Puisse mon chant t'atteindre
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Il était une fois, dans une baie éloignée de la civilisation, se trouvait une petite tortue de mer. Elle se prélassait sur un rocher non loin de la lisière entre le sable et l'eau écumeuse, prête à replonger rapidement en cas de danger. Précaution vaine : au-dessus d'elle ne s'étendait que le bleu magnifique du ciel dépourvu de tout rapace ; et au sol, aucun crabe ne semblait avoir élu domicile entre deux cailloux salés. Elle était seule. Tranquille.
Depuis une bonne semaine, elle avait trouvé son havre de paix dans l'immensité de la mer et se l'était approprié de bonne grâce. A vrai dire, il lui paraissait étrange qu'un tel endroit ne soit habité que par elle, qu'il n'ait jamais été découvert par quiconque avant son arrivée, voire son existence. Il n'y avait aucune trace de nid, ni de trou dans le sable qui semblait demeurer lisse depuis la création de l'univers. Seule ombre au tableau, seule trace d'habitation nouvelle : ses petites traces de nageoires qui entachaient l'aspect doux et parfait du sable.
A part elle, personne, aucun prédateur, le silence, rien. Enfin presque.
Depuis quelques jours déjà, un étrange phénomène se produisait. La tortue ne saurait véritablement l'expliquer, ne saurait définir d'où il trouvait son origine ou quel était son but initial, maiselle n'avait pas le courage de chercher, bien que la curiosité soit bien ancrée dans son esprit. Il venait et revenait à fréquence régulière, réglé avec précision comme les saisons et les flux migratoires. Il rythmait la journée morne et ensoleillée de l'animal marin qui n'avait pas l'habitude de suivre le temps hors de l'eau, puisqu'il avait passé la majorité de sa vie dans l'océan, à suivre difficilement le mouvement reproduction-hivernage de son espèce. Alors ce phénomène était selon elle à la fois pratique et esthétique. A chaque fois, les yeux admiratifs de la petite tortue se régalaient sans pouvoir s'empêcher de s'impatienter pour le prochain spectacle.
Elle sentait le temps s'écouler sans fin à chaque allée et venue, mais cela lui importait peu : elle était libérée de cette routine meurtrière queconstituait la nécessité de ses besoins primaires. Elle préférait se laisser dessécher sur son petit rocher, laissant le temps lui filer entre les nageoires, dans une baie perdue au milieu de nulle part que de subir de nouveau cet effet de groupe dévastateur dans lequel elle ne possédait pas sa place. Trop petite, pas assez rapide, elle ne supportait plus les remarques sur sa condition physique qu'elle n'avait pas choisie de bon cœur.
L'eau à la surface se mit à trembloter. Il était l'heure. Des remous de plus en plus bruyants glougloutaient de plus en plus fort à la surface et une masse ébranla le reste de stabilité aqueuse. Un jet bruyant jailli. Quelques secondes d'ébranlement, la petite tortue leva les yeux au ciel avec un air fasciné. Une masse incroyable d'eau venait d'être propulsée dans les airs, des milliards de gouttelettes s'envolaient pour quelques instants avant de retomber en un nuage multicolore et rafraîchissant pour la tortue. Pendant que ses prunelles étaient rassasiées, son corps était caressé par le bonheur de l'eau et sa carapace rugueuse humidifiée.
Les minuscules gouttes reflétaient l'intensité du soleil comme des cristaux et en mettaient plein dans les mirettes du petit être qui appréciait l'arc-en-ciel bienheureux qui l'entourait. Il se serait cru dans un nouveau monde. Et ce nouveau monde était fait de couleurs qu'il n'avait aperçues que depuis son arrivée sur son rocher, lorsque le jet s'était manifesté pour la première fois. Du rose, du vert, un jaune si clair, un rouge si intense. Tout était si transparent et si puissant à la fois pour ses iris habituées au flou de l'eau saline. Le clapotis des dernières gouttes fut le bruit de fin du spectacle, les vagues avaient repris leur cadence habituelle. C'était déjà terminé.
La petite tortue n'avait jamais le temps d'apprécier cette vision à sa juste valeur. Et même si c'était très probablement la centième fois qu'elle la contemplait, elle n'en avait toujours pas assez, et les questions se bousculaient dans son cerveau de reptile. Elle voulait savoir ce qui se cachait derrière son petit bonheur quotidien auquel elle avait fini par s'habituer, et qu'elle serait prête à réclamer et à aller chercher à l'autre bout du monde si jamais il devait s'en aller un jour. Elle le suivrait partout, car plus que la tranquillité, elle sentait ce besoin de voir cette beauté tous les jours du reste de sa vie, elle qui ne comptait désormais plus que sur sa seule existence et sa propre présence.
Repenser à tout cela fit s'affaisser ses frêles épaules. Le bonheur que lui avait apporté ce nuage de couleur s'était évaporé aussi vite que le poids des souvenirs lui était retombé dessus.
Elle se dandina sur le rocher maintenant chaud où le soleil avait frappé, et descendit de son perchoir improvisé. Elle claudiqua contre les pierres, remuait maladroitement dans le sable qui lui bloquait la route pour se poster près des vagues dont la course se finissait à une dizaine de centimètres de son nez. Son ventre se gonflait à l'extrême, en recherche d'un air qui était devenu sec, pour combler le manque d'oxygène lié à l'exercice. Ses membres tremblaient, surtout sa nageoire gauche, ensevelie sous le sable qu'elle n'avait pu dégager. Une longue ligne la précédait, preuve de son infirmité.
La tortue soupira, puis s'avança prudemment dans l'eau. Le temps qu'elle avait mis pour descendre lui avait paru si long qu'elle sentait dans son for intérieur que les remous allaient bientôt réapparaître et son petit moment heureux avec. Mais cette fois-ci, comme elle avait mis sa flemmardise de côté pour calmer son insatiable curiosité, elle s'était résolue à découvrir le pourquoi du comment, la source de toute cette beauté et comprendre son origine pour mieux l'apprécier encore. Après tout, elle lui permettait de tout oublier l'espace de quelques instants, que ce soit la douleur psychique ou physique, la chaleur écrasante ou la monotonie des jours. Elle lui devait bien cette minime attention.
Alors elle se glissa dans l'eau jusqu'au cou, s'arrêta. Sa nageoire la faisait souffrir. Des centaines de petits pics s'étaient comme glissés sous ses écailles pour mordre la sensibilité de sa chair meurtrie, ce qui rendit encore plus inutilisable son membre brisé. Mais elle ne se laissa pas abattre, elle s'enfonça totalement dans la mer, sachant que son membre irait mieux une fois porté par la gentillesse de l'eau.
Ce fut le cas. Son corps était tenu par la pression, elle n'aurait plus qu'à battre de ses membres valides et se laisser glisser par le mouvement, à son rythme, tranquillement, elle qui n'avait plus qu'à suivre sa propre cadence. Une fois immergée, elle se dirigea à l'aveuglette vers la source de cet arc-en-ciel quotidien.
Même dans la mer, très peu d'animaux vivaient. Quelques coraux existaient çà et là, mais la population de poissons attendue était inexistante, même dans le sable que les coquillages semblaient avoir déserté. Elle ne l'avait pas remarqué à son arrivée, et s'en étonna. Était-elle si mal en point à son arrivée ? Elle ne s'en souvenait plus et ne pouvait maintenant que rester stupéfaite face au néant maritime qui l'entourait, s'ajoutant au vide terrestre et aérien.
La tortue se laissa emporter, se dirigea vers ce qui lui semblait être l'origine du phénomène. De là où elle se trouvait, elle avait l'air d'être une immense silhouette sombre, presque inatteignable, qui l'attendait. A chaque mètre parcouru, elle grandissait. A chaque mètre parcouru, elle paraissait plus immense, plus géante, plus titanesque. A chaque mètre parcouru, elle pouvait aussi distinguer plus en détail ce qui s'avérait être une créature marine. Une baleine.
Des fentes cachaient ses yeux noirs, son corps d'un bleu sombre reposait, immensité immobile au milieu de la baie de taille modérée. Elle ressemblait aux statues échouées aux fonds des mers, si paisibles et si majestueuses à la fois alors que le temps semblait s'être arrêté autour d'elles. Face à la baleine, la minuscule tortue n'était qu'insignifiante. Elle n'osait pas s'approcher. Après tout, la taille de la tortue rivalisait à peine avec celle de la nageoire de la baleine. Elle pourrait se faire balayer d'un coup mal maîtrisé. Mais, bien qu'intimidée, la tortue retint son instinct qui lui hurlait de partir loin, de se cacher de l'animal immense tant qu'il en était encore temps. Elle s'approcha timidement, longea le corps lourd et souple de la baleine jusqu'à se poster près de ses paupières closes.
Paupières qui ne furent plus closes au moment où la tortue s'éloigna un peu pour avoir une vue plus large. Un sursaut. Les deux eurent un mouvement de recul. Elles se regardèrent, figées, l'incompréhension vibrant dans leurs yeux. L'une arrachée à sa contemplation, l'autre tirée de sa léthargie à cause des ondulations de l'eau. Seules, face à face, elles ne surent que faire.
Après quelques secondes d'hésitation, la petite tortue s'approcha. A bat la peur et l'inconfort. Elle voulait se tenir plus près de cette baleine, de celle qui faisait vibrer son cœur au travers de la beauté qu'elle créait. Elle voulait pouvoir caresser sa joue, lui transmettre en retour tout l'espoir et le réconfort qu'elle lui offrait sans le vouloir. Elle voulait être capable d'éradiquer cette triste lueur dans ses yeux, celle de la solitude déchirante et du criant désespoir.
La baleine ouvrit la bouche. Aucun son. Rien. Seuls des muscles tendus dans un appel vain.
Sans pouvoir entendre, la tortue comprit. Elle ressentait au plus profond de son être le malheur vorace de la baleine à ses côtés. La solitude, la surdité de ses congénères, son langage unique, le désintérêt, l'abandon, son corps laissé pour compte au milieu de l'infinité de l'océan, dans la pénombre des fonds marins. Et elle ne pouvait rien y faire. Elle ne pouvait rien changer malgré toute sa bonne volonté. Elle était condamnée à errer dans l'ombre de ses congénères qui avançait devant elle.
La nageoire valide de la tortue s'arrêta sur la peau rugueuse de la baleine et la caressa dans une douce affection ; affection qui fit frémir la plus grande. Dans un élan réciproque, la baleine couvrit elle aussi de son membre le corps frêle du petit être et ferma de nouveau les yeux, comme apaisée par la présence silencieuse de la tortue.
Après tant de solitude, connaître la chaleur d'un corps différent du sien était un soulagement et apparaissait comme un véritable miracle dans le cœur de la baleine. C'était une chose qu'elle n'avait jamais pu envisager, dont elle s'était empêché de rêver durant tant d'années que cela lui semblait irréel aujourd'hui.
Quand elle était venue se réfugier ici, loin de la froideur des profondeurs, elle était loin de s'imaginer qu'une petite tortue vivrait dans cet endroit reculé, et que celle-ci pouvait faire preuve d'autant de chaleur et de compassion. Mais plus que de la compassion, la baleine avait senti que c'était en réalité de la compréhension. Entre elles se tissait un lien évident, qu'elles n'avaient pas même le besoin de nommer. Leurs histoires semblaient se raconter dans leurs yeux et leurs esprits savaient reconnaître cette lueur particulière qui leur était commune. En un regard, les deux animaux s'étaient réconfortés et fait la promesse d'une vie meilleure.
Les soupçons de la baleine s'étaient confirmés à la vue de la nageoire brisée de la tortue qui peinait à se mouvoir comme elle le souhaitait. Abandonnée pour son handicap physique, elle était abandonnée pour son incapacité à communiquer. Elles avaient toutes deux été laissées derrière leurs congénères et s'étaient résignées à vivre seules. Mais le destin avait fait que ces deux êtres au même passé se rencontrent et envisagent ensemble leur avenir.
Soudain, la tortue eut une idée. Elle se détacha de la baleine, traversée d'un frisson d'énergie incontrôlable. Elle se mit à partir, s'éloignant de la baleine qui la fixait avec un regard perdu. La plus petite se retourna soudain vers elle et lui fit signe de la suivre. Ses nageoires valides se mirent à battre plus vite, la baleine la rattrapa en un battement faible de son corps. Elle avait traversé la distance en si peu d'efforts qu'un air émerveillé s'était installé sur le visage de la minuscule tortue.
« C'est vraiment génial de pouvoir aller si vite ! »
La baleine se stoppa. Elle avait compris.
« Tu m'as entendue ? Tu as compris ce que j'ai dit ? fit la tortue encore plus enjouée et ravie qu'avant. »
L'autre acquiesça.
« C'est super ! Je vais pouvoir te parler de mon plan ! »
La baleine la regarda avec un air intrigué. La petite tortue avait repris difficilement sa route, son corps nageait tant bien que mal et essayait de s'oxygéner au maximum malgré la douleur causée par ses mouvements. Alors la plus grande vint à sa hauteur sans effort et l'arrêta avec sa nageoire. La blessée sourit et reprit son monologue, le souffle toujours haché bien que prêt à se calmer.
« Tu as entendu parler de la sorcière des mers ? On dit qu'elle possède l'accès à la source des océans, d'où provient l'eau la plus pure existant dans la mer ! Soit disant, cette eau serait miraculeuse, et permettrait à de grands changements d'avoir lieu ! Mais peu de personne ont un jour réussi à s'en approcher, ou alors sont décédées avant d'avoir pu être interrogées sur le sujet... En plus, personnene sait vraiment à quoi ressemble cette sorcière ou à quelle espèce elleappartient. La seule information dont nous disposons est que le chemin est gardé par des poissons-lanternes, dans les profondeurs des océans. »
Tout cela semblait bien extravagant aux oreilles de la baleine. Une sorcière ? Dans la mer ? Des poissons-lanternes ? Elle avait l'impression de nager en plein délire et se disait que la tortue était bien trop naïve pour croire à des rumeurs pareilles. Était-il vraiment raisonnable de partir dans cette aventure qui pourrait être sans fin ? Aboutirait-elle-même à un résultat ? Et quel résultat ? La baleine pensait que non, que tout était bien trop absurde pour prendre un tel risque. Mais étrangement, elle ne fit qu'acquiescer, puis se positionna en dessous de la tortue, de telle sorte que celle-ci reposait sur le haut de son crâne, confortablement installée. En quelques coups de nageoire, elle les fit avancer, plonger vers le fond de l'océan alors que la blessée s'écriait avec joie de partir dans cette folle expédition pleine d'espoir.
***
Les deux coéquipières avaient avancé pendant ce qui leur semblait être une éternité. Sous la surface, assez enfoncées pour distinguer à peine les rares rayons du soleil qui atteignaient cette profondeur, le temps leur semblait s'étirer à n'en plus pouvoir. Il n'était qu'entrecoupé par les remontées fréquentes de la baleine à la surface, leur permettant de respirer avant de reprendre leur longue route vers les profondeurs. La tortue avait donc pu observer le phénomène qu'elle appréciait tant d'un nouveau point de vue. Cette fois, les petites gouttes lui retombaient en cascade sur le corps, et le froid de la brise marine la faisait grelotter avant qu'elle ne soit à nouveau ramenée sous la surface. Voir le nuage multicolore manquait à la tortue, mais il avait été remplacé par la chaleureuse compagnie de la baleine. Elle ne savait pas ce qu'elle préférait, les deux réchauffaient son cœur solitaire de la même manière.
Quelques minutes plus tôt, elles avaient fait la rencontre d'un immense banc de poissons argentés. À leur vue, il s'était séparé en deux pour les entourer. Le frétillement des poissons les avait assourdies, le reflet argenté les avait aveuglées, puis le banc les avait dépassées et continué son chemin. Dans la monotonie de leur périple, cette vision lumineuse fut comme un court rêve, comme s'il n'avait existé qu'un instant dans leur esprit avant de s'évaporer.
Une dizaine de remontées plus tard, elles étaient tombées sur un requin solitaire au long nez dentelé. Il leur avait semblé désorienté, un peu énervé, sa lame tranchait l'eau dans des gestes démesurés. La baleine s'était éloignée. Il arrivait parfois que des individus, séparés de leurs congénères, perdent la raison, leurs repères dans l'uniformité de l'océan. Danger pour eux-mêmes et pour les autres, il n'y avait de raisonnable que de passer son chemin. La baleine fit un détour, dissimula la fragile tortue de son flanc caché au requin et quitta l'endroit.
Elles avaient croisé quelques espèces connues sur la route, en avaient découvert d'autres, mais aucune trace des poissons-lanternes.
Bien que leur périple ait été un peu plus mouvementé qu'à ses débuts, les deux animaux ne pouvaient s'empêcher de ressentir une lassitude nouvelle, malvenue dans une mission aussi importante que celle qu'elles s'étaient donnée. Elles n'avaient trouvé aucun indice, les poissons-lanternes étaient introuvables et elles ne savaient même pas où donner de la tête, la monotonie des océans les encerclant et brouillant toute piste. Elles avaient l'impression que cette aventure serait entamée en vain, qu'elle n'avait aucun sens et que cette sorcière dont la tortue avait parlé n'était qu'un mirage créé par des créatures désespérées.
« Qu'est-ce qu'on fait ? demanda la tortue, dépitée. Je ne sais pas où aller... »
Les deux ne savaient même pas pourquoi elles s'étaient lancées dans un tel périple. Mais pourquoi n'auraient-elles pas tenté ? Qu'auraient-elles pu faire d'autre à part partir à l'aventure quand la vie n'avait plus de sens ? Aurait-il été plus judicieux de rester là, à attendre que la mort vienne les chercher ? C'était sûrement dans cet élan désespéré pour la vie et pour le sens que les deux animaux s'étaient embarqués dans une histoire pareille. Trouver du sens ou mourir, c'était la dure réalité qui les entourait et qui n'attendait qu'une seconde pour les dévorer.
La tortue faisait tourner son cerveau à plein régime. Elle les avait guidées vers le point central des océans, qui devrait se situer dans les environs, elles s'étaient engagées dans toutes les directions autour de lui, mais aucune trace des poissons lumineux. Il ne restait plus qu'une seule solution.
La baleine remonta, elles respirèrent, et elle se mit à plonger tête la première vers les profondeurs, surpassant de loin l'endroit où elles se trouvaient quelques minutes plus tôt. La vitesse et la pression grandissante firent bourdonner les petites oreilles de la tortue, qui avait bien du mal à rester agrippée à la baleine. Celle-ci s'arrêta. Là où elles se trouvaient maintenant, l'eau paraissait encore plus lourde et moins mobile autour d'elles. Le noir les avait entourées, il n'y avait plus aucune source de lumière.
« Regarde ! »
Sauf celle là-bas, une étincelle bleue qui frétillait et qui grossissait à vue d'œil. Bientôt le petit soleil bleu fut rejoint par un autre, une dizaine, puis une vingtaine. Une armée de poissons-lanternes arrivait droit sur elles. Les lumières d'un bleu de plus en plus effrayant ombrageaient les contours terrifiants de ces poissons difformes, aux silhouettes brouillonnes, aux crocs angulaires et aux yeux comme des trous noirs globuleux.
La tortue se recroquevilla sur le haut de la baleine, prise de drôles de convulsions. Mélange de peur et de douleur, elle se sentait acculée par la présence de si nombreux poissons repoussants, sentait la pression l'écraser et l'air se raréfier dans ses poumons fragiles. La baleine sentait ses tremblements, mais ne pouvait rien faire ni dire : les poissons s'étaient arrêtés, la regardaient fixement.
« Que faites-vous ici ? »
Aucune réponse. La tortue souffrait et la baleine était incapable de répondre. Elle ne lui faisait que des signes pour désigner le petit être allongé sur elle, dans une tentative vaine d'attirer l'attention sur sa condition préoccupante. Certains avaient dû le remarquer, puisque l'un des leurs vint chuchoter dans l'oreille de celui qui dirigeait le cortège. Plus imposant que les autres poissons-lanternes, celui-ci écoutait attentivement ce que lui rapportait l'autre. Il avait des yeux plus brillants, d'un éclat d'intelligence supérieur à ses sbires. La baleine n'avait pas besoin de plus d'indice pour comprendre la situation. Elles étaient arrivées à bon port, mais pas dans le meilleur état. Et la tortue souffrante ne pouvait pas s'exprimer pour elle, ce qui les laissait dans une impasse certaine. Le chef des poissons hocha une dernière fois la tête et reprit la parole.
« Il me semble que votre amie est mal en point, et que vous n'êtes pas en mesure de parler. Alors il ne vous reste qu'une seule solution pour lui ramener rapidement de l'air. »
D'un signe de tête, la baleine lui demanda de continuer. Malgré la crainte qui mouillait ses yeux et l'air qui commençait à manquer, elle voulait aider son amie.
« Si vous voulez vous aventurer plus loin, il va falloir que vous rameniez une bulle d'air pour votre amie et pour vous. Vous la trouverez plus bas, chez les crevettes sous-marines. Elles vous en donneront une volontiers, elles apprécient recevoir de la compagnie. Sa voix s'abaissa soudainement. Cependant, veillez à ne pas trop tarder. »
Le mammifère n'en attendit pas plus avant de remonter à la surface pour respirer. Le poisson lui avait indiqué la direction, elle n'avait plus qu'à inspirer et y retourner. Une fois à la surface, elle prit une grande inspiration, tenta de se calmer. La vue de la tortue descendue de son front avait laissé un froid en elle, elle n'avait plus l'habitude d'être seule, avec elle-même, et trouvait cette sensation insupportable. Alors elle le ferait, pour la tortue. Elle replongea. Elle passa de nouveau au milieu des poissons-lanternes qui avaient avec eux la tortue à moitié inconsciente. Le temps semblait si long pour la baleine, les secondes semblaient s'écouler plus vite dans la réalité que dans son esprit aux aguets.
Enfin, elle vit les crevettes fluorescentes, accéléra et se mit à leur hauteur. Face à l'immensité de son corps, les crevettes étaient comme des grains de sable face à un paquebot, et la baleine aurait très bien pu les écraser facilement pour récupérer les biens qu'elle était venue chercher. Derrière elles se trouvait un champ impressionnant d'algues dont des bulles d'airs pendaient des bouts, tels des fruits sucrés à récolter. De différentes tailles, de différentes formes, la baleine avait même déjà trouvé celle qui lui conviendrait. Les algues étaient immobiles, comme si le jardin marin était suspendu dans le temps.
Mais les crevettes, qui étaient en pleine conversation, s'étaient arrêtées seulement pour observer l'impressionnant mammifère. Puis, elles s'étaient remises à papoter, à pousser de petits cris aigus que la baleine était incapable de déchiffrer à cause de leur différence de taille. Les crevettes parlaient faiblement malgré l'aigu de leur voix, se changeant en ultrason pour les oreilles de la baleine qui ne comprenait rien.
Elle tenta de leur parler, de leur faire comprendre le problème, mais à part gigoter de partout, les petits êtres fluorescents ne faisaient pas grand-chose. Assez agacée et inquiète, la baleine prit donc l'initiative de s'avancer, écrasant presque de son poids les minuscules choses qui servaient de gardiennes à cet endroit. Elles se mirent à s'enfuir dans un même élan, et la plus grande ne perdit pas de temps avec elle. Elle s'équipa de la bulle immense qu'elle avait repérée et en prit une autre pour son amie. Elle remonta dans la foulée, un peu déçue tout de même de n'avoir pu se servir de manière civilisée. Mais les bonnes manières étaient-elles de mises quand quelqu'un que l'on appréciait était en danger ?
Sans aucun remord, la baleine était arrivée et avait donné la bulle d'air à la tortue toujours endormie, dont les spasmes commençaient à se calmer. Elle la plaça doucement sur sa tête et regarda d'un air déterminé le chef des poissons-lanternes.
« Vous avez fait vite, les crevettes n'étaient pas d'humeur ? »
La baleine aurait bien rétorqué que c'était elle qui n'était pas de bonne humeur. Mais pour une fois, heureusement qu'elle ne pouvait pas lui dire ce qu'elle pensait. Le poisson ne rajouta rien, laissa un étrange sourire distordre sa bouche pas très droite et lui demanda de le suivre, ce qu'elle fit sans rechigner. Au milieu de ce cortège improvisé, la baleine restait derrière les lumières au bleu froid qui se suivaient telle une marche des morts sous-marine. Le silence pesant ne la rassurait pas non plus, ni la noirceur qui se faisait si compacte qu'elle aurait cru pouvoir la sentir du bout de ses nageoires.
Ils arrivèrent enfin après de longues minutes, la tortue avait rouvert les yeux et regardait les étincelles floues se déplacer autour d'elle tandis que les autres avaient l'attention rivée sur l'immense château qui les surplombait.
Eclairé par d'étranges végétaux marins qui couraient sur ses murs et sur le sable, sa prestance n'en était que décuplée. Leur lumière verdâtre insistait sur les vieilles moulures délabrées et illuminaient d'en bas les êtres qui montaient la garde, dont les écailles semblaient plus tranchantes et plus pointues que ce que les deux amies avaient déjà pu connaître auparavant. Rien qu'à leur vue, la baleine pouvait sentir la douleur aiguë que créerait leur lame dans sa chair et espérait de tout cœur ne pas en bousculer un par inadvertance à cause de sa grande taille.
En effet, la baleine serait incapable de pénétrer dans le château, malgré sa grandeur. Trop large pour les portes, plus haute que deux de ses étages, elle imaginait très bien la facilité qu'aurait la tortue d'y pénétrer pendant qu'elle, elle attendrait dehors, seule au milieu des gardes. Quel ne fut pas son soulagement lorsque le poisson chef contourna le château et se dirigea derrière lui.
Bien heureuses de laisser derrière elles cet endroit lugubre, elles ne furent que plus ravie face au tableau qui se dessinait devant leurs yeux. Une petite cabane était cachée derrière le château, et celle-ci, bien entretenue, ressemblait à un havre de paix au milieu de l'océan. Bien plus lumineuse, les poissons qui l'environnaient étaient bien plus colorés et joyeux que ceux qu'ils avaient pu rencontrer juste avant.
Cela les mit en confiance, les deux se sentirent moins tendues, la tortue descendit même de la tête de la baleine pour nager à ses côtés malgré sa patte brisée. Elle lui fit un petit sourire avant de se déplacer jusqu'au chef des poissons-lanternes.
« Dites, pourquoi vous nous avez amenées jusqu'ici ? La rumeur disait que seul peu de personnes pouvaient rencontrer la sorcière. »
Le poisson sourit et se mit à expliquer, quelques dizaines de mètres les séparaient de l'entrée de la cabane.
« Quand je vous ai vues de si loin, je me suis demandé dans un premier temps si vous ne vous étiez pas perdues. Puis, en m'approchant, en vous examinant de plus près, je me suis rendu compte qu'il y avait cette étincelle dans vos yeux, cette lueur de désespoir merveilleux qui hurlait à ma conscience que votre vie dans l'océan était depuis bien longtemps achevée. »
La tortue savait que le poisson n'allait rien lui dévoiler de plus. Il en avait beaucoup dit, et peut-être que l'essentiel, elles le découvriraient en faisant face à la sorcière.
« Nous y voilà. Je vous laisse rentrer seules, puisque l'accès m'y est interdit. J'espère que tout se passera bien dans votre nouvelle vie, et que le bonheur vous sera donné. »
Il leur fit un dernier sourire puis les fit passer devant lui. Elles le regardèrent une dernière fois, pour graver son visage dans leurs mémoires, et rentrèrent. La porte s'était ouverte seule, comme une invitation muette. La baleine, un peu perplexe, vit la tortue passer l'encadrement sans problème. Il faisait la moitié de ceux du château, impossibles à traverser pour le mammifère. La tortue et le poisson lui firent tous les deux un signe d'encouragement, ce qui la fit avancer à tâtons. Mais la porte se déforma sur son passage, le plafond s'étira et les meubles qui se trouvaient là s'agrandirent assez pour que toi soit à la bonne taille pour elles. Cela s'était fait si simplement que les deux en avaient le souffle coupé. Tout était si beau, rangé dans un désordre charmant et une douce odeur se dégageait de l'endroit.
« Et bien ! Personne n'avait encore fait s'étirer ma cabane de cette façon. »
Les deux sursautèrent et se tournèrent vers l'origine de cette voix suave. Une femme au visage fin et aux lèvres tentatrice les observait, une longue queue de poisson verte dépassait de la banquette où elle était allongée. Cette femme ne pouvait qu'être la sorcière.
« Bienvenue, je suppose que vous voulez me demander de l'aide ? »
Elles acquiescèrent, troublées par son apparence si majestueuse.
« J'ai complètement oublié de me présenter, mais je suppose que vous savez déjà qui je suis, alors passons tout de suite aux choses sérieuses ! dit-elle en faisant un grand sourire et en tapant dans ses mains joyeusement. »
Elle se redressa et se mit à nager délicatement jusqu'à une pièce sur leur gauche. Sur les murs de bois mouillé du couloir se trouvaient toutes sortes de breloques et de coquillages polis, sculptés, ainsi que de nombreux squelettes de poissons divers et variés. Les cœurs des deux amies ratèrent un battement à cette vision d'horreur. Était-ce pour cela que rares étaient ceux qui revenaient ? Les mangeait-elle jusqu'à en rogner le cartilage ?
Elles n'eurent pas plus de temps pour songer à ces questions, la sorcière avait disparu dans la pièce dans laquelle elles entrèrent à leur tour. Il n'y avait rien. Le sol sablonneux semblait solide et immobile, les murs de bois paraissaient bien plus robustes que dans la pièce précédente et seul un puit était recouvert d'une planche.
« Approchez-vous. »
La femme souleva le bois, un liquide visqueux et brillant apparu : l'eau la plus pure des océans. Elle plongea des coupelles dans le puit et le referma pour reposer les récipients dessus. Elle se frotta les mains, puis les poussa devant les deux amies, perdues. La sirène eut un sourire attendri et se mit à doucement leur expliquer.
« Vous êtes venues me voir parce que votre vie n'a plus de sens. Vous n'aviez rien de mieux à faire que de chercher désespérément quelque chose, de vous donner un objectif pour survivre dans ce monde où personne ne vous accepte. Cela faisait longtemps depuis la dernière fois que quelqu'un comme vous est venu jusqu'à moi. Je ne sais pas si cela me fait plaisir ou non, car vous allez disparaître. »
Les deux amies se regardèrent fixement, la peur brillant dans leurs yeux. Ça y est, elles allaient définitivement mourir et finir en décoration dans la cabane de la sorcière, à regarder d'autres innocents se faire dévorer pour l'éternité.
« Je ne sais pas ce qu'il se passe dans vos petites têtes, mais je ne vais pas vous manger, rassurez-vous. Je vais simplement vous donner une nouvelle chance, un nouveau départ. Elle leur tendit les coupelles. Une fois que vous aurez bu l'eau la plus pure des océans, vous vous transformerez, et vous pourrez enfin mener une vie qui vaut la peine d'être vécue. »
Perplexes, les deux prirent chacune une soucoupe. La tortue se mit à la renifler, à la soulever, et se tourna vers la baleine.
« T'en penses quoi ? Tu penses vraiment que l'on a quelque chose à perdre ? »
Évidemment qu'elles n'avaient rien à y perdre puisqu'elles quitteraient le néant de l'océan, le néant auditif et le néant creusé par leur solitude. La baleine secoua la tête et approcha la coupelle de sa bouche. La tortue en fit de même, sans qu'elles ne se lâchent des yeux.
« Une fois que vous aurez bu, aucun retour en arrière ne sera possible. En revanche, je ferai tout pour que votre adaptation soit la plus simple. »
Elles regardèrent la sirène, puis burent d'une traite le liquide frais. La sirène leur fit un petit sourire.
« J'espère que vous serez heureuses. Prenez soin de vous. »
***
« Réveille-toi ! Réveille-toi ! »
Se faire secouer n'était pas la meilleure façon de se faire réveiller. Surtout quand son corps était atrocement lourd, que l'air sec grattait ses poumons et que le soleil brûlait sa peau à l'assécher complètement.
« On est vivants ! Je parle ! Lève-toi ! »
Se relever en sursaut n'était pas une très bonne idée, surtout quand l'on se trouvait allongé sur une plage face à l'océan et qu'un humain nous prenait les mains pour jouer avec. Attendez.
« Qu'est-ce que je fais là ? C'est toi ? »
La petite tortue ne comprenait pas vraiment ce qu'il se passait. Elle parlait, avait des doigts et faisait face à... la baleine ? Celle-ci semblait toute heureuse, elle babillait et criait, s'amusait à chantonner tout en jetant des coups d'œil à l'ancienne tortue. Elle possédait un visage aux mâchoires tranchantes, un sourire carré à en faire fondre plus d'un et des cheveux bruns légers qui se balançaient aux rythmes de ses mouvements. Visiblement, la jolie baleine s'était transformée en un homme charmant. Celle-ci s'était mise elle aussi à contempler son vis-à-vis.
« Tu es vraiment magnifique ! Tes petites dents sont adorables, même si ton nez est un peu gros. »
Celui au grand nez frappa gentiment l'épaule de la baleine avant de rire à son tour. Elles avaient réussi, elles étaient parties, elles s'étaient échappées de l'océan pour vivre une nouvelle vie sur terre. La tortue ne sentait plus cette douleur affreuse dans son désormais bras, qui pouvait bouger dans tous les sens sans efforts ; la baleine pouvait enfin parler et se faire entendre. Quelques larmes s'échappaient de leurs yeux et l'allégresse bouchait peu à peu le trou béant qu'avait creusé la solitude dans leur poitrine. Elles se calmèrent lentement, se rendirent peu à peu compte qu'elles portaient des maillots de bain et qu'un objet avait atterri auprès d'eux. Un sac à dos avait été déposé à leurs côtés. Entrouvert, il avait laissé s'échapper une pochette en cuir que les deux avaient décidé d'ouvrir. Celle-ci contenait deux cartes et une liste étrange.
« Jungkook et... Taehyung, c'est ça ? »
Celui au gros nez prit l'une des cartes et la mit près du visage de la baleine.
« Tu es Taehyung, et moi Jungkook, lit-il. »
Jungkook fit un grand sourire avant de se jeter dans les bras de Taehyung, tout aussi heureux. Ils se roulèrent dans le sable, poussaient de petits cris de victoire tout en acceptant le nouveau corps dont ils étaient pourvus. Les deux nouveaux hommes tentèrent de mémoriser l'amas d'informations qui leur tombait sur la tête en fêtant cette immense nouveauté. Ils avaient enfin un nom, une identité, un chemin tout neuf à explorer, des instructions pour ne pas se perdre et la volonté d'enfin se sentir exister.
« Taehyung, on va être heureux, je te le promets. »
Le grand changement promis avait eu lieu. Rien ne leur était impossible désormais. Sur ces mots, ils récupérèrent les vêtements dans le sac, les enfilèrent et se prirent la main. Il ne leur restait plus qu'à marcher ensemble et à s'aimer jusqu'à ce que les jours se tassent et les enveloppent. Mais ça, ce n'était pas pour tout de suite, avant, ils avaient toute une vie heureuse à passer ensemble.
La seule chose qui leur restait de la mer, étaient ces larmes salées qui s'échappaient joyeusement de leurs joues et coloreraient leur existence.
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