Chapitre 14
La tension crépite comme une guirlande de Noël épuisée qui a passé trois cent cinquante jours roulée en boule à somnoler dans un carton. Ces guirlandes électriques dont on habille les sapins et qui projettent des gouttelettes de lumière magique un peu partout sur les murs durant le meilleur mois de l'année. Moi, j'adore Noël ! On ne le fêtait jamais au manoir, mais les parents de Nate prenaient cette fête très à cœur et c'est donc chez mon meilleur ami que je célébrais la naissance de bébé Jésus après mes onze ans.
Le parfum d'agrumes que diffusent les épines des Epicéas, les comptines toutes gaies que l'on apprend par cœur pour le spectacle de l'école, l'excitation qui vous chatouille l'estomac toute une nuit durant, déchirer les emballages à motifs de cadeaux soigneusement empaquetés devant un feu de cheminée ronronnant... J'adore, j'adore, j'adore ! Tout comme j'adore sentir les muscles tout puissants du torse de Royce à travers la barrière dérisoire de mon chemisier. Oui, ça aussi, j'adore, j'adore, j'adore ! Comme le fait de savoir qu'il n'est pas dans les toilettes de la boîte en train de faire bibliquement connaissance avec l'un des sept sosies d'Emma Stone.
Il n'est pas avec elle. Il n'est pas avec elle. Il n'est pas avec elle.
Je laisse tranquillement mon poids glisser vers l'arrière et m'appuie contre lui avec un petit soupir de contentement. Contentement que je m'empresse de lui partager en me dévissant complètement la nuque pour lui offrir un sourire que j'espère aussi lumineux que les néons agressifs du night-club. Mais il ne me voit pas. Non, il ne me voit pas parce que son regard plein d'icebergs éclatés et tranchants est braqué sur Mike comme le canon d'un Colt King Cobra. Mike qui a retiré sa main de ma joue comme si ma peau s'était transformée en magma et qui a l'air de penser également au Colt King Cobra. C'est là que je me souviens que Royce vient de menacer de lui briser toutes les phalanges. Je ne sais pas pourquoi il a dit une chose pareille, mais ça ne me semble pas très civilisé. Royce l'est rarement, civilisé, mais tout de même...
Je ravale mes fossettes devant l'expression angoissante qui se peint sur le visage tout plein d'angles du fauve. Il n'a pas l'air content, non pas du tout. Son corps rigide distille autour de lui une froide aura de danger et il fait une tête encore plus en colère que notre prof de mathématiques le jour où il s'est rendu compte qu'on avait volé les sujets d'examens. Enfin, moi je n'avais rien volé, c'était Seamus qui...
- Désolé mec, je... je savais pas qu'elle était avec toi, cafouille Mike-qui-n'a-plus-de-diastème en s'adressant à Royce.
Enfin, je crois que c'est à lui qu'il parle parce que si c'était à moi, il n'aurait pas dit "mec", si ? Dans mon dos, les muscles en titane deviennent encore plus durs et semblent même rouler. Les muscles, ça roule ? À regret, je me décolle de ce torse de pierre. Je tangue une seconde sur le sol farceur qui s'amuse à chanceler sous les semelles plates de mes converses. Les traits toujours verrouillés à triple tour, mon mécanicien enroule fermement l'une de ses grandes mains autour de mon bras pour me stabiliser. Il laisse ses doigts là, fermés autour de mon biceps riquiqui.
- On ne sort pas ensemble, je précise alors avec un petit haussement d'épaules défaitiste avant que Royce ne prennent complètement la mouche à cause de la petite bourde de Mike.
Mais c'est encore pire.
Les prunelles brumeuses de fureur de mon obsession se rivent subitement à moi pour m'assassiner en silence avant d'exécuter quelques allers-retours entre mon souvenir d'enfance et mon insignifiante personne. Ses yeux - ceux de Royce - sont tellement énervés à présent, que ses iris gris clair semblent recouverts de givre et sur le point de se fissurer comme une plaque de verglas sur laquelle on fait de l'aquaplaning. Toujours être vigilant en conduisant ! Ses narines se dilatent d'irritation comme les naseaux de Waneta quand je l'importune à des heures indues de la nuit et il étreint mon bras avec plus de vigueur. Un peu trop peut-être. Je ne crois pas qu'il s'en rende compte. Ça fait la même sensation perturbante que quand un médecin prend votre tension en resserrant cette espèce de brassard gonflable.
Pendant un bon moment qui semble durer plein de minutes, aucun de nous trois ne dit rien et on entend plus qu'Ariana Grande ordonner à un pauvre homme de rompre avec sa petite amie. Une serveuse affairée me bouscule légèrement, un plateau plein en équilibre sur le bout de ses doigts. En promenant mes yeux dans l'espace encombré du club, je repère Mia et le surfeur qui discutent paisiblement un peu plus loin.
Ils parlent de nous, c'est sûr. Même s'ils ne se donnent pas la peine de dissimuler leurs bouches avec leurs mains pour masquer leurs messes basses, ils sont en train de nous regarder. Puis Mike-qui-est-devenu-blanc-comme-un-lavabo-ou-une-cuvette-de-toilettes recule prudemment de deux pas maladroits, probablement écrasé par la mauvaise humeur de Royce qui prend des allures de brume toxique... voire létale.
- Je vais... je vais y aller, je pense, bredouille Mike en se frottant la nuque.
Poule mouillée.
- Bonne idée, crache Royce avec une froideur qui flirte avec la température du Pôle Nord, là où le Père Noël est censé assembler les jouets avec ses petits elfes de maison.
Je me demande s'il les rémunère. Les lutins, je veux dire, est-ce qu'ils ont un salaire décent ? Parce que sinon, je pense que ce serait considéré comme de l'exploitation abusive, au même titre que le travail de ces enfants asiatiques qui suent du matin au soir pour fabriquer à nous - enfants pourris gâtés de l'occident - des chaussures. Enfin, je sais que le Père Noël n'existe pas plus que ses farfadets aux chapeaux pointus, mais c'est une situation hypothétique.
- Hé, je m'offusque avec une minute de retard. Ça ne se fait pas de dire ça !
Royce ne relève pas, mais il plisse les yeux, les transformant en deux fentes menaçantes, avant de les baisser sur moi. Le muscle champion de trampoline se met à sautiller presque convulsivement à sa mâchoire.
- C'est bon, Lily, ça va, me rassure Mike-qui-semble-paniqué-au-dernier-degré avec un petit sourire crispé. Je t'assure, je dois rentrer de toute façon. J'étais content de te revoir.
- Moi aussi, je réponds par politesse sans savoir si je le pense vraiment ou non.
Le garçon fait vaguement mine d'avancer vers moi. Pour m'étreindre, je crois. Mais la brusque crispation de Royce - à moins que ce ne soit l'inquiétant rictus qui déforme légèrement ses lèvres serrées - le dissuade de tenter l'aventure. Il se contente d'un vague salut gêné de la main, le genre auquel on a recours quand on croise quelqu'un qui nous dit vaguement quelque chose sans que l'on puisse jurer qu'il s'agisse d'une vraie connaissance et pas de la vague copie d'un cousin éloigné. Après ça, il rajuste nerveusement sa veste de costume et tourne brusquement les talons, manquant de renverser deux danseuses éméchées dans la précipitation.
Je le suis des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse au milieu de la foule transpirante et floue. À côté de moi, je crois que Royce ricane. C'est difficile à affirmer à cause de la musique infernale qui intoxique les clubbeurs avec presque autant d'efficacité que l'alcool et piétine tous les autres bruits comme une énorme patte d'éléphant. Mais je suis presque sûre d'avoir entendu ce son un peu rauque et cynique que produit le mécanicien lorsqu'il fait semblant d'être amusé. Ce n'est pas un ricanement joyeux, les ricanements le sont rarement avec lui. C'est un ricanement caustique, plus amer que du café fraîchement moulu.
Moi, je bascule la tête en arrière pour le regarder et tente de décoller d'un souffle les mèches humides qui me chatouillent les sourcils. Sans succès. Royce, lui, met un long moment avant de revenir à moi pour m'effleurer de son regard ombrageux dans lequel les lumières n'osent même pas se refléter. Elles survolent son visage taillé à la serpe de leurs joyeuses couleurs, jouent avec ses mèches en désordre, embrassent ses contours, mais boycottent bizarrement ses prunelles torves.
Il me fixe toujours sans rien dire. Alors je le fixe aussi en retour. Aussi longtemps que je peux. Pourquoi est-ce qu'il ne dit rien, mince ? Pour couper court à ce silence infesté de musique, je lâche la première bêtise que mon cerveau en coton veut bien me servir.
- Salut !
Oui, bon, j'ai dit la première bêtise, pas la plus pertinente. Peut-être que maintenant, il va parler. Non. Toujours pas. D'accord, je retente ma chance - en espérant trouver quelque chose de plus inspirant :
- Royce, tu...
- T'essayais de me faire chier ? me coupe-t-il brusquement d'un ton trop lisse, trop neutre pour ne pas cacher quelque chose.
Hein ?
- Hein ?
- Contente-toi de répondre. C'est ça ? Tu cherches à m'emmerder ? T'avais envie de me mettre sur les nerfs ?
Il a vraiment, vraiment l'air en colère.
- Je...
Je cligne trois fois des yeux, confuse, puis suis distraitement du regard le garçon en costume rose qui s'invite dans mon champ de vision et balance les hanches sur la piste de danse, un peu plus loin. Quand je dis rose, je veux dire... rose ! Un rose Barbie, pimpant, insolent... presque barbare. Et moi, je m'y connais en rose, ma chambre est prise en otage par cette couleur ! Sous son veston criard, le jeune homme ne porte rien du tout et il a toute une collection de poils bouclés qui me tirent une toute petite grimace. Il ne connaît pas la crème dépilatoire ou quoi ? Peut-être qu'il aime ça, que ça lui tient chaud en hiver ? Peut-être qu'il les brosse, j'imagine en réprimant un léger gloussement.
- Eh, m'appelle sèchement Royce en pressant son pouce contre la ligne de ma mâchoire pour m'obliger à me concentrer sur lui.
Ah. Me concentrer sur lui, ça, je peux le faire, c'est même super facile, ce que je fais de mieux ! Alors je me concentre sur lui ! Je me concentre sur ses sourcils noirs qui essayent de se rejoindre au-dessus de son nez, sur la ride de lion qui se creuse entre les deux, sur le trait fin et sceptique de sa bouche, sur les deux billes en métal qui m'étudient avec plein d'attention comme si j'étais une espèce de théorème bizarre dans un livre de maths avancé. Et je dis :
- J'ai des fourmis.
- De quoi tu parles ? soupire un Royce parfaitement exaspéré.
- Dans le bras, j'ai des fourmis, je répète en touchant sa main qui prend toujours ma tension et va bientôt réduire mes miettes de biceps en bouillie de muscle.
Il met bien deux secondes entières à comprendre, puis détache vivement ses doigts de moi en fronçant davantage les sourcils. Il finit par croiser les bras sur sa chemise. Je secoue les miens de doigts pour éjecter ces fichus insectes de mon membre. Ensuite je recommence à regarder Royce parce que j'aime bien faire ça. J'aime le regarder même quand il est d'une humeur de chien comme maintenant. Alors je penche encore la tête en arrière pour le voir correctement, au risque de m'esquinter quelques cervicales et de finir tétraplégique dans un fauteuil roulant aux roulettes qui couinent et ne tournent pas correctement.
- Je t'ai posé une question, s'agace mon mécanicien en me toisant du haut de son probable mètre quatre-vingt-dix.
Il ne ressemble jamais autant au fougueux mustang auquel je me plais à le comparer que lorsqu'il gronde et s'impatiente. Il est fait du même bois que ces étalons indomptés des plaines du Nevada. Là où les chevaux de selles supportent docilement la selle et le mors, lui fait impétueusement claquer le sabot en hérissant son crin et... Enfin, c'est une métaphore hein ? Royce n'a à ma connaissance ni sabots ni crin, mais...
Et soudain, son expression se modifie subtilement et ses traits se réordonnent différemment. Comme ça. Clic ! Il n'est plus énervé contre moi. Ou il n'en a plus l'air. Ses sourcils se défroncent et s'incurvent un peu vers le haut, les lignes de son visage grec se détendent et il décroise lentement les bras.
- Quoi ? je demande parce qu'il me fixe un peu trop... fixement.
- T'as pleuré ?
De quoi ? Moi ? Je secoue la tête en même temps que ma pathétique minable débile crise de larmes s'impose tristement à ma mémoire. Je n'ai pas vraiment pleuré, de toute façon. J'ai peut-être malencontreusement laissé échapper quelques micro-larmes de désespoir en imaginant Royce faire des saletés avec la rouquine, mais ce n'est rien et ça a duré... quoi ? Dix secondes, montre en main ? C'est... je veux dire c'est dérisoire, ça ne compte pas !
- Non ! je me défends en croisant les bras à mon tour.
Sur ce, j'attrape rapidement les pans de ma chemise pour éponger les traîtresses qui ont mollement séché sur mes joues et détruire toutes les preuves de mon idiotie.
- Putain ! Qu'est-ce tu fous, bordel ? siffle Royce entre ses dents en m'arrachant sèchement mon propre haut des doigts pour le remettre en place sur mon ventre.
Quand je fais mine de vouloir recommencer, il coince mes deux poignets dans une seule de ses mains et passe la seconde sur mon visage pour estomper lui-même mon moment de faiblesse.
- Pourquoi t'as pleuré ? insiste-t-il froidement en me relâchant une fois certain que je ne vais plus soulever mon chemisier.
- Je n'ai pas pleuré !
- Je viens d'essuyer tes larmes.
- Je n'ai pas pleuré !
Embarrassée par ce sujet qui s'attarde avec la désobligeance d'un vilain cafard dans un lieu insalubre, je me lance dans la récitation du premier poème qui me vient en tête :
- Et Dieu dit : « Les eaux qui sont au-dessous du ciel, qu'elles se rassemblent en un seul lieu, et que paraisse la terre ferme. » Et ce fut ainsi. Dieu appela la terre ferme « terre », et il appela la masse des eaux « mer ». Et Dieu vit que cela était bon. Dieu dit : « Que la terre produise l'herbe, la plante qui porte sa semence, et que, sur la terre, l'arbre à fruit donne, selon son espèce, le fruit qui porte sa semence. » Et ce fut ainsi. La terre produisit... la terre... euh... elle produisit... mince ! Je ne me souviens plus, je reconnais avec une petite moue d'excuse.
- Pourquoi tu cites la Bible ? questionne Royce qui a l'air de se demander s'il faudrait tenter un traitement par électrochoc ou si je pourrais m'en sortir avec une simple thérapie.
J'en ai déjà suivi une de thérapie. Maman m'y a forcé après que... après. Ce n'était pas si terrible. Mon psy était quelqu'un de remarquablement patient - avec la petite somme que lui rapportaient mes séances, il avait plutôt intérêt à l'être, je suppose. Il postillonnait un peu lorsqu'il parlait, mais heureusement, il se trouve qu'il parlait peu.
- Tu connais la Bible ? je m'étonne en agitant légèrement le menton pour battre la mesure entraînante du morceau pop qui fait bondir les danseurs.
- Non, tranche Royce avant d'ajouter avec une imperceptible grimace. Je savais pas que tu pratiquais.
- Ce n'est pas le cas. Enfin pas trop. Des fois, je dis des prières au cas où, on ne sait jamais. Et j'ai suivi un trimestre de catéchisme au collège pour esquiver les séances photos avec ma mère. Ce n'était pas si mal, le père Mathieu nous distribuait des sucettes quand on apprenait bien nos versets. Ensuite j'ai dû quitter le cours quand Nate a été viré de la formation parce qu'il avait bu de l'eau bénite.
Je n'arrive toujours pas à croire qu'il ait pu faire ça. Quand j'y repense, j'ai encore envie de rire aux éclats. Il n'arrêtait pas de se plaindre qu'il avait soif et moi, je n'arrêtais pas de lui répéter d'attendre la fin de la séance. Quand il en a eu marre, il s'est discrètement approché du bénitier et il a plongé le visage dedans pour s'abreuver. Les sœurs étaient scandalisées. C'était vraiment une chouette journée.
Je relève le nez pour jeter un œil à Royce et voir s'il se fait toujours du mouron pour ma santé mentale. Il se passe une main sur la bouche et me scrute en silence. Son humeur ne semble toujours pas régulée, mais il est là. Il ne m'ignore pas, il n'a pas tourné les talons et il me regarde. Il est là. J'ai l'impression qu'il n'y a plus que lui dans la salle. Tout le reste est effacé, les gens, les décors, les contorsionnistes féminines dans leurs cages... ils se dissipent, détrônés du second plan, éclipsés par ma fascination.
C'est presque comme d'être dans un carrousel, assise à califourchon sur un destrier en plastique. Le carrousel de l'amour ! Il s'emballe, virevolte, tourne. Il tourne de plus en plus vite et tout ce qui n'est pas dessus devient vague, un tourbillon flou et sans importance. Mais Royce est dessus, lui. Il est debout, immobile en plein milieu du manège. Et il est tellement, tellement...
- Tu vois le ciel les jours de pluie ? je lance. Quand il va peut-être y avoir de l'orage et que les nuages sont tout gonflés et qu'il y a du gris qui n'arrive plus à être du bleu. Tu vois ? Au moment où tout se délave juste avant que le tonnerre explose ?
Il ne me répond pas et je déclare avec sérieux :
- Ben tes yeux sont comme ça.
Royce cille, exceptionnellement pris de court, ce dont je pourrais me féliciter. L'un de ses sourcils escalade un peu son front. Puis son expression blasée habituelle retrouve sans trop de difficultés le chemin de ses traits.
- Si tu crois que tu vas t'en tirer avec des fossettes et un compliment foireux, raille-t-il bien qu'une lueur de surprise s'attarde dans l'argent fondu de son regard.
Je n'insiste pas. Le carrousel continue de tourner à toute allure. Il s'affole et me donne un peu la nausée. Un peu beaucoup, même. Je déglutis plusieurs fois d'affilée et pose une main sur mon ventre, là où doit se trouver mon estomac, comme pour apaiser un drôle d'animal. J'ai... je crois que j'ai de la fièvre. Si papa était là, il me glisserait un thermomètre dans la bouche, un pli angoissé au milieu de son large front blond. Il... papa...
Papa...
Quelque chose d'étrange remue faiblement au milieu de ma poitrine... plutôt du côté gauche. Quelque chose qui fait mal. Quelque chose dont je n'arrive pas à me rappeler. Il s'est passé un truc, un truc important, mais je ne sais plus quoi. C'est juste là, sous la surface. Il me suffirait de plonger la tête dans l'eau, de faire quelques brasses et je le verrais, je saurais. Ensuite je me noierais et je mourrais. Prise d'une vague d'angoisse inexplicable, je donne un coup de pied mental dans mes pensées mouillées pour chasser la douleur sous-jacente.
Avec la grâce d'un Ferry Boat que la mer s'amuse à chahuter, je tangue dangereusement sur mes pieds. Je m'accroche à la chemise de Royce le temps que la terre ralentisse. C'est à cause de la musique ! Elle est beaucoup trop puissante, elle m'enrouille... elle m'embrouille les idées ! Je savais que pousser les décibels à ce point ne pouvait causer que des dégâts. Maintenant Adam Levine, Demi Lovato, Alvaro Soler et tous les autres m'ont grignoté les neurones !
- Royce... je me sens bizarre...
- Qu'est-ce que t'as bu ? grince mon mécanicien d'une voix un peu moins dure qu'il y a une minute.
- De l'alcool.
- Sans blague... Quoi comme alcool ?
- J'ai bu de... du... je ne sais pas.
Je secoue la tête en avalant encore ma salive et en serrant les dents pour combattre un haut-le-cœur. Victoire par K.O. La sensation reflue légèrement. Mon estomac vient à peine de se tranquilliser que c'est au tour de mon cœur de faire des siennes. La faute à Royce qui s'est subitement penché sur moi pour amener son visage à un centimètre du mien. Un minuscule centimètre de rien du tout que je pourrais faire disparaître en un clin d'œil sans même le faire exprès, juste en trébuchant maladroitement vers l'avant.
Le fameux "¡Ay, caramba!" de Bart Simpson est la seule chose plus ou moins cohérente qui me traverse l'esprit en ce moment. Ça et le fait que le nez de Royce touche presque le mien. Tachycardie ventriculaire. Les yeux grands ouverts de stupéfaction, je dois ressembler à Dory, dans Nemo.
Est-ce qu'il va m'embrasser ? Il n'a pas l'air de quelqu'un qui est sur le point d'embrasser. C'est vrai, ses sourcils ont retrouvé leur position froncée préférée et il pince les lèvres. Mais sait-on jamais... Je retiens ma respiration, mon envie de vomir envoyée aux oubliettes et les poumons à deux doigts d'éclater façon ballon de baudruche. J'aurais peut-être dû mâcher du chewing-gum. Je n'ai pas mangé de cheeseburger contrairement au surfeur, mais j'ai bu des tonnes de cocktails et je...
- Qu'est-ce tu fiches ? Respire, exige brusquement Royce sans s'écarter.
Quoi ? Pourquoi ? J'obéis quand même sans me poser plus de questions et prends une profonde inspiration pour enfin expirer à un pauvre centimètre du visage à l'air concentré de mon mécanicien. Je vois les cartilages de ses narines frémir discrètement, puis il s'écarte en secouant légèrement la tête de droite à gauche. Mais... Pourquoi est-ce qu'il s'écarte ?
- Ouais. T'as tout mélangé, quoi, commente-t-il, visiblement excédé.
- Mélangé quoi ?
- Comment elle va ? s'enquiert Mia à l'instant où sa bouille toute bouclée apparaît sur ma droite.
Royce se crispe, l'irritation revient contaminer ses traits tendus.
- Parce que t'en as quelque chose à foutre ? Barre-toi, j'ai pas envie de voir ta gueule, décoche-t-il à mon amie sans même la regarder.
- Oh, calmos, le mécano. Je veux juste savoir si...
- Qui t'a permis de m'adresser la parole ? cingle Royce en gratifiant la Colombienne d'une œillade écœurée.
- Hé ! je m'empresse de protester en lâchant le tissu de sa chemise.
- C'est quoi le problème ? demande Mia avec un petit sourire en coin qui laisse supposer qu'elle connaît déjà la réponse à sa question.
- Tu le saurais si t'étais pas en train de jouer les pétasses avec une bande de branleurs. C'est comme ça que tu la surveilles ? Elle est déchirée !
- J'ai bu plein d'alcool ! je confirme avec fierté en essayant de compter sur mes doigts le nombre de verres que j'ai à mon actif ce soir.
Mince, je ne m'en souviens plus. Bah, ça ne fait rien. Je continue de distribuer les sourires enjoués à qui veut bien les intercepter : Royce, Mia, et même la stripteaseuse qui m'effleure involontairement le bras en traversant l'immense salle encombrée.
- Je la surveille pas, c'est une grande fille et on est là pour s'amuser. S'a-mu-ser, toi comprendre ? Je savais que t'allais niquer l'ambiance. Et sois un peu honnête pour une fois, t'es vénère parce qu'elle a descendu quelques verres ou t'as les boules parce qu'elle a passé la soirée à flirter avec deux beaux gosses friqués ?
Royce souffle par le nez, crispé de colère. Je ne sais pas comment Mia fait pour lui tenir tête, s'il me considérait de la même façon qu'il la jauge en ce moment, je prendrais la poudre d'escampette façon Looney Tunes. Genre, je positionnerais mes bras, puis... pouf. Je disparaîtrais dans un nuage de poussière sur un bruitage de dessin animé rigolo.
- T'es folle ? je m'insurge quand les insinuations de Mia se déblayent un chemin jusqu'à ma cervelle engourdie. Je n'ai...je n'ai pas flirté avec eux ! Pourquoi tu dis ça ?
- Lily..., grogne mon amie en cognant son front mate du plat de sa main comme si je venais de faire une bourde.
Royce ne desserre pas les dents. Il ne réagit pourtant pas à l'attaque parfaitement infondée et incongrue de la Colombienne. À la place, il agrippe mon poignet quand je commence à m'éloigner pour vérifier si j'ai bien aperçu le Chapelier fou parmi la foule. Je ne cherche pas spécialement à me dégager. J'ai tellement chaud que ses doigts paraissent frais comme un esquimau au citron sur ma peau. Aah ! Ça fait du bien ! Je laisse échapper un soupir d'aise et m'empare de sa main pour en plaquer le dos contre mon front brûlant - re-aah ! Royce ne me la reprend pas, mais s'emporte encore contre Mia :
- Question toute simple, avise-t-il sèchement la Colombienne. Vu que tu prétends être sa pote, d'après toi, c'est elle, ça ? demande-t-il avec une pointe d'acidité en me désignant du menton. Parle ! Ça lui ressemble, à ta copine, de se bourrer la gueule au bar ?
- Je...
Mia s'interrompt et glisse une main ennuyée dans ses jolies boucles noires, bizarrement à court de répartie. Puis elle me dévisage, ses grands yeux aux nuances de KitKat arrondis par le doute.
- Elle était peut-être... elle voulait peut-être relâcher un peu la pression ? propose-t-elle en redressant un peu le menton sans me quitter des yeux.
- Elle s'est soûlée parce qu'elle croit que c'est ce qu'elle est censée faire, parce que vous lui avez mis ces conneries dans le crâne.
- Elle a le droit de dire non.
- Elle l'a fait, c'est toi qui entends pas.
- Elle... c'est moi ? je me renseigne doucement sans trop oser m'incruster dans cette conversation sérieuse.
Personne ne me répond. À part Luis Fonsi qui susurre des choses indécentes en espagnol, mais ça, ça n'a rien à voir.
- Ça peut pas faire de mal, se défend Mia malgré sa mine confuse.
- On en reparle demain matin.
- Mec, t'abuses, je voulais juste qu'elle se...
Royce la coupe une fois de plus.
- Tu t'es servie d'elle, il martèle, les lèvres plissées de dégoût. Tu la largues au bar et tu la jettes en pâture aux charos du coin pour m'emmerder. C'est bon, t'as réussi ton coup. Mais c'était la dernière fois, si t'as un problème avec moi, tu le gères toute seule. J'espère que je me suis fait comprendre.
- Je suis pas...
- J'ai dit ce que j'avais à dire. Retourne jouer les allumeuses avec ta clique d'étudiants.
Royce n'attend pas que Mia retrouve l'usage de sa langue pourtant d'ordinaire si bien pendue, il tourne les talons et entraîne ma carcasse interloquée dans son sillage.
----------
Aaaah Noël, quelle belle période!
Tout comme Lily, j'adore Noël ! Les sapins qui répandent leurs épines partout par terre, les guirlandes lumineuses que l'on galère à démêler, la neige qui fond et finit par ressembler à de la boue, le chocolat chaud que l'on boit trop chaud et nous brûle la langue et... bien sûr, les cadeaux !
Bon je sais que l'on n'est pas le 25 mais la magie de Noël opère déjà et je vous ai donc publié un deuxième chapitre ! C'est un autre point de vue de Royce (encore? oui, encore). J'espère qu'il vous plaira !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top