un grain de beauté égaré dans le cou de Royce à défaut de pouvoir me toiser moi-même. Quand j'ose enfin me confronter au jugement du mécanicien, j'ai la surprise de le surprendre à réprimer un... sourire ? Oui, c'est bien ça : un sourire. L'air pensif, il m'ausculte avec ce petit rictus de traviole que j'affectionne tant. Il se moque de moi !

- J'ai trop bu, donc rien de ce que j'ai dit n'est recevable devant un tribunal, j'improvise avec un soupçon de mauvaise foi.

Ensuite je retourne me cacher dans sa chemise pour ne plus jamais m'en décoller. Je me tais un moment sans qu'il cherche à relancer la conversation, puis n'y tenant plus, j'ajoute :

- Tu ne peux pas prétendre ne pas l'avoir remarquée.

- Si si, je l'ai remarquée.

Aïe !

- Ah.

Je le savais. Je m'en doutais, c'était couru d'avance. Ça n'empêche pas Royce de remuer le couteau dans le cercueil... euh... d'enfoncer le clou dans la plaie... Rah !

- Un décolleté pareil, c'est difficile à louper, ironise-t-il pour ma plus grande horreur.

Je me pétrifie contre lui, puis c'est à mon tour d'essayer d'échapper à son contact. À présent, c'est lui qui me retient en me piégeant entre son corps ferme et le bar. J'arrête de lutter et me mords l'intérieur de la joue. Lui me fixe, les commissures frémissantes et une espèce de fascination dans le regard.

- Mais tu sais quoi ? renchérit le mécanicien.

Ce faisant, il s'incline près de moi de sorte que les prochains mots qu'il égraine viennent me chatouiller l'oreille.

- J'aime mieux les blondes, chuchote-t-il avec l'ombre d'un sourire dans la voix.

Je me redresse en sursaut pour l'observer, le cœur en position latérale de sécurité.

- Moi, je suis blonde !

- J'avais pas remarqué, me nargue Royce en levant un sourcil blasé. Si t'as fini, on va pouvoir y al...

Il ne termine pas sa phrase. Il ne peut pas parce que dans un moment de pure folie que le grand Dieu tout-puissant lui-même ne peut pas expliquer, je me suis brusquement hissée sur la pointe de mes tennis pour coller ma bouche à la sienne. C'est peut-être la faute à mon cœur étourdi de bonheur, à moins que ce ne soit les papillons cracheurs de feu dans mon estomac qui m'aient poussée vers ce suicide affectif. Je n'en suis pas certaine, mais je crois que ce genre de chose peut être motif à porter plainte. Moi, si un garçon se jetait sur moi pour m'embrasser sans ma permission, j'irais peut-être faire un tour au commissariat.

Royce tressaille contre moi, son corps brusquement raide, mais il n'a pas l'air sur le point de dénoncer mon comportement inconvenant aux forces de polices. Il ne m'envoie pas non plus sur les roses. Toutefois, s'il ne cherche pas à rompre le contact que je lui ai imposé, il ne met pas autant d'énergie que les autres fois à en faire quelque chose. Il ne me rend même pas vraiment mon baiser, en fait. Il se contente de me laisser faire. Un instant, il semble sur le point d'y prendre part, ses muscles durcissent sous mes doigts, ses lèvres impriment une légère, mais étourdissante pression sur les miennes et mon pouls encaisse quelques navrants ratés. Toutefois, il se reprend très vite et redevient parfaitement immobile.

Tout ça me fait prendre conscience qu'embrasser Royce, c'est nettement moins amusant quand je le fais toute seule, quand il n'est plus là pour montrer le chemin et diriger les opérations. Bien sûr, il y a son parfum masculin entêtant, la rugueuse, mais néanmoins agréable, caresse de ses poils de barbes sur mon menton et l'insoupçonnée douceur de ses lèvres un peu gercées, sauf que c'est presque pareil que le tennis. Le tennis, c'est super chouette, mais quand on joue tout seul, ça vire très vite au pathétique. Et si on envoie une balle dans le mur, il y a de fortes chances qu'elle nous revienne en pleine tête et ça, c'est encore plus désagréable.

Une minute à peine écoulée depuis que j'ai mis à exécution cette idée stupide et irréfléchie, je me laisse lourdement retomber sur mes pieds, le feu aux joues et la bouche un peu déformée par une moue dépitée. Je vais mourir de honte. Je pensais que ce n'était qu'une simple expression, une hyperbole employée pour désigner un fort sentiment d'humiliation. Mais moi, je vais vraiment décéder, je sens déjà mon cœur s'égarer dans un méli-mélo de chuchotements horrifiés. J'essaye de regarder partout sauf vers Royce, mais c'est assez compliqué quand il constitue quatre-vingts pour cent de mon champ de vision.

- Tu boudes ? m'interpelle-t-il sans aucun égard pour mon amour-propre entamé.

Je secoue la tête, incapable de répondre, la gorge verrouillée par un puissant sentiment de malaise. Je l'entends soupirer juste au-dessus de moi. C'est moi qui devrais soupirer, pourtant. Je devrais soupirer des bourrasques et des bourrasques d'air frais parce que je viens de me prendre un vent digne de la Patagonie.

- T'es bourrée, fait remarquer le mécanicien comme si j'étais censée comprendre quelque chose.

- Et alors ? Toi tu n'embrasses pas les filles bourrées ? je m'enquiers, ma gêne balayée par une réelle curiosité.

Royce a une petite grimace, comme si je venais de lui poser une colle, et se passe sèchement une main dans les cheveux.

- Si, admet-il de toute évidence à contrecœur.

- Ah. C'est à cause de mon haleine ? je suggère à l'aveugle en levant ma paume devant ma bouche pour souffler.

Ça sent seulement les fruits.

- Non, Lily, c'est pas à cause de ton haleine.

- Je ne comprends pas.

- T'inquiètes. Tu capteras demain quand t'auras décuvé.

Guère convaincue, j'esquisse une moue désappointée. J'en reste coite quand Royce vient l'estomper d'un baiser. Je ne sais pas si on peut vraiment appeler ça un baiser parce que ses lèvres se contentent de frôler les miennes et que cela dure seulement trois secondes, juste le temps qu'une mine ébahie remplace mon air maussade. Ça ne réfrène pas mes ardeurs, mon sang se met à chanter dans mes veines en surchauffe. Je me hisse du mieux que je peux sur la pointe des pieds pour le garder contre moi le plus longtemps possible quand il s'écarte. Il est obligé d'appuyer sur mes épaules pour me ramener sur terre... dans tous les sens du terme.

Mon cerveau rend les armes et je n'essaye plus de décoder les attitudes cryptiques de mon mécanicien. Sans rien ajouter de plus, je soude à nouveau ma joue à son torse chaud. Malgré ma stupeur, je m'impose une immobilité de maître quand Royce pose négligemment le menton sur le sommet de mon crâne.

Pincez moi, je rêve.

Je rêve. Je rêve. Je rêve...

Surtout ne pas bouger. Surtout faire comme si de rien n'était. J'ai envie d'éternuer, mais je me retiens parce que j'ai peur que le moindre geste puisse réveiller mon mécanicien. Il s'est un peu décalé du bar et j'ai maintenant une vue imprenable sur le monde de la nuit qui n'en finit pas de corrompre les âmes. Entre mes paupières à demi closes de fatigue, je contemple le délire avec le recul réconfortant que m'offre la proximité de Royce.

Le DJ s'emballe, les néons palpitent, nous plongent dans une obscurité oppressante une seconde pour nous restituer la vue celle d'après. Les projecteurs dessinent d'effrayantes figures sur les murs. Les femmes nues s'entortillent autour des barreaux de leurs cages dans le ciel nocturne de la boîte. La lumière, l'eau-de-vie et la musique alimentent l'hystérie générale, la transforment en une masse épileptique. Et infatigables, le monde continue de danser, il continue de s'user les muscles et d'écouler son énergie sur la piste de glace. La piste qui miroite et reflète avec une justesse désarmante le désordre des danseurs. En plissant les yeux, on croirait qu'une autre tripotée d'humains est piégée sous terre et qu'ils gesticulent pour recouvrer leur liberté.

J'ai la tête qui tourne et le mal de mer.

Cet endroit... cet endroit est une agression contre les sens, un crime contre l'ordre et la quiétude. Cet endroit est une célébration de la folie et de la discorde. Ici rien n'a de sens. Rien. Avec un peu d'alcool, cela devient encore plus évident. Quelques gouttes de poison et on aperçoit les contours du monstre géant à l'intérieur duquel on s'est engagés. On le voit et... je ne sais pas... les gens l'apprivoisent en quelque sorte. Ils le laisseraient les écarteler et ils aiment ça. Je n'ai plus la présence d'esprit de m'inquiéter, mais je n'en suis pas encore au point de trouver ça divertissant. Je suis là, c'est tout.

- Tu ne trouves pas que ces gens sont bizarres ? je remarque d'une voix aussi pâteuse que mes pensées.

Je crois que Royce suit mon regard une seconde, puis il revient me fixer sans commenter mon inutile trait d'esprit.

- T'as envie de brancher d'autres mecs au bar où on peut retourner à la table ?

Brancher quoi ?

- Il faut que j'aille aux toilettes, je m'entends répondre depuis l'autre côté du tunnel.

Je crois que Royce lève les yeux au ciel, mais ça ne l'empêche pas de s'entraîner à travers la foule dans la bonne direction.

- Tu n'es pas obligé de m'accompagner, je remarque à tout hasard.

Le regard oblique dont me gratifie le mécanicien me dissuade de m'engager sur cette voie. Les bruits du club s'estompent au fur et à mesure que l'on s'éloigne de la grotte des enfers. Royce s'immobilise dans le bon couloir. Il colle son dos au mur et sort son portable après m'avoir indiqué la direction d'un coup de menton. Avant de m'éloigner, je lui demande avec un grand sourire.

- Eh ! Qu'est-ce qu'une carotte au milieu d'une flaque d'eau ?

Il décolle lentement les yeux de son téléphone pour les river à moi, impassible.

- Qu'est-ce qu'une carotte au milieu d'une flaque d'eau ? je répète au cas où il ne m'ait pas entendu.

Il se borne à me fixer en silence. Je suppose que c'est sa manière à lui de donner sa langue au chat.

- Un bonhomme de neige au printemps, je m'exclame en gloussant, juste avant de m'enfoncer dans le corridor faiblement éclairé aux néons mauves et de pénétrer dans les toilettes.

Une main plaquée sur mon estomac, je ris encore de ma blague en claquant la porte de la salle d'eau. Je suis vraiment...

Qu'est-ce que...

Wow !

Nom d'un petit bonhomme en pain d'épices !

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