𝑝𝑢𝑚𝑎, 𝑝𝑎𝑟𝑡𝑖𝑒 𝑢𝑛𝑖𝑞𝑢𝑒.

𝘞𝘦𝘴𝘵 𝘴𝘪𝘥𝘦, 𝘦𝘢𝘴𝘵 𝘴𝘪𝘥𝘦
𝘋𝘪𝘥𝘯'𝘵 𝘬𝘯𝘰𝘸 𝘸𝘩𝘦𝘳𝘦 𝘵𝘰, 𝘸𝘩𝘦𝘳𝘦 𝘵𝘰 𝘨𝘰
𝘛𝘰𝘯𝘪𝘨𝘩𝘵 𝘸𝘦 𝘳𝘪𝘥𝘦
𝘈 𝘯𝘰𝘪𝘴𝘦 𝘪𝘯 𝘵𝘩𝘪𝘴 𝘴𝘪𝘭𝘦𝘯𝘵 𝘯𝘪𝘨𝘩𝘵
𝘐𝘯 𝘵𝘩𝘦 𝘥𝘢𝘳𝘬𝘯𝘦𝘴𝘴, 𝘵𝘩𝘢𝘵 𝘥𝘰𝘰𝘳 𝘰𝘱𝘦𝘯𝘴
𝘞𝘩𝘰 𝘤𝘢𝘯 𝘴𝘵𝘰𝘱 𝘪𝘵? 𝘕𝘰 𝘰𝘯𝘦
𝘞𝘦𝘴𝘵 𝘴𝘪𝘥𝘦, 𝘦𝘢𝘴𝘵 𝘴𝘪𝘥𝘦
𝘐𝘵 𝘥𝘰𝘦𝘴𝘯'𝘵 𝘮𝘢𝘵𝘵𝘦𝘳 𝙖𝙣𝙮𝙢𝙤𝙧𝙚

ミ ミ ミ



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
– Taehyun, cours ! Dépêche-toi !

L'autre garçon trébucha, et Yeonjun le rattrapa, in extremis.

– Il faut trouver un endroit où se cacher !

Essoufflé, Yeonjun regarda autour de lui, plissant les yeux pour essayer de voir quelque chose dans l'obscurité qui les enveloppait tous les deux. Il avait le souffle court, et ses pieds nus lui faisait un mal de chien. Dans sa poitrine, son cœur battait à tout rompre : l'adrénaline retombait lentement, et peu à peu à, il réalisait pleinement la situation dans laquelle il se trouvait. Taehyun ne lâchait pas sa main, tremblant comme une feuille. Le jeune garçon aux cheveux pourpre avait lui aussi tous ses sens en alerte quand soudain, une alarme retentit partout autour d'eux. Ils tressaillirent et Taehyun se plia en deux, les mains plaquées sur ses oreilles.

– Taehyun ! Ça va aller, calme-toi !

Mais l'autre garçon ne l'écoutait pas. Son hypersensibilité auditive avait eu raison de lui. Il le tira en avant et recommença à courir sans savoir où sa course folle le mènerait.

Le port de Ulsan était immense. Ils zigzaguaient entre les containers, tournaient en rond sans savoir où donner de la tête. Derrière lui, Taehyun, les mains toujours plaquées sur ses oreilles, faiblissait de mètres en mètres. Le froid mordait la peau nue de ses bras, ses jambes et le bout des doigts. L'alarme ne cessait pas, et les deux garçons finirent par se stopper, au milieu d'un nouveau carrefour de containers. Ils formaient de grandes tours terrifiantes autour d'eux, les plongeant dans l'ombre et le doute du chemin à suivre.

– Retrouvez-les ! Ils ne doivent pas être bien loin !

La voix grave d'un homme résonna non loin d'eux et Yeonjun se pétrifia. À côté de lui, Taehyun releva ses yeux apeurés, les lèvres tremblantes. Il posa un doigt sur sa bouche, lui faisant signe de se taire, et de tenir bon. Ils ne devaient trahir en aucun cas leur position actuelle. Quand un faisceau de lumière passa juste au-dessus de leur tête, les deux garçons se baissèrent, et Yeonjun tira son ami vers lui. Il avait trouvé une cachette.

Là, à l'abri dans le noir le plus complet, on entendait plus que le souffle court des deux fugitifs. Yeonjun sentait Taehyun trembler contre lui, incapable de reprendre la totale maîtrise de son corps. Pourtant, il le fallait. Si Taehyun craquait ici, ils étaient fichus. Ils retourneraient dans les cages qui les avaient vu grandir ces dernières années, et leur vie serait réduite à néant, pour de bon. Ils savaient tous les deux ce qui arrivait aux fugitifs.

– Yeonjun...
– Oui ?
– On ne va pas mourir, hein ?
– Non.
– Et les autres...
– Je ne sais pas Taehyun, je ne sais pas...
– Comment on a pu laisser les autres, renifla-t-il.
– Je...

Sa voix se bloqua dans sa gorge, et plus aucun son ne voulut en sortir. Il ne pouvait pas penser à ça maintenant. Et pourtant, une vague de mauvais souvenirs, des derniers souvenirs en enfer revenaient inlassablement.

– On ne vivra jamais comme -
– Si. Taehyun, on va s'enfuir, et on va y parvenir.

Ils devaient. Avancer, commencer une nouvelle vie, c'était leur seule option.

Ils ne pouvaient pas rester des bêtes de laboratoire. Il n'en pouvait plus.

Comme Taehyun, il avait grandi dans un étrange endroit. On leur avait dit que leurs parents étaient morts, gravement malades, inaptes à s'occuper d'eux. On avait pris soin d'eux dès leur plus tendre enfance. On les avait éduqué, dans un pensionnat qu'ils ne quittaient jamais. Et puis, un jour, Taehyun avait montré les premiers signes qu'ils attendaient tous. Et ils avaient été transférés. Tous les deux. Ils avaient atterri dans cet endroit étrange, aux allures de laboratoire austère et beaucoup trop propre pour être vrai. Là, ils avaient rencontré les trois autres garçons. Là, ils avaient réalisé que depuis, leur existence n'avait été voué que pour une chose : PUMA.

– Est-ce que tu entends quelque chose ?

L'ouïe de Taehyun avait toujours été exceptionnelle.

– J'entends... Une vingtaine d'hommes à pied. Et un hélicoptère qui arrive pour survoler la zone.
– Seulement ? Alors on a toutes nos chances. Taehyun, notre but et d'atteindre les bateaux, d'accord ? Une fois dans les bateaux, on sera libre de quitter cet endroit.
– Et si... Et si on atterrissait dans un endroit pire que celui-ci, hein ?

Yeonjun secoua la tête. Ce n'était pas possible. Rien ne pouvait être pire que l'enfer dans lequel ils étaient nés, puis avaient grandis.

– Et les autres...
– Ils vont y arriver aussi.
– Tu as l'air si sûr de toi... Beomgyu...
– Beomgyu va s'en sortir lui aussi.

Et à ses mots, sa gorge se serra, car Yeonjun n'était sûr de rien.

Et soudain, le bruit d'un hélicoptère se fit entendre au-dessus de leur tête. La main de Taehyun se resserra sur la sienne, et le cœur de Yeonjun loupa un battement.

– Ils vont fouiller les containers...
– Quoi ?
– Je viens d'entendre une femme l'ordonner.
– Merde.



Il y a un an.
– Tu crois qu'ils l'ont attrapé ?
– De quoi vous parlez ?

Yeonjun se posa à côté de Kai et Soobin pour manger son déjeuner et ces derniers baissèrent d'un ton.

– Il y en a un qui s'est échappé.
– Échappé ? Pourquoi ?

Kai haussa les épaules.

– C'est qui ?
– Le numéro dix-sept.

Taehyun vint les rejoindre et s'installa à ses côtés.

– Ils l'ont retrouvé ?
– Non, pas encore, mais il ne doit pas être bien loin d'ici...

Yeonjun jeta un œil à la petite cafétéria où ils se trouvaient. Le nombre de pensionnaires dans leur unité avait beaucoup baissé ces derniers mois. La veille, vingt pensionnaires avaient laissé leur place, sans qu'aucun nouveau ne fasse surface. Ils mangèrent en discutant de tout et de rien, comme à chaque fois qu'ils se retrouvaient.

C'étaient les seuls instants où il sociabilisait. Le reste de sa journée était encadrée, et suivait tous les jours le même rythme. Un levé tôt, pour ne pas perdre d'heures précieuses. Une vérification de son poids, de sa taille, et de quelques paramètres qui lui échappaient totalement par l'unité de médecins qui s'occupait de leur étage. Puis Yeonjun se dirigeait vers la grande salle où ils se retrouvaient pour s'entraîner, et réaliser les tests qu'on leur demandait. Le reste de leur journée était une journée d'étude classique, triste à mourir, où un unique professeur leur faisait classe, dans le plus effrayant des silences. Ils se retrouvaient entre amis le midi, puis pour le repas du soir.

Et cette routine lui allait, comme elle allait à tous les autres pensionnaires du centre. Ici, ils étaient en sécurité. Ici, personne ne leur ferait jamais de mal. Ils étaient élevés dans un cocon de quiétude, à l'abri du monde extérieur. Ils étaient de simples numéros, sans identité aucune, pour que personne ne puisse leur nuire.

Parce que le monde extérieur avait sombré dans le chaos il y a bien longtemps.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
– Ok, que fait-on ? demanda Taehyun d'une voix inquiète.
– On reste là. Et s'ils s'approchent, on avise, d'accord ?

Taehyun opina du chef, et Yeonjun ferma les yeux, avant de s'affaler contre la paroi glacée du container dans lequel ils se trouvaient. La main de Taehyun agrippa la sienne, comme pour le soulager.

– Junie ?

Il ne répondit pas, gardant les yeux fermés. Il essayait de reprendre sa respiration, de ne penser à rien. Et surtout pas à eux, qu'ils avaient laissé derrière.

– Tu l'as dit toi-même, on va les retrouver, fit Taehyun d'une petite voix.

Il se contenta de remuer à peine la tête. Il n'était plus certain de rien. Allaient-ils réussir à quitter la zone ? À atteindre cet endroit que la guerre n'avait pas encore ravagé ? Yeonjun peinait réellement à croire que, depuis le départ, tout n'avait été que mensonge. Notre pays, tout comme le reste du monde, n'est plus en guerre depuis bien longtemps... Enfin, c'est ce qu'ils prétendent tous. Les guerres sont différentes aujourd'hui. Il n'est plus question d'armée, de missile ou de bombe. Ce sont les coups bas, et des poignée d'hommes qui renversent des gouvernements, rien de plus, rien de moins. Les paroles de Beomgyu lui revinrent en tête, et il frissonna de la tête au pied. Il y avait cru. Pendant des années, tout comme tous les autres pensionnaires, il avait cru à leurs discours. Il avait cru que dehors, c'était l'anarchie. On leur avait menti, pour les garder au chaud. Pour les tenir à l'écart du reste du monde. Parce qu'ils étaient spéciaux.

Au fond, l'étaient-ils réellement ? Ils n'étaient que des jouets de laboratoire. Lui, Taehyun, Kai, Soobin et Beomgyu. Ils avaient été manipulés depuis leur tout premier stade, jusqu'à maintenant. Ils avaient grandi pour être des êtres hors normes. Ils prenaient les noms, les apparences de qui les grands avaient besoin.

Pour espionner, pour tuer, vandaliser, oppresser.

– Yeonjun, tu transpires beaucoup...

Il suait, il le sentait parfaitement.

– Je me sens...

Mal, il se sentait affreusement mal. Mais la douleur n'était pas physique, elle était psychologique.

– Tu crois qu'ils savaient ?
– Quoi donc ?
– Nos vies. Tu crois qu'ils savaient tout ?
– Je n'en doute pas... Nous étions épiés pendant nos repas, nos cours, nos entraînements...
– Et dans nos moments privés ?
– Soobin a déjà cherché les caméras dans sa chambre.

Yeonjun laissa échapper un rire. Le mot chambre était un mot bien trop beau pour l'endroit où ils avaient grandi, avec un peu de recul.

– Il n'y en avait pas. Il n'y en avait pas besoin.

Taehyun avait raison : ils n'avaient jamais eu besoin de la moindre caméra dans leurs espaces de vie. On leur avait matraqué le cerveau tant d'années que l'idée d'une rébellion n'avait jamais germé dans un seul esprit.

Sauf la sienne, pensa-t-il.

– Tu les entends toujours ?
– Ils ne sont pas dans notre zone.
– Bon. Nous avons un peu de répit pour commencer à réfléchir sur comment sortir d'ici sans se faire prendre, marmonna-t-il.



Il y a un an.
Un brouhaha se fit entendre dans le couloir, et curieux, Yeonjun se leva de son lit. Il était tard dans la nuit, mais il avait le sommeil léger, et la désagréable habitude de se lever au moindre bruit suspect. Il ouvrit discrètement la porte de chambre pour passer la tête par l'encadrement de cette dernière et ne fut pas surpris de voir celle de Taehyun à la porte d'en face, mais aussi celle de bon nombre de ses camarades. Au bout du couloir, deux hommes et femmes en blouse noire encadraient un garçon de grande taille, fin, habillé du même uniforme qu'ils portaient tous pour leurs entraînements. Ils ont retrouvé le numéro dix-sept ! Les voix chuchotaient sur son passage, quand soudain le petit cortège se stoppa devant l'une des portes. Comment cela se faisait-il qu'il n'ait jamais remarqué sa présence dans ce même couloir ?

– À ta prochaine escapade, tu sais ce qui t'attend.

Le garçon hocha docilement de la tête, avant de rentrer dans sa chambre, les mains dans les poches. Il ressemblait à un adolescent que l'on venait de punir, et Yeonjun ne put s'empêcher de se demander pourquoi le numéro dix-sept avait quitté en douce la clinique. Les hommes et femmes en noire tournèrent les talons, quelques portes de chambre se refermèrent, mais bientôt, un petit attroupement devant la porte du numéro dix-sept se matérialisa.

– Psst, Junie...

Taehyun adorait lui donner un surnom au prénom qu'il lui avait lui-même donné. Bien sûr, ni lui, ni Kai, ni Soobin, ni Taehyun ne se nommait ainsi devant les autres. Leurs prénoms étaient comme leur seul petit secret. Leur seule bêtise.

– Ouais ?
– Mauvaise idée, ne va pas voir...
– Qui t'a dit que je voulais y aller ?
– Oh, je sais pas, cet éclat de curiosité dans ton regard ?

Taehyun esquissa un sourire, imité par Yeonjun qui quitta pour de bon sa chambre.

– Pfft, tu es incorrigible...

Yeonjun haussa des épaules et s'avança, curieux. La porte de la chambre du numéro dix-sept était ouverte. Devant elle, ses camarades piaillaient, se bousculaient pour demander à son occupant les raisons de sa fuite, pourquoi est-ce qu'il occupait une chambre où personne ne l'avait jamais vu avant.

– Dégagez d'ici...

Il avait une voix cassée, très basse, et le regard qu'il jeta à ses camarades figea Yeonjun sur place immédiatement. Quelques-uns tournèrent les talons immédiatement, mais une poignée d'irréductibles resta là, à attendre il ne savait trop quoi. Yeonjun se hissa sur la pointe des pieds dans l'espoir d'apercevoir une mèche de cheveux, et se retrouva soudainement poussé en arrière.

– DÉGAGEZ !

Sa voix résonna dans toute la petite pièce, et cette fois-ci, personne ne resta là.

– Qu'est-ce que tu veux toi, hein ? Casse-toi !

Yeonjun les imita immédiatement.

Il retourna sous ses draps, mortifié par ce regard assassin qui l'avait transpercé de toute part. Cette nuit-là, il cogita. Le numéro dix-sept avait l'air abattu, fatigué, usé, et en colère. Il lui avait semblé voir tout un tas d'émotion resurgir, mais la colère avait pris le dessus. Le regard de l'autre garçon resta gravé dans sa mémoire cette nuit-là, et Yeonjun fut incapable de dormir correctement. Quelque chose ne tournait pas rond avec cet individu.

Le lendemain, il le trouva à table, à côté de Soobin et Kai. Il s'approcha d'un pas presque craintif, et Taehyun l'imita, lui aussi sur ses gardes.

– Salut...
– Salut !

Le numéro dix-sept avait la voix beaucoup trop enjouée. Il n'avait rien à voir avec le garçon ramené dans sa chambre, la nuit dernière. Avait-il déjà oublié qu'ils s'étaient croisés la veille ? Il fronça les sourcils et commença à manger en silence. Soobin et Kai entamèrent la discussion comme si de rien n'était, et quand le numéro dix-sept quitta la table après avoir avalé son repas en deux minutes à peine, Yeonjun se pencha vers eux.

– Vous le connaissez depuis quand ?
– Depuis qu'il a intégré notre classe ce matin.
– Ce matin ?
– Ouais, il était dans un programme différent avant.
– On est bien d'accord que c'est le même type qui s'est barré ?
– Ouais, il n'a pas voulu dire pourquoi d'ailleurs. Il a juste sorti à ceux qui lui avaient demandé qu'ils n'étaient que de sombres ignares.
– Sympa.
– Il l'est vraiment, en vrai !
– Mmm.
– Si, j'te jure. Et je ne sais pas quel entraînement il suivait jusqu'à maintenant, mais je pense qu'il est différent de nous, souffla Soobin.
– Différent ?
– Ouais, un niveau au-dessus quoi, lâcha Kai.
– On a sympathisé, il est cool, vraiment, ajouta Soobin.

Taehyun n'avait rien dit, mais Yeonjun remarqua bien qu'il avait suivi la conversation en détail.

– Bon, bah, je verrais bien...
– Taehyun et toi devraient bien vous entendre avec lui. Il a l'air d'être une sacrée tête brûlée. Et puis, vous êtes dans le top du classement. Lui aussi.
– Ça, c'est plus un motif de rivalité qu'autre chose.
– Mais non, il n'est pas comme ça ! s'exclama Soobin.
– Tu le connais que depuis ce matin, ronchonna Yeonjun.
– Ouais, mais je peux déjà te dire qu'il n'est pas comme ça. Je le sens.

Ça, il le savait. Il voyait déjà la confiance immense que Soobin avait placé dans le numéro dix-sept. Yeonjun avait toujours su sentir ces choses-là. Il savait à qui il pouvait accorder sa confiance ou non. Si on lui disait la vérité, ou non. C'était quelque chose chez lui, qui n'avait rien de surnaturel et qui avait toujours surpris ses instructeurs. Lui, appelait ça de l'instinct. Seulement, le numéro dix-sept échappait à son instinct. Ce gars avait quelque chose de louche, et il devait mettre le doigt dessus.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
– Je commence à avoir froid..., chuchota Taehyun.

Il fallait dire que l'humidité dans leur cachette commençait à se faire sentir, et que les deux garçons portaient des tenues bien trop légères, et non adaptées au climat extérieur. Yeonjun se garda bien de lui dire que, lui aussi, commençait à ne plus sentir le bout de ses doigts : s'il flanchait, il savait que Taehyun serait capable de se morfondre un peu plus.

– Où en sont-ils ?
– Ils cherchent toujours, ils sont dans la première allée, murmura Taehyun.

Yeonjun envia son sens de l'audition parfait. Il soupira, et passa une main dans ses cheveux secs, avant de fermer les yeux.

– Ça va aller ?
– Ouais.
– Je suis sûr que tout va bien se passer pour lui.

Yeonjun rouvrit les yeux, un sourcil levé. Les rôles venaient de s'inverser, et maintenant, Taehyun voulait le rassurer à son tour ?

– Je n'en sais trop rien, marmonna-t-il.
– Bien sûr que si, c'est le plus fort d'entre nous.
– Ils l'ont déjà rattrapé une fois.
– Mais il était seul. Cette fois-ci, nous sommes cinq. Enfin, ils... Ils sont trois.

Yeonjun secoua la tête : il refusait de penser à ce qu'était en train de vivre Kai, Soobin ou Beomgyu. Et encore moins à ce que ce dernier faisait. Depuis le premier jour, sa fascination pour le premier du classement frôlait l'obsession. À présent, il en payait le prix cher : celui de s'en faire davantage pour lui, que pour le reste de l'équipe.

– Un seul faux pas, et il vrillera.
– Ça n'arrivera pas.

Et ça, Yeonjun n'en savait rien. Et Taehyun, malgré son grand intellect, n'en savait rien non plus.


Il y a onze mois.
– Tu as entendu la nouvelle ?

Yeonjun leva la tête de ses poids et attendit que Kai accouche de sa nouvelle info.

– Notre unité passe aux tests de corps-à-corps !
– On le fait déjà, ça...
– Non, Yeonjun, pas du corps à corps entre nous, sans donner de vrais coups. Ils nous font affronter les premiers des classements.

Cette fois-ci, Kai avait toute son attention. Les premiers du classement ?

– Ça veut dire...
– Que l'on est bientôt prêt, ouais !
– Si on passe cette épreuve... Nos adversaires sont visiblement choisis en fonction de nos aptitudes. Numéro vingt-neuf a manqué de perdre un œil, mais elle -
– Arrête toi là, ça va aller...

Soobin les rejoignit avec son air nonchalant, une petite étiquette à la main.

– Je passe dans les premiers.

Yeonjun ne put s'empêcher de s'inquiéter légèrement. Soobin avait prouvé à maintes reprises que sa spécialité n'était pas dans les combats au corps-à-corps. Il était davantage comme Taehyun, à rester en retrait. Il se mit à espérer que son adversaire ne soit pas trop dangereux.

– Ne t'en fais pas pour moi, ajouta-t-il comme s'il venait de lire dans ses pensées. Si j'étais toi, je m'en ferais plus pour moi-même. Tu es dans les premiers de notre unité. Tu vas tomber sans nul doute sur l'un de leurs précieux élèves, que l'on n'a jamais vu, et qui va laisser pleuvoir ses coups. Tu vas souffrir.
– Merci Soobin, tu es terriblement encourageant...
– Je préfère ne pas te faire de faux espoir. Il va falloir que tu donnes tout Yeonjun.

Kai le regarda d'un air grave, et Yeonjun opina du chef, l'air sûr de lui.

Au fond, il ne l'était qu'à moitié.

Les épreuves débutèrent dans l'après-midi, et contre toute attente, Soobin ne s'en sortit qu'avec un bleu à l'épaule, que lui-même ne sut expliquer, et qui se résorba dans l'heure qui suivit. Taehyun s'en sortit, mais in extremis, et Kai n'eut aucun mal à maîtriser son adversaire. Cependant, à mesure que ses amis regagnaient leurs chambres, Soobin lui fit remarquer que les épreuves avaient été bien trop simples.

Et quand Yeonjun poussa à son tour la porte de sa salle d'examen, il comprit que pour la première fois ses notes excellentes allaient jouer en sa défaveur. Les murs étaient tapissés d'une matière molle, comme pour amortir les chocs, à l'exception d'une large vitre fumée sur l'un d'entre eux, derrière lequel le jury s'était pressé. Au centre de la pièce, l'un de ses entraîneurs et professeurs de langues se tenait raide comme un piquet.

– Bien, numéro huit, ton examen commence dans quelques instants. Tous les coups sont permis, nous ne te demandons qu'une seule chose : rendre ton adversaire KO. Use de tout ce que tu as à nous montrer, cette évaluation est cruciale pour nos classements, mais aussi, pour ton avenir.

Tous les coups sont permis. Il n'avait pas d'arme, juste ses poings, et ses facultés hors normes.

– Ton adversaire n'est pas au mieux de sa forme, mais ne le sous-estime pas.

Et sur ses mots, il se dirigea vers la porte avant de quitter la pièce, le laissant découvrir avec horreur le visage de son adversaire. Une voix grésilla au-dessus de leur tête, lançant le début des hostilités.

Et Yeonjun ne bougea pas.

Il y avait quelque chose dans le regard du numéro dix-sept qui lui faisait froid dans le dos. Il ne bougeait pas, ne le quittait pas des yeux, comme s'il lisait en lui la moindre de ses faiblesses. Ses poings se serrèrent légèrement, et sa mâchoire se contracta.

– Je ne donnerais pas le premier coup.

Yeonjun crut rêver. Instinctivement, il dirigea son regard vers la grande vitre fumée.

– Numéro dix-sept, veuillez faire le premier pas, grésilla la voix, impatiente.

Et sous ses yeux ébahis, il le vit souffler aux nez de leurs supérieurs, et s'avancer. Bat toi Yeonjun, il va te tuer. Ses instincts se réveillèrent d'un seul coup, tandis que le numéro dix-sept plongea en premier son poing vers sa figure. Il l'esquiva de peu, et se baissa immédiatement pour éviter le second coup. Il était rapide, mais Yeonjun l'était tout autant. Sa souplesse et sa rapidité au combat avaient fait de lui le numéro un de son unité, et aujourd'hui, il devait défendre sa place. Seulement, quelque chose n'allait pas. Il le sentait, et c'était plus fort que lui, l'autre retenait ses coups.

– Pourquoi tu te lâches pas ? cracha-t-il.
– Je te laisse du temps, pour leur montrer que tu en vaux la peine, murmura-t-il si bas que Yeonjun se demanda s'il le faisait exprès pour qu'il ne soit que le seul à l'entendre.

Yeonjun fronça les sourcils.

– Alors continue, je te laisse du temps, donne tout ce que tu as.

Cette fois-ci, il piqua sa fierté. Pour qui tu te prends, hein ?

J'aurais dû me douter à ce moment-là que tu cherchais à me mettre en garde, non ? Tu te prenais pour le meilleur, car face à moi, tu l'étais. Sur le coup, j'avais pris tes paroles comme de la fierté mal placée, un excès de confiance. Tu souhaitais simplement me permettre de garder ma place en haut du classement. Mais de ton côté, tu n'avais pas le choix, tu devais gagner.

Yeonjun eut le souffle coupé. Le coup qu'il venait de recevoir dans son ventre le plia en deux, avant de le propulser à l'autre bout de la pièce. Son corps frappa avec lourdeur le mur rembourré et le choc lui arracha un cri de douleur, alors qu'il retombait sur ses quatre membres, essayant de garder le cap. Il avait une force démesurée. Beaucoup plus que lui. Il n'avait rien à voir avec Kai, contre qui il avait déjà pu se battre par le passé. C'était autre chose. Quelque chose dans son regard s'était définitivement éteint, et Yeonjun le remarqua quand le numéro dix-sept lui fonça à nouveau dessus. Il était bien trop rapide, et Yeonjun le comprit trop tard. Son poing ne le repoussa même pas, et il se retrouva au sol, une main serrée autour de son cou, le regard terrifiant du numéro dix-sept à quelques centimètres de son visage.

– S'il te plaît, arrête de bouger.

Mais Yeonjun ne l'écouta pas.

On m'avait appris à me battre. À être le meilleur. Ils voulaient un KO ? J'allais te mettre KO.

Il le repoussa, de toutes ses forces, et hurla en sentant la peau anormalement dure de son torse. Le numéro dix-sept bascula, et l'espace de quelques instants, il crut prendre l'avantage. Trois secondes d'inattention et de précipitation le firent basculer. Un coup de pied mal placé, et il se retrouva soulevé d'un seul bras par un gabarit bien plus fin et petit que le sien.

– Je suis désolé, murmura-t-il.

Yeonjun ouvrit de grands yeux.

– Je t'avais demandé de rester au sol.
– Je -

Ce fut là qu'un détail l'interloqua. Il n'était pas le premier concurrent du numéro dix-sept. Il était certes le premier au classement, mais... Numéro vingt-neuf a manqué de perdre un œil. Numéro vingt-neuf était juste derrière lui. Les premiers du classement l'avaient tous affronté. Il avait revêtu une tenue neuve à chaque fois, mais à présent, Yeonjun le voyait : il y avait du sang qui coulait d'une plaie rouverte, à l'endroit où il avait fait pleuvoir ses coups.

– Ta camarade aussi n'a pas voulu m'écouter.

Et il vrilla. Son regard se voila, et Yeonjun hurla. Pas de rage ou de bravoure. Mais de peur. Il se débattit alors qu'en face de lui, le visage de l'autre garçon bascula du tout au tout. Et alors qu'il s'apprêtait à hurler qu'il laissait tomber, une douleur lancinante lui traversa le corps tout entier. Il se sentit jeté en arrière, sa tête heurta à nouveau le mur, et, à quatre pattes, Yeonjun tenta de reprendre son souffle, sentant son propre sang couler sous sa tunique blanche de combat. Du numéro dix-sept il ne vit que les jambes se rapprocher, avant qu'un nouveau coup ne s'abatte sur lui.

Une voix hurla dans le micro.

Une fois, puis deux.

Mais la douleur persistait. Quelque chose le mordit violemment au cou, lui griffa les épaules, et Yeonjun se retourna, à bout de forces.

Ce combat n'avait rien à voir avec les précédents. Ses forces le quittaient une à une, et Yeonjun se retrouva dans l'incapacité totale de se défendre. La douleur était partout, dans tout son être. Il se demanda si l'autre avait conscience des coups de plus en plus brutaux qu'il lui portait.

Une nouvelle fois, une voix forte lui parvint aux oreilles. Ils venaient de rentrer dans la salle en hurlant. Quelqu'un l'empoigna, tandis qu'au loin, il distingua la silhouette floue du numéro dix-sept se faire embarquer, une seringue dans la nuque. Le goût du sang dans sa propre bouche lui donna envie de vomir, et alors qu'un médecin se jeta sur lui pour lui les premiers soins, il sombra.


Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
Yeonjun grattouilla sa cicatrice dans le cou, nerveux. Le temps s'écoulait de manière anormalement longue, et Taehyun semblait le ressentir également. Son fidèle camarade lui coula un regard inquiet, et posa une main sur la sienne.

– Tu devrais arrêter.

Yeonjun lâcha un rire sans joie.

– C'est pas comme si je pouvais la rendre plus moche.

Taehyun haussa les épaules, et le laissa continuer à gratter nerveusement cette parcelle de peau qui ne ressemblait plus à grand-chose. Il n'avait jamais réussi à détester cette cicatrice, pourtant, il se souvenait comme si c'était hier de la douleur que la blessure lui avait infligé.

– Là-dessus, j'envie Soobin, murmura Taehyun.

Yeonjun soupira ; Soobin et sa peau parfaite. Soobin ne pouvait pas se blesser. Ou du moins, Soobin ne gardait jamais les traces sur son corps très longtemps. Il guérissait en un temps record, une prouesse que tout le monde avait acclamée quand elle s'était manifestée.

– À ton avis, s'il était resté entre ces murs, qu'est-ce qui lui serait arrivé ?
– Je ne veux pas savoir, souffla Taehyun.

Soobin aurait sans nul doute fini comme Taehyun. Inapte au terrain après une première mission ou un test de grande ampleur, ils auraient examiné leur corps comme de vulgaires rats de laboratoire pour en extraire ce qu'il y avait de si spécial.

– Vous auriez pu avoir une vie fantastique.
– Tu rigoles ?
– Soobin et moi, on... On était voué à échouer. Mais toi et Kai ? Vous auriez dû nous laisser partir tous les deux.
– Soobin n'aurait jamais laissé Kai. Et inversement. Et tu oublies Beomgyu.

Taehyun baissa les yeux.

– Je sais qu'il te fait peur.
– À toi aussi. Avant.

Yeonjun gratta plus fort son cou, et soupira.

– Il n'est pas méchant.
– Je le sais bien, je... Je ne te ferais aucun reproche, tu le sais ça ?

Yeonjun haussa des épaules, mi-agacé, mi amusé. Taehyun tenait bien trop à leur amitié pour lui dire quoi que ce soit de toute évidence.

– Beomgyu n'était plus apte au terrain. Il leur a explosé entre les doigts.

Taehyun haussa les épaules.

– Il a buté toute son escouade, Taehyun. Un par un.
– On a été naïf de penser qu'il s'était échappé à l'époque, hein ?

Yeonjun ne répondit rien, et remarqua des traces de sang sous ses ongles.

– Fait chier.

Il se leva, pour se dégourdir les jambes, et essuya ses doigts sur le tissu rêche de son pantalon.

– Ils vont s'en sortir. Je le sais, il est avec eux.



Il y a onze mois.
La douleur était partout sur son corps. Il la sentait, sur son torse, dans son dos, sur son cou. Autour de lui, il y avait une agitation constante. Et puis il ouvrit ses yeux, et inspira bruyamment, faisant sursauter les hommes en blouse blanche autour de lui.

– Monsieur, il est à nouveau parmi nous !
– Parfait, soignez-le et remettez-le en état le plus rapidement possible.

Une femme passa une main dans ses cheveux, un sourire maternel sur le visage.

– Mon pauvre garçon, ça va aller, d'accord ?

Yeonjun ne parvenait pas à articuler un seul mot. Il essaya de se redresser, mais elle lui appuya délicatement une main sur une épaule, lui faisait comprendre que cela était trop tôt.

Yeonjun se redressa le lendemain seulement et découvrit avec horreur son corps. Son torse était bandé à moitié, et la femme en blouse lui assura qu'avec leurs soins, il n'en garderait que de très légères cicatrices. Celle du dos pouvait être effacée.

– Tu as perdu beaucoup de sang. Tu as été mordu très profondément dans le cou, les marques ne sont pas belles. Mais nous avons fait de notre mieux.

Yeonjun sentit les larmes s'agglutiner aux coins de ses yeux. Un corps imparfait était un signe de faiblesse. On leur avait toujours prôné des corps purs, dénué de toute traces, et le voilà qui ne se retrouvait affublé de cicatrices immondes.

– Cela n'entachera pas vos futures missions.

Il retint ses larmes de justesse : pleurer lui avait toujours été interdit.

Quand il fut reconduit à sa chambre, le silence était de mise à l'étage. Il revenait au beau milieu de l'après-midi, aussi, il en déduisit que Taehyun et les autres devaient être en pleine classe. Il regagna son lit, son corps tout entier endoloris, et se laissa tomber sur ce dernier en soupirant. Il ne sut pas réellement combien de temps il resta ainsi, à attendre il ne savait trop quoi, mais il lui sembla que les minutes se muaient peu à peu en des heures avant le retour de son voisin de chambre. Tout à coup, des voix s'élevèrent dans le couloir, et presque tout naturellement, le jeune homme se leva pour coller une oreille contre sa porte. Il fit une moue, se remémorant qu'elle était bien épaisse, et que son audition n'était pas celle de Taehyun, alors il l'entrouvrit légèrement pour savoir de quoi il retournait.

– Il va falloir y remédier, agent dix-sept. Nous avons manqué de perdre un très bon élément de cause de toi.

Agent dix-sept ? Yeonjun fronça les sourcils.

– Tu sais ce qui arrivera si cela recommence.
– Oui.
– Nous n'hésiterons pas un seul instant. Le numéro dix-huit en a fait les frais.

Yeonjun plissa les yeux, et fouilla dans sa mémoire. Il avait côtoyé le numéro dix-huit, mais ce dernier s'était envolé en même temps qu'une dizaine d'autres élèves, et il ne l'avait plus jamais revu. Le numéro dix-huit était l'ancien premier de leur classement. Il eut un bruit de porte qui se referme, quelques bruits de pas, et Yeonjun en arriva à la conclusion qu'ils étaient enfin seuls.

Alors, prenant son courage à deux mains, il sortit de sa chambre, et se dirigea à grands pas, le menton relevé, vers la chambre du numéro dix-sept. Il toqua, sans qu'aucune voix ne lui réponde en retour, et répéta son geste de nombreuses fois, sans s'arrêter. Au bout d'une dizaine de secondes, la porte s'ouvrit en grand et par réflexe, Yeonjun recula d'un pas. En le voyant, le numéro dix-sept changea immédiatement d'expression, et son visage passa de l'agacement le plus profond, à une stupeur mal maîtrisée.

– Vas-y qu'on en finisse.

Yeonjun haussa un sourcil, que voulait-il dire ?

– Tu viens m'en mettre une pour te venger, non ?

Il ne comprenait plus rien.

– Tes petits camarades l'ont déjà fait avant toi pour la numéro vingt-neuf. Alors dépêche-toi, envoie le coup, et casse-toi.

Yeonjun fronça les sourcils, et fourra ses mains dans les poches, souhaitant se donner un air détendu. Cela expliquait son œil rougis.

– Je ne viens pas pour ça. Je voudrais m'excuser.

En face de lui, le numéro dix-sept ouvrit de grands yeux.

– Pour t'excuser ? Bon sang... Tu es vraiment particulier. Tu n'es pas censé me dire ça. S'ils t'entendent tu -
– Ils le savent déjà.... Que j'ai une empathie plus élevée que la moyenne.
– Ça te jouera des tours.
– Ils pensent que non, alors pour le moment, tout va bien.

En face de lui, le garçon aux cheveux sombres fronça légèrement son nez. Pourquoi avait-il l'impression à nouveau de le découvrir ? Numéro dix-sept n'avait cessé de changer de visage depuis le jour où il était arrivé dans cette chambre.

– J'aurais dû t'écouter, et faire ce que tu m'avais demandé.

L'autre soupira.

– Et d'après ce que j'ai entendu, ça t'a attiré des ennuis alors je -
– Ce n'est pas la première fois, détend toi numéro... ?
– Yeonjun.
– Pardon ?
– Yeonjun, c'est mon prénom.
– Nous n'avons pas de prénoms.
– Moi et mes amis, si.
– Numéro quinze et seize ont des prénoms aussi ?
– Ouais.

En face de lui, l'autre garçon sembla profondément agacé.

– Ça aussi, s'ils -
– Je te fais confiance pour ne rien dire alors !
– J'ai manqué de te tuer il y a deux jours. Alors accouche, qu'est-ce que tu veux vraiment ?

Il voyait clair dans son jeu. Ce qu'il voulait ? C'était des réponses. Qu'avait-il vu lors de leur affrontement ? Pourquoi s'était-il enfui ?

– Qui es-tu ?

L'autre ne se braqua pas, mais croisa les bras sur son torse. Il le vit aviser les bandages sur son cou, puis laisser glisser son regard sur le reste de son corps, une moue sur le visage. Il n'aimait pas le regard hautain de ce type, mais il tenait à obtenir ses réponses. Il avait l'impression de passer aux rayons X, et avait la vague et désagréable sensation que ce type lisait en lui.

– Est-ce que je peux te faire confiance en retour, Yeonjun ?

Ne sachant pas trop si la question était un piège ou non, il ne broncha pas.

– Mon instinct me dit que oui, ajouta-t-il.

Il lui fit signe de se rapprocher, un sourire malicieux aux lèvres.

– Je n'ai jamais essayé de m'enfuir, en réalité.

Yeonjun ouvrit de grands yeux. Il n'aimait pas la lueur malsaine qui dansait au fond du regard du numéro dix-sept.

– J'ai été envoyé en mission, mais ça a mal tourné. J'ai été le seul à être rapatrié ici, et... Je suppose qu'ils me gardent parce que je suis leur meilleur élément à ce jour.
– Que s'est-il passé ?

Il haussa les épaules, et recula d'un pas. Son sourire avait disparu.

– Je les ai tous tués. Un par un.

Yeonjun se raidit immédiatement. La pièce, bien qu'il n'y ait pas mis les pieds, lui semblait soudain étouffante.

– J'ai buté toute mon escouade, mais par-dessus tout, mon coéquipier cent pour-cent humain avec qui je vivais depuis des années.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
– Yeonjun, ils arrivent, chuchota Taehyun.

Il se redressa, droit comme un piquet, ses yeux perçant l'obscurité de la pièce dans laquelle ils se trouvaient.

– Vers où ?
– Je... Attends... Ce ne sont pas... Je crois que ce sont les gars, fit Taehyun en resserrant sa poigne sur son bras.

Taehyun se releva, et se dirigea vers l'entrée du container, Yeonjun derrière lui.

– Beomgyu va nous sentir, il va nous trouver.

Et à ce moment précis, la porte du container s'ouvrit très légèrement pour laisser passer trois silhouettes, les unes après les autres. Yeonjun ouvrit de grands yeux, et Kai se jeta dans ses bras pour le serrer fort contre lui, aussitôt imité de Soobin qui attira Taehyun contre eux également.

– Bordel de merde ! J'ai cru que... J'ai cru qu'on n'allait jamais y parvenir !
– Comment avez-vous fait ? demanda Taehyun.
– Beomgyu nous a menés jusqu'à vous...
– Et Kai s'est débarrassé des gardes qui nous suivaient, ajouta ce dernier.

Son cœur fit un drôle de bond en l'entendant quand il réalisa qu'il était consciemment resté à l'écart de leur étreinte groupée. Beomgyu se rapprocha à petits pas et Yeonjun lui tapota maladroitement l'épaule, se retenant de le serrer contre lui tout comme il l'avait fait avec Soobin et Kai. Beomgyu détestait les effusions de sentiments en public.

– Il s'est contenu, et on n'aurait pas su vous retrouver sans lui, ajouta Soobin.

Beomgyu lâcha un rire nerveux.

– C'est quoi la suite ?
– Les hélicoptères tournent toujours au-dessus de nos têtes, souffla Soobin.
– Et les hommes ?
– Nous les avons évités, mais ils sont partout. C'est un vrai labyrinthe cet endroit, on n'en voit pas le bout.
– Je sais où est le port, lâcha Beomgyu. Mais il faut attendre que Kai reprenne des forces, et Soobin aussi.

Tous acquiescèrent en silence, et Yeonjun se dirigea vers le fond du container avec les autres garçons. Kai s'allongea, et Soobin s'empressa de vérifier qu'il se sentait bien. Taehyun se rapprocha pour leur demander de plus amples détails.

– Vous n'avez pas eu de soucis ?

Yeonjun tourna la tête vers Beomgyu. Ce dernier avait baissé d'un ton, voulant de toute évidence que la discussion reste entre eux.

– Mineurs. Et je.... Je suis désolé de vous avoir laissé derrière.
– Soobin te l'a ordonné. On aurait pu tous se faire coincer si vous étiez restés. Et tu vois, il avait raison. On devait se séparer, c'est ok Yeonjun, personne ne t'en veut.

Il ne répondit rien, un air interdit sur le visage.

– Il y a autre chose, c'est ça ?

Yeonjun jeta un œil aux trois autres, et attrapa Beomgyu par la manche de son sweat bien trop grand.

– Je dois m'entretenir deux minutes avec Beomgyu, je reviens.

Taehyun leva un regard étonné vers lui, et boucha ses oreilles pour lui assurer que sa conversation resterait privée. C'était tout le souci avec son don trop développé, Taehyun entendait toujours tout, et tout le temps. Il maîtrisait son don à la perfection, mais possédait une curiosité maladive qui le poussait à en user en permanence.

Ils ne s'éloignèrent pas trop, Yeonjun se contenta de contourner une pile de malle aussi haute que le plafond du container, et s'arrêta, avant de le lâcher.

– Je sais que tu n'as rien dit pour ne pas alerter les autres mais... Où est-ce qu'ils t'ont eu ?
– Comment ça ?
– Tu es blessé.
– Pas le moins du monde.
– Putain, Beomgyu... Je pensais que c'était établi que ce genre de chose ne passait pas avec moi. Je le ressens, tu as oublié ?

En face de lui, Beomgyu soupira, et Yeonjun cru le distinguer lever ses yeux au ciel.

– Et je te vois aussi très bien dans les endroits sombres, crétin.

Beomgyu souleva un pan de son habit et Yeonjun tâta avec le bout de ses doigts.

– C'est profond ?
– Non. La balle m'a effleurée. Rien de grave, je te dis.

Yeonjun lâcha un soupir de soulagement. Pourquoi fallait-il toujours qu'il s'en fasse autant quand il s'agissait de l'un d'entre eux ? Beomgyu était irrécupérable.

– Tu m'agaces, souffla-t-il.

L'autre lâcha un rire, et passa une main dans ses cheveux. Yeonjun ne le repoussa pas, trop fatigué pour lui en vouloir réellement.

– Allons, numéro huit, ne soit pas comme ça.
– Ne m'appelle pas comme ça, pesta-t-il à voix basse.
– Je vais guérir, c'est trois fois rien. J'ai déjà vécu pire.

Yeonjun le savait très bien. C'était peut-être ça, le souci avec lui. Aucune blessure ne semblait lui faire peur.

– Et on s'est tous promis qu'on s'en sortirait ensemble, je ne compte pas quitter le navire en avance.
– Ne t'avise pas de blaguer là-dessus, numéro dix-sept.

Beomgyu haussa les épaules et lui lança un clin d'œil avant de tourner les talons, et de rejoindre les garçons.



Il y a dix mois.
– Ce mec est timbré.

Taehyun ne l'avait presque pas lâché depuis sa sortie de l'infirmerie. Cela faisait un mois, et l'histoire de son échec avait fait le tour de toute leur unité. Fidèle à lui-même, Taehyun avait défendu sa cause bec et ongle, et Yeonjun l'avait laissé faire, dépité.

– Nous sommes désolés Yeonjun, murmura Kai assit en face de lui.
– Vous ne pouviez pas savoir qu'il était fou à lier, répondit Taehyun.

– Je ne pense pas qu'il soit fou.

Taehyun soupira.

– Je suis parfaitement sérieux.
– Non, tu es trop gentil. Ce type t'a... Enfin, merde, Yeonjun ! Tu aurais pu y passer. Les gradés étaient furax, tu aurais dû les voir pendant l'entraînement le lendemain quand tu n'étais pas là !

Il gratta nerveusement son bandage sur le cou, et Soobin lui donna une tape sèche sur la main, en le grondant du regard. Gratter ne ferait que retarder la cicatrisation déjà douloureuse, et il le savait très bien.

– Vous l'avez déjà vu en action ?
– Non.
– Alors vous -
– Mais numéro vingt-neuf, si. Et devine quoi ? Elle n'est toujours pas revenue. Vous étiez les deux meilleurs, vous étiez les seuls à l'avoir confronté et regarde ! Tu as manqué de te faire déchiqueter, et elle, est sans doute devenue borgne à l'heure qu'il est !

Taehyun s'agitait, mécontent, et un instructeur leur jeta un regard mauvais.

– Parle moins fort, nous ne sommes pas censés hurler, mais manger, souffla Kai.

Taehyun se renfrogna. Soudain, la porte du réfectoire s'ouvrit, et le numéro dix-sept apparu, accompagné d'un homme en blouse sombre. Quelques regards inquiets se levèrent vers eux, avant que l'homme en blouse ne le quitte, non sans le pousser légèrement en avant. Il se dirigea sans un regard pour le reste de l'assemblée vers leur table, et Yeonjun sentit Taehyun se crisper à mesure qu'il venait vers eux.

Quand il vint prendre place, dans le plus grand des silences, Yeonjun se décala légèrement, par réflexe. On entendit à nouveau le bruit de quelques conversations, et de couvert raclant des plats, avant que le numéro dix-sept ne se décide à reprendre la parole.

– Un problème ?
– Non, aucun, souffla Soobin qui se ratatina sur sa chaise.
– Il paraît que je t'ai fait perdre ta place de numéro un, j'en suis désolé.
– Tu n'en as pas l'air, lança Taehyun à mi-voix.

Le noiraud se contenta de hausser les épaules.

– Arrêtez de faire ces tronches bon sang... Yeonjun et moi, nous sommes expliqués, il n'y a plus de souci.

Et comme pour illustrer son propos, il lui donna une grande claque dans le dos qui lui donna envie de recracher sa cuillère. Les trois autres ouvrirent de grands yeux, effarés.

– Tu... Tu lui as dit pour nos prénoms..., bafouilla Kai.
– Je suis digne de confiance.
– Dit-il après avoir manqué de tuer l'un des nôtres, pesta Taehyun.

Le numéro dix-sept se raidit immédiatement et son regard perdit de son éclat. Taehyun venait de mettre les pieds dans le plat et, sous la table, Yeonjun lui donna un petit coup de pied.

– Pense ce que tu veux, murmura-t-il.

Et il se mura dans le silence, sous le regard intrigué de Kai et Yeonjun qui ne passèrent pas à côté de ce changement d'humeur radicale. Ça commence à faire beaucoup... D'abord, le toi terrifiant du premier jour, puis le toi joyeux et souriant du premier jour au réfectoire. Ensuite, le combat. Et maintenant, ça ? Qu'est-ce qui ne va pas chez toi numéro dix-sept ?

Yeonjun n'observa aucune autre saute d'humeur pendant la journée, et les deux jours qui suivirent. Mais numéro dix-sept attisait sa curiosité, chaque heure qui passait. Il l'observait de loin, notant dans un coin de sa tête le moindre de ses faits et gestes. Numéro dix-sept ne parlait à personne d'autres que Soobin et Kai. Taehyun éventuellement lors de leur repas, mais ce dernier restait froid, distant, et par-dessus tout : méfiant. Alors une fin d'après-midi, quand Yeonjun le vit emprunter un passage réservé au personnel, cela fut plus fort que lui : il le suivit. Il grimpa les marches deux à deux, se demandant où ce couloir sans fin allait le mener, et eut sa réponse quelques minutes plus tard.

Il déboula dans une immense serre, pleine de végétation, à l'atmosphère étouffante. Il ouvrit sa bouche, surpris, puis regarda partout de lui, émerveillé. Jamais il n'avait eu connaissance d'un tel endroit au-dessus de leur tête. L'immense verrière au-dessus de sa tête lui laissait voir la nuit noire et les quelques étoiles qui peuplaient le ciel. Yeonjun avança, le nez en l'air, oubliant complètement la raison de sa présence dans ce lieu surréaliste. Il se pencha pour sentir le parfum des fleurs, celui de toutes ses plantes qu'il ne connaissait pas. Ses doigts effleurèrent les pétales doux d'une fleur dont il ignorait le nom et un sourire béat s'élargit sur son visage. La luminosité bleutée et verdâtre de la serre rendait justice à toutes ces merveilles l'entourant, et Yeonjun se fit la réflexion qu'il n'avait jamais rien vu d'aussi beau. Le ciel apportait sa propre touche à ce tableau merveilleux, et il déambula encore quelques instants parmi les plantes et les fleurs, en oubliant tout le reste.

Et puis la réalité le rattrapa subitement. Numéro dix-sept était assis là, un peu plus loin, sur un par terre d'herbe qui avait été planté dans un bac légèrement surélevé du sol. Yeonjun se figea, fasciné par cette vision aussi improbable que magnifique. Son pied buta contre un pot en terre, et l'autre garçon se retourna d'un seul coup, le transperçant du regard.

– Qu'est-ce que tu fiches ici ?
– Je...

Je t'ai suivi. C'était idiot, il n'allait tout de même pas lui admettre cette triste vérité. L'autre soupira, avant de se retourner à nouveau, et de reporter son attention sur quelque chose que Yeonjun ne voyait pas. Il s'approcha à pas de loup, et remarqua les chaussures du noiraud devant le bac à herbe. Il retira les siennes, et y marcha à son tour, curieux.

– Tu as de la chance qu'ils ne viennent pas me surveiller ici.
– Pourquoi donc ?
– J'ai un passe-droit pour venir. C'est le seul endroit où j'arrive à me maîtriser. Où je ne peux pas exploser.
– Oh.
– Grâce aux fleurs.
– Je vois.

C'était confus, mais Yeonjun voulait bien le croire. Numéro dix-sept devenait de plus en plus intéressant. Devant lui se tenait un petit pot en terre, et une fleur rouge au centre de ce dernier. Le silence n'avait rien de pesant, au contraire de ceux pendant les repas qu'il avait passé avec lui. Il ressentait son bien-être, sa zénitude profonde. Et Yeonjun se demanda si les effets des fleurs étaient bien réels, ou si le numéro dix-sept se berçait d'illusions à leurs propos.

– Elle est très jolie.
– C'est un coquelicot. C'est un cadeau qu'un ami m'avait fait.
– C'est très beau, je n'en avais jamais vu avant aujourd'hui, murmura Yeonjun.

Numéro dix-sept releva vers lui des yeux intéressés.

– Tu trouves ?
– Oui, j'aime beaucoup la couleur.

Un sourire illumina son visage et il se pencha un peu plus sur la fleur, des étoiles dans les yeux.

– Elle a fait quelques graines, que je récolte. Je les planterais quand celle-ci mourra.

Yeonjun l'écoutait, sans rien ajouter. Il lui semblait tellement improbable d'être ainsi là, assit en tailleurs à côté de lui, qu'il préférait ne pas gâcher ce moment précieux. Il était lui aussi concentré sur la jolie fleur, qu'il ne vit pas la main de l'autre garçon approcher de son cou, et effleurer son pansement épais. Il sursauta, et lui lança un regard un poil affolé.

– Pardon.
– Non, non c'est que j'ai été surpris...
Non, je veux dire, pardon pour ça.

Yeonjun gratta son bandage, mal à l'aise, et il le stoppa d'un geste.

– Tu ne devrais pas faire ça.

Yeonjun lâcha un rire nerveux.

– Je ne voulais pas te faire de mal, tout comme à numéro vingt-neuf. Mais aucun de vous deux ne m'a écouté.
– Je suis buté.
– Tu aurais dû te servir de tes dons.
– Je l'ai fait.
– Pas de tes dons physiques. Je parle des autres.

Yeonjun ouvrit de grands yeux. Comment était-il au courant... L'était-il réellement ?

– Personne ne m'a rien dit, pour que le combat soit équitable - il mima des guillemets - mais je l'ai compris quelques jours après, en t'observant. Tu es une personne très rare Yeonjun.
– Oui, je...

Il le savait. Il était aussi rare que fragile. Il flirtait avec la déviance.

– Les gosses comme nous ne sont pas censés ressentir autant de choses chez les autres. Tu as une empathie très élevée, mais plus que ça, je me trompe ?

Yeonjun secoua la tête.

– Alors que lis-tu en moi actuellement ?
– Tu es serein.

Il pencha légèrement la tête sur le côté, comme s'il attendant davantage.

– Tu es apaisé, et ta colère de toute à l'heure s'est envolée.
– Oh, tu as ressenti que je l'étais... Moi qui pensais bien cacher mon jeu...
– C'est tout le souci, on ne peut rien me cacher.

Le numéro dix-sept laissa échapper un rire léger.

– Sauf quand tu fermes tes écoutilles. Tu aurais dû user de ton don ce jour-là, tu aurais compris que je ne te voulais aucun mal, et que j'allais déraper puis devenir hors de contrôle.

Et Yeonjun s'en était mordu les doigts. Mais ouvrir pleinement son esprit en exercice... Lui était encore impossible. Les émotions des autres venaient à l'envahir, tout devenait bruyant, il se laissait dépasser, et perdait tout le contrôle qu'il avait de lui-même.

– La passiflore t'intéresse ?

Le numéro dix-sept le sortit de ses pensées, en désignant cette drôle de plante qu'il fixait du regard sans vraiment s'en rendre compte.

– La passiflore ?
– Ouais, c'est son nom.

Il ne savait pas de quoi s'étonner en premier : du nom intriguant de cette fleur bleue et blanche, ou le fait que numéro dix-sept semblait avoir avalé un dictionnaire des plantes ?

– Elle est originale.
– Mmm, je l'aime beaucoup. Je m'occupe beaucoup de ce coin-là.
– Quand ça ?
– Le soir, le plus souvent.
– Je ne comprends pas, comment... Comment cela se fait-il que tu puisses venir ici, seul ?
– J'ai manqué de ne plus pouvoir, après l'incident extérieur, et mon combat avec toi et numéro vingt-neuf.

Yeonjun frissonna. L'incident extérieur. Il en parlait de manière totalement détachée, comme il aurait parlé de son dernier repas. L'espace de quelques minutes, il avait oublié que ce type visiblement passionné par les végétaux était un tueur né.

– Tu es protégé, c'est ça ?

C'était la seule solution qu'il envisageait.

– Ouais. Par une haute gradée. Tant qu'elle est en poste, ils ne peuvent rien me faire, elle place bien trop d'espoir en moi.

Yeonjun laissa échapper un soupire léger.

– Tu devrais y aller, Yeonjun. Ils vont sans doute se demander où tu es passé.

Il se releva, déstabilisé. Et alors qu'il s'apprêtait à partir sans demander son reste, car il ne savait pas sur quel pied danser avec lui, le numéro dix-sept l'agrippa par un pan de son pantalon.

– Tu peux revenir ici après les repas.

Il se demanda un instant s'il venait de rêver ou non cette invitation.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
– Il faut sortir d'ici, et maintenant, lança Kai. Taehyun vient de me dire que les troupes sont éloignées.

Yeonjun souffla, mal à l'aise. Depuis tout à l'heure, quelque chose ne tournait pas rond. Il avait un pressentiment désagréable qui ne cessait de croître, dans sa poitrine. Tous se tournèrent vers lui, comme s'il était le chef de cette fuite désespérée et dangereuse. Beomgyu le toisa, attendant qu'il réponde, et Kai le supplia presque du regard de suivre ses directives. Kai avait envie d'en découdre. L'envie de se battre pulsait dans ses veines et Yeonjun le ressentait jusqu'au bout des doigts. Soobin crevait de peur, comme Taehyun qui se retrouvait incapable de maîtriser son audition d'excellence. Quant à Beomgyu, il était insondable.

– Quelque chose ne va pas ? murmura ce dernier.

Et il l'avait senti, évidemment. Yeonjun ferma les yeux, et se concentra un instant.

– Yeonjun ?
– Donne-moi deux minutes Kai.

Ce dernier s'apprêta à protester, mais Soobin posa une main sur son bras, lui faisait comprendre de rester calme.

Et lentement, elles arrivèrent à lui. D'abord, ce furent les émotions de ses camarades les plus proches qu'il sentit. Et puis, celle des autres. Il ne pouvait pas couvrir un champ sans limite, mais c'était assez pour savoir ce qui n'allait pas. Il y avait des hommes armés, des hommes rodés qui savaient à quoi s'attendre. Mais il y avait toutes ces autres émotions qui se bousculaient. Il ressentait de la peur, de l'excitation, une profonde inquiétude et par-dessus tout, un sentiment de trahison. Son cœur se compressa dans sa poitrine, et une pointe le déchira de l'intérieur, le faisant tituber en avant. Taehyun le rattrapa tout juste, et Yeonjun ouvrit de nouveau les yeux, paniqué.

– Ils les ont envoyés, murmura-t-il...
– Pardon ?

Beomgyu se pencha vers lui, curieux, et Yeonjun releva la tête, une lueur affolée dans le regard.

– Ils ont envoyé notre unité.

Il entendit Soobin déglutir, et Taehyun chancela. Dans sa tête, un millier d'émotions se bousculèrent. Il plaqua les mains sur ses oreilles, essayant de faire taire celles qui continuaient d'arriver, et s'accroupis, les yeux rivés vers le sol. C'était trop. Il y en avait trop. La voix de Beomgyu lui intimant d'arrêter lui parvint à peine. Il était déjà trop tard, il ne contrôlait plus rien, il ne parvenait plus à les faire taire.

– Ils... Ils sont en colère... Et ils ont peur...

Une main passa dans son dos et Yeonjun inspira, profondément, en essayant de reprendre son souffle. Sa peur prit le dessus. Ils n'étaient pas prêts. Jamais ils ne pourraient leur faire face.

Yeonjun le savait : tuer l'un de leur camarade lui était impossible, même en dernier recours.



Il y a neuf mois.
– Tu as investi dans de nouveaux pots, rigola Yeonjun.

Numéro dix-sept lui jeta un regard à moitié blasé, avant de recommencer à tasser la terre dans l'un des pots sous ses yeux. Yeonjun le regarda faire, en silence, un sourire amusé aux lèvres.

Il aimait cet endroit. Il comprenait pourquoi son camarade s'y rendait, et ce qui rendait le lieu si spécial. La nuit, tout était calme et paisible. Les températures étaient agréables, les fleurs offraient des odeurs dont il ne se laissait jamais. Yeonjun était revenu ici aussi souvent que possible. Au départ pour creuser au sujet de numéro dix-sept, puis, petit à petit, parce qu'il devenait curieux de ce que dernier avait à lui apprendre. Il avait avalé bien plus qu'un seul bouquin sur les plantes : Yeonjun en avait déduit qu'il avait dû en lire une bibliothèque entière.

– Il est pour toi.
– Pardon ?
– Ce pot, il est pour toi.

Il ouvrit de grands yeux, à la fois touché et surpris de l'attention.

– J'y ai planté les graines que j'ai récoltées le premier soir où tu es venu.
– Euh c'est... Gentil ?

Parler et agir avec numéro dix-sept était comme marcher sur des œufs. Yeonjun prenait toujours garde à ses tournures de phrases, et aux moindre de ses gestes. L'environnement jouait en sa faveur, mais les souvenirs de son affrontement avec lui était encore récent. Il avait beau se dire que ce jour-là, quelque chose avait débloqué, il restait méfiant.

– Dis-moi, tu ouvres tes écoutilles quand tu es avec moi ?

Yeonjun lâcha un petit rire nerveux. Il aimait bien la manière qu'il avait de lui demander « dis, avec moi, est-ce que tu lis la moindre de mes émotions ? Est-ce que tu pénètres mon intimité sans aucune raison ? ». Yeonjun ne le faisait avec personne, sauf en exercice. Il secoua la tête.

– Bien.
– Je devrais ?
– Surtout pas.

Il acquiesça, mais sa curiosité, elle était piquée à vif.

– Tu as l'air de m'apprécier sans, ça m'embêterait que cela change.
– Oh je... C'est vrai, je t'apprécie.

Le noiraud releva les yeux vers lui.

– Je me demande pourquoi.
– Je suis persuadé que tu n'es pas un monstre.
– C'est ce qu'ils disent tous, hein... Au fond, Yeonjun, nous sommes tous des monstres.
– Non, nous sommes -
– Surdoués ? Différents ? Supérieurs ? Tu te rends compte, on pourrait maîtriser cet endroit si l'envie nous en prenait. Au-dessus de nous, ils sont faibles, Yeonjun. Ils n'ont pas le quart de notre potentiel. Nous sommes la relève, et eux... Eux, c'est la génération qui se sert de nous pour continuer de régner.

Yeonjun fronça les sourcils, n'étant pas certain de tout comprendre. À quoi faisait-il allusion.

– Ton ami...
– Il en faisait partie, oui. Il était comme un grand frère pour moi. C'était un soldat d'élite. Le meilleur de sa génération. Il avait pour lui d'être humain. Tout simplement, ce que personne n'était autour de lui.

Yeonjun vint s'asseoir à ses côtés et numéro dix-sept le gratifia d'un regard triste.

– C'était le seul là-haut à trouver ça scandaleux, tu sais... ce qu'on nous fait.
– On nous garde en sécurité, dehors... Dehors on pourrait nous vouloir du mal.

L'autre lâcha un rire sans joie.

– Regarde-toi... Non, Yeonjun, dehors, ce n'est pas comme tu le penses.
– Alors explique-moi.
– Tu ne voudras plus vivre ici après...
– Je m'en fiche.
– Très bien alors... J'ai été dans un pensionnat pendant les cinq premières années de ma vie avant d'être amené ici.

Yeonjun ouvrit de grands yeux. Il avait toujours estimé que numéro dix-sept devait avoir son âge, ou peut-être une ou deux années de moins. Cela voulait-il dire que cela faisait entre treize et quinze ans qu'il vivait ici ?

– Mais j'étais au-dessus du lot. Alors très vite, j'ai été pris sous l'aile d'une femme qui refusait que je reste avec les autres gosses de mon âge. J'ai grandi avec cet autre garçon, son neveu qu'elle disait. Je l'ai laissé faire ce qu'ils voulaient de mon corps, pendant des années. J'ai évolué plus vite que les autres. Je le sentais, à mesure que je grandissais : leur projet avec moi, et quelques autres gamins dans ma situation, n'étaient pas le même qu'avec toi, ou tes amis par exemple.

Le numéro dix-sept baissa les yeux sur ses manches noires, et tira nerveusement dessus, un demi-sourire sur le visage. Ce détail à propos de ses vêtements ne le frappa que maintenant : numéro dix-sept avait toujours porté des habits ne laissant percevoir que ses mains, son cou et sa tête.

– J'ai appris assez rapidement que dehors... Tout était assez différent de la vision que j'en avais. Ce n'est pas le chaos. Ce n'est pas la guerre telle qu'on vous l'a décrite pendant des années. Ils la craignent, mais pour l'heure, le monde est étrangement calme. Toi, moi, les autres, nous sommes formés pour éviter cette guerre.

– Je ne comprends pas.

Le noiraud releva des yeux brillants vers lui.

– Comment ça ?
– Pourquoi nous font-ils croire que dehors, c'est le chaos, si cela ne l'est pas ?

Il soupira et haussa les épaules.

– Parce que ça l'est, en quelque sorte. Le monde est compliqué Yeonjun. Je le déteste. J'aurais aimé continuer de vivre dans l'ignorance, dans ma cage, sans jamais en sortir. Dès que tu mets un pied dehors, tout devient différent. Tu ne perçois plus rien pareil, et crois-le ou non, mais tout ce qu'ils t'ont inculqué n'est pas en vain. Quand tu sors, Yeonjun, c'est vers eux que tu te tournes en premier. En eux que tu crois. Vers eux que tu reviendras toujours. On leur appartient, en quelque sorte et... Si je n'avais pas échoué lamentablement à ma dernière mission, je n'aurais jamais eu ce déclic.
– Lequel ?
– Celui de fuir cet endroit.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
Prudemment, ils sortirent un à un du container. Le froid lui agressa le visage, les mains, les chevilles à l'air nu et Yeonjun souffla. Il sentait le regard de Beomgyu posé sur lui, sans doute par crainte qu'il craque.

– Concentre-toi Yeonjun, ne les laisse pas envahir ta tête.

Il acquiesça en silence. Tout cela était bien plus simple à dire qu'à faire.

– Il faut longer la rangée A30. Il nous faut monter dans le bateau « CROWN ».

Ils touchaient enfin au but. Après des mois de réflexion.

– S'il est accosté sur le port, souffla Soobin, C'est qu'il doit avoir un lien avec PUMA, non ?

Beomgyu secoua la tête.

– De ce que je sais, oui. Mais son équipage nourri un autre objectif, CROWN va en direction des terres qui nous intéressent. Il faudra nous faire petits à bord, jusqu'à ce que je retrouve l'homme qui nous mènera à bon port.

Taehyun toussota, et Yeonjun se tourna vers lui, inquiet.

– Taehyun, ce n'est pas le moment de douter...
– Je sais, c'est simplement que... Si Beomgyu se trompe, ou si ses renseignements son mauvais...
– Je suis sûr de cette source - il se tourna vers Yeonjun - Tu me crois ?
– Évidemment.

Kai soupira.

– Foutu pour foutu, ce n'est pas le moment de se remettre en question, en avant !

Au loin, de nouvelles voix s'élevèrent. Une nouvelle vague de chaleur l'inonda tout entier, et il manqua de chuter en avant. Fébrile, le paysage sous ses yeux tangua. C'était trop. Dans l'incapacité totale de faire le silence autour de lui, il serra les dents et continua de trottiner derrière ses camarades.

– Ils ne sont pas loin, gémit Taehyun.

Il le sentait. Il ressentait toute leur haine, leur envie de les traquer. Que leur avait-on dit ? Ils étaient comme des bêtes à qui l'on avait promis le plus beau des festins. Leur peur s'empara de lui, et vint nourrir la sienne. Son souffle s'accéléra, quand soudain, une nouvelle pointe dans son cœur le fit trébucher. Yeonjun s'écroula, à bout de force. Quelque chose n'allait pas chez lui. Son corps tout entier tremblait, et refusait de se calmer. Une paire de mains lui releva le visage, et le visage de Beomgyu se dessina sous ses yeux, inquiet.

– Junie, pas maintenant s'il te plaît...
– Je n'y arrive pas.
– Ferme tes écoutilles...
– Je... je ne peux... pas...



Il y a neuf mois.
– Ça ressemble à un paradis ton truc...
– Mais c'en est un ! Imagine, des campagnes vertes à perte de vue, des fleurs partout, des montagnes... De la neige. Imagine, de la neige.
– Mmm...
– Tu n'as pas l'air convaincu.
– Tu sais que Taehyun pense que tu es timbré ?
– Taehyun est un abrutit.
– Eh ! Tu parles de mon meilleur ami là !

Numéro dix-sept pouffa et reposa son petit arrosoir.

– Excuse-moi. Dis, il sait que tu viens ici ?
– Euh...
– Je vois, fit-il, amusé, vous ne pouvez rien vous cacher, c'est ça ?
– Plus ou moins.

Un éclat de nostalgie vint poindre dans son regard.

– J'avais un ami comme ça aussi avant.
– Celui qui... enfin...
– Oui, celui que j'ai tué.
– Je suis désolé, je ne voulais pas remuer le couteau dans la plaie, fit Yeonjun d'une petite voix.
– Je vivrais avec tout le reste de ma vie, Yeonjun. Ça me fera tout aussi mal dans cinq ou dix ans, alors ne t'excuse pas.

Il en parlait avec tant de calme, que Yeonjun manqua d'oublier qu'il avait sans nul doute, comme beaucoup de ses camarades, appris à ne plus s'attarder sur ce genre de choses.

– Que... Que faisait-il dans votre équipe ce jour-là ?
– Il veillait sur moi. Il était réputé pour m'aider à garder mes nerfs. Ce jour-là, quelqu'un a déconné, et...
– Je suis désolé.
– Ferme tes écoutilles.
– Elles sont fermées, je n'ai pas besoin de mon don pour sentir que ça te peine, numéro dix-sept...
– Beomgyu.
– Beomgyu ?
– C'est le prénom qu'il me donnait. Les numéros le mettaient hors de lui.
– Enchanté Beomgyu, fit-il en lui tendant la main.
– Ce que tu peux être ringard, grinça-t-il.

Mais il serra tout de même sa main, et le sourire sur son visage sembla s'agrandir.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
– S'il te plaît, s'ils nous rattrapent..., le supplia Beomgyu.
– Je vais le porter, lança Kai.

Et dans la seconde qui suivit, Yeonjun se sentit soulevé du sol. Kai, avec une facilité déconcertante, l'avait hissé sur son dos, et le somma de s'accrocher le plus fermement possible. Ballotté derrière son dos, l'esprit embrumé, Yeonjun ne répondait plus de rien. Autour de lui, les sons se mélangeaient, les odeurs aussi. Il entendait la voix de Beomgyu, proche de lui, qui ne cessait de lui répéter de se concentrer sur sa voix, encore et encore. Il papillonna des yeux, assez pour voir son visage en sueur, paniqué. Et alors qu'il pensait atteindre le sommet de son calvaire, tout explosa quand ils arrivèrent au port.

– Ils sont là, dit Soobin d'une voix faible.

Yeonjun redressa à peine la tête, pour percevoir par-dessus l'épaule massive de Kai une lignée de camarades qu'il reconnaissait sans mal. Kai le déposa au sol, et, avec peine, Yeonjun essaya de tenir sur ses deux jambes.

Le port était plongé dans un silence angoissant. On entendait le clapotis des flots calmes, le bruit des mouettes au loin, qui ne se doutaient de rien. Le jour pointait doucement le bout de son nez, et Yeonjun se rendit compte qu'il avait perdu tous ses repères depuis qu'il avait quitté l'institut. Devant eux, les silhouettes sombres restaient de marbres. Mais tous parvenaient à distinguer leurs regards perçants. Ils avaient été équipés, comme pour des missions extérieures.

Ils étaient leurs ultimes exercices avant le grand saut dans la vie réelle.

– Il n'y a qu'eux, souffla Taehyun.
– Comment ça ? demanda Beomgyu.
– Ils ont rapatrié les forces humaines. Nous ne sommes qu'entre numéros.

Et Yeonjun songea à ce moment-là que les hauts gradés avaient prévu que les choses dégénèrent sévèrement.

– Ils ne sont pas là pour nous ramener, souffla Soobin.
– Oh non... Ils sont là pour nous tuer, répondit Beomgyu.



Il y a huit mois.
– Si tu viens trop souvent, les surveillants vont finir par le savoir.
– Tu penses qu'ils ne le savent pas déjà ?

Beomgyu haussa les épaules. Yeonjun était discret à chaque fois qu'il suivait Beomgyu dans ses escapades autorisées. Au fond, il était persuadé que cela se savait, mais le danger étant inexistant, personne ne l'avait inquiété.

Et pourtant, maintenant, je savais tout. J'avais toutes les raisons de tout saboter.

– Il fait une de ses chaleurs aujourd'hui, soupira Beomgyu en reposant le petit bac fleuris qu'il tenait entre les mains.

Yeonjun était amusé de voir à quel point l'autre garçon s'investissait dans sa passion. Ses fleurs avaient pris vie, celle que Beomgyu avait plantée pour lui, commençait à sortir de terre.

– Tu portes trente-six mille couches aussi..., le taquina-t-il.

Beomgyu haussa les épaules.

– Je crois que je n'ai jamais vu la couleur de tes bras, ou même de tes chevilles.
– Et ça n'est pas près d'arriver, crois-moi !

Beomgyu essuya son front avec la manche du sweat épais qu'il portait. Sous ce dernier, et Yeonjun le savait, il y avait une autre couche moulante de vêtement noir. Sentant sans nul doute son regard scrutateur sur sa personne, Beomgyu soupira, les mains sur les hanches.

– Mon corps est ignoble. Crois-moi, si je me ramène avec des manches courtes en pleine séance d'entraînement, ça ne sera plaisant pour personne.

Nerveusement, Yeonjun gratta son cou. Son corps à lui aussi n'avait plus rien de beau. Une partie de ce dernier abordait une drôle de couleur, qui tendait à s'effacer avec le temps, mais restait à jamais déformée par les assauts du garçon en face de lui. Si les griffures sur son torse avaient eu plus de facilité à cicatriser, ce n'était pas le cas de son dos, qu'il savait scarifié à jamais. Perdu dans ses pensées, il ne vit pas Beomgyu se rapprocher, et plier ses genoux face à lui.

– Non, toi, tu es magnifique.
– Je n'ai rien-
– Tu n'as pas besoin de le dire, je le lis dans tes yeux.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
– Je m'occupe d'eux.
– Beomgyu, ne soit pas con. Un contre tous ? T'es malade..., souffla Soobin.
– Le CROWN est au bout du quai. C'est le grand bateau à la coque blanche.
– Beomgyu, gronda Kai.
– Quoi ?
– Nous sommes encerclés, gémit Taehyun.

Yeonjun se retourna lentement pour apercevoir de nouvelles silhouettes autour de leur petit groupe. Il se raidit, sentant une nouvelle goutte de sueur perler sur son front. Ils allaient mourir. Et de la pire des façons.

– Je couvre Soobin, lança Kai.
– Je m'occupe de Taehyun, marmonna Yeonjun.
– Les gars vous... commença Soobin.
– Fermez-là.

Soudain, un détail l'interpella. Les ombres ne bougeaient pas. Elles restaient immobiles, laissant à peine percevoir leur torse se soulever quand elles respiraient. Il se tourna vers Beomgyu, paniqué. Ça ne peut pas se finir comme ça, n'est-ce pas ? Tu m'as promis qu'on irait dans ce pays où tout serait calme.

– Je veux que vous me promettiez une chose.

Kai se retourna vers Beomgyu, inquiet.

– Si je déraille, vous partez sans moi.

Ils lui firent la promesse.

Mais Yeonjun savait qu'il n'en ferait rien.



Il y a sept mois.
– Félicitation, tu es à nouveau premier du classement parait-il ?

Yeonjun n'en tirait aucune satisfaction. À vrai dire, sa vie avait changé du tout au tout depuis que Beomgyu lui avait confié les secrets de ses missions en extérieur. Il était intrigué de la manière qu'avait ce dernier de lui parler aussi librement, mais Beomgyu l'avait rassuré sur ce point de nombreuses fois : tu sais, même si je cafte... Personne ne me croira. Parce que la vie que j'ai menée à l'extérieur est bien trop surréaliste pour des gens comme vous. Je pourrais vous en faire un exposé pendant une classe, un entraînement, ils me riraient au nez. Je suis juste numéro dix-sept, le type qui s'est échappé pour on ne sait quelles raisons obscures. Numéro dix-sept, fou et violent.

– Pourquoi tu boudes ?
– Je veux sortir d'ici.
– D'ici, de la serre ?
– Non, d'ici, de cet endroit.

Beomgyu pencha légèrement la tête sur le côté.

– Pour aller où ?
– Dans les endroits dont tu m'as parlé.

Il esquissa un sourire, et passa une main dans ses cheveux sombres, avant de s'asseoir en tailleurs, en face de lui.

– J'aimerais beaucoup aussi.
– Tu crois que c'est possible ?
– Avec moi ? Non, je suis une bombe à retardement.

Yeonjun leva un sourcil.

– Bien sûr que non.
– Yeonjun, s'il te plaît, on en a déjà parlé.
– Tu es très calme là.
– Parce que je suis ici !
– Tu es très calme aussi pendant les repas, les entraînements et -
– Arrête.
– Tu ne veux pas partir ?
– Ce n'est pas ça.
– Alors c'est quoi ?
– Je n'ai aucune envie de m'enfuir avec toi, pour te faire du mal juste après, sans le vouloir.
– Si tu n'as pas d'ordre, tu ne vas pas te... changer, enfin, devenir... tu sais... Effrayant ?

Beomgyu leva les yeux au plafond.

– Ce n'est pas une question d'ordre, mais de pulsions, Yeonjun. Quand je me laisse envahir par la peur, la colère, je déraille. C'est ce qui s'est passé le jour où notre mission à foiré, dehors. Elle partait bien, jusqu'à que l'un d'entre nous commence à aborder certains sujets. Le ton est monté, et ma haine a pris le dessus.

Et Yeonjun connaissait la suite. La mission, le stress qu'elle avait engendré, sa dangerosité, le tout combiné avait abouti à la mort de six numéros, et du meilleur ami de Beomgyu.

– Je suis peut-être au-dessus du lot dans ces moments-là, mais à quel prix. Je refuse qu'il puisse arriver une telle chose une fois dehors. Si tu veux t'enfuir, je pourrais t'aider. Toi, et tes amis, parce qu'ils ne méritent pas de croupir ici non plus.

À ce moment-là, j'aurais voulu te dire que, mes amis et moi, étions tout autant capable des pires horreurs si la situation l'exigeait. Nous avions été éduqués pour ça, après tout.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
L'assaut avait commencé sans que Yeonjun ne le voit venir. Il avait eu à peine le temps de se jeter sur Taehyun pour le protéger des premiers coups que, déjà, une puissante douleur lui traversa tout le corps. Ils étaient armés. Aucune arme à feu, mais des lames en tout genre. Eux, ne faisaient pas le poids. Taehyun et Soobin avaient leur arme. Soobin n'était pas le meilleur tireur de leur unité pour rien. Mais Soobin avait besoin de hauteur, de recul, et dans la masse, se retrouvait moins efficace.

Il savait que quelque part, ils étaient observés. Pour le moment, ils ne faisaient face qu'à leurs camarades, mais Yeonjun ne doutait pas un seul instant de voir débouler la cavalerie, bien plus armée, dans leurs véhicules.

– Numéro huit !

Il tourna la tête, trop tard pour voir une masse sombre fondre sur lui. Numéro vingt-neuf se tenait sur lui, un sourire victorieux sur le visage. Elle avait les traits déformés par la colère, la moitié du visage dissimulée par ce cache œil odieux qu'elle avait sur l'œil gauche. Le souffle coupé, il fut incapable de se reprendre, et quand son poing s'écrasa sur sa figure, Yeonjun crut perdre connaissance pour de bon.

Ce n'était pas moi. Je n'étais pas ce type faible qui se faisait laminer aussi facilement. Mais mes propres facultés s'étaient retournées contre moi, et je me retrouvais incapable de les maîtriser, et de reprendre le contrôle de mon corps.

Une furie aux cheveux rouge l'attrapa par les cheveux et Yeonjun vit avec effarement Taehyun la propulser loin de lui. Autour d'eux, le combat faisait rage. Ils étaient en sous nombre, et l'adversaire avait attaqué en nombre, sans aucun retrait. Il hurla, juste avant que la numéro vingt-neuf ne reprenne ses esprits et se jette sur son plus proche ami.

À ce moment-là seulement, il reconnecta.

L'image atroce de son ami, une lame plantée dans la cuisse le fit hurler. Il se jeta en avant, et attrapa le visage de la blonde sans aucune douceur. À aucun moment, Yeonjun ne tenta de la raisonner. Numéro vingt-neuf, comme tous les autres, était une cause perdue. Ils roulèrent l'un sur l'autre, dans un combat à main nue et quasi équitable. Les coups pleurèrent, mais bien vite, il retrouva cette dextérité qu'il avait toujours eu. Il connaissait ses points faibles, elle connaissait les siens. S'engageait alors une course à qui frapperait le premier au meilleur endroit.


Il y a sept mois.
– Ouah, il y en a pleins !

Yeonjun regardait avec un mélange d'émerveillement et d'excitation les coquelicots qui avaient lentement pris forme sous ses yeux ces dernières semaines. Il se retourna vers Beomgyu, occupé à tailler une petite plante dont il ignorait encore le nom.

– Dis, une fois dehors...
– Yeonjun.
– Pardon.

Tu pourrais en planter pleins. Dans un jardin immense. Mais Yeonjun ne rajouta rien. Beomgyu ne voulait pas parler de ça ici. Il s'approcha à petits pas, les mains derrière le dos, et jeta un œil curieux à ses manipulations.

– Je fais une greffe, lui annonça-t-il.
– Ça consiste en quoi ?

Et Beomgyu lui expliqua, comme à chaque fois.

Et comme à chaque fois, quand Yeonjun revenait dans sa chambre, il disait tout à son voisin. Taehyun l'écoutait, comme l'oreille attentive qu'il était, toujours avec ce demi-sourire sur le visage. Yeonjun connaissait la confiance très moyenne qu'il plaçait en Beomgyu. Celle-ci ne bougeait pas, malgré les semaines qui défilaient. À chaque fois, Taehyun rivait son regard sur son cou, et soupirait, en lui disant de faire attention. Plusieurs fois, Yeonjun lui avait parlé de l'idée de s'échapper. Et plusieurs fois, Taehyun s'était braqué.

– Yeonjun, je sais que tu l'apprécies énormément. Que ce qu'il ta raconté sur le monde t'a donné envie. Mais sois prudent, je t'en conjure.
– Je...
– Ose me dire le contraire. Je te connais Junie, on a grandi ensemble je te rappelle.

Yeonjun fit une moue, faussement boudeuse, et haussa les épaules.

– Je ne veux pas que tu te mettes à espérer des choses qui n'arriveront jamais.
– Taehyun, laisse-moi te prouver qu'il est possible d'avoir une vie autre que celle que nous menons.

Le garçon aux cheveux rouge haussa les épaules.

– Si tu veux, tu peux toujours essayer, je suppose...

– Taehyun a accepté ?
– Pas vraiment, il... Il a dit qu'il allait y réfléchir.

Beomgyu plissa des yeux, méfiant.

– Ton pote est la définition même de la méfiance.
– Il va y réfléchir, parce que c'est moi, protesta Yeonjun.
– Hum, ok.

Un drôle de silence s'installa entre eux, avant que Beomgyu ne reprenne la parole.

– Au fait, ils sont passés ici avant que tu arrives.
– Et ?
– Ils voulaient juste s'assurer que... Je respecte les lieux je suppose ? Et voir si je ne préparais rien derrière leur dos, rigola-t-il.
– Ils ont des doutes...
– Ils ont de quoi. Mais ils ont tout fouillé, et puisque je n'ai rien à cacher, ils n'ont rien trouvé. Mais sois prudent les jours à venir Yeonjun. Ton privilège de premier de la liste ne te donne pas tous les droits.

Il le savait pertinemment. Pourtant, il continuait de venir ici, au moins trois fois par semaine. Il était devenu accro à cet endroit, à ce qu'il représentait. Il aimait flâner ici pendant deux minuscules petites heures avant de retourner à sa chambre austère et impersonnelle. Il aimait respirer le parfum des fleurs, voir l'avancement des plans de Beomgyu. Et il aimait venir le voir, lui. Il nourrissait l'espoir secret que Beomgyu l'appréciait autant que lui, sans jamais oser le lui demander. Beomgyu était comme bon nombre de ses camarades, un mur dans lequel il était ardu de lire, sans user de ses dons.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
Son corps tout entier lui hurlait de tout cesser. Mais son adrénaline, elle, était au maximum. Il avait la bouche en sang, sans doute le visage ruisselant d'hémoglobine et de sueur, mais Yeonjun ne ressentait plus tout ça. Il frappait, recevait les coups. C'était au premier qui tomberait raide. Il n'y avait pas de simple mise KO. Il n'y aurait qu'un mort à la fin. Et comme Kai, Beomgyu, Taehyun et Soobin qu'il avait perdu de vu, il se battait pour être le dernier restant.

Les combats s'étaient éparpillés. Taehyun s'était volatilisé, et la simple pensée de retrouver son corps planqué derrière un container le révulsa. Numéro vingt-neuf lui arracha un nouveau pan de vêtement, et il la repoussa d'un énième coup de pied. Féline, elle retomba sur ses quatre membres et le toisa, d'un regard à faire frémir. Beomgyu était là, au loin, et se battait avec Kai contre une poignée d'assaillants. Soobin était hors de son champ de vue. Où étaient Soobin et Taehyun ? Cette question tournait en boucle dans sa tête. Il ne doutait pas un seul instant que les assaillants manquants étaient partis à leur recherche.

– Crève !

La voix de numéro vingt-neuf le ramena sur terre. Tout alla très vite. Elle plongea sur lui, Yeonjun roula sur le sol bétonné, échappant tout juste à ses poings de fer. Elle avait sur les mains des gants qui n'avaient rien d'habituels. Bourré de petits picots tranchants, chacun de ses coups l'achevaient un peu plus. Seulement, au moment où elle se jeta à nouveau sur lui, Yeonjun ne l'évita pas. C'était sa seule solution. La laisse le dominer, quelques brèves secondes seulement pour lui porter le coup de grâce. Une nouvelle attaque sur la mâchoire manqua de le sonner complètement, mais ce qu'il restait de son instinct de survie le maintenu éveillé. Et là, il s'exécuta. Il rua ses deux mains sur son visage, et, le corps tout entier exposé à sa folie meurtrière, il pressa ses pouces contre ses deux globes oculaires.

Il hurla, pour se donner suffisamment de poussée pour exécuter son geste, tandis que la numéro vingt-neuf lui répondit en un cri déchirant. Elle arrêta de frapper, et sans même chercher sa gorge, attrapa ses poignets qu'elle tenta de d'éloigner de son visage. Mais plus elle tirait, plus Yeonjun pressait. Les ongles de ses pouces tranchèrent la peau fine de son visage, juste au-dessus de l'œil, l'autre au niveau de son cache œil. Dans un réflexe de survie, elle se souleva, essayant de fuir, et il profita de cet instant pour reprendre le dessus. À genoux au-dessus de son corps totalement paralysé par la douleur qu'il lui faisait endurer, numéro vingt-neuf n'était plus que gémissements et souffrance.

Il appuya jusqu'à sentir une texture différente sous ses doigts, et sentir un liquide épais couler le long de ses mains. Les gémissements cessèrent, et elle s'immobilisa, incapable de bouger.

– ENFLURE !

Juste derrière lui, un garçon en noir s'élança, une lame fine dans la main. Yeonjun para le coup, rassemblant ses dernières forces et le désarma sans mal avant de retourner la lame contre lui. L'autre garçon s'écroula à quelques mètres d'eux, se tenant le ventre, ensanglanté. Sa lame dans la main, Yeonjun regarda le visage méconnaissable de numéro vingt-neuf. Elle essayait de parler, dans un charabia incompréhensible que Yeonjun ne comprenait pas. Mais il n'avait pas besoin d'entendre clairement pour comprendre. Sa lame fendit l'air une dernière fois pour trancher sa gorge et lui épargner de longues minutes de souffrance.



Il y a six mois.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Un cadeau, lui répondit Beomgyu avec sérieux.

Yeonjun fronça les sourcils devant cette petite bille de résine.

– C'est de la résine. Et dedans, ce sont les pétales de ta fleur. Enfin, un pétale, il fallait que je trouve quelque chose de petit, facile à dissimuler, parce que les bijoux ne sont pas autorisés, enfin... Voilà.

Yeonjun n'avait aucune idée de l'endroit où Beomgyu avait trouvé la petite chaîne, mais il s'empressa d'enfiler le collier autour de son cou.

– En quel honneur ?

Beomgyu haussa les épaules.

– Pour te remercier.
– De quoi ?
– D'être là.

Yeonjun ouvrit la bouche, mais aucune réponse ne franchit le bout de ses lèvres. Pourtant, il réfléchissait, à la juste manière de tourner les choses, mais une nouvelle fois, Beomgyu l'en empêchait. Ce dernier esquissa un sourire amusé avant de s'en aller dans les allées de la serre en sifflotant. Lui, resta planté là, les bras ballants le long du corps. D'être là ? Tout simplement ? Alors pourquoi son cœur battait-il si vite en cet instant ?

C'est maintenant ou jamais.

Il ne sut pas vraiment ce qui le poussa à s'avancer à ce moment-là, ni même quelle drôle de pulsion le poussa à courir après Beomgyu dans les allées de la serre, mais Yeonjun ne répondait plus de rien. Il le retrouva, l'agrippa par la manche trop large de son sweat noir et le tira vers lui. Sans doute Taehyun allait-il lui balancer un « je le savais » après qu'il lui raconterait cette scène surréaliste, mais Yeonjun s'en fichait.

– Qu'est-ce que tu-

Il écrasa ses lèvres sans aucune douceur sur les siennes. Son geste avait été brutal, parfaitement incontrôlé. Il s'attendait à se faire repousser avec force, voire à se prendre une claque en pleine figure en guise de réponse, mais en face de lui, l'autre garçon resta parfaitement stoïque. Beomgyu avait les yeux grands ouverts, les bras figés le long du corps. Et Yeonjun avait toujours les yeux clos, son visage contre le sien, refusant de les ouvrir à nouveau de peur de lire une rage incontrôlée dans son regard. Il eut l'impression de rester là des heures entières, à attendre quelque chose en retour, un geste, un souffle, une baffe...

Et quand il eut le courage de recula d'un pas, et d'ouvrir les yeux, il se figea. En face de lui, Beomgyu le regardait avec de grands yeux, et Yeonjun fut persuadé de distinguer une larme couler avant qu'il ne tourne les talons, et qu'il disparaisse derrière ses plantes.

– Peut-être que tu embrasses juste mal.
– Tu ne m'es d'aucune aide, Taehyun.

Il avait envie de se pendre, là, dans l'immédiat. Taehyun le jugeait avec force, sans le quitter des yeux, un air de dégoût sur le visage. Il n'avait pas pu s'empêcher de lui raconter, et Taehyun arborait depuis cette expression qui le mettait terriblement mal à l'aise.

– Ne me regarde pas comme ça, s'il te plaît...
– Tu sais que c'est interdit, hein ?

Yeonjun releva des yeux larmoyant vers lui.

– Bien sûr que je sais !
– Pas de contacts physiques. Pas de relations. Pas d'amusem-
– Je le sais ça, Taehyun !

Son ami se renfrogna légèrement.

– Et moi qui t'apprêtait à te dire... tes histoires d'évasions m'intéressaient.

Yeonjun ouvrit de grands yeux.

– Quoi ? Sérieusement ?
– Ouais, Yeonjun. Je te fais confiance. Et je ne vais pas te laisser partir. Je n'ai aucune idée de ce qui t'attends dehors. Je ne te laisse pas partir tout seul.
– Tu... Tu veux vraiment venir avec moi ?
– Bien sûr que oui, andouille. Même si ça veut sans doute dire me farcir l'autre timbré.
– Il ne sera pas du voyage.
– Ça, c'est ce qu'il pensait avant aujourd'hui.

Yeonjun soupira ; Taehyun était buté.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
Ils ne pouvaient pas gagner. Ils étaient bien trop nombreux, et le combat ne mènerait à aucune victoire de leur part. Pourtant, Yeonjun refusait de laisser tomber. Il refusait de se laisser vaincre. Toutes ses pensées étaient tournées envers ses amis et Beomgyu. Soobin et Taehyun étaient toujours hors de sa vue, et la boule de panique pris davantage d'ampleur dans son ventre. Kai arriva près de lui, couvert de sang, le visage méconnaissable. Autour d'eux, l'étau se resserrait. Ils formaient un cercle de plus en plus étroit, et Yeonjun jeta un coup d'œil désolé à son ami. Pardon de t'avoir traîné dans cette galère... Et alors qu'il pensait le combat terminé, une bruyante détonation se fit entendre. Un corps s'écroula sous leurs yeux, et Yeonjun releva le nez, pour voir une silhouette allongée sur l'un des containers.

– Soobin, souffla Kai.
– Que...
– Il a dû trouver une arme de tir plus intéressante que la sienne, dans un container.

Et derrière lui, se tenait Taehyun, sa jambe blessée bandée à la va-vite. Il couvrait ses arrières, une arme à feu dans la main, près à user si besoin. Une nouvelle détonation, et cette fois-ci, leurs camarades bougèrent. Ils se ruèrent sur lui et Kai en désespoir de cause : Soobin n'oserait jamais tirer dans la mêlée, et ils avaient raison. Mais Soobin pouvait se charger des surplus. Et Soobin était leur meilleur tireur. Tant qu'il restait en poste, ils reprenaient un maigre avantage.



Il y a cinq mois.
Il avait mis longtemps à revenir dans la serre. Deux semaines très exactement. Mais se retrouver seul avec Beomgyu l'angoissait au plus haut point. Il avait peur de ses regards, des reproches, ou des gestes qu'il pouvait avoir à son encontre. Alors quand il s'y risqua ce soir-là, ce ne fut pas sans craindre tout cela. C'était idiot. Depuis l'enfance, Yeonjun n'avait peur de rien, et encore moins de ce que pouvaient penser les autres de lui. Mais avec lui, cela avait toujours été différent. Beomgyu le rendait différent ; plus humain. Et cette sensation lui donna le vertige. Ce n'était pas quelque chose qu'il pouvait se permettre d'être. Qu'aucun d'entre eux ne pouvait, en réalité.

Il s'approcha doucement, et se gratta la gorge pour manifester sa présence à l'autre garçon, qui ne broncha pas.

– Beomgyu ?

Aucune réponse. Mal à l'aise, il ne se détourna pas pour autant, et se planta devant lui, les bras croisés sur son torse.

– Taehyun est partant. Soobin et Kai aussi.

Beomgyu releva les yeux vers lui, et l'interrogea du regard. Ce n'était pas exactement ce par quoi il voulait débuter sa conversation... Mais Yeonjun se fit la réflexion que, de toute façon, l'ordre de ses propos importait peu.

– Et je m'excuse pour l'autre jour.

Cette fois-ci, il eut le droit à une réaction, minime. Un léger froncement du nez.

– Tu t'excuses ? souffla-t-il.

Yeonjun opina du chef, s'assurant de garder son air sûr de lui. Il ne devait pas broncher. Une once de tristesse passa dans son regard noir, et Yeonjun ne put la rater.

– Enfin je...
– Tu as raison. Redevient le garçon qui venait juste pour m'espionner, Yeonjun.
– Je n'ai jamais été ce garçon.
– Même la première soirée où tu m'as suivi ici ?
– J'étais curieux, rien de plus. Par la suite, je t'assure que je ne venais pas juste pour tirer des informations sur toi, ou ton passé.

Beomgyu plissa des yeux, méfiant.

– Ne me regarde pas comme ça ! Tu sais très bien pourquoi je revenais ici !
– Non, je n'en sais rien.

Yeonjun bouillonnait. Le faisait-il exprès ? Sans doute que oui. Ou était-il insensible au point de ne rien comprendre aux gens ?

– Laisse tomber. Tu veux que je cesse de venir te voir ?
– Oui.
– Je... Oui ?
– Oui, je veux que tu cesses de venir me voir.

Yeonjun ne savait plus quoi répondre. Il s'attendait à tout, sauf à cela. Il avait espéré, bêtement, qu'il le contredise.

– Dorénavant, nous parlerons pendant les repas, et lorsqu'on se croisera dans les couloirs. Rien de plus.
– Je ne comprends pas...

Il y avait un drôle de sentiment qui venait de se loger au fond de sa gorge. Et Yeonjun avait peur de cela pouvait être.

– Je le fais dans ton intérêt Yeonjun, crois-moi.
– N'importe quoi.

Beomgyu lui attrapa la main, un air décidé sur le visage.

– Vas-y, je t'y autorise : écoute-moi.

Yeonjun recula d'un pas, mais la poigne de Beomgyu se resserra sur la sienne.

– Écoute-moi je te dis.

Il le dévisagea quelques instants, comprenant qu'il était parfaitement sérieux. Jamais, depuis qu'ils se connaissaient, Yeonjun n'avait pénétré son intimité de la sorte. Il s'y refusait, comme il s'y refusait avec le reste du monde en dehors de ses entraînements. Alors, il ferma les yeux, et laissa tomber ses barrières une à une.

D'abord, il ne ressentit rien. Juste un peu de colère, un sentiment primaire que tous pouvaient percevoir chez les autres. Et puis, il se focalisa, se concentra, et gratta la surface. En face de lui, Beomgyu restait impassible, les yeux rivés sur son visage. Yeonjun se refusait à ouvrir les yeux : il savait qu'un contact visuel lui ferait perdre le fil. Il y avait une peine immense qui lui transperça le cœur, mais surtout, la crainte. Une crainte quotidienne. Mais Beomgyu n'avait pas de crainte pour lui-même. C'était pour lui qu'il avait peur. Il était inquiet de son sort.

– Lâche ma main...

Mais Beomgyu ne l'écouta pas. Ses ongles s'enfoncèrent légèrement dans la peau fine de sa main et Yeonjun serra les dents.

C'était beaucoup trop. Il y avait trop d'humeurs, d'émotions, de ressenti. Il ne pouvait pas le supporter. Pourtant, elles continuaient d'arriver en masse, sans qu'il ne parvienne à refermer ses écoutilles. Il tira en arrière, incapable de bouger face à Beomgyu qui le tenait d'une main de fer.

– Lâ...

Son souffle se coupa et il rouvrit ses yeux, paniqués. Sous lui, ses jambes cédèrent, et Yeonjun tomba à genoux, le souffle court. Beomgyu ne l'avait pas lâché. Crainte, imprudence, haine, colère, amour, suspicion, regrets, tout se bousculait en lui et le noyait entièrement.

Il hurla.

Beomgyu fut projeté en arrière.

Et ce fut le néant autour de lui.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
Yeonjun n'avait jamais été préparé à ça. Comme aucun des autres numéros présents. Yeonjun avait été préparé à se battre en combat rapproché, à espionner, à tuer, à disperser de fausses informations, à se fondre dans la peau d'un autre, mais pas à ça. Tuer ses camarades avec lesquels il vivait depuis des années n'avait jamais fait partie de son entraînement. On leur avait toujours prôné leur esprit d'équipe, une loyauté sans faille les uns envers les autres et pour cause : ils étaient destinés à faire équipe pour le reste de leur existence. Au lieu de cela, aujourd'hui, tout se brouillait. Aucun d'entre eux n'était préparé, et cela se ressentait. Il percevait de l'hésitation, bien que bien dissimulée, chez certains. La crainte des représailles chez d'autres. Il y avait trop de corps qui jonchaient le sol, et ses mains étaient toujours recouvertes du sang de numéro vingt-neuf.

Il avait ôté une vie, dans un élan de rage et d'instinct de survie. Et Yeonjun savait que cette image reviendrait le hanter. On leur avait pourtant appris à ne pas se focaliser sur la mort. Mais Yeonjun n'avait jamais pu. C'était dans son sang. Cette empathie que n'importe quel être humain possédait était ce qui le rendait unique parmi tous ces enfants de laboratoire, modifiés depuis le début de leur conception. Il avait échappé à la règle, et en payait le prix fort.



Il y a cinq mois.
La voix de Beomgyu lui semblait lointaine. Il sentait ses doigts sur son visage, dans son cou, comme s'il cherchait à prendre le pouls. Sa tête lui semblait atrocement lourde. Il était confus, se sentait atrocement mal, et n'avait absolument rien compris à ce qui venait de se passer. Quand il papillonna des paupières, le visage de l'autre garçon se découpa plus nettement sous ses yeux. Beomgyu, qui cherchait le moindre signal vital, se redressa, soulagé.

– Tu m'as fait peur...
– Que s'est-il passé ?

Il se redressa, caressant le sommet de son crâne endolori.

– Je ne savais pas que tu pouvais faire ça, murmura Beomgyu.
– De quoi ?
– Tu m'as tout renvoyé en pleine tronche. Tout ce que tu ressentais chez moi... Tu as retourné ce que je haïssais le plus de moi, contre moi. Ça m'a sonné.

Yeonjun le regarda avec des yeux ronds, sans comprendre.

– Tu ne savais pas... C'est ça ?

Il secoua la tête.

– Garde-le pour toi. Ne leur dis pas. Ils pourraient s'en servir.

Yeonjun opina du chef, sans trop savoir quoi répondre de plus.

– Il faut que tu retournes dans ta chambre maintenant...

Il se releva, aidé de Beomgyu, et passa une main dans ses cheveux, les membres encore un peu engourdis. Beomgyu le poussa à moitié vers la sortie, et Yeonjun se retourna une dernière fois, les sourcils froncés.

– Et toi tu -
– Je vais ranger le bordel monstre que tu as provoqué, rigola-t-il.
– Non, enfin, je veux dire, à propos de...

Beomgyu leva les yeux et plafond et se pencha légèrement vers lui. Yeonjun n'eut pas le temps d'esquisser un mouvement de recul, que déjà, il le sentit déposer un baiser aussi léger qu'une plume sur l'une de ses joues.

– Je viendrais avec vous.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
Beomgyu était en détresse, et Yeonjun l'avait ressenti jusqu'au plus profond de son être. Il avait relevé la tête, juste à temps pour le voir arracher un bras avec une facilité déconcertante, et ses yeux s'écarquillèrent d'horreur. Le schéma se répétait. Beomgyu venait de vriller, et devenait pire que les monstres qu'ils étaient tous. Un hurlement terrifiant glaça le sang de tous les numéros présents sur les quais. Et soudain, Kai lui hurla que le reste de la cavalerie venait d'arriver. Comme des milliers de fourmis grouillants autour de leur reine, ils se jetèrent sur Beomgyu jusqu'à l'ensevelir totalement.

Il n'avait plus aucune chance.

Alors Yeonjun s'élança, délaissant Kai derrière lui. Il se jeta corps et âme vers cette masse sombre de corps qui s'agglutinaient les uns sur les autres, dans l'espoir de pouvoir percer la carapace de Beomgyu et d'enfin, faire tomber le roi de son trône. Juste avant de se fondre dans la masse, et de se retrouver lui aussi emporté sous tous ces corps qui se pressaient, Yeonjun entendit le cri de Taehyun juste derrière lui.



Il y a quatre mois.
Le plan prenait lentement forme. Comme Beomgyu lui avait demandé, Yeonjun avait cessé de venir aussi souvent dans la serre. Désormais, il se limitait à une seule visite, toutes les deux semaines. Beomgyu lui exposait ce qu'il savait du monde extérieur, ce que son mentor lui avait appris. Ils avaient toutes leurs chances. L'étape la plus délicate était d'être conduite devant les majors pour postuler comme équipe d'intervention. C'est l'étape la plus complexe, Yeonjun. On doit montrer que toi, moi et les autres, nous sommes opérationnels pour le terrain. Ils nous conduiront dans la maison de cette femme me protégeant. Une fois là-bas, nous renverserons aisément les choses à notre avantage. Et nous prendrons la fuite en direction du port. Yeonjun n'avait jamais remis en question une seule de ses idées. Il avait placé une confiance aveugle envers ce garçon à qui son instinct donnait raison.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
Ils étaient comme des bêtes. Jamais PUMA n'avait jamais aussi bien porté son nom. Cette triste entreprise qui promettait monts et merveilles sur l'évolution humaine, n'avait fait que créer des monstres sans aucune conscience. Les créatures qu'ils avaient engendrées étaient ignobles. Des gosses incapables de discerner le bien du mal, répondant qu'à une seule et unique voix, celle qui leur avait toujours tout donné. Ses camarades ne l'étaient plus. Ils avaient les yeux révulsés, et malgré la peur évidente qui leur tordait les entrailles, aucun ne faisait demi-tour. Ils avaient été éduqués et conçus pour ça.

Les grognements de Beomgyu, étouffés par des mains arrachant une à une ce qu'elle pouvait d'habit et de peau, le rendaient fou. Le corps tiraillé et griffé de toute part, Yeonjun écarta du mieux qu'il put cette marée de fou, focalisée par le garçon aux cheveux de jais. Il se retrouva expulsé à plusieurs reprises de l'amas de corps, et retenta plusieurs fois de la pénétrer. En son centre, roulé en boule, Beomgyu menaçait d'imploser une nouvelle fois. Derrière lui, un cri le fit sursauter, et il se retourna juste à temps pour voir un corps tomber à ses pieds, un trou béant dans le crâne. Merci... Soobin...

Une main l'attira dans le flot, et soudain, contre lui, Yeonjun se retrouva au beau milieu de cette mêlée qu'il avait tenté de pénétrer à plusieurs reprises. En son centre, Beomgyu était recroquevillé, les genoux ramenés contre son corps.

– Stop ! Arrêtez !

Il savait que hurler ne servait plus à rien. Il n'entendait plus rien du monde extérieur, coupé par cette barrière de visages humains. Il ne voyait que leurs yeux, jaunes et terrifiants. C'était sans doute l'impression d'être pris au piège qui les rendait encore plus monstrueux, mais Yeonjun s'en retrouva terrifié. Il se jeta sur le corps de Beomgyu, pour le couvrir avec le sien, et lui épargner de nouveau coups.

– Je suis là, je suis là...

Un drôle de râle lui répondit.

Il étouffait, écrasé par le poids de ses camarades. Il sentait son sang couler sur son dos, le long de ses bras, et hurla de douleur en sentant une nouvelle lame couper sa chaire. Sous lui, Beomgyu se contracta à nouveau, à bout de forces. Il entendait à peine les bruits des hélicoptères au-dessus de leur tête. Ses pensées n'étaient tournées plus que vers Soobin, Kai et Taehyun. Ils devaient fuir. Ils devaient quitter le port au plus vite, tant que toute l'attention était portée sur eux. Ils avaient une chance, infime, qu'ils devaient saisir.

Une main poisseuse se saisit de la sienne, et son regard rencontre le sien, presque éteint.

– Vas-y... ouvre-les.



Il y a trois mois.
Elle était aussi douce que les pétales de cette fleur qu'il aimait tant. Yeonjun ne se lassait jamais de leur texture. Elle était traversée de part en part par ce que Yeonjun aimait voir comme des milliers de petites rivières, de la même couleur que cette fleur étrange qu'il trouvait si belle. Souvent, Yeonjun se faisait la réflexion que le violet tranchait violemment sur ce blanc, jamais exposé à aucune lumière. Elle avait l'odeur des fruits qui poussaient non loin des pots qu'il cultivait. De la pêche, lui avait-il dit une fois. C'était idiot, de s'émerveiller à ce point d'une parcelle de peau. Mais il lui trouvait une saveur particulière, exquise, mais surtout, la preuve ultime que Beomgyu n'avait pas honte de dévoiler une petite partie de lui qu'il cachait aux yeux des autres.

Cela avait été étrange, la première fois où il avait relevé l'une de ses manches. Yeonjun avait laissé échapper un hoquet de stupeur. L'autre avait retiré son bras, qu'il avait retenu de justesse. Attends, avait-il soufflé. Il n'avait pas cherché à savoir pourquoi elle était comme ça. Il se doutait qu'avec le temps, peut-être, Beomgyu le lui confierait. Il n'était pas idiot au point d'ignorer que les divers traitements qu'il avait subis n'avaient fait qu'empirer son état physique et son apparence. C'est comme ça sur toutes les parties que je ne montre pas. Avec d'autres blessures. Il avait songé à Soobin et sa peau parfaite, et dénuée de cicatrice et avait trouvé cela parfaitement injuste, l'espace de quelques secondes.

– À quoi tu penses ?

Yeonjun releva les yeux vers lui, une moue sur le visage. Le plan de leur évasion tournait en boucle dans sa tête depuis des jours. Il ne parvenait pas à se l'ôter de la tête. Une main passa devant ses yeux, comme pour le sortir de ses pensées, et Yeonjun esquissa un sourire, amusé. Il lui attrapa doucement le poignet et le renversa en arrière en pouffant. Le noiraud n'avait pas protesté, le laissant plonger son regard malicieux dans le sien.

– Tu devrais déjà être reparti... murmura-t-il.
– Je devrais, ouais.

Beomgyu avait levé les yeux au plafond. Il glissa une main dans ses cheveux sombres, et pencha son visage sur le sien, juste assez pour que leurs nez se touchent. Il le sentit frémir, très légèrement, mais juste assez pour que le sourire sur son visage s'agrandisse un peu plus. Les lèvres de Beomgyu avaient ce goût particulier de fleur et de glace gelée, qui lui faisait tout oublier. Il sombrait sous les étoiles de cette immense verrière, emporté dans un tourbillon d'émotion délicieuse. Les doigts de Beomgyu frôlèrent ses épaules, le haut de son dos zébré de cicatrices toutes plus laides les unes que les autres, et remontèrent sur son cou difforme à cet endroit qu'il avait abîmé par le passé. Les yeux de Beomgyu brillaient de mille et une étoile, son regard l'hypnotisait à tel point qu'il était incapable de s'en défaire. Yeonjun souffla, son visage à nouveau distant de quelques millimètres du sien. Leurs baisers étaient toujours brefs, mais aucun des deux garçons n'avait jamais cherché à les approfondir. Le reste du temps qu'il leur restait, ils se contentaient de rester allongés l'un à côté de l'autre, leurs mains entrelacées.

Ils étaient deux garçons sous les étoiles, qui n'avaient besoin de rien de plus que l'un et l'autre pour se sentir heureux et complet.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
Yeonjun s'y était préparé ces deux derniers mois. Beomgyu l'avait mis en garde, lors de leur fuite, son arme secrète allait servir.

Et j'allais y parvenir.

Pour nous tous.

Pour ce rêve que tu poursuivais.

Pour la mer, que Taehyun rêvait de voir.

Il ferma les yeux.

Tu peux le faire. La voix de Beomgyu, dans sa tête, l'encouragea. Il se remémora ce moment où, lors d'une énième visite devant les plants de coquelicots, Beomgyu l'avait encouragé à essayer de nouveau, tout en se contrôlant. Il pouvait le faire. Et alors qu'il pensait tout abandonner, Beomgyu s'agrippa à lui.

C'était des tiennes que tu voulais que je me serve, c'est ça ? De toute la douleur que tu accumulais depuis des années... Oh, Beomgyu, je suis tellement désolé. Ce soir, tout se termine. Avec ou sans nous, mais nous aurons au moins sauvé Kai, Soobin et Taehyun.



Le jour de la fuite.
L'endroit était oppressant. Les gardes autour d'eux l'étaient tout autant. Mais Yeonjun gardait le dos droit, et la tête haute. À ses côtés, Soobin, Kai, Beomgyu et Taehyun n'en menaient pas large eux non plus. Mais en bons soldats qu'ils étaient, leurs émotions furent aisément dissimulées. Ils avaient réussi. Ils y étaient. Face aux gens qui venaient de décider de leur avenir. Ils formaient une équipe, parée à combattre le monde extérieur. Dès demain, ils seraient transférés dans leur nouveaux logis.

Mais ce demain ne viendrait jamais. Taehyun avait tout écouté, tout enregistré dans sa fabuleuse mémoire sur leur chemin. Ils étaient prêts. Alors, alors que la femme donna son dernier accord, et congédia un à un les hommes en uniforme de son bureau, Beomgyu prit la parole.

– Madame, retirez-vous.

Elle l'avait toisé sans comprendre.

– Je vous donne dix secondes madame. Vous comptez beaucoup pour moi.

Elle avait ouvert de grands yeux, comprenant sans doute ce qu'ils s'apprêtaient à faire. Alors elle se jeta sur la porte qui jouxtait son bureau, sous les yeux médusés des autres gradés présents dans la pièce. Kai avait attrapé l'arme de l'un des hommes à ses côtés, et en deux secondes, tout avait dégénéré.

Quatre coups de feu, un Beomgyu déchaîné, et un Taehyun les tenant au courant du moindre mouvement dans le bâtiment, leur évasion était en cours. Le bureau, puis le couloir, toutes les pièces de la maison par lesquelles ils passèrent, furent plongées dans un bain de sang.

Ils avaient dévalé les escaliers pour se ruer vers l'immense parc devant la propriété.

Tu sais conduire ? Personne n'avait osé prendre la place de Beomgyu devant le volant tandis qu'il avait démarré en trombe.

Et ils avaient roulé. Poursuivis par d'autres voitures que Soobin avait descendu avec l'arme qu'il avait emporté avec lui. Quand il fut à cours de munitions, ils étaient seuls sur la route, mais plus pour longtemps, ils le savaient.

Tout avait dérapé à deux kilomètres du port. Visée depuis le ciel, leur voiture roula sur plusieurs mètres avant de s'écraser contre un arbre.

– Barrez-vous !
– Pas sans vous !
– Barrez-vous, bordel !

Le paysage tanguait sous ses yeux, et seule la main de Taehyun dans la sienne le fit se rappeler que tout ce qu'il vivait était bien réel. Ses trois autres amis, coincés dans une voiture en feu, et Soobin qui leur hurlait de prendre la fuite.

Cours Yeonjun. Cours je t'en conjure.

Il ne sut pas d'où sortait la voix de Beomgyu, mais elle lui parût étrangement réelle. Alors il s'était élancé avec Taehyun, s'enfonçant dans les bois épais qui conduisaient au port, hors du champ de vision de l'hélicoptère au-dessus de leurs yeux.



Près du port de Ulsan, tard dans la nuit.
Yeonjun eut l'impression d'imploser. Tout son corps fut parcouru d'une douleur si violente, qu'il se demanda s'il ne venait pas d'être coupé en deux. Sa peur s'était envolée : désormais, il absorbait la leur. Tout s'accumula en lui, jusqu'à l'en faire trembler tout entier. Il sentait le sang couler de ses oreilles, le regard terrifié de Beomgyu plongé dans le sien. Puis sa bouche se rempli à son tour de ce liquide amer et écœurant. Il lui hurla d'arrêter. Mais je refuse de te laisser mourir, tu m'entends ?

Il ne sentait plus son corps, ni même la sensation des coups sur son corps, réduit en bouillie. Il avait conscience d'avoir le crâne à vif, la peau du dos arrachée par ses bêtes féroces qui se pressaient toujours au-dessus d'eux. Il avait l'impression de subir leur assaut depuis des heures, alors qu'il ne s'y trouvait que depuis une poignée de secondes. Et soudain, tout explosa autour de lui. Il eut comme un flash immense, qui l'aveugla lui, et tous les autres. La douleur le quitta d'un seul coup, et Yeonjun se demanda si c'était la mort qui faisait cet effet. Autour de lui, tous les corps furent projetés en arrière, et il s'écroula sur celui de Beomgyu. Il ne sentait toujours pas son corps. Il y avait cette étrange lumière qui dansait sous ses yeux, et ces images heureuses de la serre qu'il revoyait une dernière fois. Contre son cœur, il avait l'impression de sentir ce cadeau offert par Beomgyu : il ne l'avait jamais quitté depuis qu'il lui enfilé autour du cou. Ce petit pétale de fleur semblait caresser son épiderme, comme pour lui rappeler qu'il avait une promesse à tenir. Celle de regarder les étoiles avec toi, sans verre au-dessus de nos têtes, au sommet de la montagne, ou au bord de la mer.

Il aurait voulu articuler qu'il était désolé, mais Yeonjun n'en trouva pas la force. Sous ses yeux, la petite lumière s'éteignit, et l'obscurité l'engloutit tout entier.



Une semaine plus tard.
Le bruit d'une mouette - il estima que cela devait être ça - le réveilla soudainement. Yeonjun se frotta les yeux, et se sentit soudain très mal. Son corps lui semblait extrêmement léger. Il se redressa sur la couchette fine sur laquelle il était allongé et lorgna sur le bas de jogging gris qu'il portait. Cela ne lui appartenait pas. Il regarda ses bras, recouvert d'épais bandages, ses mains, qui lui semblaient bien abîmées. Il se leva, non sans difficulté, et regarda autour de lui. Il était dans une cabine. Une cabine qui n'avait rien à voir avec sa chambre. Où était-il ? Il y avait un petit miroir sur le mur, duquel il s'approcha. Son crâne était bandé par endroits, et il fronça les sourcils devant ce constat.

Perplexe, il enfila les chaussons mis au pied du lit, et sortit de la cabine.

Le couloir était désert. Il le remonta, dans l'espoir de croiser quelqu'un, quand une voix familière lui parvint aux oreilles. Taehyun. C'était la voix de son meilleur ami, au loin. Il pressa le pas, remarquant au passage que l'endroit où il se trouvait tanguait légèrement. Quand il poussa la porte au bout du couloir, Yeonjun comprit qu'il se trouvait sur un bateau, et qu'il venait de trouver le pont. Ses yeux s'ouvrirent en grands, effarés, et sa bouche s'entrouvrit pour respirer cet air marin qu'il n'avait jamais connu.

– YEONJUN !

Une tornade aux cheveux rouge lui fonça dessus, avant de le prendre dans ses bras, et de le soulever presque entièrement. Sonné, il vit Soobin et Kai s'avancer aussi timidement vers lui, un sourire aux lèvres.

– Que...
– On a réussi Junie ! On a réussi !
– Tu nous a sauvés.

Yeonjun était confus. Il lui avait semblé mourir, ce soir-là. Et ce fut à ce moment-là qu'il les remarqua. Des petites caisses de bois, rempli de terre fraîche, des fleurs rouges plantés en leur sein. Devant lui, se tenait une femme qu'il avait déjà vu.

– Vous...
– Calme toi Junie, calme-toi. Dans les hélicos... C'était elle qui venait en renfort, elle est arrivée juste après ton... Ton truc...

C'était la femme qui protégeait Beomgyu.

– Je ne...
– On t'expliquera. On t'expliquera tout. Elle faisait partie de son plan, depuis le début, lui souffla Taehyun.

Yeonjun lui rendit enfin son étreinte, laissant couler quelques larmes sur ses joues, et attirant Soobin et Kai contre lui. Il sentait les larmes lui monter aux yeux, à cause de sa sensibilité à fleur de peau, et son corps encore endolori.

– Où est-il ?
– Un peu plus haut, sur le pont supérieur, lui répondit Soobin.

Beomgyu se tenait droit face à l'horizon, les yeux plissés, comme pour être le premier à distinguer une parcelle de terre au loin. Il l'entendit arriver, et se retourna, le visage lumineux comme Yeonjun ne l'avait jamais vu. Il s'approcha, lentement, mais non sans conviction. Beomgyu termina de franchir les dernier mètres les séparant, et l'attira contre lui. Yeonjun se sentit incroyablement léger en cet instant. Il se sentait bien, ainsi calé contre son corps qu'il aimait tant. Il retrouvait la douceur de son touché, ce regard aimant posé sur sa personne, mais surtout, toute la quiétude que lui apportait Beomgyu. Il avait coupé ses cheveux, très courts, et il ne put s'empêcher de penser qu'il avait l'air bien plus mature ainsi. Il y avait quelque chose de différent chez lui. Son sourire, lui semblait plus brillant. Plus franc. Quand il nicha une seconde fois son nez dans son cou pour humer à nouveau son odeur, Yeonjun eut la confirmation qu'il n'avait pas rêvé ses retrouvailles avec ses amis et lui. Sans le lâcher, Beomgyu l'attira vers le bord du ponton et l'embrassa tendrement sur la joue, conscient que, plus bas, ils étaient tous les deux observés.

– Nous avons réussi Yeonjun...

Une drôle d'émotion venait de le submerger.

– Ne sois pas angoissé, nous sommes tous ensemble.

Yeonjun hocha de la tête. Oui, ils étaient tous ensemble. Ils s'étaient enfuis de cette prison qui les avait vu naître puis grandir. Les questions se bousculaient encore dans sa tête, quant à PUMA, la femme dans le bureau qui avait aidé Beomgyu, ou sa mystérieuse survie sur le port. Mais pour l'heure, il ne parvenait pas à se concentrer sur autre chose que le nez de Beomgyu contre sa joue, qui le fit rosir jusqu'à la racine des cheveux. N'y tenant plus, il l'embrassa.

– On va découvrir le monde, réalisa-t-il alors.

Beomgyu lui décrocha le plus beau des sourires.

Et être libre, pour la première fois depuis toujours.

Fin.



ミ ミ ミ

À l'une de mes plus précieuse amie, qui a découvert cette fiction au fil des semaines pendant plusieurs mois, la voici enfin en ligne, merci de ton énorme soutien ! <3 

ミ ミ ミ

merci de votre lecture !  

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